Des mouvements LGBT à l'avant-garde

Avanti N°23 - Avril 2005

Des mouvements LGBT1 à l'avant-garde


L'actualité nous le montre : l'articulation entre lutte globale et luttes partielles pose sans cesse de nouveaux problèmes aux révolutionnaires. Sans doute est-il normal qu'il en soit ainsi : la forme changeante que prend la lutte des classes suscite de nouveaux mouvements autonomes de contestation, tandis que d'autres faiblissent, disparaissent ou passent du côté de l'ordre dominant, et les organisations marxistes révolutionnaires qui interviennent dans ces mouvements avec comme objectif de les faire converger avec les luttes des travailleurs dans une optique anticapitaliste doivent sans cesse en réviser leur analyse.

Ce qui permet aux marxistes révolutionnaires d'être à l'avant-garde par rapport à des revendication partielles, c'est sans nul doute leur vision globale des choses. Mais la société dans laquelle nous vivons encourage la spécialisation de chacun, et il ne suffit pas de rejoindre une organisation révolutionnaire pour s'en défaire... Il n'est donc pas rare dans la vie d'une organisation que tel ou tel groupe de militants soit considéré comme une « autorité » dans tel ou tel domaine, et il y a là un danger constant pour l'unité de la théorie révolutionnaire. Il peut arriver en effet que tel secteur tourné vers un domaine de l'activité militante se retrouve en contradiction avec tel autre, les uns ayant négligé les débats en cours chez les autres, avec des conséquences politiques graves.

De temps en temps, ce genre de problème en arrive à tel point que ce sont des mouvements autonomes qui se trouvent à l'avant-garde dans la compréhension de l'articulation des différentes luttes (exemple : l'alliance entre le Gay Liberation Front et le Black Panther Party au tournant des années 1970 aux Etats-Unis2).



Pour la convergence des luttes

Dans la dernière période, des organisations autonomes comme Act-Up ou Les Panthères Roses ont été à l'avant-garde de la convergence des luttes, en refusant très clairement les compromissions avec les thuriféraires de la République française sur la question du racisme, alors que la plus grande partie de l'extrême gauche était paralysée par ses divisions.

Ainsi, pendant que certains ont voulu instrumentaliser le combat pour les libertés sexuelles afin de stigmatiser les musulmans, les militants LGBT radicaux ont rapidement perçu que les logiques qui visaient le prétendu « communautarisme » et la prétendue « difficulté à s'intégrer » des musulmans procédaient du même républicanisme normatif que celui s'opposant à leur propre libération.

Au moment de la manifestation du 7 novembre 2004 contre le racisme, l'antisémitisme et les discriminations, alors que les grandes organisations étaient sommées par SOS-Racisme de s'en tenir à des déclarations de principe condamnant le racisme d'un point de vue moral, Act-Up, les Panthères Roses et d'autres organisations, notamment libertaires, participaient à un appel propre, mettant en cause de façon directe le racisme d’Etat3 :

« Impossible d’oublier que la République française, c’est la fermeture des frontières, véritable machine à fabriquer des sans-papierEs, et c’est l’inégalité des droits sociaux, civiques et professionnels entre FrançaisEs et étrangerEs. Les lois discriminatoires de Pasqua, Debré, et Chevènement ont été autant d’attaques faites aux étrangèrEs.

« La politique de l’actuel gouvernement, mise en place par Sarkozy, et poursuivie silencieusement par Villepin, est à cet égard particulièrement violente. Elle combine une plus grande fermeture des frontières, une restriction de l’accès au titre de séjour, une précarisation des étrangèrEs, et une augmentation planifiée des expulsions. »4

La manifestation du 8 mars 2005 pour les droits des femmes a été le théâtre d'une grave crise du mouvement féministe : en plus de l'opération de sabotage et de diffamation mené par Ni Putes Ni Soumises, une vision normative du féminisme avait amené les Collectifs une Ecole Pour Tous-tes (où se retrouvent entre autres des musulmans) qui avaient signé l'appel à la manifestation, à être exclus de la liste des signataires. Ils participèrent tout de même à la manifestation et y furent rejoints par les Panthères Roses. On vit donc femmes voilées, « barbus » et « transpédégouines » reprendre en choeur des slogans tels que : « Racisme, sexisme, homophobie, et hop, à la poubelle ! »

Il y a derrière ce comportement militant une théorie substantielle, fruit des débats en cours dans ces mouvements. On la trouve exprimée par exemple dans un texte du collectif Les Mots Sont Importants, « Homophobie, judéophobie, islamophobie : mêmes combats » :

« Point de convergence : l’accusation de ‘‘communautarisme’’, qu’un certain discours républicaniste adresse avec morgue aux minorités dès qu’elles sortent de l’invisibilité et de la réserve auxquelles elles sont assignées pour revendiquer ni plus ni moins que l’égalité de traitement, autrement dit : l’accès à l’universel ! (le droit de se marier et d’avoir des enfants comme n’importe qui d’autre pour les homosexuel-le-s, le droit d’aller à l’école publique comme n’importe qui d’autre pour les filles voilées).

« Dans les deux cas, également, ce sont les individu-e-s qui sont accusé-e-s de ‘‘repli communautaire’’, alors que l’entre-soi, qu’il s’agisse des halls d’immeubles HLM, des mosquées ou des bars gay et lesbiens, est dans une large mesure une réponse à la stigmatisation, ou plus exactement une stratégie d’évitement, permettant d’échapper un tant soit peu aux regards accusateurs et à la violence symbolique ou physique que rencontrent inévitablement les stigmatisé-e-s dans la société ‘‘majoritaire’’. »5

Contre le pouvoir normatif

Cette théorie se nourrit des débats qui ont eu lieu au sein du mouvement LGBT international depuis les années 1970, et en particulier d'une compréhension approfondie de la constitution d'une identité culturelle ou sexuelle dans le contexte d'une société normative comme l'est la société capitaliste. Ces débats ont toujours eu des liens avec l'analyse marxiste, quoique souvent par le biais d'auteurs entretenant des rapports conflictuels avec elle (Wittig, Foucault, Bourdieu, Butler...). Au cours de la dernière décennie l'essor du militantisme queer a signalé une volonté de dépassement de la défense d'identités figées, vers une remise en cause de la source du pouvoir normatif lui-même, en lien avec les autres victimes de ce pouvoir. Le dépassement de la division lutte identitaires/luttes économiques et le retour vers le marxisme ont été évoqués par exemple par Judith Butler :

« Cette résurgence d'une orthodoxie de gauche appelle à une ‘‘unité’’ qui, paradoxalement, redivise la gauche, précisément de la manière que l'orthodoxie prétend déplorer. De fait, une façon de produire cette division appairait clairement quand nous demandons quels mouvements, et pour quelles raisons, sont relégués dans la sphère du simplement culturel, et comment cette division même entre le matériel et le culturel est invoquée tactiquement afin de marginaliser certaines formes de militantisme politique. Et comment la nouvelle orthodoxie de gauche fonctionne en tandem avec un conservatisme social et sexuel qui cherche à rendre les questions raciales et sexuelles secondaires par rapport à la ‘‘vraie’’ politique, en produisant une nouvelle et inquiétante formation politique de marxistes néo-conservateurs (...)

« On peut voir dans les études queer un retour important à la critique marxiste de la famille, fondé sur une analyse socialement contingente et socialement transformable de la parenté, qui prend ses distances avec le pathos universalisant des schémas lévi-straussiens et lacaniens qui sont devenus des paradigmes pour certaines formes de théorie féministe. »6

 Judith Butler critique donc le structuralisme de Levi-Strauss qui tend à décrire les rapports sociaux termes de relations figées de pouvoir, ainsi que la pensée de Lacan qui en est le pendant en psychanalyse. En effet ce sont là des conceptions qui ont pu être le cadre d'analyses importantes des rapports de domination, mais qui sont en dernière analyse conservatrices.

Judith Butler considère que la pensée queer, dont elle est une pionnière, renoue de fait avec la pensée dynamique, dialectique du marxisme : les rapports sociaux tels que la famille, les rapports de genre, etc., changent du fait de leur imbrication dans des dynamiques plus larges qui les conditionnent (le mode de production, le capitalisme), et de par l'action des opprimés eux-mêmes. L'oppression spécifique des LGBT, que les « marxistes orthodoxes » qu'elle attaque dans son texte considèrent comme « simplement culturelle » est donc inséparable du combat « matériel », « économique » des travailleurs pour de meilleurs conditions de vie, ou des combats d'autres groupes opprimés comme les femmes ou les noirs.

On le voit : cette évolution théorique est indissociable de l'évolution militante des mouvements qu'elle influence vers une unité renouvelée des luttes.

Les marxistes révolutionnaires dans leur ensemble ont le devoir d'intégrer ces avancées théoriques et militantes. Il est vraiment déplorable qu'à l'heure où une réflexion politique aussi fertile se fait jour, on puisse encore lire dans le bulletin d'un courant d'extrême gauche des points de vue réactionnaires tel que le suivant :

« Nous comprenons aussi que l'homosexualité n'est pas d'origine naturelle mais sociale. D'une certaine façon, telle qu'elle s'exprime dans la société d'oppression, elle n'est pas sans lien avec la perversion des rapports entre hommes et femmes, conséquence de l’oppression, rapports auxquels d'ailleurs elle ne peut échapper et que, souvent, elle reproduit, parfois même de façon caricaturale. »7

On y retrouve la vieille rengaine conservatrice : l'homosexualité, ce n'est pas naturel – ce qui sous-entend que l'hétérosexualité l'est, et que pour cette raison, elle est souhaitable. En vérité il n'y aucun sens – surtout pour des marxistes – à séparer ce qui dans le comportement humain est « naturel » de ce qui a des causes sociales, car nous comprenons que les humains sont des animaux sociaux, et que l'histoire humaine, donc l'histoire de la sexualité humaine, est une partie de l'histoire naturelle.

Il n'y a surtout aucun sens à prétendre critiquer l'oppression des femmes sans critiquer la norme hétérosexuelle car c'est elle qui institue les catégories « homme » et « femme » comme des identités distinctes, « naturellement » destinées à exercer des fonctions distinctes.

Fort heureusement, il existe aussi une réflexion marxiste sur l'oppression LGBT qui donne des armes à la fois à ce mouvement et au mouvement révolutionnaire dans son entier. C'est elle qui nous permettra de nous engager de façon positive avec les mouvements qui sont à l'avant-garde de ces combats8.

Sylvestre Jaffard


1 LGBT : lesbiennes, gays, bisexuel-le-s et transgenres.

2 Voir le discours de Huey Newton : http://membres.lycos.fr/jgir/newton.htm

3 Sur la genèse de ce texte, voir http://alternativelibertaire.org/index.php?dir=journal/al134&page=134_11.htm&n=1

4 On trouve le texte complet de cet appel sur http://www.actupparis.org/article1792.html

5 http://lmsi.net/impression.php3?id_article=261

6 Judith Butler, Merely cultural? (http://www.brynmawr.edu/Acads/GSSW/schram/butlermerelycultural.pdf), paru en traduction française dans le numéro 30 de la revue Actuel Marx (Septembre 2001) sous le titre « Simplement culturel ? »

7 Extrait de « A l'occasion du 8 Mars : retour sur l'analyse marxiste de l'oppression et de l'émancipation des femmes, partie intégrante de l'émancipation de tous les opprimés », Débat Militant n° 61, 18 mars 2005, http://membres.lycos.fr/debatmilitant/archive_lettre/lettre_061_18_04_05.htm#a04

8 Voir notamment la résolution du congrès mondial de 2003 de la Quatrième Internationale sur la libération lesbienne/gay, disponible sur le site d’Inprecor, www.inprecor.org/inprecorcongres/LGBT.htm.