L'éducation n'est pas une marchandise
L’EDUCATION N’EST PAS UNE MARCHANDISE
Antoine Boulangé


Introduction
I - Le rôle de l'école
II - La création de l'école de masse
III - L'expansion de l'éducation après 1945
IV - L'enseignant est-il devenu un simple travailleur ?
V - Education : une forte tradition de résistance
VI - Education et religion : quelle laïcité ?
VII - Une autre école est possible
Conclusion

Introduction

Dans l’éducation, le marché veut tout dominer. A Vancouver s’est tenu en mai 2000 le premier World Education Market. La Banque mondiale y déclarait, à propos de l’école, que son but est de « favoriser le développement des transactions commerciales ». Rien que pour l’OCDE, le marché est évalué à 875 milliards d’euros par an, soit autant que le marché mondial de l’automobile. De quoi aiguiser l’appétit des grands groupes mondiaux, aussi bien américains qu’européens. On retrouvait ainsi à Vancouver Mattel (fabricant de Barbie ! ), qui a acheté pour près de 24 milliards de francs la société The Learning Company, qui détient 42% du marché des logiciels éducatifs aux USA. En France, le premier éditeur scolaire, Hachette, est une filiale du groupe Matra, intégré dans le consortium européen EADS : numéro 2 mondial pour les missiles, les hélicoptères de combat, les avions de chasse et les satellites militaires. L’éducation est entre des mains bien dangereuses…
Nos dirigeants ont totalement accepté cette logique. François Blamont, dirigeant d’Edufrance (institut public-privé fondé par Allègre en octobre 1998) déclarait lors de ce même marché : « Certains restent réticents à l’idée de vendre des formations. Moi je pense que tout cela est dépassé : nous sommes embarqués dans un mouvement inéluctable de la maternelle à l’université. Après tout, il existe déjà en France des écoles privées qui délivrent des diplômes … Le privé devant allier profit et éthique ». L’avertissement est très clair, après la Poste, les télécoms, la santé…ils veulent détruire le service public d’éducation. François Blamont rajoutait : « les ennemis, ce sont les profs qui estiment que l’enseignement doit être 100% public » !
Dernière annonce en date, le 28 juin 2000, à la veille des vacances, le ministre Jean Luc Mélenchon dévoilait la création de 172 licences professionnelles pour la rentrée. Ce qu’il appelle « une révolution culturelle » signifie en fait une soumission plus grande de l’université aux besoins du marché. Par exemple, à Marne la Vallée, où se trouve Disneyland, l’université ouvre une licence « Nouvelles activités du tourisme et de la restauration ». A Amiens, où s’installent de nombreux centres d’appels (télémarketing…), c’est une licence « Métiers des télé-services ». Il y a aussi des licences « Chef de rayon de grande surface », « Vente immobilière ». Chaque licence professionnelle va être liée aux entreprises de la région : licence Michelin à Clermont-Ferrand, licence Peugeot à Sochaux…
Ces licences, aux contours très flous, comprendront beaucoup moins de cours théoriques que les licences actuelles et un stage en entreprise de 3 ou 4 mois. Leurs contenus ont été évalués par une commission d’habilitation composé pour 50% d’entreprises, sans aucune norme précise et dans la plus grande discrétion. Son directeur, Pierre Clavelanne, parle de « l’avènement de l’ère des diplômes biodégradables » ! On prétend que cette réforme est une solution au chômage des jeunes. C’est faux. Les raisons de cette réforme sont bien plus mercantiles.
Avec les licences professionnelles, le contrôle des entreprises va être direct, en particulier sur le contenu des études. En effet, le jury d’examen doit être composé au minimum de 25% de « professionnels », or il est moins rentable d’étudier Shakespeare que Windows (en tapant, je constate d’ailleurs que le correcteur orthographique de Word 97 accepte Windows mais pas Shakespeare, faites le test…).
Les attaques sur l’éducation publique sont directement liées aux transformations actuelles du monde du travail. Avec la réforme de l’Unedic (assurance chômage), le patronat veut imposer des conditions de travail dignes du 19ème siècle, avec en particulier le Contrat à durée maximale. La précarité, la flexibilité ne cessent de se développer. Le diplôme « biodégradable » est le corollaire du travail jetable, que les patrons nomment « employabilité ». Ceci est aggravé par la multiplication des stages en entreprise qui se réduisent bien souvent à du travail gratuit. Les licences professionnelles ne vont pas préparer de meilleurs débouchés, au contraire. Ces licences professionnelles sont de simples BTS-DUT allongés d’un an, et n’auront plus rien à voir avec les licences générales actuelles.

                  Taux de chômage (mars 1999)      Salaire médian 1999
BTS                                  11,2 %                                7200 F
DUT                                 10,4 %                                7200 F
Niveau licence maîtrise 
(sans diplôme)                 10 %                                   8000 F
Titulaire licence
ou maîtrise                       9 %                                      9000 F
( source Centre d’Etudes et de Recherche sur les Qualifications)

Ce tableau montre pourtant que c’est bien l’enseignement général qui protège le mieux du chômage et qui garantit de meilleurs salaires.
L’offensive patronale est généralisée à toute l’école publique. Il y a 15 ans, Jean Pierre Chevènement, alors ministre de l’éducation, annonçait l’objectif de 80% d’une classe d’âge au bac. Pourtant, pour la première fois depuis la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, on assiste à l’arrêt du processus d’élévation générale des niveaux d’instruction, au recul de l’enseignement général. En France, en 1996, le nombre de bacheliers a diminué, passant de 63 à 61% d’une classe d’âge (on est encore loin des 80% ! ). Qui plus est, le bac général subit un net recul au dépend des bacs « professionnels » : en 1995, 64% d’entre eux passaient un bac « général », ils n’étaient plus que 55,7% en 1996, les bacs pro passant eux de 6,3 à 15,7% (Evénement du Jeudi, 24 avril 1997). A Paris, les surgelés Picard sponsorisent même des activités éducatives dans les écoles maternelles…
Pourtant, on a présenté les enseignants qui luttaient contre la politique libérale d’Allègre comme des conservateurs, des immobilistes. Ces réformes seraient nécessaire pour « moderniser » l’éducation.
Les analyses de Nico Hirtt et Gérard de Selys permettent de dévoiler les enjeux actuels à propos de l’éducation.
« Depuis le milieu des années 80, les systèmes d’enseignement des pays industrialisés – et au premier rang ceux des pays européens – sont pris dans un tourbillon de réformes. Au nom, tantôt de la « lutte contre l’échec scolaire », tantôt de la « débureaucratisation », tantôt encore de « l’adaptation aux exigences de la société post-industrielle », les milieux politiques et économiques stigmatisent les systèmes d’enseignement centralisés et uniformes issus des années 50-70, ces systèmes qui avaient pourtant rendu possible une massification menée au pas de charge… Ni le hasard, ni les effets de mode ne peuvent évidemment expliquer une si forte convergence des politiques éducatives. Plusieurs années d’investigations dans les textes de l’OCDE, de la commission européenne ou de la Table ronde des industriels européens, la lecture de dizaines de discours ministériels et de rapports d’organismes patronaux et gouvernementaux ont forgé notre position : derrière les « réformes » et le paravent du discours qui les accompagne, se profile une mutation radicale des systèmes d’enseignement. A l’ère de la globalisation, les savoirs et les compétences sont plus que jamais des armes dans la compétition économique. Or, les conditions de cette compétition ont été profondément et durablement bouleversées par la crise même. Voilà pourquoi l’école, le collège, l’athéné, le gymnasium, la comprehensive school ou la grunskole sont, eux aussi, invités à changer. Faire de l’Ecole une machine à couler les jeunes dans les moules du marché : telle est la stratégie, à peine cachée, du patronat européen. » (Les nouveaux maîtres de l’école, l’enseignement européen sous la coupe des marchés. Ed. EPO. p. 7-10)

Plus que partout ailleurs, la France a connu de très intenses luttes politiques touchant l’éducation : la Révolution française, la lutte pour la laïcité, mai 68, décembre 86…
Aujourd’hui encore, suite aux nombreuses résistances de ces dernières années, la privatisation de l’éducation n’est pas aussi avancée en France que dans le reste de l’Europe. La résistance actuelle des lycéens et des enseignants complique encore plus la tâche de ceux qui veulent dominer le monde. Cela ne suffira pourtant pas à les stopper, aux contraire leurs projets deviennent de plus en plus cauchemardesques. En effet, la course à la compétitivité exacerbée - la guerre économique - ne cessera pas de peser sur l’éducation. En février 1996, l’OCDE publiait un rapport : « l’apprentissage à vie ne saurait se fonder sur la présence permanente d’enseignants mais il doit être assuré par des prestataires de services éducatifs », c’est à dire par des entreprises privées vendant à chaque travailleur un ordinateur, les logiciels pour qu’il puisse apprendre à distance, pour un coût estimé à 30 000 francs par an. Le rapport continue : « Les enseignants qui subsisteront s’occuperont de la population non rentable » et préconise « un engagement plus important de la part des étudiants dans le financement d’une grande partie des coûts de leur éducation ».
C’est un véritable retour en arrière de plus d’un siècle. Face à cela, on voit émerger une vague mondiale de résistance. Edgar Morin écrivait en novembre 1999 : « le 21ème siècle débute à Seattle », trois mois plus tard, le plus grand mouvement enseignant éclatait. Un an auparavant, Allègre pouvait déclarer que les grèves enseignantes étaient « sans motif », qu’il voulait « instiller cet esprit d’entreprise et d’innovation qui fait défaut dans le système éducatif français » car « je suis convaincu qu’il s’agit là du grand marché du 21ème siècle » (Les Echos, 3 février 1998). Pourtant, c’est un autre esprit qui s’est propagé dans les écoles : la grève.
Les enjeux sont globaux, économiques et politiques. Le sort de l’école dépend de celui de la société. Or, la faiblesse de véritables débats politiques dans les différents mouvements enseignants est jusqu’à présent assez forte. On a vu se multiplier les livres sur l’éducation mais, sauf exception, ils ne vont pas plus loin que le constat « les profs souffrent ». Les explications à ce malaise peuvent déboucher sur les idées les plus dangereuses, comme le livre Sale prof qui réduit la question à un conflit avec les « jeunes des banlieues mal éduqués ». Cette brochure veut contribuer à l’émergence d’un véritable débat politique sur l’éducation et la société. Elle s’adresse à ceux qui pensent que l’école n’est pas une marchandise, qui veulent combattre pour mettre en échec ceux qui veulent dominer le monde.

I – LE RÔLE DE L’ÉCOLE

Durant plus de 1000 ans, la justification des inégalités sociales était simple : la noblesse dominait en raison de son «sang » et de la «grâce divine ». En 1789, tous les privilèges furent abolis, partout s’affichait le mythique « liberté, égalité, fraternité ». Pourtant, la Révolution française ne signifia pas du tout la fin réelle des inégalités et des privilèges, au contraire. Par contre, la Révolution française donna naissance à de nouveaux mythes afin de légitimer l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle classe dominante : la bourgeoisie. Au cœur de cette nouvelle idéologie, qui a profondément marqué le développement de la France depuis 200 ans, on trouve un concept : « l’Ecole républicaine ». « Tous les hommes sont libres et égaux en droits », cela signifie que tous vont être à égalité devant l’école, donc la sélection se fera de manière « juste, égalitaire », la fameuse « égalité des chances », puisque ce sont les plus méritants qui réussissent. La Révolution française se traduisit par l’éclosion de l’idée, totalement nouvelle à l’époque, que l’éducation est un pilier de la démocratie, qui doit réduire les inégalités sociales.
En 1775, Diderot demandait la mise en place d’ « une éducation publique dans toutes les sciences », affirmant qu’ « instruire une nation, c’est aussi la civiliser ».
« La constitution de 1791 pose le principe d’une instruction publique, gratuite et commune à tous les citoyens. Les 20 et 21 avril 1792, le philosophe et mathématicien Condorcet présente à l’Assemblée son rapport sur l’instruction publique pour donner corps au principe ainsi posé. Il prône un enseignement laïque, gratuit, non obligatoire, divisé en cinq degrés (primaire, de 9 à 13 ans ; secondaire, de 13 à 16 ans ; instituts, de 16 à 21 ans ; lycées, à partir de 21 ans et au-delà ; société des sciences et des arts enfin, sorte d’académie couronnant le système), avec sélection des élèves au mérite et continuité du cursus scolaire. » (Un siècle d’école républicaine, JM Gaillard, Points Seuil, p. 12)
Le projet de Condorcet n’eut bien sûr pas la possibilité d’être mis en place, au contraire. En terme d’éducation, le retard, si la Révolution le rattrape dans les textes, elle l’aggrave en pratique. La Révolution française n’a aucun impact immédiat pour éduquer les millions de paysans et les pauvres des villes. Par contre, l’idéologie éducative de la Révolution française va s’ancrer profondément dans les esprits. L’éducation, offrant à chacun la chance de réussir selon ses possibilités naturelles, est devenue la justification de la réussite sociale.
En réalité, il apparaît clairement que l’éducation a été l’outil depuis 200 ans pour reproduire les classes sociales.
Une étude récente montre ainsi que depuis 50 ans « l’éducation n’est pas le gage d’une réduction des inégalités dûes aux origines sociales ».
« Considère-t-on que la société française est aujourd’hui plus égalitaire qu’en 1950 parce que le taux d’équipement des ménages en réfrigérateur est désormais proche de 100% ? ». « Plus une série présente un recrutement populaire, plus la prolétarisation de son recrutement tend à augmenter, si bien que les écarts sociaux entre les séries bourgeoises et populaires augmentent de façon sensible (entre 1984 et 1994) ». « Dans l’enseignement supérieur, la diversité des filières assure, plus encore que dans le second degré, une homogénéisation sociale des publics scolaires. Entre 1984 et 1994, la part d’enfants de cadres montait de 38 à 43% dans les classes préparatoires aux grandes écoles, tandis qu’elle baissait de 32 à 30% dans les universités. Les grandes écoles fonctionneraient donc de plus comme une machine à reproduire des élites ». « Les inégalités vont perdurer tant que certains groupes sauront mieux repérer les placements scolaires les plus rentables ». (Libération, 22/04/2000)
Le constat est clair, la réussite scolaire dépend de l’origine sociale. C’est un constat que faisait déjà Pierre Bourdieu avec la publication en 1964 des Héritiers, où il démontait brillamment les mécanismes de reproduction sociale de l’école républicaine.
La plupart des sociologues et des historiens sont obligés de reconnaître que jamais l’éducation n’a permis de bouleverser véritablement les hiérarchies sociales. L’INSEE a ainsi démontré qu’en France, la mobilité sociale n’a pas changé : la probabilité pour un enfant de cadre d’obtenir un diplôme supérieur, comparée à celle d’un enfant d’ouvrier, est toujours d’à peu près huit chances sur dix, comme il y a 30 ans (INSEE-Première, n°469, juillet 1996)
Il y a une contradiction énorme entre l’objectif affiché depuis 200 ans par l’Etat en matière d’éducation et le résultat réel. Le système « à deux vitesses », que les gouvernements successifs ne cessent de dénoncer tout en l’entretenant, n’a bien sûr pas cessé de se transformer en même temps qu’il se perpétue depuis les débuts de l’école républicaine (voir Un siècle d’échecs scolaire (1882-1992), Patrice Pinelli et Markos Zafiropoulous, Les Editions Ouvrières).
Ce constat, l’école reproduit les classes sociales, certains n’hésitent pas à l’utiliser pour trouver une justification biologique aux inégalités. En 1995, le livre américain The Bell Curve n’hésitait pas à conclure que les écarts de réussite scolaire entre les noirs et les blancs démontrait que les blancs étaient génétiquement supérieurs aux noirs. Ce type d’idéologie permit de justifier la destruction des services publics (éducation, santé, aide sociale) : « cela ne sert rien de les aider, puisque quoi qu’on y fasse, ils seront toujours incapables de s’en sortir ». Ces théories sur les inégalités héréditaires ont été largement utilisées par Reagan et Thatcher et tous les propagandistes du libéralisme comme Milton Freidman. Les conséquences de cette foi en une inégalité « naturelle » sont extrêmement dangereuses :
« Richard Herrnstein, de Harvard, un des idéologues les plus actifs de la « méritocratie » explique : « Les classes privilégiées du passé n’étaient probablement guère supérieures, biologiquement, aux déshérités, et c’est pourquoi les révolutions pouvaient avoir des chances de succès. Mais en détruisant les barrières artificielles entre les classes, la société a encouragé la création de barrières biologiques. Et lorsque les gens auront trouvé leur niveau naturel dans la société, les classes supérieures auront par définition, de plus grandes aptitudes que les classes inférieures. » L’explication est on ne peut plus claire… Les révolutions bourgeoises ont réussi parce qu’elles ne faisaient que briser des barrières artificielles ; les nouvelles révolutions sont inutiles parce qu’on ne peut pas briser des barrières naturelles. On ne voit pas très bien quel principe biologique garantit que des groupes biologiquement « inférieurs » ne peuvent pas prendre le pouvoir aux groupes biologiquement « supérieurs », mais il est clair que les hiérarchies « naturelles » semblent s’être dotées de quelques propriétés très générales de stabilité. En donnant cet éclairage à l’idée d’égalité, le déterminisme biologique la convertit, d’idéal subversif qu’elle était, en légitimation et en moyen de contrôle social. Les différences au sein de la société sont justes et inévitables parce qu’elles sont naturelles. Donc, il est à la fois physiquement impossible et moralement condamnable de changer fondamentalement le statu quo ». (Nous ne sommes pas programmés Richard Lewontin, Steven Rose, Léon Kamin, Ed. la Découverte p.86)
Les nazis n’hésitèrent pas à pousser ces théories jusqu’au bout, assassinant 6 millions de personnes des groupes dits « inférieurs ».
Ces arguments peuvent sembler d’un autre âge, on continue pourtant à les utiliser pour justifier la faillite de l’école devant la réduction des inégalités sociales. Ainsi, la loi d’orientation française de 1989, à l’époque le ministre de l’éducation s’appelait Lionel Jospin, mentionne que « les élèves élaborent leur projet d’orientation en fonction de leurs aspiration et de leurs capacités ». Le ministre de l’éducation de Tony Blair, David Blunkett, est plus explicite : « la recherche d’égalité des chances s’est parfois transformée en une tendance à l’uniformité. L’idée que tous les enfants ont les mêmes droits de développer leurs aptitudes a trop rapidement conduit à la doctrine que tous ont les même aptitude ». Les aptitudes de départs étant différentes, il est normal que l’école soit inégale et hiérarchisante. Cette théorie des « dons » permet de justifier les inégalités, celles-ci étant naturelles et non plus sociales. Ces dernières années, on a ainsi assisté au développement d’un racisme ambiant dans l’Education nationale. Les IUFM sont les instituts chargés de la « formation » des enseignants, or récemment, en plein cours, un ancien inspecteur n’a pas hésité à parler de « gestion ethnique » des élèves. En privé, certains ne se gênent pas pour dire « de toute façon, les noirs, à part en sport, on ne peut rien en faire » ! Tout est bon pour trouver de fausses raisons à l’échec scolaire, à la ségrégation sociale. Comme le montrent de nombreuses études, les élèves ne sont pas plus bêtes, mais c’est le système éducatif, par ses modes de fonctionnement, par son caractère profondément inégalitaire, qui crée l’échec scolaire (voir Gilbert Molinier, La gestion des stocks lycéens, L’Harmattan). Les inégalités n’ont rien de naturelles, elles sont sociales.
L’idéologie dominante s’appuie constamment sur l’argument du rôle égalitaire de l’éducation. C’est un mythe complet. Depuis 200 ans, le système éducatif a toujours été divisé en deux : une école de masse, n’offrant pas d’autre possibilité que de vendre sa force de travail à la sortie, et un système élitiste pour les enfants de la classe dirigeante. Bien sûr, cette division n’est pas aussi mécanique dans la réalité, mais bien souvent, quand on parle de quelques fils d’ouvriers ou d’immigrés qui ont réussi Polytechnique ou HEC, c’est pour faire oublier que 90% des élèves de grandes écoles viennent des couches supérieures de la population. C’est l’exception qui confirme la règle.
Certains ont pu croire, avec la prospérité économique des Trente Glorieuses, que l’éducation s’était démocratisée : en 1946, moins de la moitié des jeunes de 14 ans étaient scolarisé alors qu’aujourd’hui plus d’un jeune sur deux est en cours d’études à l’âge de 20 ans (INSEE-Première, n°488, septembre 1996). Effectivement on a assisté a une élévation générale du niveau scolaire, en particulier dans les pays industrialisés, mais cela n’a rien changé de la répartition des différentes couches sociales. On a assisté à une « massification sans démocratisation » de l’éducation, l’institution scolaire reproduisant simplement les classes sociales.

« Elle trouve son origine dans les conditions économiques de l’époque. Durant les années 45-75, sous la double pression d’une croissance exceptionnelle et d’innovations technologiques – électroménager, transports, nucléaire, industrie chimique – le marché du travail a connu une forte croissance en volume ainsi qu’un glissement vers des emplois nécessitant des niveaux de qualification de plus en plus élevés. A son tour, cette évolution a alimenté une demande croissante en formation et en instruction… Insistons sur le terme : c’est bien de massification qu’il convient de parler et non de démocratisation de l’enseignement, bien que le discours officiel se plaise à confondre les deux concepts ».(Les nouveaux maîtres de l’école, Nico Hirtt, p.11).)


II – LA CRÉATION DE L’ÉCOLE DE MASSE

L’école républicaine est proclamée en 1792, mais elle met près d’un siècle pour devenir réalité, enjeu de luttes politiques importantes tout au long du 19ème siècle. L’époque de Jules Ferry (les années 1880), à laquelle est fondée l’école publique, est devenue un véritable mythe qui a marqué très profondément le développement de l’éducation jusqu’à nos jours. Ce mythe tient à présenter l’école comme une institution neutre, un sanctuaire, préservé des luttes religieuses, philosophiques ou politiques. L’origine et l’histoire de l’école de Jules Ferry sont pourtant tout à fait différentes.
Elle prend sa source dans la Révolution française. La révolution est le produit de la lutte entre deux classes sociales : la noblesse, alliée au clergé, et la bourgeoisie. Le 18ème siècle voit l’épanouissement de cette nouvelle classe sociale, qui tient sa richesse non de la terre, mais de ses investissements dans le commerce et l’industrie. Même si la majorité de la population reste agricole, travaillant la terre de la même manière que les 1000 années précédentes, le salariat se développe, aux dépens du servage. Des villes comme Bordeaux, Nantes se développent grâce au commerce d’esclaves et à l’émergence d’une véritable industrie (chantiers navals, filatures…). Les forges du Creusot regroupent en 1750 environ 5000 travailleurs. Alors que la bourgeoisie a un pouvoir économique de plus en plus grand, elle est freinée dans son développement par la noblesse qui, grâce à son pouvoir politique, vit « aux crochets de la bourgeoisie ». Ce conflit est patent dans le domaine des idées. La noblesse s’appuie sur l’ignorance, l’obscurantisme, la religion qui justifient sa domination. Les Lumières vont brillamment lui opposer la Raison et l’éducation.
((à mettre en note)« Solennellement proclamés, toujours invoqués, par les uns avec enthousiasme, avec ironie par d’autres, par l’immense majorité avec un respect profond, les principes sur lesquels la bourgeoisie révolutionnaire a construit son œuvre, se veulent fondés sur la raison universelle. Ils ont trouvé leur expression retentissante dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen ». (Albert Soboul, La révolution française, Gallimard, p.183))
Après avoir battu la noblesse dans le domaine économique et idéologique, la bourgeoisie va définitivement prendre le pouvoir politique à l’occasion de la Révolution de 1789. Afin de mobiliser les masses populaires à ses côtés dans la lutte à mort contre l’aristocratie, la bourgeoisie développe une politique extrêmement radicale. La proclamation d’une école laïque et gratuite va être importante pour mobiliser les couches populaires. En effet, la soif de connaissance de la part du peuple était immense. Les masses populaires, jusqu’à présent sevrées d’idées, furent extrêmement actives durant le révolution. Dans les villes des centaines de clubs politiques se créèrent. Combiné au développement des techniques d’impression, cela permit l’émergence des premiers journaux populaires politiques (Le Père Duchêne…). Mais une fois les grands principes affirmés, la politique concrète est bien différente. Ainsi la bourgeoisie ne cesse d’invoquer le grand principe de Liberté, mais le 14 juin 1791 elle vote la loi Le Chapellier, interdisant aux citoyens d’une même profession, ouvriers ou artisans, de nommer des présidents, secrétaires ou syndics et de « prendre des arrêtés ou délibérations sur leurs prétendus intérêts communs ». Bref, alors que la colère ouvrière se développait, la bourgeoisie interdit le droit de grève et d’association. La notion de liberté, tant mise en avant, se réduit à la liberté de commerce et d’exploitation .
La Révolution a été limitée tout au long par la défense de la propriété privée : une nouvelle classe minoritaire, la bourgeoisie, a simplement remplacée l’aristocratie. A la Convention, Robespierre déclara le 24 avril 1793 « l’égalité des biens est une chimère ».
Le grand historien Albert Soboul souligne la nature de la Révolution de 1789 : « A l’Etat absolutiste d’ancien régime, fondé sur la théorie du droit divin et garant des privilèges de l’aristocratie, la Révolution substitua un Etat libéral et laïque, fondé sur les principes de la souveraineté nationale et de l’égalité civile. L’application censitaire de ces principes mit les nouvelles institutions en harmonie avec la structure sociale issue de la Révolution : l’Etat nouveau ne pouvait être qu’Etat bourgeois, garant des prérogatives de la nouvelle classe dominante ». (Soboul, p. 530)
L’éducation ne fit pas exception. Toutes les richesses de l’Etat étaient mobilisées pour la guerre, les grands projets d’éducation furent rapidement remisés aux oubliettes.
Le premier système éducatif de masse se met en place entre 1805 et 1848.
C’est Napoléon Ier qui pose les données du problème : « Pour lui, l’enseignement est une affaire d’Etat, son but, éminemment politique, est d’unifier la nation et ses habitants autour de quelques principes essentiels dont la responsabilité échoit à l’Université, crée par la loi du 10 mai 1806 et doté du monopole de l’enseignement. L’objectif est clair. La France est divisée par la Révolution. La guerre civile menace. Il faut donc réconcilier les français. L’école sera le vecteur de cette réconciliation ». (JM Gaillard, Le Monde de l’Education, juillet-août 2000)
Cette fameuse « réconciliation » signifie surtout la mise en œuvre d’une politique au service de la bourgeoisie : Napoléon mène pendant 15 ans une guerre de conquêtes qui fera des centaines de milliers de morts. Napoléon est beaucoup plus pragmatique que les révolutionnaires de 1789. Il fait preuve d’un cynisme sans borne, déclarant : « La société ne peut exister sans l’inégalité des fortunes, et l’inégalité des fortunes ne peut exister sans la religion. Quand un homme meurt de faim à côté d’un autre qui regorge, il lui est impossible d’accéder à cette différence s’il n’y a pas là une autorité qui lui dise : « Dieu le veut ainsi, il faut qu’il y ait des pauvres et des riches dans le monde » ; mais ensuite, et pendant l’éternité, le partage se fera autrement ». Une autre fois, il n’hésita pas à dire « La religion rattache au ciel une idée d’égalité qui empêche que le riche ne soit massacré par le pauvre ». (dans Bourgeois et bras-nus, D Guérin, ed. Les Nuits Rouges, p.41)
Menacé lors de la Révolution française, le clergé, bastion des réactionnaires, est remis en selle par Napoléon. Le clergé catholique va être très présent dans la mise en place d’un système scolaire national. En 1789, l’ordre des Frères des Ecoles Chrétiennes, qui accueillait gratuitement des garçons pauvres, avait ouvert des écoles dans 116 villes et scolarisait quelques dizaines de milliers d’écoliers. En 1847, on compte déjà un total de 63 000 écoles publiques et privées. C’est l’époque de la révolution industrielle. La Restauration n’est pas un retour à la situation d’avant la Révolution française. L’aristocratie qui est au pouvoir jusqu’en 1848 (on pourrait rajouter le règne de Napoléon III), mène une politique totalement en faveur du nouvel ordre économique. Les aristocrates du 19ème siècle sont banquiers, industriels, commerçants.
Le ministre du roi Louis Philippe, Guizot, institue le 28 juin 1833 la liberté de l’enseignement primaire. Guizot considère l’instruction populaire comme une nécessité économique et une obligation sociale qui doit être confiée à l’Etat pour contrer à la fois la dérive monarchique et aristocratique et les menaces révolutionnaires. Il ne prône pourtant pas la fin de l’école privée catholique et la mise en place d’une école laïque et gratuite : « ce protestant libéral, qui a contribué à l’avènement de Louis Philippe, entame une carrière politique comme ministre de l’instruction publique, choisit de faire de la concurrence public/privé un vecteur de l’essor de l’éducation ». (JM Gaillard)
A cette époque, la fréquentation des classes populaires reste faible : beaucoup d’enfants travaillent aux champs ou dans les manufactures. Guizot crée en 1837 les « salles d’asile », pour les enfants de deux à six ans, délaissés par leurs mères à cause du travail en usine. Dans cette période de boom du capitalisme, si la situation de la majorité des travailleurs reste dramatique, cette politique permet en même temps de diminuer significativement l’analphabétisme (c’est au 19ème siècle que le taux d’analphabétisme passe, pour la première fois dans l’histoire, sous la barre des 50%). Napoléon III poursuit cette politique avec le fameux ministre Falloux, soutien sans faille de l’église catholique.
Mais la révolution industrielle va signifier l’émergence des premiers mouvements de résistance organisée. La nouvelle classe salariée va commencer à redresser l’échine, tout d’abord en 1848, et surtout en 1871 avec la Commune de Paris.
La IIIème république se fonde dans un bain de sang : afin de défendre la propriété privée directement menacée par les communards, le gouvernement de Thiers massacre 30 000 personnes en une semaine en juin 1871. Ce génocide ne suffit pas pour stopper le développement du mouvement ouvrier. Face à la croissance des premiers syndicats et des premiers partis socialistes, les membres les plus éclairés de la bourgeoisie comprennent qu’il est nécessaire d’étendre rapidement aux classes laborieuses l’éducation républicaine. Jules Ferry déclara clairement : « Dans les écoles confessionnelles, les jeunes reçoivent un enseignement dirigé tout entier contre les institutions modernes. On y exalte l’Ancien régime et les anciennes structures sociales. Si cet état de choses se perpétue, il est à craindre que d’autres écoles se constituent, ouvertes aux fils d’ouvriers et de paysans, où l’on enseignera des principes diamétralement opposés, inspirés peut-être d’un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 24 mai 1871 » (cité dans Le mythe national, Suzanne Citron, EDI). Les dates qu’il cite sont celles de la naissance et de l’écrasement de la Commune de Paris par les Versaillais. L’éducation est devenue un enjeu majeur. En 1880, il y a 75 000 écoles, scolarisant 5 600 000 élèves dans les salles d’asile et les écoles primaires publiques ou privées. La bourgeoisie républicaine veut un système d’Etat, enfin séparé de la domination de l’église catholique. En 1881 Jules Ferry fait voter la loi rendant l’école gratuite et obligatoire, en 1882 c’est la loi sur la laïcité de l’enseignement public. L’école républicaine est enfin née. En séparant l’école publique de l’église catholique, Jules Ferry prétend mettre en place une école neutre et laïque. Il n’en n’est rien.
Le véritable combat de Ferry allait bien au-delà de la laïcité. Il fallait que l’école fût la nouvelle religion du peuple, l’instruction son nouveau credo. Il fallait donc la rendre gratuite et obligatoire pour montrer que la scolarisation de tous était un impératif de l’Etat qui s’imposait aux familles sous la surveillance d’une commission municipale scolaire, et assurer cette obligation entre 6 et 13 ans, alors qu’en 1880 encore beaucoup d’enfants ne fréquentent assidûment l’école qu’entre 8 et 10 ans. Une présence plus longue et plus régulière, voilà le but recherché pour que l’école joue efficacement et pleinement son double rôle d’instruction et d’éducation. (JM Gaillard) Grâce à l’éducation, il s’agit de former la masse de la population, mais aussi d’éviter que la Commune se reproduise.
Jules Ferry envoie ainsi une lettre aux instituteurs, les fameux « hussards de la République » : « Faire aimer la République est une politique nationale : vous pouvez , vous devez la faire entrer, sous les formes voulues, dans l’esprit des jeunes enfants ». (dans Le mythe national)
La prétendue neutralité de l’école ne fait que cacher le véritable monopole idéologique qu’exerce le gouvernement sur l’enseignement. L’école est ainsi mise au service de la politique colonialiste et militariste de l’Etat. En 1885, Ferry déclare ainsi à l’Assemblée nationale que la colonisation est juste car « les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures, un droit parce qu’il y a un devoir pour elles, celui de civiliser les races inférieures ». (dans Le mythe national). Yves Gaulupeau, directeur du musée national de l’éducation, révèle des aspects qu’on pendant longtemps occulté : « c’était l’époque des « bataillons scolaires ». Une invention républicaine due à Paul Bert et lancée en 1882. Il s’agissait de profiter du passage des élèves à l’école primaire pour leur inculquer à coups d’exercices militaires des notions de « citoyenneté patriotique ». Les enfants s’exerçaient à défiler avec un faux fusil avec baïonnette en bois, mais ils faisaient aussi des exercices de tirs à balle réelle, hors de l’école, dans des stands de l’armée. Les récompenses, des croix d’honneur, sont les copies conformes des médailles militaires et pour les punitions, les martinets ont passablement servi ». (le Monde de l’Education, juillet-août 2000) Pour Jules Ferry, l’école est un moyen pour « dresser » des masses ignorantes, dirigées par une élite civilisatrice, la bourgeoisie républicaine.
L’école va être le moyen de créer et répandre partout des mythes sur la nation et l’histoire de France : « L’image de la France comme une « personne » est née dans une culture écrite, transmise de siècle en siècle, au sein d’une élite de clercs, de nobles, d’intellectuels aristocrates et bourgeois, dont la bourgeoisie fondatrice de la 3ème République était l’héritière. Cette dernière mit en forme, pour l’école publique, une vulgate historique de la France une et indivisible créée par les rois et relayée par la nation révolutionnaire. Sur la table rase de l’ancienne religion royale, une religion de la France, inspirée par la version nationaliste et jacobine de la Révolution, fut le socle de l’imaginaire républicain ». (Suzanne Citron , Le mythe national, p.297). Marx expliquait il y 150 ans déjà : « Les idées dominantes sont les idées de la classe dominante ». L’idéologie républicaine n’échappe pas à cette règle.
L’Etat développe un appareil éducatif extrêmement centralisé et autoritaire à son service, avec comme objectif avoué de nourrir le nationalisme. En 1895 est publiée l’Histoire de France, un livre qui crée de toutes pièces une histoire de France raciste, nationaliste, qui est imprégné de culture catholique, justifiant totalement les inégalités. Cette « histoire » est diffusée à des centaines de milliers d’exemplaires, participant à l’éducation de millions de Français. Son auteur, Ernest Lavisse, rédige en 1919 une « adresse aux élèves de nos écoles » : « Mes enfants, moi qui vous parle et qui suis ému en vous parlant puisque vous êtes l’avenir de la Patrie, je suis un vieillard. Dans quelques semaines, j’atteindrai ma soixante-dix-septième année. Pendant près de 50 ans, depuis le désastreux traité de Francfort, j’ai vécu dans une France vaincue, démembrée, humiliée ; J’ai souffert de la défaite, du démembrement, de l’humiliation ! J’ai vu que, parce que la France était vaincue, l’Allemagne se croyait tout permis ; son orgueil et ses ambitions menaçaient le genre humain ». Cette glorification nationaliste et militariste, écrite au lendemain même du carnage de la Première guerre mondiale, figurera dans les manuels scolaires jusqu’à la Deuxième guerre mondiale.
Jules Ferry n’a jamais voulu une école neutre. Il a voulu une école au service de la bourgeoisie. La fin du 19ème siècle constitue la période la plus intense dans la colonisation de toute la planète. Ferry parle de « civiliser » les colonies, ce n’est que la simple justification du pillage total de 75% de la planète. Mais une fois toute la planète colonisée, les grandes puissances, défendant les intérêts de leurs industriels, vont finalement s’affronter militairement. La création de l’école publique s’inscrit dans cette phase de développement du capitalisme : besoin de main d’œuvre plus qualifiée et création d’une véritable armée moderne, avec des millions de soldats. Dès sa création, l’école publique fut inégalitaire, violente, raciste et impérialiste.

III – L’EXPANSION DE L’ÉDUCATION APRES 1945

L’éducation subit un profond bouleversement au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale : le développement d’un enseignement supérieur de masse. Jusqu’à cette époque, le lycée et l’université n’étaient réservés, sauf exception, qu’à une élite, la bourgeoisie. En 1900, on compte 20 000 étudiants, en 1930, 30 000. En 1945, on atteint 100 000. Mais le phénomène va s’accélérer, on passe de 200 000 en 1960 à 500 000 en 1967, 680 000 en 1970, pour atteindre 2 millions aujourd’hui (JM Gaillard, Un siècle d’école républicaine, p.151). Même si l’accès à l’enseignement reste profondément inégalitaire, pour la première fois, des couches significatives de la classe ouvrière ont accès à l’enseignement supérieur. Auparavant, dans une première phase de développement du capitalisme, le travail intellectuel était cantonné au contrôle de la production et au contrôle idéologique de la société. L’enseignement intellectuel était alors peu spécialisé et élitiste. Cette explosion de l’enseignement universitaire est à relier directement avec les profondes mutations que va connaître le système au niveau du processus de production et du travail, débouchant sur une profonde transformation du travail intellectuel.
On peut identifier trois éléments fondamentaux qui ont conduit à une intégration directe ou indirecte du travail intellectuel dans la production.
Le premier est le formidable développement technologique que connaît le capitalisme lors de la Deuxième Guerre Mondiale. Hobsbawm écrit dans L’âge des extrêmes à propos des trente glorieuses (1945-75) : « Ce qui frappe le plus dans cette période, c’est à quel point la révolution technique a paru alimenter cette poussé économique… Plus qu’aucune autre période antérieure, l’Age d’or s’est nourri de la recherche scientifique la plus avancé et souvent secrète, qui trouvait désormais des applications pratiques en l’espace de quelques années. Pour la première fois, l’industrie et même l’agriculture s’arrachèrent de manière décisive à la technologie du 19ème siècle. C’est un tremblement de terre technologique » (p.350). De nouvelles industries comme le nucléaire, l’électronique et l’informatique, les biotechnologies… vont nécessiter une force de travail de plus en plus qualifiée. Sur les nouvelles lignes de production, un ouvrier ne doit plus simplement savoir lire et écrire, mais il faut maintenant qu’il sache utiliser une machine-outil numérique. Parallèlement à la massification, on voit apparaître des diplômes techniques supérieurs. Alors que les diplômes techniques de plus bas niveau (CAP), vont régresser, en 1965 l’Etat crée le bac technique. C’est à la même époque qu’on crée les premiers BTS et IUT. L’enseignement des sciences devient primordial.
Le second élément est l’intégration des processus de production et le développement des transports. Prenons l’exemple de l’industrie textile. Vers les années 1880, le processus de production était le suivant : la laine venait d’Australie, elle arrivait par bateau à Anvers, transportée jusqu’à Roubaix où elle était filée et tissée, enfin elle était vendue aux tailleurs en France qui se chargeaient de la fabrication et de la vente des vêtements dans de petits ateliers. Aujourd’hui, le processus est bien plus complexe. Prenons un simple tee-shirt Nike : Il faut d’abord extraire le pétrole, au Moyen-Orient par exemple, le transporter jusqu’aux raffineries européennes, certains produits pétroliers vont servir de matière premières à une industrie chimique qui produit des matériaux synthétiques, ceux ci vont être filés dans une autre entreprise, le tissage et la découpe se font souvent dans une autre usine en Europe, utilisant des technologies de pointe (découpe au laser par exemple), puis réexpédié par conteneur au Maroc ou en Asie où les tee-shirts sont cousus, car le coût du travail non qualifié y est beaucoup plus bas (travail des enfants…), pour être ensuite réexpédiés dans les pays occidentaux où le tee-shirt sera vendu dans une grande surface. On assiste à une concentration et à une spécialisation des unités de production, avec en même temps un accroissement des échanges entre ces unités. Les étapes pour produire des marchandises se sont multipliées, nécessitant l’accroissement des tâches non directement productives. Ainsi, de nombreux moyens de transport ont été développés (TGV, avion, transport routier). Pour assembler une Renault Twingo, les pièces proviennent de 40 pays. Cela accroît aussi les tâches de gestion et de vente. L’explosion des dépenses publicitaires, le développement de la grande distribution (créée par Leclerc à la fin des années 50) s’inscrivent dans ce changement important de la production.
Enfin, la concentration des moyens de production a donné un rôle plus étendu aux Etats et développé l’importance du capital financier. En France, l’Etat devient tentaculaire, employant 20 % de la main d’œuvre totale. Ces deux derniers éléments entraînent l’explosion d’un nouveau secteur : le tertiaire (secrétaires, vendeurs, employés, chercheurs, enseignants, fonctionnaires). Le rôle de l’Etat est crucial pour adapter le système éducatif aux besoins nouveaux du marché. Son intervention dans le domaine de l’éducation et la recherche est grandissante
Mais la massification ne va pas sans contradictions : « De par la nature de l’industrialisation généralisée de toute activité humaine…, tous les traits traditionnels de la prolétarisation du travail, qui auparavant s’appliquaient surtout au travail manuel dans la grande usine moderne, concernent aujourd’hui, et de plus en plus, le travail intellectuel, c’est à dire tout travail salarié qui s’effectue à l’intérieur et même en dehors de la sphère de production proprement dite. La prolétarisation du travail intellectuel implique sa spécialisation, voire sa parcellisation, son atomisation à l’extrême… Connaître à fond un minuscule secteur d’une branche scientifique en n’ayant que de vagues données sur l’ensemble de cette branche et manquer de toute connaissance dans les autres domaines, tel est le sort auquel est condamné le travailleur intellectuel. Un tel travail intellectuel parcellisé, fragmenté, ayant perdu toute vision d’ensemble des activités sociales où il est inséré, ne peut être qu’un travail aliéné. La prolétarisation du travail intellectuel dans les conditions du salariat conduit inévitablement à son aliénation… La prolétarisation du travail intellectuel implique l’apparition d’un marché de ce travail. Sur ce marché, la force de travail intellectuel s’achète et se vend comme une vulgaire marchandise, à l’égal de ce qui se passe avec la force de travail manuel depuis les origines du capitalisme. La force de travail intellectuel acquiert un prix de marché qui fluctue selons les lois du marché ». (Ernest Mandel, Les étudiants, les intellectuels et la lutte des classes, Ed. La brèche, p.52)
Ces évolutions ne concernent pas seulement le statut du travailleur intellectuel devenu salarié mais cela exige, de la part du système, la transformation de son appareil éducatif. Pour résister à la concurrence internationale, De Gaulle perçoit bien les enjeux en termes d’éducation, c’est un enjeu stratégique : pour faire des Concorde, des centrales nucléaires, il faut des techniciens, des ingénieurs… 1959-1965 voit le développement d’une forte politique de réforme de toute l’éducation, en particulier du supérieur. Mais cette massification est bien loin de la démocratisation : « le plan Fouchet (ministre de l’éducation sous De Gaulle) de 1963 proposait de réformer l’université dans une direction technocratique afin de traiter deux types de population : la masse des futurs cadres moyens de l’enseignement et de l’industrie, engagés dans des cycles courts, et une élite de pointe bénéficiant de cycles longs débouchant sur la recherche » (Olivier Galland et Marco Oberti, Les étudiants, p.96).
Spécialisation, sélection, professionnalisation des études et parcellisation du savoir sont des constantes dans les réformes d’une structure, de par son origine généraliste et élitiste, mal adaptée aux nouvelles exigences des entreprises et à l’afflux massif d’étudiants : « L’université a été caractérisée dès son origine par une tension entre sa mission « d’institution intellectuelle » dispensant une culture générale, surtout en lettres et en sciences humaines, et le soucis de la professionnalisation des étudiants » (idem, p.81).
Le capitalisme moderne a ainsi développé un ensemble nouveau et complexe de relations sociales mettant en jeu des liens étroits entre le processus de production (les bases économiques) et l’Etat. Il faut réadapter le système éducatif à des besoins économiques nouveaux : la « matière grise » est devenue un enjeu dans la course technologique et militaire énorme à laquelle les grandes puissances se sont livrées durant toute la guerre froide. C’est déjà ce que soulignait déjà Marx dans le Manifeste du parti communiste : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est à dire l’ensemble des rapports sociaux ; Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement du système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque capitaliste de toutes les autres » (p. 36).
Le boom économique prolongé permet ce développement sans précédent de l’éducation, donnant une certaine crédibilité au discours selon lequel on peut « progresser » grâce aux études. Cette massification se combine ainsi avec le discours selon lequel l’école supprime les inégalités sociales, qui culmine en 1975 avec la réforme Haby qui déclare « le collège unique, égal pour tous ».
Mais cette dynamique est contradictoire. Le but de l’enseignement s’éloigne de plus en plus de l’épanouissement des élèves. L’éducation, loin d’être un outil de compréhension du monde et de la société, devient de plus en plus un outil d’adaptation aux besoins de main d’œuvre des entreprises. L’enseignement se parcellise tandis que se réduisent, à l’université, toutes les marges qui permettent une vision critique de la société. « Les conséquences, quand à la nature sociale de l’étudiant, sont significatives. Comme le choix des études, qui est de plus en plus déterminé par les lois du marché, les besoins du capitalisme, et non par les préférences, les talents et les aspirations individuelles des étudiants, ceux-ci deviennent des apprentis intellectuels de plus en plus aliénés. Nous en arrivons ainsi à constater que la révolte étudiante n’est pas seulement le produit de l’aliénation du travail intellectuel proprement dit, mais aussi celui de l’aliénation du travail étudiant en soi » (Mandel, op. cit., p.61).
Si la massification n’a donc en rien bouleversé les hiérarchies sociales, elle a cependant profondément changé le rapport entre les étudiants et l’ensemble de la société. En 1934, les étudiants manifestaient aux côtés de l’extrême droite. La plupart des étudiants venaient de la bourgeoisie, qui en 1936 choisira comme mot d’ordre « plutôt Hitler que Blum ». Mai-juin1968 voit les étudiants lutter aux côtés des millions de travailleurs en grève. Partout dans le monde, les campus se soulèvent contre la guerre du Vietnam. En décembre 1986, la grève des lycéens et des étudiants inspire les cheminots qui feront la même chose en janvier 1987. En 1994, éclate une nouvelle révolte contre le CIP (SMIC jeunes), soutenue par la CGT, dont le slogan était : « Papa, j’ai trouvé un boulot, le tien ». En prolétarisant le travail intellectuel, le capitalisme pousse aussi les étudiants à s’unir aux travailleurs pour défendre leurs intérêts.
« Loin d’être une société post-industrielle, le néo-capitalisme signifie l’industrialisation toujours plus achevée de toutes les activités humaines… La prolétarisation du travail intellectuel, qui aujourd’hui paraît comme le plus grand triomphe du capitalisme, peut contribuer à accélérer sa chute. En prolétarisant le travail intellectuel, le capitalisme donne au prolétariat une capacité plus grande de rébellion consciente contre l’exploitation et l’oppression. Et la rébellion qui devient consciente après avoir été spontanée et élémentaire est annonciatrice de la révolution socialiste » (Mandel,op. cit., p. 58).

IV – L’ENSEIGNANT EST-IL DEVENU UN SIMPLE TRAVAILLEUR ?

Pour la majorité des gens, il semble absurde de classer les enseignants parmi les travailleurs. Ils ne se salissent pas, apparemment il ne produisent pas de marchandises, ils n’ont pas (du moins pas encore !) de patron privé. Un syndicaliste enseignant déclarait, afin de justifier son opposition aux grèves massives de l’hiver 2000, trop ouvriéristes à son goût : « L’action syndicale recommandée est celle de la grève reconductible. Puisant ses racines dans les pratiques syndicales du monde ouvrier parce qu’il est nécessaire, et c’est incontestable, de pouvoir épuiser les stocks de l’entreprise avant de porter atteinte à sa capacité commerciale d’honorer ses contrats (ce bureaucrate est d’accord pour que les autres fassent grève, mais pas dans son secteur où son attitude fut clairement du côté des briseurs de grève ! A. B), la grève reconductible n’a pas de sens dès lors que la production éducative n’est pas un bien marchand et qu’il n’y a ni stock, ni capital, ni production, ni client, ni patron privée » (L’EP juillet 2000)
Cette idée ne réside pas que dans la tête de quelques bureaucrates syndicaux, elle est bien plus répandue. Bourdieu, par exemple, parle de « petite noblesse d’Etat » à propos des employés de la fonction publique, en particulier des enseignants, refusant de les assimiler à des travailleurs.
Ces analyses ne relient pas les transformations de l’éducation à l’ensemble des bouleversements économiques de ce siècle. Effectivement, au 19ème siècle, la majorité des enseignants n’étaient pas salariés, ils étaient payés (plus ou moins bien) directement par les parents d’élèves. Il n’y avait aucune homogénéité à cette époque. Dans les années 1930, effectivement, les enseignants des lycées sont souvent bien plus proches de la bourgeoisie, mais depuis les années 50, la situation a radicalement changé.
Si on veut véritablement comprendre le rôle social de l’enseignant, il faut considérer le système dans son ensemble. Le capitalisme moderne nécessite une main d’œuvre qualifiée. Il n’est pas possible de mettre sur le marché un produit sans recourir à des études techniques, sans le travail d’ingénieurs… Il n’est pas possible de lancer une production sans développer un système informatique, il faut donc des techniciens… Même les armées modernes font maintenant appel à des systèmes d’armes technologiques, qui nécessitent des militaires hautement qualifiés. On peut dire à une échelle générale que le capitalisme moderne ne pourrait pas fonctionner sans un système d’éducation développé.
Chaque entreprise, pour résister à la concurrence, est continuellement poussée à investir dans de nouvelles machines pour augmenter la productivité. Les unités de production se concentrent, font appel à des techniques de plus en plus complexes. Les conséquences sont contradictoires : la quantité de travail pour produire une même marchandise baisse, mais la qualification de celui ci tend à augmenter. Par exemple, prenons une tâche comme le secrétariat. Il y a 100 ans, la qualification nécessaire était de savoir lire, écrire, compter et manier une plume. Puis on inventa la machine à écrire, qui augmente la vitesse d’écriture, mais qui nécessite l’apprentissage de nouvelles compétences. Dans les années 50, on vit ainsi proliférer les fameuses écoles Pigier, qui répondaient à ce besoin de formation. Aujourd’hui, cette même tâche s’est encore complexifiée : il faut savoir utiliser un ordinateur, utiliser les moyens modernes de communication, bien souvent deux langues sont indispensable. Les secrétaires actuelles sont ainsi souvent titulaires d’un BTS (bac+2). Le travailleur moderne doit donc être formé. C’est cette nécessité de formation de masse qui permet de comprendre que l’enseignant participe, pas directement mais cependant de manière cruciale, à la production de marchandises. Marx montrait que sous le capitalisme la production n’est plus le fait de travailleurs individuels : « Les travailleurs parcellaires ne produisent pas de marchandises. Ce n’est que leur produit collectif qui devient marchandise » (Marx, Le Capital, Livre I, Flammarion, p.266). Ceci signifie qu’on ne peut pas considérer comme travailleurs simplement ceux qui sont directement impliqués dans la production, comme les ouvriers industriels. La production nécessite de mettre en relation étroite les différentes unités de production afin qu’elles puissent échanger des marchandises ou des matières premières. Ainsi, un employé de maintenance d’autoroute va jouer un rôle dans la production car il va permettre aux camions de circuler, transportant des pièces entre les usines ou des marchandises vers les centres de distribution. Les fonctions de distribution vont aussi faire partie du circuit qui permet de vendre les marchandises. Chaque entreprise sait bien que le produit acquiert une valeur uniquement lorsqu’il est effectivement vendu, c’est ce que Marx appelait la « valeur d’échange ». Ainsi, de la même manière que la production s’est concentrée, la distribution est devenue une véritable industrie. Carrefour-Promodès (n°2 mondial de la distribution) emploie plus de 100 000 travailleurs. Pour produire une marchandise, on doit prendre en compte tous ces aspects. Sans eux, tout s’effondre. Il suffit de voir comment la grève des routiers en 1997 a perturbé l’ensemble du commerce et de la production en bloquant les routes pendant 12 jours.
Il faut en fait considérer l’éducation du même point de vue : elle permet d’avoir des travailleurs qualifiés, indispensable au capitalisme moderne. Chaque marchandise est en fait le produit du travail direct ou indirect de millions de travailleurs, c’est comme une chaîne dans laquelle l’éducation est un maillon, indispensable comme tous les autres. Il suffise qu’un seul maillon lâche et la chaîne ne tient plus.
Le discours dominant cherche souvent à masquer totalement cette intégration de l’éducation dans le fonctionnement du marché. Parfois, nos dirigeants expriment pourtant le fond de leur pensée et de leurs intérêts. En mai 1994 le G7 (groupe des 7 pays les plus industrialisés) déclare « L’éducation doit être considérée comme un service rendu au monde économique, et elle doit servir à apprendre et non à recevoir un enseignement ».
L’éducation est un investissement indispensable pour n’importe quel capitaliste moderne. Même celui qui produit des tee-shirts dans les pays pauvres où le coût de la main d’œuvre non qualifiée est plus faible a besoin de services comptables, de marketing…
Dans la plupart des pays, c’est l’Etat qui a pris en charge cette fonction d’éducation.
Le fait que l’éducation ait échappé à la main mise directe des capitaliste a développé l’illusion qu’elle ne fait pas partie de l’économie capitaliste. Pourtant, comme n’importe quelle entreprise, l’éducation est soumise aux intérêts du capitalisme. L’éducation fait partie de la concurrence à laquelle se livrent les blocs nationaux de capitaux. L’Etat va avoir pour mission de mettre en œuvre le système éducatif le plus « productif », en faisant les bons choix en termes d’investissement dans la formation de main d’œuvre. L’éducation est une marchandise, mais particulière. Elle n’est pas vendue directement sur le marché, jusqu’à présent au moins ! Nous la payons cependant indirectement par les impôts et les taxes. Ce n’est pas non plus une valeur qui a un usage immédiat. En effet, une grève enseignante ne pèse pas directement sur la « production de main d’œuvre qualifié », les grèves enseignantes pèsent surtout par leur impact politique. Il faut de nombreuses années pour fournir un travailleur apte à entrer sur le marché du travail. Mais ces particularités ne changent pas la nature de l’éducation : elle est devenue une marchandise.
Marx annonçait il y a déjà 150 ans dans Le manifeste du parti communiste : « La bourgeoisie a dépouillé de leurs auréoles toutes les activités considérées jusqu’alors, avec un saint respect, comme vénérables. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l’homme de science, elle en a fait des salariés à ses gages ».
La massification du système scolaire s’est traduit par le développement de nouvelles fractions de la classe ouvrière, dont les enseignants. Ainsi l’Etat emploie 1,2 millions de personnes pour l’Education nationale, c’est à dire pour les écoles, les collèges et les lycées, dont 800 000 enseignants. Avec la massification le travail d’enseignement s’est complètement prolétarisé. Salarié, comme n’importe quel travailleur, l’enseignant vend sa force de travail, c’est à dire son travail intellectuel. En effet, pas plus qu’un ouvrier industriel, l’enseignant n’est véritablement maître de ce qu’il enseigne.
Le contrôle de la classe dominante s’exerce à différents niveaux.
Tout d’abord lors de sa formation. L’université qui forme l’enseignant n’est pas neutre. On y enseigne l’idéologie dominante. Ainsi l’enseignant est qualifié dans un domaine restreint, qui lui évite de développer une compréhension générale. La division en matières clairement séparées est caractéristique du capitalisme qui parcellise continuellement la production, qu’elle soit matérielle où intellectuelle.
Deuxièmement, l’enseignant n’est pas du tout indépendant pour choisir le contenu et la manière d’enseigner. Le contenu est choisi par des hauts fonctionnaires qui éditent de multiples programmes. Même si ils ne cessent de répéter que l’enseignant est libre, l’angoisse de tout enseignant est « Vais-je finir le programme ? ». Bien sur, chaque enseignant a une certaine marge de manœuvre, par exemple, j’ai pris 2 heures pour étudier un texte sur Mumia Abu Jamal, mais la première question que m’ont posée les élèves fut « Monsieur, est-ce que c’est au programme ? ». La nature des programmes, c’est de se prétendre neutres, objectifs. Il n’en n’est rien. Par exemple, à la session 2000 du BEP métiers du secrétariat et de la comptabilité 2000, les élèves devaient étudier un dossier intitulé « Les femmes au travail, égalité des chances pas pour demain ». Une question demandait : « Paradoxalement, certaines femmes souhaitent travailler et d’autres rester à la maison. Donner 2 raisons qui motivent les unes à travailler et une bonne mesure sociale qui inciterait les autres à la maison. Rédigez votre réponse ». L’ensemble des questions gommait tout aspect concernant les inégalités hommes-femmes face au travail et certaines relevaient d’une véritable orientation sexiste. Le tract de la CGT, dénonçant ce sujet scandaleux, concluait : « Dorénavant, précarité et retour des femmes au foyer constituent un objectif sous-jacent de la formation des jeunes, notamment professionnelle. Est-ce cela la « modernité » des réformes de l’éducation nationale tellement proclamée par le ministère ? ».
Suzanne Citron démontre très clairement comment les programmes scolaires en histoire ont été tout au long du siècle des outils de propagande de masse : « La logique de cette histoire déterminée est de toujours légitimer le pouvoir en place, le « vainqueur » et d’ignorer les autres, les vaincus. L’histoire de la « nation » est celle de la « raison du plus fort », la Raison d’Etat ». (Le mythe national, p.280)
Les programmes ont bien sûr évolué, mais ce fut à chaque fois sous la pression de mouvements de masse. Ainsi, le racisme, le nationalisme, le militarisme, qui étaient des valeurs mises en avant dans les manuels scolaires, ont du être mis en sourdine après la décolonisation et les événements de Mai 68. Mais chaque victoire est momentanée. On voit ainsi ces dernières années l’arrivée de nouvelles idées totalement soumises aux intérêts du marché dans l’école. JP Le Goff montre comment les méthodes de management d’entreprise sont introduites : « Se référant confusément aux découvertes scientifiques et se voulant proches des entreprises, les bricoleurs du comportement humain ont désormais leurs entrées dans les institutions universitaires et de formation. On apprend à des jeunes en fin de scolarité, à des chômeurs, à des salariés en reconversion ou en promotion sociale, les derniers outils à la mode en matière de communication. A l’école primaire, on demande à des enfants de dix ans de « s’autoévaluer ». Les jeunes en situation d’échec doivent à présent passer des « contrats d’objectif »… (Vocabulaire identique à celui du patronat à propos de la réforme de l’assurance chômage, AB) Le système lui-même se reproduit : la formation d’animateurs sociaux, de formateurs, d’enseignants… développe un jargon, des méthodologies et des outils construits sur le même modèle que ceux du management moderniste dans les entreprises. Les générations nouvelles sont formées pour agir efficacement, au plus vite et sans états d’âme » (JP Le Goff, Les illusions du management, La Découverte, pp. 11-12).
Le contenu de l’enseignement est décidé d’en haut, pour le faire appliquer l’Etat a développé un fort système hiérarchique. Un rapport de 1998 de l’Inspection générale de l’Education nationale rappelle que « les personnels de direction des établissements publics locaux d’enseignement constituent le maillon fort de l’organisation de l’école en France » (Igen, Ministère de l’Education nationale, octobre 1998, n° 98-003).
De la même manière que l’enseignant doit noter, contrôler, évaluer l’élève avec qui il entretient des rapports d’autorité, il est lui-même contrôlé, évalué par les chefs d’établissement et les inspecteurs. L’Education nationale a le même fonctionnement que n’importe quelle entreprise : les chefs décident, les personnels obéissent. Ainsi, le discours pédagogique autour des relations dans un établissement ne sert souvent qu’à masquer ces rapports. Ainsi, à propos de la formation des personnels de direction, l’Igen (Inspection générale de l’éducation nationale) se demandait : « Impossible, pourtant, de taire réserves, questionnement et perplexité. Les rapporteurs ne peuvent en effet dissimuler leur sentiment, sans cesse croissant au fil des sessions, d’un piétinement, d’une réitération des questions auxquelles il n’est jamais répondu, car il n’est guère possible de considérer comme des réponses l’incessante répétition par des experts ou prétendus tels, d’un discours dit d’ « ingénierie de formation » dont la limpidité n’est pas évidente et dont il n’est pas illégitime de se demander s’il est le reflet d’une pensée complexe, à moins qu’il n’ait pour fonction de masquer une absence de pensée ». Si des inspecteurs portent sur eux-mêmes une telle opinion, cela illustre la nature véritable de la hiérarchie : contrôler, superviser, diriger les élèves et les enseignants.
Tout le système fonctionne par projets, mais la nature finale de ces projets est bien de former de futurs travailleurs : « Dans un contexte où l’insertion professionnelle constitue un enjeu social majeur, il appartient au système éducatif d’offrir à tout jeune une formation appropriée », mais ce que ne précise pas cette circulaire du ministère, c’est que la formation est appropriée au marché du travail, et non appropriée à l’élève. La connaissance est réduite à une marchandise, ainsi Etchgoyen, conseiller spécial d’Allègre, n’hésite pas à écrire : « la littérature peut se révéler fort utile pour le management et se vendre fort cher sur le marché de la formation… Les œuvres classiques sont ainsi découpées selon des objectifs précis : ‘Ethique et affaire : Bel-Ami de Maupassant ; la négociation : Le Rouge et le Noir de Stendhal’. La littérature doit ainsi sensibiliser les futurs responsables d’entreprise aux enjeux liés à l’exercice du management ; tirer parti d’une culture littéraire largement sous-exploitée qui fournit des repères stratégiques pour l’action » (cité par JP Le Goff, p.166).
L’enseignant n’a pas pour rôle de contribuer à l’épanouissement de chaque élève, mais de lui donner une qualification pour le marché du travail et coûte que coûte lui inculquer l’idéologie du marché.
La prolétarisation du travail intellectuel concerne particulièrement le travail enseignant. Son domaine de travail est restreint, de plus il n’a aucune véritable autonomie dans son travail. Ainsi, le premier travail de l’enseignant est la discipline : à chaque heure faire l’appel, faire taire les élèves. On doit apprendre aux élèves la ponctualité, en sanctionnant les retards, car arriver à l’heure au travail est un apprentissage fondamental dans la société capitaliste où « le temps, s’est de l’argent ». Ainsi, dans chaque école les heures s’égrènent au son de sinistres sirènes qui rappellent l’usine ou l’aéroport.
L’enseignant est non seulement exploité, mais son aliénation est directement liée à sa situation sous le capitalisme : « La surspécialisation, l’instrumentalisation et la prolétarisation du travail intellectuel sont les manifestations objectives de l’aliénation croissante du travail… L’impression de perdre tout contrôle sur le contenu et le déroulement de son propre travail est tout aussi répandue de nos jours chez les soi-disants spécialistes, y compris ceux qui sortent de l’université, que chez les travailleurs manuels » (Mandel, p.36)
Cette aliénation est aggravée chez les enseignants par le fait qu’on leur impose de jouer un rôle répressif, qu’ils n’ont d’ailleurs souvent pas choisi. Face à l’élève, l’enseignant doit incarner l’autorité, ce qui a pour conséquence d’opposer les élèves aux enseignants. Les rapports enseignant –élève sont du type dominant-dominé. Pour un élève, ne pas respecter l’enseignant, c’est ne pas respecter l’institution scolaire, donc l’Etat, et c’est pour cela qu’on le sanctionne. Par exemple, face aux problèmes de la violence scolaire, la seule politique est la répression contre les élèves considérés comme « déviants ». La violence, principalement morale, des rapports à l’école a pour conséquence que les enseignants appartiennent à une des professions les plus touchées par les dépressions nerveuses. L’Education nationale a même construit ses propres hôpitaux psychiatriques.
L’école limite le développement de l’individu, en réalité elle « dresse » plus qu’elle n’éduque. Il est donc parfaitement compréhensible qu’elle génère de nombreuses réactions de violence de la part des élèves contre l’institution scolaire.
Peut-on pour autant comparer l’enseignant à un gardien de prison ?
Même si l’aspect autoritariste de la fonction d’enseignant est souvent négligé, on ne peut réduire l’enseignant à un gardien de prison. Tout d’abord, les enseignants n’exercent plus (en théorie) de violences physiques contre les élèves, ils ne sont pas armés comme le sont les matons ou les flics. Le deuxième aspect, plus fondamental, est que la connaissance est une marchandise particulière. Les patrons veulent que les travailleurs apprennent à lire pour pourvoir ensuite nous vendre Windows, mais le travailleur acquiert aussi la capacité de lire Marx ou un tract syndical. Contrairement à ce que voudraient nos dirigeants, on ne peut déconnecter totalement le savoir et le sens. On ne peut réduire la lecture de Le Rouge et le Noir à un apprentissage du management et de la négociation ; certains, en lisant ce livre, vont se poser des questions sur la Révolution française, comment à certaines époques des régimes ont pu être balayés…
A ce propos, Brecht montrait qu’il était impossible de réduire le travailleur moderne qualifié à un simple exécutant conscient de ce qu’il fait mais inconscient de ce qu’il est, inconscient des causes et du sens de ses actes : « On peut établir le théorème suivant : les classes dirigeantes, dans le dessein d’opprimer et d’exploiter les masses, doivent investir chez celles-ci de telles quantités de raison d’une telle qualité, que l’oppression et l’exploitation s’en trouvent menacées. Ces réflexions de sang-froid amènent à conclure que les gouvernements fascistes, en attaquant la raison, se lancent dans une entreprise donquichottesque. Ils sont obligés de laisser subsister, et même de susciter de grandes quantités de raison. Ils peuvent l’insulter autant qu’ils veulent, la présenter comme une maladie, dénoncer la bestialité de l’intellect : ne serait-ce que pour diffuser ce genre de discours, ils ont encore besoin d’appareils de radio dont la fabrication est l’œuvre de la raison. Pour maintenir leur domination, ils ont besoin d’un potentiel de raison chez les masses, égal à celui dont les masses ont besoin pour supprimer leur domination » (Ecrits sur la politique et la société, L’Arche, éditeur, p. 196)
Le développement du capitalisme aliène toujours plus le travailleur, mais en même temps il lui donne de nouvelles armes. Il n’y a aucune fatalité ou déterminisme. L’Allemagne des années 30 était un des pays les plus éduqués au monde, pourtant les nazis ont brûlé des millions de livres, ce qu’aucune société n’avait fait. Nos ennemis aussi se préparent. C’est en nous organisant consciemment, en préservant la mémoire des luttes que le capitalisme voudrait effacer, que nous pourrons développer une alternative et mettre les incroyables richesses de la connaissance au service de l’humanité et non du profit.

V – EDUCATION : UNE FORTE TRADITION DE RESISTANCE

« Malgré la scission qui l’a affecté, le syndicalisme enseignant se porte mieux que celui des autres secteurs. Sa « sursyndicalisation » (35% comparé aux 9% pour l’ensemble des salariés) relative tient aux enjeux politiques, économiques et sociaux qui entourent le système scolaire et impliquent ses salariés » (R Mouriaux, Le syndicalisme enseignant en France, Que sais-je, p. 4). Le caractère profondément contradictoire de l’enseignement a marqué en profondeur l’histoire, particulièrement riche des mouvements enseignant, étudiants ou lycéens.
Les premières formes d’organisation émergent dès le 19ème siècle ; le droit de se syndiquer est interdit aux fonctionnaires, donc aux enseignants en 1884. C’est l’époque des premières amicales.. La laïcité fut une question fondamentale dans le développement des organisations enseignantes. En même temps que le gouvernement républicain interdit les syndicats enseignants, l’Etat veut aussi s’attacher la fidélité des enseignants dans le développement de l’école. Les enseignants sont un maillon essentiel pour la bourgeoisie pour imposer son idéologie. Les enseignants deviennent les « hussards noirs de la république ». Le développement de l’école laïque combine une lutte contre les institutions religieuses héritées du passé, qui enthousiasme nombre d’enseignants, mais en même temps l’Etat veut dominer plus directement l’éducation et la soumettre totalement. Jules Ferry n’a pas pour ambition de réduire les inégalités sociales, au contraire, il réduit l’école à « un des éléments fondamentaux du relèvement de la patrie après le désastre de 1870 » (cité par JM Gaillard, Un siècle d’école républicaine, p. 86). Ainsi, en 1882, le ministre républicain Spuller préside le congrès des amicales d’instituteurs et d’institutrices, mais c’est aussi ce même Spuller qui réaffirme en 1885 l’interdiction aux enseignants de revendiquer. Le développement du mouvement amicaliste est « ambivalent ». Les amicales sont souvent présidées par les recteurs, les inspecteurs et les préfets et sont très soumises à l’autorité. Les républicains, c’est à dire le parti de la bourgeoisie, ont besoin des enseignants et donc la lutte pour la laïcité réunit pouvoir républicain et enseignants. Mais la déception ne va pas tarder. En 1905 la séparation de l’Eglise et de l’Etat est gagnée mais le pouvoir républicain craint par dessus tout le développement de luttes revendicatives. D’un côté, les amicales prospèrent pour atteindre 90 000 adhérents, mais de l’autre, elles perdent de leur vigueur contestataire. Comme le souligne Antoine Prost, « elles déçoivent donc toute une clientèle de jeunes instituteurs impatients de secouer les tutelles ». Ils n’ont pas connu les batailles pour l’école laïque ; ils sont attirés par le socialisme, qui critique les valeurs d’obéissance et une morale trop conventionnelle, voire bourgeoise, prônées par les manuels scolaires et les autorités pédagogiques ; ils déplorent l’indifférence des amicales à la question sociale comme à celle de leur situation de « prolétaires intellectuels ». Dès lors les successeurs des hussards noirs boudent les amicales et glissent du radicalisme au socialisme et créent les premiers syndicats d’instituteurs (JM Gaillard, p. 80). En 1905, année de la fondation du Parti socialiste et 10 ans après celle de la CGT, est proclamé le « Manifeste des instituteurs syndicalistes » : « Ce n’est pas au nom du gouvernement, même républicain, ni au nom de l’Etat, ni même au nom du peuple français que l’instituteur confère son enseignement ; c’est au nom de la vérité… Nous avons, de la forme syndicale, la plus haute conception. Le syndicat ne nous apparaît point créé pour défendre l’intérêt immédiat de ses membres, mais il nous semble qu’il doit se soucier autant de rendre plus profitable à la collectivité la fonction sociale que ses membres remplissent » (Le Monde de l’éducation, juillet-août 2000). Mais la répression se poursuit, les différents syndicats sont poursuivis et dissous. La première guerre mondiale et la vague de révolutions mondiale qui éclate en 1917 changent la situation. Le fort pacifisme et une généralisation de l’esprit revendicatif fournissent la confiance nécessaire pour imposer à l’Etat un véritable syndicat.
En septembre 1919, le SNI (syndicat national des instituteurs) est créé. En 1924, pour la première fois, le syndicalisme enseignant est reconnu par l’Etat. Héritier de l’amicalisme, il s’inscrit dans la mouvance socialiste modérée et rejoint la CGT réformiste en 1925.
« L’année 1937 (période du front populaire) semble constituer une année charnière pour la structuration du syndicalisme enseignant français » (André Robert, Le Monde de l’éducation, juillet-août 2000). En effet, les mouvements ouvriers de 1936 ancrent le syndicalisme enseignant à gauche. La fondation du SPES (syndicat des professeurs du secondaire, ancêtre du SNES actuel) s’inscrit dans la tradition française du syndicalisme révolutionnaire.
A la libération le mouvement syndical se divise, le PCF est aux ordres de Moscou, la création de FO est financée par la CIA. Les enseignants refusent l’alternative qui était présentée comme la seule possible à l’époque : Washington ou Moscou. Le mouvement enseignant refuse la division syndicale qui a comme cause réelle la guerre froide. Les raisons du choix unitaire et de sa persistance tiennent pour le plus grand nombre des enseignants au sentiment que l’union fait la force (Mouriaux, p35). Ce sentiment que l’unité est nécessaire est lié aux transformations que subit le monde enseignant à cette époque. L’après-guerre est justement la mise en place de la massification : « Devant la dévalorisation de la fonction enseignante qui entraîne une baisse importante du recrutement, la FGE (fédération générale de l’éducation) demande un reclassement prioritaire, ce que la commission Coyne est chargée d’instruire en avril 1946… Le réagencement des grilles et indices des agents de la fonction est rendu public fin août 1947… Les grèves de la fin de l’année conduisent le gouvernement Robert Schuman à énoncer de nouvelles propositions que la FEN juge satisfaisantes en raison du rétablissement de la parité avec les catégories homologues. Après la parution des décrets en janvier 1948, l’action syndicale visera à l’application rapide et systématique de la grille » (Mouriaux, pp.30-31).
Cette unité préservée va être une force pour le mouvement syndical enseignant : les effectifs de la FEN passent de 162 752 en 1948 à 302 320 en 1963. Dès la guerre d’Indochine, les syndicats enseignants contestèrent l’impérialisme français. La FEN, après des débats houleux, prit position contre la guerre d’Algérie. Poussée vers la gauche, les syndicats s’opposèrent à la politique sélective des gouvernements de De Gaulle.
Les syndicats enseignants furent très actifs en 1968, poussé par la base. Le dirigeant du SNESup, syndicat enseignant à l’université, Alain Geismar, est même emprisonné en raison de son radicalisme (cela ne l’empêchera pas, devenu conseiller du social-libéral Allègre, 30 ans plus tard d’envoyer les CRS contre les enseignants en grève). Le secteur enseignant participèrent activement aux grèves de Mai 68, et un tiers des enseignants s’impliquèrent même dans les occupations d’école. C’est l’âge d’or du syndicalisme enseignant, la FEN atteint même l’effectif de 550 000 membres en 1978.
Mais parallèlement à sa massification, le syndicalisme enseignant va aussi s’institutionnaliser. Dès les années 30, des syndicalistes créent la fameuse MAIF, qui est une assurance pour les enseignants, puis nombre d’autres activités vont se mettre en place. La FEN et ses organisations périphériques deviennent une véritable entreprise. La cogestion se développe avec le paritarisme. De plus en plus, les responsables syndicaux deviennent des négociateurs professionnels, qui vont de commission en commission, et passent plus de temps avec les hauts fonctionnaires du ministère qu’avec les syndiqués de base. Cette vision gestionnaire a été d’autant plus forte que le développement massif du système scolaire après-guerre, grâce au boom économique, donnait une certaine justification au discours réformiste.
Mais cette politique montre ses limites dans les années 70 et 80 : « Le mouvement de Mai 1968 avait profondément ébranlé l’institution scolaire. Des réponses contradictoires à la contestation étaient proposées ; le conservatisme l’emporte progressivement. Une nouvelle épreuve se présente pour le syndicalisme à partir de 1974-76 : la crise économique. Pour la surmonter le peuple de gauche compte sur une relève politique. Les espoirs vont être progressivement déçus. Le monde laïc subit en 1984 une défaite historique. L’école privée apparaît comme légitimée et par contre coup, l’école publique est violemment contestée pour ses rigidités, son corporatisme, son inefficacité. Les réformes se succèdent, incomplètes, inachevées. La régionalisation adoptée en 1982 introduit, pour sa part, une modification importante des règles de financement du service public de l’Education nationale » (Mouriaux, p.74).
Comme partout, la crise économique a pour conséquence la restructuration de l’école publique. Le gouvernement Fabius en 1984 consacre l’acceptation par la gauche réformiste du capitalisme et l’abandon d’une politique de gauche en terme d’éducation. Le nouveau ministre de l’éducation Jean Pierre Chevènement combine une politique de modernisation libérale, il faut « apprendre à entreprendre », à une politique traditionaliste et nationaliste, voulant même réintroduire la Marseillaise dans les écoles, l’école devant être au service de « la France qui gagne » !
C’est une époque de reculs significatifs des luttes, la direction de la FEN accompagne ces réformes et évolue vers la droite. Après la défaite de la gauche en 1986, la droite veut faire en France la même chose que Margareth Thatcher en Grande Bretagne, c’est à dire détruire le service public d’éducation. Le RPR veut une politique ultralibérale : « autonomie des établissements, décentralisation, libre choix de l’établissement, sélection » (cité dans Mouriaux, p.87).
Mais cette violente offensive suscite une révolte inattendue des étudiants, le fameux « printemps en hiver ». Un mouvement étudiant contre la sélection introduite par la loi Devaquet débute le 12 novembre 1986 et rapidement s’étend à travers toute la France. Les étudiants créent des coordinations, qui vont permettre de développer un mouvement extrêmement large, d’une démocratie fantastique. David Assouline et Sylvia Zappi, deux des principaux animateurs du mouvement racontent : « On décide et on contrôle tout de bas en haut… Si l’impulsion du mouvement a été donné par des militants syndicaux, l’ensemble des étudiants veut prendre en main leur grève ne laissant à personne le soin de la contrôler. Le contrôle, ils le veulent collectif avec leurs structures…L’imagination ne manquera pas…Une fois élu, le comité devra fonctionner en transparence : toutes ses discussions, désaccords internes, propositions feront l’objet de comptes rendus détaillés en assemblée. S’il outrepasse ses droits en prenant une décision non préalablement débattue par tous, ou s’il n’applique pas tel vote, les étudiants le rappelleront à l’ordre, voir le dissolveront pour le réélire : seule l’assemblée générale est souveraine et l’apprentissage de cette démocratie aura des aspects très vifs ! » (Notre printemps en hiver, Ed. La découverte, p.52-56).
Pendant trois semaines, les lycéens et les étudiants secouent la France, mais le mouvement reste isolé, en particulier les enseignants ne participèrent que de manière très minoritaire au mouvement. La FEN appelle à manifester tardivement, le 23 novembre, soit 11 jours après le début du mouvement et refusera d’appeler à la grève. Le 27 novembre, alors que 500 000 jeunes manifestent, les délégations syndicales sont sifflées, isolées par des « cordons sanitaires » de la FEN et la CFDT. Ce jour là, des milliers d’enseignants manifestent pourtant anonymement dans les cortèges étudiants.
La direction de la FEN sera lamentable tout au long du mouvement, son dirigeant se contentant « d’observer » le mouvement.(déclaration de Pommateau le 4 décembre ! ).
« Pourtant, il serait absurde d’opposer sommairement un mouvement étudiant « apolitique » à des enseignants prisonniers de syndicats sclérosés. D’une part, si les étudiants ont voulu agir en toute indépendance des organisations syndicales ou politiques, on ne peut mésestimer le rôle joué par les syndicalistes étudiants dans le mouvement, et l’intelligence avec laquelle toute une expérience d’organisation a pu être mise au service d’une détermination massive à obtenir gain de cause. D’autre part, la désyndicalisation du corps enseignant ne traduit-elle pas une évolution des mentalités et la montée d’aspirations très proches de celles qu’exprimaient les étudiants : lassitude des divisions aboutissant à des actions dispersées (quatre cortèges différents le 21 octobre), dégoût de la langue de bois, exigence de décisions prises plus démocratiquement, besoin de renouvellement des formes d’actions (aspirations qui se sont d’ailleurs concrétisées au cours des manifestations ultérieures des instituteurs) ? On comprend dès lors que beaucoup d’enseignants aient préféré s’immerger dans la dynamique même d’un mouvement dont ils se sentaient solidaires. Cette participation diffuse augmente la difficulté d’apprécier exactement le degré d’implication au cours de cette grève. » (Notre printemps en hiver, p.285)
Les syndicats de salariés, en particulier les syndicats enseignants, cherchèrent à éviter une généralisation du conflit, son extension, mais la situation change le 6 décembre. La nuit précédente, les policiers ont tué Malik Oussekine à Paris. La colère est profonde face à la droite qui tente de casser brutalement le mouvement des étudiants. Un appel à la grève générale est lancé pour le 10 décembre par la CGT, le SGEN-CFDT, le SNES, le SNE-Sup et la FCPE ; la FEN refuse pourtant toujours d’appeler à la grève et appelle simplement les enseignants à défiler. Le gouvernement Chirac, se rappelant 1968, préfère reculer et le 8 décembre le projet est retiré. Le 10 décembre, des centaines de milliers de personnes viennent manifester en hommage à Malik Oussekine.
Cette lutte étudiante a eu un impact significatif. Elle a contrarié sérieusement les restructurations de l’éducation en France, qui n’a toujours pas subi des attaques frontales comparables à l’Angleterre. Aujourd’hui encore, l’université reste un droit même si chaque année les syndicats étudiants doivent mener des luttes pour les inscriptions de plusieurs milliers d’étudiants. La forme des luttes étudiantes a aussi inspiré des luttes de travailleurs. En janvier 1987, les cheminots se mettent en grève, avec une coordination qui permet un véritable contrôle de la base. Quelques mois plus tard, ce sont les infirmières qui vont utiliser ces nouvelles formes de lutte, débordant largement les bureaucraties syndicales.
En quelques années, le syndicalisme enseignant est lui aussi profondément transformé. La direction de la FEN poursuit son évolution vers la droite. Le retour de la gauche au pouvoir en 1988 conforte la direction de la FEN dans son orientation d’une politique d’accompagnement des réformes. Les dirigeants veulent une « refonte » du syndicalisme car le monde change. Pommatau parlait dans ces termes : « La revendication pure et simple, le corporatisme ont fait leur temps. La crise économique exige le réalisme. L’internationalisation de la production et des échanges nécessite une action concertée, en particulier dans le cadre européen », du Tony Blair 10 ans avant !
Mais dans une époque de crise, la politique d’accompagnement du capitalisme signifie de plus en plus de compromis, d’acceptation de la logique du marché, or le climat commençait à changer. Le spécialiste du syndicalisme René Mouriaux montre bien que ce sont les luttes qui modifièrent la situation : « Pour réussir, la recomposition réclame une conjoncture sociale calme. Le secteur public ne cesse d’être secoué par des mouvements sociaux d’ampleur. En 1986, avec le retour de la droite, les étudiants manifestent contre la loi Devaquet et les cheminots prennent le relais jusqu’à la mi-janvier 1987. Les instituteurs récusent l’invention des maïtres-directeurs. En 1988 les infirmières, en 1989 les agents des impôts puis les étudiants protestent contre la rigueur et le libéralisme des socialistes. La guerre du golfe persique pendant le premier semestre 1990 gèle les conflits qui reprennent à la fin de l’année dans les lycées. En 1991, Lionel Jospin se trouve confronté à une résistance assez comparable à celle qui avait entraîné le départ d’Alain Devaquet » (Mouriaux). La direction de la FEN pensait que le temps des luttes était terminé, qu’elle pouvait s’affranchir de la réalité, elle fut démentie de manière fracassante.
La direction de la FEN était liée à la droite du Parti socialiste. La FEN regroupe des fédérations par secteur. Le SNES, syndicat des lycées collèges dirigé par un courant proche du parti communiste, était considéré comme trop « remuant », trop à gauche par la direction. Par des manœuvres totalement bureaucratiques, la direction de la FEN exclu le SNES en juin 1992. En fait, la majorité des militants de la FEN rompt avec la direction et en quelques mois un nouveau syndicat, clairement plus à gauche émerge. En février 1993, une manifestation des comités de liaisons unitaires rassemble 30 000 personnes à Paris. La FSU se créée en 1993, et revendique rapidement 150 000 membres, soit autant que ce que la FEN aurait gardé. Les élections professionnelles de décembre 1993 sont un camouflet pour la politique des dirigeants de la FEN. La FSU recueille 49% des voix dans le secondaire et 28% dans le primaire. Au total, une organisation de moins d’un an d’existence rassemble 39% des voix, alors que la FEN chute de 13% avec un score de 23%.
Durant les années 80 et le début des années 90, le niveau général des luttes fut faible, l’éducation fut en fait un des lieux où la résistance fut la moins affaiblie. Malgré son bureaucratisme, la capacité d’organisation qui avait été acquise par la tradition de la FEN permit d’aborder les années 90 dans une bien meilleure situation que dans d’autres secteurs. Les enseignants, lors de la crise de la FEN, manifestèrent une forte confiance et un attachement à un syndicalisme combatif.
De retour aux affaires en 1993, la droite tenta à nouveau de casser le service public. Bayrou voulut reprendre la loi Falloux pour permettre un financement du privé au détriment du public. La FSU, la FEN et de nombreuses associations de gauche appelèrent à la défense de l’école laïque et publique : un million de personnes se retrouvent dans la rue à Paris. Le succès fut incroyable. La droite dut reculer, Balladur, le Premier ministre de l’époque, devint Ballamou ! Bayrou en fut ensuite réduit à négocier continuellement avec les syndicats. L’offensive du privé dans l’école est une nouvelle fois rendue plus difficile.
Les grèves du secteur public en 1995 sont un tournant. Nombre d’enseignants embrayent le pas aux cheminots. Le plan Juppé, qui voulait allonger de deux ans et demi le temps de travail des fonctionnaires est massivement contesté : près de trois millions de grévistes. La FSU soutient le mouvement, mais elle n’appelle pas à la grève reconductible. Elle appelle à la grève lors des grandes journées d’action, mais en fait, la base va déjà plus loin. Partout, des enseignants font la grève continue durant deux ou trois semaines. A Paris, dans le 20ème arrondissement, les enseignants, avec leurs syndicats, ont rejoint un comité de grève qui rassemble des centaines de grévistes, enseignants, cheminots, postiers, chauffeurs de bus… Des expériences de ce type furent aussi mises en place à Rouen.
Décembre 95 change profondément le mode de lutte des enseignants. Jusqu’à présent, sauf en 1936 et en 1968, le mouvement syndical enseignant avait toujours refusé la grève reconductible, les syndicats organisaient des journées d’action étalées dans le temps mais très massives. Cela suffisait pour gagner des acquis dans la prospérité des Trente Glorieuses. Mais aujourd’hui, alors que la guerre économique met l’éducation de plus en plus sous la menace du profit, les enseignants découvrent de nouvelles formes de luttes, révélatrice du changement de climat de ces dernières années.
La grève de la Seine Saint Denis est très significative de ce renouveau. La situation de la Seine Saint Denis est celle d’un département touché de plein fouet par la crise, chômage, misère, racisme…Le feu fut mis aux poudres lorsque le ministère publia une enquête qui montrait que, contrairement à ce que la majorité des gens pensent, le 93 est sous-doté en ZEP. Alors que les problèmes sociaux sont immenses, les effectifs par classe dans le 93 sont parmi les pires, on y manque de profs encore plus qu’ailleurs.
Début 98, Allègre annonçait fièrement qu’il allait créer 80 postes dans le département ; 15 jours avant, le rectorat venait lui d’annoncer la suppression de 60 postes ! Alors qu’il fallait près de 5000 postes, cette annonce fut une provocation. Début mars, une dizaine d’établissements se mirent en grève. Se mit alors en place une assemblée générale des établissements en grève. Elle regroupait les délégués élus par les AG de chaque établissement, et les syndicats soutenant la grève. Cela permit d’étendre la grève et le contrôle de la base fut formidable. Pour la première fois, des enseignants se lançaient clairement dans la grève reconductible. Près de 150 établissements furent représentés dans l’AG, soit la moitié des établissements du 93. Le conflit dura près de 2 mois. La solidarité fut immense, le débat continuel. Cela permis de résister aux attaques d’Allègre qui n’hésita pas à déclarer que « les grévistes faisaient le jeu du Front national », que nous devions obéir et arrêter la grève. En réponse, les enseignants allèrent à la grande manifestation contre les alliances avec le FN après sont score de 15% aux régionales, manifestation qui rassembla 100 000 personnes, dont des milliers de lycéens. Cela permit aussi de déborder l’inertie de l’appareil syndical. Au bout d’un mois de grève, Allègre proposa « généreusement » 300 postes. La direction du SNES tenta alors de convaincre les grévistes d’accepter et de reprendre le travail. Le dirigeant ne fut pas entendu, déclara que nous étions suicidaires, que nous allions tout perdre. La grande majorité de l’AG vota, déterminée, la poursuite de la grève. L’AG suivante, le responsable revint en disant que finalement le syndicat soutenait la grève. Mais surtout, devant la détermination des grévistes et les risques d’extension de la grève à toute la région parisienne, Allègre dut reculer. 15 jours plus tard, il annonçait la création de 3000 postes pour le 93 ! Ce fut une victoire totale, les jours de grève (deux mois pour certains) furent intégralement payés.
L’hiver 2000 fut aussi riche avec le mouvement de Montpellier, où les enseignants, les élèves et les parents ont lutté pendant près de 4 mois, occupant les écoles, créant une véritable AG à la base, et les grandes grèves des lycées professionnels et du secondaire. Pour la première fois de son histoire, le SNES a appelé à la grève reconductible. La grève rassembla un nombre jamais vu : 800 000 enseignants. Allègre dut démissionner. Ce fut une victoire importante.
En effet, les attaques contre l’école publique ne vont pas cesser, le ministre est parti mais pas sa politique. L’expérience nouvelle qui a été acquise dans ces luttes est extrêmement importante, les enseignants ont fait l’expérience de l’organisation à la base. La grève reconductible revêt une importance cruciale : elle permet de se rencontrer, de s’organiser, de développer des actions, de faire des réunions avec les parents, de tenir des AG pour contrôler le mouvement par en bas. En même temps, le contraste est frappant entre le niveau de colère et de luttes, et la quasi absence d’organisation et de perspectives politiques au sein du mouvement. Alors que le mouvement de cet hiver remet directement en cause la logique de marchandisation de l’école, cet aspect n’a jamais été débattu à grande échelle dans le mouvement. Les mots d’ordre sont restés très syndicalistes.
L’expérience acquise par l’ensemble de ces luttes doit nous servir à développer une compréhension et des perspectives plus générales, sur le rôle que peuvent jouer les enseignants pour changer la société. Les enseignants, depuis 50 ans sont un des secteurs les plus actifs de la classe ouvrière. Les luttes enseignantes ne sont pas la défense de privilèges ou un quelconque corporatisme. Leur nature, la grève, le syndicat, l’assemblée générale les rangent définitivement dans le camp des travailleurs. L’enseignant est un exemple du travailleur moderne, qui vend son travail intellectuel, qui est exploité et aliéné. Mais cela ne signifie pas que mécaniquement il prend conscience de sa place objective. La majorité des enseignants ne pensent pas, aujourd’hui, faire partie de la classe ouvrière. Leur conscience reste fondamentalement réformiste, et donc la négociation reste la perspective principale. Mais la course à la compétitivité exacerbe la concurrence au niveau mondial. Les patrons veulent la peau de l’école publique. En mars 90, la commission européenne parlait déjà d’instaurer un « marché » de l’enseignement, en effectuant des « économies d’échelle » et en privatisant les secteurs les plus « rentables » ! Les attaques vont se multiplier. Il est nécessaire que les enseignants développent plus de solidarité avec les lycéens et les étudiants, il faut développer les liens avec les parents d’élèves et les syndicats de salariés et nous organiser, car nous affrontons un ennemi (le grand patronat et l’Etat) hautement organisé, centralisé qui contrôle les institutions, les médias, les entreprises. Les travailleurs, et donc parmi eux les enseignants, détiennent la solution, par leur force collective et leurs intérêts communs. C’est cet espoir qu’il faut construire, pour ne pas voir se réaliser les pires cauchemar, le fameux « tableau noir ».


VI – EDUCATION ET RELIGION : QUELLE LAICITE ?

La Révolution française a marqué de manière indélébile l’histoire de l’école républicaine, avec le développement, propre à l’histoire de la France, de la notion de laïcité. Jean Baubérot (président de l’Ecole des hautes études (Sorbonne), titulaire de la chaire histoire et sociologie de la laïcité) donne une définition qui révèle bien l’enjeu des débats sur la laïcité : « La laïcité française se fonde sur un double refus : celui de toute religion officielle et celui – malgré les accusations longtemps proférées – d’un athéisme d’Etat. De façon plus positive, il est possible de définir la laïcité comme l’établissement d’un lien social qui articule la liberté de conscience et la liberté de pensée. La liberté de conscience induit le pluralisme des croyances, des convictions ; la liberté de pensée, la formation de l’esprit critique, l’acquisition d’instruments capables de soumettre à un « libre examen » tout système de pensée » (Le monde de l’éducation, juillet-août 2000).
Cette définition signifie, et c’est ce qui est véhiculé quotidiennement dans toute l’institution scolaire, que l’école est un lieu où l’enfant est formé librement, et cette « liberté » est à préserver. L’école laïque doit être neutre, c’est la théorie de ceux qui dirigent le système actuel. L’école doit être un « sanctuaire » apolitique, préservant les enfants des bagarres que se livrent les adultes. Ainsi, l’enseignement serait neutre et objectif ; les règles nombreuses mises en place dans l’éducation, les relations d’autorité… ne seraient faites que pour les intérêts de l’enfant, « libre arbitre de son développement ».
La laïcité a pourtant une origine et une histoire tout à fait différente.
Sous le féodalisme, il y avait une quasi fusion entre le pouvoir temporel, représenté par le roi, et le pouvoir spirituel représenté par l’église, tout au moins en Occident. Dans sa lutte pour le pouvoir, la bourgeoisie lutte donc contre l’idéologie religieuse. Idée apparue lors de la Révolution française, la laïcité est l’enjeu de nombreuses luttes au 19ème siècle. La bourgeoisie triomphante va progressivement conquérir les bastions de l’ancien régime. Il fallait déposséder l’Eglise catholique et lui arracher le contrôle de l’enseignement afin d’inculquer au peuple l’idéologie conquérante de la nouvelle classe au pouvoir. La volonté de la bourgeoisie d’ouvrir l’école avait un aspect progressiste, en même temps la bourgeoisie donnait à la laïcité un aspect élitiste, justifiant les inégalités sociales selon le mérite.
En 1789, la bourgeoisie proclamait « liberté, égalité, fraternité », en même temps le droit de vote était censitaire, réservé aux riches, aux possédants. Ce fut la même chose pour l’école près de 100 ans plus tard.
En 1882, Jules Ferry proclamait l’école laïque, mais en réalité il ne mena jamais une lutte contre les idées religieuses, il voulait simplement créer une nouvelle religion, nationaliste, raciste, impérialiste.
L’écrasement de la Commune n’avait pas suffit à briser la résistance ouvrière. Fondateur mythique de l’école républicaine, laïque, Jules Ferry n’hésita pas à multiplier les concessions aux conservateurs : « Cette tension se manifeste dès la création de l’école laïque (1880-1886). Il existe alors un concensus républicain pour abolir les dispositions de la loi Falloux (1850) portant sur le contrôle des institutions par le clergé. Cela permet, en quelque sorte, de libérer la liberté de pensée. Mais Jules Ferry, au nom de la liberté de conscience, aurait voulu qu’un cours facultatif de religion puisse exister. C’est finalement une autre solution qui a prévalu : la vacance scolaire, un jour par semaine, pour faciliter le maintien du catéchisme » (Le monde de l’éducation, juillet-août 2000). De même, l’église catholique put maintenir dans la plupart des écoles publiques une aumônerie. Le calendrier scolaire fut construit autour du calendrier catholique. Les crucifix sont maintenus dans la plupart des classes. Jules Ferry lui même exalte les valeurs chrétiennes et la nécessité pour les instituteurs de développer les valeurs spirituelles. En même temps que l’Etat développe son contrôle sur l’éducation, il favorise l’école privée, élitiste et réactionnaire. En 1880, les effectifs des églises confessionnelles, quasi exclusivement catholiques (encore aujourd’hui, plus de 95% des établissements confessionnels sont catholiques), sont de 500 000, et passent à 1 250 000 au début du siècle. L’école est tout sauf neutre. Elle est un outil idéologique et politique essentiel de la politique de colonisation. Pour installer des relais « blancs » dans les colonies, pour exploiter et piller sans vergogne ces pays, l'Etat a un besoin important de main d’œuvre. Les missions catholiques vont être tout au long de la colonisation un relais idéal. Un fusil dans une main, un crucifix dans l’autre, l’Etat français allait civiliser l’Afrique, l’Asie… La laïcité servait de masque quand à la véritable nature de l’école capitaliste. Ce fut seulement en 1905 que fut proclamé officiellement la séparation de l’église et de l’Etat. Les congrégations religieuses avaient ouvertement pris position contre Dreyfus, véhiculant toutes les pires campagnes antisémites. C’est à cette époque qu’apparurent les premières ligues fascistes. La gauche fut très active dans la campagne de soutien qui réussira à innocenter Dreyfus après plus de 10 ans de luttes. En 1905, 10 ans après la création de la CGT et l’année de la fondation du parti socialiste, sous la pression des forces de la gauche, la bourgeoisie doit céder, la séparation de l’Eglise et de l’Etat est proclamée. Elle ne veut plus d’affrontement majeur sur la question religieuse. Dans le même temps elle multiplie les concessions vis à vis des institutions religieuses. En 1918, le concordat religieux, signé suite au rattachement de l’Alsace et de la Moselle, fera que jusqu’à aujourd’hui les écoles primaires sont confessionnelles. Encore aujourd’hui, les crucifix sont sur les murs d’école, l’éducation religieuse est obligatoire. En l’an 2000, une mère d’élève s’est vue retirer les allocations familiales car son enfant ne fréquentait pas ces cours. Les fonctionnaires du clergé (islam exclu) sont toujours payés par l’Etat. A la session 2000 du CAPES, 35 postes de professeurs de religion titulaires ont été créés pour les religions catholique, protestante et juive.
Parce qu’elle a besoin d’une idéologie et de mythes pour maintenir sa domination, la bourgeoisie n’a jamais voulu véritablement lutter contre les institutions religieuses, en particulier elle s’est bien souvent alliée avec la hiérarchie catholique. En 1914, au moment même où commence la Première Guerre mondiale, la loi qui interdisait aux congrégations religieuses d’enseigner est suspendue, puis elle sera abrogée par le régime de Vichy en 1940.
Jamais, la place de l’église dans l’école ne sera sérieusement combattue. Dès 1951, de nouvelles concessions sont faites : autorisation du financement des établissements privés. En 1959, de nouvelles facilités sont offertes aux établissements religieux sous contrats, dont les enseignants et les frais d’externat sont payés par l’Etat.
Après la victoire de 1981, la gauche renoncera aussi rapidement à affronter les milieux traditionnellement à droite qui soutiennent l’enseignement catholique. Mitterand avait promis le « Spulen », c’est à dire un grand Service public unifié et laïc de l’Education nationale, qui devait supprimer l’enseignement confessionnel. En 1984, alors que la droite se mobilise pour l’école privée, le gouvernement de gauche abandonne ce projet, Alain Savary, qui voulait remettre en cause les privilèges du privé, est remplacé par Jean Pierre Chevènement qui revient à la loi Debré de 1959.
La bourgeoisie a définitivement renoncé à lutter contre les idées du passé. Alors que la laïcité était une lutte progressiste au moment de la Révolution française, c’est au nom de la lutte pour la laïcité qu’aujourd’hui beaucoup à gauche demandent, à tort, l’exclusion de jeunes musulmanes.
La laïcité peut amener à se tromper d’ennemi comme l’illustre une des dernières « affaire ». Le 5 octobre 2000, le tribunal administratif de Caen confirmait l’exclusion de 2 collégiennes turques de 12 ans parce qu’elles refusaient d’enlever leur foulard à l’école. Le 25/10 Yves Sintomer, un intellectuel de gauche, répondait très justement dans Libération : « Cette décision, fondée sur un artifice de procédure, est discriminatoire et injuste… Le racisme antimusulman suit souvent de près. Il est déplorable qu’une partie d’un corps enseignant déboussolé s’accroche à une conception intégriste de la laïcité et que l’éducation nationale couvre de telles crispations ». En effet la position que les enseignants ont pris à Flers est dangereuse. Soutenus par le SNES, principal syndicat des enseignants des collèges et lycées, ils avaient fait grève pour exiger l’exclusion des 2 élèves. Quelle position adopter face à une telle confusion ?
Aujourd’hui environ un millier de jeunes filles sont scolarisées avec le foulard. Dans la plupart des cas, comme dans mon lycée, après discussion avec les personnels de l’établissement, les élèves sont normalement acceptées. Cela ne devrait pas poser de problèmes car on est bien loin de la vision fantasmatique véhiculée par les hommes politiques, la presse, la télévision lors de chaque affaire. On voudrait nous faire croire qu’elles sont manipulées par de dangereux islamistes, que quelques élèves de 12 ans menacent les fondements de l’école. La sociologue et ancienne maire socialiste de Dreux Françoise Gaspard montre dans une très bonne étude le contraire : «Les affaires qui ont conduit à des exclusions de lycéennes, à Mantes ou à Lille, à Strasbourg ou à Goussainville, ont contribué à révéler en réalité, dans bien des cas, le foulard n’est pas imposé par les familles mais résulte d’un libre choix, n’est pas vécu comme une soumission mais comme une affirmation de soi. Ces jeunes filles sont le produit d’une société qui depuis 10 ans fait la chasse aux immigrés maghrébins ». (F Gaspard et F Khosrokhavar, Le foulard et la république, Ed. la Découverte)
On constate d’ailleurs que chaque affaire a été habilement utilisée par les gouvernements successifs pour développer un climat raciste, diviser pour mieux règner. Deux ans après Creil en 1989, Cresson (1er ministre socialiste) se félicitait de faire plus de charters que Pasqua ; 2 ans après la circulaire Bayrou en 1994, l’église Saint Bernard était attaquée à coups de hache !
Une grande partie de la gauche a soutenu l’exclusion au nom de la défense du droit des femmes. Cet argument est absurde. Une de mes collègues soulignait qu’il y a autant de garçons musulmans, pourtant pour eux il n’a jamais été question d’exclusion. La mesure «censée défendre » les femmes est au contraire sexiste. En effet, en 1994, Bayrou envoya des émissaires du ministère de l’éducation, deux jeunes femmes issues de l’immigration, rencontrer les jeunes filles. Le rapport va à l’opposé de tous les préjugés, d’ailleurs il ne fut que très peu diffusé. Une émissaire raconte : « Paradoxalement, c’est un phénomène d’émancipation. Avec leur foulard, elles se sentent affranchies. En se plaçant sous l’autorité de Dieu, elles se libèrent de l’autorité de leurs pères et de leurs frères… Une d’elles m’a même dit que depuis qu’elle portait le voile, elle allait à des débats, des colloques » (Libération, 8 décembre 1994). L’école est le premier et indispensable moyen pour qu’elles sortent de chez elles, et on leur refuse.
Au nom de la défense de la laïcité, on a accusé ces jeunes filles de vouloir remettre en cause la neutralité de l’école. Prétendre que l’école est neutre sert surtout à masquer le fait qu’elle est dominée par une culture et des idées dominantes. Il est «naturel » pour la majorité des gens de trouver une aumônerie catholique dans un lycée public, et on s’offusque des pratiques religieuses des musulmans. L’école véhicule une idéologie mais elle doit prétendre le contraire.
Il s’agit de ne pas se tromper d’ennemis. La laïcité, cela doit être le droit à l’école pour tous. Or celui ci n’est pas respecté. L’Etat refuse les moyens pour embaucher, construire des locaux, avoir du matériel. A titre de comparaison, après le mouvement des 500 000 lycéens en 1998, le gouvernement a «généreusement » donné 200 millions de francs à répartir entre tous les lycées, c’est le montant de la participation de l’Etat aux Journées mondiales de la jeunesse, lors de la venue du pape en 1997 ! Il pourrait être tentant pour un gouvernement de réutiliser la question du foulard pour nous diviser et mettre un nuage de fumée sur les véritables problèmes. Nous devons donc résister aux tentatives de division et refuser l’exclusion des jeunes qui portent le foulard.
(lycées de Bagnolet, Masters de l’économie…)
La laïcité fut une valeur que la bourgeoisie porta dans sa lutte contre l’aristocratie. C’est maintenant la bourgeoisie qui a besoin d’une religion pour justifier sa domination, réduisant les idéaux de 1789 à des mythes. Ainsi, une véritable laïcité exigerait deux conditions : d’une part la séparation complète des institutions religieuses et de l’Etat ; d’autre part la constitution d’une école publique unique et gratuite, ouverte à tous, croyants ou non, quelle que soit la religion, indépendante de tout intérêt privé.
(Kagarlitsky pas un centime…)
Une école « neutre » est une illusion, nous voulons une école ouverte sur le monde, où les débats qui règnent dans la société fassent partie intégrante de l’école. La laïcité actuelle empêche la liberté d’expression, elle fragilise encore plus les opprimés ; comme il y a 100 ans, l’école est toujours soumise aux intérêts capitalistes. Au contraire, nous luttons pour une école qui unisse les opprimés et les exploités, où l’on refuse tous les tabous, qui étudie toutes les religions, les idées, le patrimoine culturel de toutes les sociétés, qui fasse de l’histoire humaine, non un moyen de domination, mais d’émancipation. Cette école se heurte directement aux institutions étatiques bourgeoises, et nécessitera le renversement de l’ordre dominant. Seule la classe ouvrière, alliée aux opprimés, classe la plus nombreuse et la plus assoiffée de connaissances parce qu’elle en est privée, y a intérêt. La bourgeoisie a elle depuis longtemps abandonné ce combat.


VII – UNE AUTRE ECOLE EST POSSIBLE

Dans une société capitaliste, l’éducation est déterminée par les besoins de la concurrence économique. Mais quelle école voulons nous ? Quels pourrait être les buts et l’organisation de l’éducation dans une société gérée non plus en fonction du profit, mais en fonction des besoins humains. Nous en avons déjà connu de brefs aperçus lorsque des millions de personnes remirent en cause l’organisation de la société. Dans ces époques de soulèvement révolutionnaires, ce sont les fondements mêmes de l’éducation qui furent balayés.
De la même manière que le capitalisme a développé une éducation en fonction des intérêts de la société, c’est-à dire ceux d’une infime minorité, dans une société socialiste, gérée collectivement, l’éducation dépend des intérêts de cette société mais cette fois ci cela signifie les intérêts de l’immense majorité. Au lieu d’une école basée sur la compétition, l’effort individuel, cela signifie une école où l’effort collectif est central, il nourrit, inspire et permet un développement total des personnalités individuelles des enfants, et celles ci en retour enrichissent la collectivité.
Dans les sociétés primitives, avant l’émergence des classes sociales, le but de toute population était de collectivement conquérir la nature, afin de profiter des produits de celle ci. Ce besoin vital d’extraire de la nature de quoi satisfaire les besoins humains (alimentation, sommeil, reproduction) fait que tout humain manifeste un profond désir d’apprendre. Il fallait connaître les saisons, les plantes bonnes à cueillir, les modes de chasse… Tous les éthnologues qui ont étudié les tribus primitives ont été systématiquement frappés par la connaissance de ces tribus de leur environnement naturel. Lorsque des hommes du 20ème siècle ont voulu reproduire des gestes d’hommes préhistoriques, ils ont été surpris de la difficulté rien que pour allumer du feu avec des silex. L’apprentissage est intrinsèque à l’espèce humaine, tout travail humain nécessite de la connaissance (voir la plus belle histoire de l’homme). Mais la société de classe cadenasse cette soif d’apprendre que chacun d’entre nous a en lui, que se soit un nouveau-né avide de découvrir le monde ou celui qui sort diplômé de l’école. Toutes les révolutions socialistes ont démoli les bases capitalistes du système éducatif, le remettant totalement en cause ; mettant au centre un idéal de développement de la personnalité toute entière de chaque être humain. La compétition n’est pas naturelle chez l’homme, elle est due à l’organisation de la société. En brisant les chaînes capitalistes, l’éducation devient alors une source d’enrichissement collectif, qui en même temps nourrit et inspire chacun.
Les sociétés primitives étaient basées sur les besoins les plus élémentaires. Aujourd’hui, nous utilisons de nombreuses technologies très avancées, cela nous donne la possibilité d’en finir avec la société de classe et enfin satisfaire les besoins humains. Nous pouvons remplacer l’exploitation de l’homme par l’homme par l’exploitation de notre planète par l’humanité unie. Exploiter la nature, cela ne signifie pas la détruire, au contraire. La destruction actuelle de la planète est le produit de la course au profit. Une société gérée collectivement est la seule possibilité pour prendre en compte des intérêts humains à long terme. Le but de l’école socialiste devra donc être d’éduquer ce « maître de la nature », afin que sa personnalité puisse éclore librement pour le bien de la collectivité entière.
Chaque ébranlement révolutionnaire nous montre la possibilité de renverser les bases mêmes du système éducatif. Ces périodes où les travailleurs prirent le pouvoir sont synonymes d’espoir, durant leurs brèves périodes d’existence, elles firent franchir des pas de géant, introduisant de nombreux changements et créant de nouvelles formes d’organisation qui sont toujours une source d’inspiration aujourd’hui.

La révolution russe
Le nouveau régime, issu de la révolution d’octobre 1917, s’attaqua immédiatement à la question éducative. Le premier décret sur l’éducation, en 1918, rassemble l’ensemble des innovations qui vont être mises en places dans les premières années de la révolution. Son préambule énonce l’esprit et les idéaux qui guidaient les révolutionnaires :
« la personnalité de chacun doit rester la valeur la plus importante dans la culture socialiste. Cette personnalité ne peut pourtant se développer selon les inclinaisons et la richesse de chacun autrement que dans une société harmonieuse et égalitaire. Nous ne devons pas oublier le droit de chacun à développer ses particularités. Il n’est pas nécessaire pour nous de faire taire la personnalité de chacun, de l’enfermer dans un moule d’acier car la stabilité de la communauté socialiste est basée, non sur l’uniformité de la vie de caserne, non sur des exercices artificiels, non sur des illusions religieuses ou esthétiques, mais sur une véritable solidarité d’intérêts ». (Pinkevich, Le nouveau système éducatif dans la république soviétique, cité dans C. rosenberg, Education and Revolution, p. 18)
Cette résolution a été suivie des plus grands changements que l’histoire ait connu en terme d’éducation, mais pas seulement. Dans bien des domaines, la révolution russe prit des mesures qui ne sont toujours pas en place dans nos pays aaujourd’hui : liberté complète et gratuité de l’avortement et de la contraception, gratuité et liberté totale de divorce… A propos de la Révolution russe, Lénine parlait de « festival des opprimés ». Cela dura environ dix ans, puis Staline pris le contrôle, détruisant totalement tous les idéaux de la révolution, enfermant l’éducation dans une véritable camisole de force.
Malgré les conditions effroyable, résultat de la guerre civile, et l’opposition de la majorité des enseignants, les écoles furent totalement transformées par l’action révolutionnaire des élèves et d’une minorité d’enseignants, avec les soviets (comités ouvriers) locaux, encouragés par le gouvernement. (à mettre en note La nature sociale des enseignants était très différente de celle d’aujourd’hui. Bien souvent, les professeurs faisaient encore partie des notables, souvent d’origine petite bourgeoise, fortement influencés par l’église orthodoxe et le tsarisme. Ceci explique que beaucoup d’enseignants russes s’opposèrent à la révolution d’Octobre 1917, soutenant les blancs contre révolutionnaires lors de la guerre civile. Il faut souligner en conséquent le rôle fantastique de la minorité progressiste des enseignants qui s’impliquèrent à la reconstruction du système éducatif totalement en ruine et déserté de la majorité des professeurs)
La philosophie générale était de créer une éducation « polytechnique », pluridisciplinaire, reliant le travail pratique et l’étude des théories et des sciences qui guident cette même pratique. La méthode adoptée la plus répandue fut la méthode du « projet ». Collectivement, les enfants choisissaient une tâche sociale usuelle dont ils apprenaient l’aspect manuel, pratique en même temps qu’ils étudiaient les théories sur le même sujet. Les initiatives créatives qui émergeaient de ce travail étaient fortement encouragées.
Les évaluations et les examens furent abolis, l’université fut rendue gratuite et ouverte à tous ceux qui le voulaient. L’année qui suivit le décret sur l’éducation de 1918, le nombre d’étudiants à l’université doubla. L’école fut rendue obligatoire pour tous les enfants jusqu’à l’âge de 17 ans (c’est encore 16 ans en France en 2000 et le Medef voudrait bien l’abaisser ! ). Cet objectif était cependant très difficile à atteindre, en particulier dans les régions rurales, en raison de l’arriération du pays et des dégâts énormes provoqués par la guerre mondiale et la guerre civile.
Les relations humaines furent totalement transformées. Les bases collectives sur lesquelles furent créées les écoles révolutionnaires exigeaient une complète démocratie : Pinkevich, le célèbre pédagogue soviétique, décrit les relations entre les enseignants et les élèves.
« Il ne s’agit ni de mettre toute les affaires de l’école dans les seules mains des élèves ou, au contraire de donner de la même manière un monopole complet aux adultes. Cela serait tout sauf judicieux. L’enseignant joue le rôle d’organisateur, d’assistant, d’instructeur, de camarade plus âgé, mais non le rôle d’un officier supérieur ».
L’enseignant devait maintenir de simples relations de camaraderie avec les enfants, qui bien souvent appelaient leur professeur par son prénom, ce qui est toujours banni dans les écoles du 21ème siècle !.
L’autogestion des élèves fut un pas en avant fantastique en terme de démocratie, et permis de dépasser les frictions entre les personnels éducatifs. Dans chaque école, on élisait des comités pour les élèves, les enseignants et le personnel non-enseignant. Une réunion de ces comités élisait dans chaque école la direction qui était susceptible d’être révoquée si le directeur ou la directrice ne donnait pas satisfaction. De plus, le soviet de l’école, avec les élèves, les personnels et les parents était en relation étroite avec le soviet local et les syndicats pour décider des orientations générales de l’école afin que celle-ci fasse partie intégrante de la communauté.
Alors qu’aujourd’hui encore, le respect de l’autorité et des règles est toujours considéré comme une nécessité à l’école, même si cela donne lieu à des tensions et des fraudes permanentes, Pinkevich explique que : « Nous ne sommes pas préoccupés du tout quand aux lois et aux règles qui sont émises par la communauté. Même si des actions, mauvaises de notre point de vue, sont commises parfois, la chose importante est que les mesures de régulation soient prises par les élèves eux-mêmes, avec la participation active des enseignants et ces mesures peuvent ainsi être mises en application par la collectivité. Ainsi… il doit y avoir aussi peu de lois et de règles que possible ».
La destruction quasi complète de l’industrie créa une forte demande en enseignements de matières professionnelles, ce qui se fit au dépend de l’enseignement général. Ceci fut fortement contesté par des éducateurs révolutionnaires comme Lounatcharsky, ministre de l’éducation, et la bolchevique Kroupskaïa, la femme de Lénine.
Lounatcharsky écrit : « Il est inévitable que se développe une sorte de combat entre certains marxistes qui comprennent toutes les difficultés de l’époque actuelle, la nécessité de concentrer toutes nos forces, fut-ce au prix de sacrifier nos idéaux face aux besoins actuels – et d’autres marxistes qui, en dépit de tout, ne peuvent, même dans ces temps très difficiles, fouler aux pieds les fleurs qu’étaient leur espoir dans la jeunesse prolétarienne, et leur volonté de créer un enseignement basé sur le développement multiple ».
Kroupskaïa est sur la même longueur d’onde : « L’éducation professionnelle ne doit pas mutiler l’homme en faisant de lui un spécialiste dans un domaine limité trop précocement ». Staline, lorsqu’il prit définitivement le pouvoir à la fin des années 20, détruisit ces remarquables expériences éducatives, enfermant à nouveau l’éducation dans une camisole de force d’autoritarisme, reproduisant les pires violences de l’école tsariste.

France, 1968
Plus près de nous, il y a la fabuleuse expérience qui se développa durant plus d’un mois en 1968, et plus brièvement en 1973.
Les élèves menèrent des occupations d’école et réussirent à impliquer de manière active près d’un tiers des enseignants, les autres enseignants participant simplement aux grèves qui rassemblèrent dix millions de travailleurs. Une nouvelle fois, c’était un véritable renversement de l’école. On contestait le système scolaire, celui-ci étant décrit comme des « usines dans lesquelles la matière première doit être moulée » à la seule fin de devenir des « bras » à exploiter, à moitié illettrés.
Un lycéen décrit le climat qui régnait alors : « Alors que nous occupions les bâtiments, les élèves se sentaient pour la première fois chez eux... La plupart des observateurs furent surpris tout d’abord du sérieux des occupants. Ils pensaient que les lycéens allaient profiter de l’occasion pour devenir enragés, et même causer des dégâts matériels. Mais pourquoi auraient-ils détruit leur matériel, saccagé leurs classes, saboté leur propre travail ? C’est sur ce point que les occupations d’écoles prennent un chemin parallèle aux occupations d’usines. Dans les deux cas, les outils de travail furent respectés car émergeait une responsabilité bien plus grande, on découvrait qu’ils pouvaient fonctionner par l’activité de la base seule, sans les interférences de la hiérarchie administrative ou du patron » (Comités d’Action Lycéens, Les lycéens ont la parole, 1968).
Le temps ne fut pas perdu. Ainsi une école mena pendant trois semaines une « expérience éducative » : « Chaque groupe organisa son travail comme il voulait, étudiant un sujet dans la matinée et décidant de l’emploi du temps de la journée (leçon, exercices pratiques, petits groupes…). De midi à midi trente, les élèves de chaque classe décidaient : premièrement si l’objectif avait été atteint et écrivaient des conclusions qui pourraient les aider quand ils reviendraient au sujet, deuxièmement ils préparaient le travail du lendemain, décidant de qui introduirait un sujet, de quels livres consulter… L’après midi, c’était des discussions politiques (au sens le plus large) et des activités culturelles : théâtre, lecture, films jusqu’à 16 heures. Enfin, c’était un meeting général puis du sport ».
La plus grande démocratie régnait. Les délégués étaient élus par chaque classe, ainsi que divers comités élus par les enseignants et les autres personnels. La direction de l’établissement devait être élue pour trois ans, mais pouvait être révoquée si il y avait une majorité des deux tiers du conseil d’établissement. Des réunions furent organisées pour expliquer aux parents ce qui se passait et demander leur coopération.
Une fois encore, la philosophie mise en œuvre par une école révèle une tendance plus profonde : « L’enseignement doit prendre en compte le développement total de l’individu et doit donc rejeter toute idée de spécialisation précoce ou de sélection ; nous ne voulons pas d’idiots spécialisés ».
Nombre de tabous tombèrent, en particulier le mythe de la neutralité de l’école : « Les écoles, à l’unanimité, sont en faveur de l’introduction de la politique… Pourtant, nous refusons toutes les organisations qui refusent la liberté aux gens, telles que les organisations racistes ». Le mois d’occupations d’écoles en France en Mai 1968 fut l’expérience la plus intéressante à l’Ouest. Mais il ne fut pas unique.

Portugal 1974
Ce fut au Portugal, peu de temps après, en 1974 avec le renversement du régime fasciste.
Les mouvements dans les écoles furent un véritable tremblement de terre. Grèves, manifestations, occupations, écoles ouvertes aux travailleurs inaugurèrent un système éducatif nouveau et révolutionnaire, qui purgea totalement le système de l’hégémonie de l’église et du fascisme qui y régnaient depuis 50 ans.
Avant le 25 avril 1974, les directeurs étaient des agents fascistes nommés par le ministère de l’éducation. Peu après le 25 avril, le même ministre, sous la pression du climat et des assemblées générales dans les écoles, fut forcé d’envoyer un ultimatum aux directeurs d’école. Il leur donnait un mois pour donner leur réponse. La pression se développa si rapidement que sans même attendre un mois, tous les directeurs furent licenciés.
Ces agents fascistes éliminés, les écoles furent dirigées par des comités élus par tous, souvent sur la base des opinions politiques des candidats, par les représentants des enseignants, des élèves et du personnel de service. Une éducation pluridisciplinaire fut introduite et les effectifs de classe sévèrement réduits, passant de 40-45 à 25-27.
Les grèves lycéennes se répandirent dans les écoles au printemps 1975 pour se débarrasser des examens et purger les enseignants fascistes. Parmi les grèves, les slogans étaient les suivants : « Les étudiants du côté du peuple et sous la direction de la classe ouvrière ! », « Luttons pour une éducation populaire ! », « Education pour le peuple, pas pour la bourgeoisie ! ».
L’armée, qui était du côté de la révolution, était souvent appelée pour virer des parents fascistes refusant d’obtempérer ou pour sauvegarder une occupation, comme ce fut le cas pour le collège Olivais Sul. Cette école mis en place un nouveau cursus qui comprenait du cinéma, des spectacles de théâtre, du sport, des visites d’usines pour étudier les techniques de production et les problèmes sociaux. Ils occupèrent aussi le studio d’un artiste réactionnaire et des terres inoccupées voisines. Pour se protéger des attaques fascistes, ils demandèrent l’aide de la célèbre unité de l’armée Ral-1, qui leur envoya des soldats armés. Alors qu’auparavant l’école manquait totalement d’espace, elle disposait maintenant de magnifiques espaces supplémentaires.
L’éducation révolutionnaire retomba avec la révolution en novembre 1975, mais elle laissait derrière elle un an et demi passionnant d’innovations.

Rôle des lycéens et étudiants
Ces descriptions de soulèvements d’écoles montrent que les lycéens et les étudiants sont bien la force dirigeante du mouvement révolutionnaire dans les écoles. Dans des époques tranquilles, les élèves ne sont pas pris en compte comme une force sociale, bien que dans la réalité, les luttes de lycéens ou d’étudiants , même peu politisées, voire de simples révoltes destructrices contre une école qui les opprime, ont souvent fait bien plus pour forcer le système à se rénover que les politiques soit-disant raisonnables. Dans des époques de mouvement social, toute l’énergie négative que créé le cadre scolaire peut être canalisé dans une activité politique positive dans laquelle les élèves peuvent se forger leur propre direction afin de participer activement et consciemment à la construction d’une autre école. C’est le seul moyen pour briser l’opposition qui existe entre les enseignants et les élèves, qui sont maintenus dans des rapports d’autorité sous le capitalisme.
Il est à noter que bien souvent les révoltes dans les écoles furent dirigées par des gens issus des classes moyennes. Ceci est le produit de leur situation vécue, en bas de la hiérarchie sociale de l’école, qui forme leur conscience, et non la promesse de futurs privilèges. Même si il est promis à un avenir plus rose qu’un fils d’ouvrier immigré, un fils de médecin apprend à se taire à l’école, il doit y faire des exercices qui limitent la pensée, comme un ouvrier il doit apprendre tout d’abord à obéir. C’est la lutte contre l’autorité oppressive de l’école actuelle qui les mène à rompre avec toute autorité. Leur milieu familial et un niveau plus élevé d’éducation que la classe ouvrière leur donnent une confiance plus grande pour contester les privilèges alors que les enfants de la classe ouvrière en manquent initialement mais que la lutte elle même peut ensuite développer.
Ce sont des enfants de la classe ouvrière qui ont dirigé les mouvements de lycéens en France en 1973. A l’époque, pour justifier sa politique totalement réformiste de 1968, le parti communiste n’hésitait pas à dire aux ouvriers que les lycéens et les étudiants n’étaient que des fils de patrons ; cela lui permettait de fermer les portes des usines aux jeunes révolutionnaires qui voulaient rencontrer et discuter avec les travailleurs. Les lycéens débatturent cette question : « Bien que supposés jouer le rôle de chiens de garde (un rôle qu’ils se refusaient à assumer, comme le montre leur solidarité avec les travailleurs), lycéens et étudiants, une fois dans la vie active, ne seront pas préservés du chômage ».
Ils étaient clairs également quand à à la nature particulière de leur situation sociale, qui leur confère une grande liberté, puisque à l’école, on n’est bien moins entravé par les soucis matériels, le budget ménager, le travail.
« Il est important de comprendre dans la révolte des étudiants et des lycéens que leur non participation à la vie active et leur relative indépendance intellectuelle constitue un terrain défavorable pour les tentatives d’intégration de la bourgeoisie, ou des partis traditionnels, voir même des partis d’opposition ».
Le fait que des jeunes, plutôt privilégiés, luttent sur le front de l’école et s’identifient avec les luttes de la classe ouvrière quand celle-ci sont intenses, a pu aussi s’observer dans la plupart des mouvements lycéens et étudiants en Angleterre, où des luttes ont éclatés dans des Public School (qui, comme leur nom ne l’indique pas du tout, sont des écoles privés élitistes et chères).
Toutes ces expériences, extrêmement intéressantes et enthousiasmantes, se menèrent dans des périodes révolutionnaires. Ces soulèvements sociaux nous donnent des indications sur la direction que pourrait prendre l’éducation sous le socialisme. Tous les aspects devrons être revus selon les intérêts de la base la plus large, de la manière la plus démocratique, combinant le niveau d’enseignement général le plus élevé et une éducation pratique la plus large possible.

CONCLUSION

L’école est en crise. Riccardo Petrella, conseiller à la commission européenne, écrit : « Le premier piège est l’instrumentation croissante de l’éducation au service de la formation de la « ressource humaine ». Cette fonction prenant le pas sur l’éducation pour et par la personne. Il trouve son origine dans la réduction du travail à une « ressource » organisée, déclassée, recyclée, et, le cas échéant, abandonnée en fonction de son utilité pour l'entreprise. Comme toute autre ressource matérielle et immatérielle, la ressource humaine est considérée comme une marchandise économique qui doit être disponible partout. Elle ne connaît ni droits civiques ni autres droits, qu'ils soient politiques, sociaux ou culturels, les seules limites à son exploitation étant de nature financière (les coûts). Son droit à l’existence et au revenu dépend de sa performance, de sa rentabilité. Elle doit démontrer qu’elle est employable, d’où la substitution du « droit au travail » par une obligation nouvelle : démontrer son employabilité »… « En Amérique du Nord, on parle en permanence de « marché de l’éducation », de « buisness de l’éducation », de « marché des produits et des services pédagogiques », d’ « entreprises éducatives », de « marché des professeurs et des élèves »… Pour la grande majorité des acteurs, publics et privés, présents au World Education Market, la marchandisation de l’éducation ne fait aucun doute, la question principale étant de savoir qui va vendre quoi sur quel marché mondial et selon quelles règles. »… « De plus en plus nombreux, en effet, sont les responsables politiques des pays développés prêts à accepter que le marché décide des finalités et de l’organisation de l’éducation. Les organisations syndicales (notamment l’Internationale de l’éducation), les organisations gouvernementales et les mouvements citoyens devraient redoubler d’efforts pour contrecarrer ce scénario » (Le monde diplomatique octobre 2000)
Effectivement, l’éducation est de plus en plus convoitée par les grandes multinationales. Depuis plusieurs mois, les grands de ce monde négocient l’AGCS (accord général sur le commerce et les services), qui vise à reduire l’éducation à un service marchand à part entière.
L’école est à la croisée des chemins. La classe dirigeante veut réduire la question scolaire à une lutte entre « archaïques » et « modernes ». Les problèmes ne seraient que le produit des inadéquations entre les méthodes pédagogiques et les besoins de la société « post moderne ». Allègre était le symbole de ce modernisme, et dut démissionner sous la pression du « corporatisme enseignant ».
Ce discours ne sert qu’à masquer la mainmise des capitaux privés sur le marché éducatif. Ceci n’est qu’un nuage de fumée pour masquer les véritables enjeux.
L’enseignement doit assurer un avenir à la jeunesse, dit-on. Un avenir ? Mais quel avenir leur réserve ce monde dominé par le pouvoir de l’argent ? (Le tableau noir, p. 83)
Ils sont nombreux, à gauche, à tomber dans le piège du discours sur les méthodes d’éducation, sur la révolution informationnelle et pédagogique.
L’avenir réservé aux travailleurs est bien sombre. Alors que les profits explosent, la précarité galope, les salaires stagnent. L’éducation nationale elle même est un des premiers employeurs de précaires. En cette rentrée 2000, on a plus embauché de contractuels (contrat précaire d’un an maximum) que d’enseignants titulaires (Libération 27/09/00). Les enseignants kleenex vont de pair avec la formation de salariés jetables. Ma propre expérience d’enseignant est riche d’exemples les plus sordides. Mes élèves font chaque année pendant un mois un stage en maison de retraite ou en hôpital. Elles y effectuent un véritable travail, souvent exténuant, pour 15 francs par jour !
Le boom économique des années 1990 n’a profité qu’à une infime minorité : les 200 plus riches du monde possèdent autant de richesses que les 2,8 milliards de personnes les plus pauvres, c’est à dire 47% de l’humanité ! Dans les pays les plus riches, la misère n’a cessé d’augmenter. Aux USA, le pourcentage des enfants vivants dans la pauvreté est passé de 19% en 1974 à 25% en 1994. En Grande Bretagne, ils étaient 9% en 19779, 18% en 1991. Près d’un tiers des français, des belges et des hollandais disposent de moins de 10$ (70 francs) par jour pour vivre. (Financial poverty in developed contries T. M. Smeeding, LIS Working Paper, n° 155, avril 1997). En 1990 une conférence mondiale s’engageait à éradiquer l’analphabétisme en 10 ans. On est loin du compte. En l’an 2000, il y a 900 millions d’adultes analphabètes et plus de 120 millions d’enfants de 6 à 11 ans sont privés d’école, obligés de travailler ((Lignes d’ATTAC, n°8, septembre 2000).
« Le développement anarchique imposé par le capitalisme conduit l’humanité vers des tragédies alimentaires, climatiques et écologiques. Aujourd’hui, 1,4 milliard d’être humains n’ont déjà pas accès à l’eau potable et les réserves s’épuisent à une vitesse incroyable. En 1950, les Etats Unis disposaient de 37200 mètres cube d’eau potable par habitant. En l’an 2000, ces réserves seront tombées à 17500. En Amérique latine on est passé de 105000 à 28300. En Afrique, de 20600 à 5100. En Europe, de 5900 à 4300. Les puissances industrielles ont déjà fait la guerre pour le pétrole et continuent de massacrer les enfants d’Irak afin d’assurer leur approvisionnement bon marché en « or noir ». Demain, elles feront la guerre pour l’eau, pour la forêt, pour l’uranium, pour l’oxygène… Souvent, les forces progressistes qui s’opposaient à l’impérialisme des pays riches ont été écrasées dans le sang, ce qui a favorisé le développement des formes les plus barbares d’intégrisme religieux et les nationalismes réactionnaires. Un avenir, disiez vous ? Une petite clique de propriétaires super puissants domine le monde. La planète entière peut crever de faim, étouffer dans sa pollution, exploser de violence… Ils n’ont d’yeux que pour le taux de rendement de leur capital. La jeunesse ne peut rien n’attendre d’eux ». (Le tableau noir, p. 84)
Les riches veulent mettre main basse sur l’école. La gauche se montre incapable aujourd’hui de défendre l’école publique. Il est facile d’accuser l’éducation de tous les maux de la société. Elle devient un bouc émissaire pour expliquer le chômage de masse, le manque de flexibilté des salariés, la violence de la société…
La gauche, au nom de la modernité, ouvre les portes de l’école aux capitaux privés et de l’autre main sort le bâton. La carte répressive est le corollaire de la marchandisation de l’école. « Les effets d’annonce gouvernementaux cherchent à légitimer une politique sécuritaire dans le domaine éducatif : on est passé de l’idée de lutte contre les inégalités sociales à celle de la constitution de l’insécurité comme problème social prioritaire… Ainsi, la vision des « classes dangeureuses », est réactivée par la diabolisation des banlieues et des collèges qui s’y trouvent… On voit mal comment elles échapperaient aux valeurs d’une société qui ne propose d’autre idéal que l’exaltation de la compétition, de la rivalité et de l’insécurité (y compris professionnelle) ». (Le monde diplomatique octobre 2000)
La gauche a renoncé à combattre ce système. Elle se limite à le gérer. En terme d’éducation, le bilan est lourd. Elle mène une politique d’austérité masquée. Alors que les mouvements de grèves de cette année soulignaient le manque criant de personnels, le budget 2001 sur l’éducation propose 390 créations d’emplois pour les 6500 collèges et lycées, soit 1,08 heure d’enseignement par établissement ! (US septembre 2000 n°529) Le PIB français, c’est à dire la quantité totale de richesses produites, a progressé de 9,3% entre 1996 et 1999. Le budget de l’éducation a lui progressé de 5% dans le même temps : la place de l’éducation dans les richesses produites ne cesse de baisser. C’est sous un gouvernement de gauche que les services publics subissent les attaques les plus graves depuis des dizaines d’années. Le sociologue Loïc Wacquant a très bien mis en évidence dans Les prisons de la misère la relation étroite entre la destruction des services publics et la guerre économique impitoyable que se mènent les grandes multinationales : « Le regain d’Etat policier et pénal va avec le moins d’Etat économique et social ; la main invisible du marché, chère aux libéraux, marche avec la poigne de fer de l’Etat ». (colloque Pénalisation de la misère, juin 2000) Ils ferment des écoles mais ouvrent des prisons.
Dans sa course impitoyable au profit, la bourgeoisie estime qu’éduquer les masses doit coûter moins cher et être directement contrôlé par le patronat. Il lui faut des écoles pour ses techniciens à la qualification hyperpointue, dont elle a besoin pour faire fonctionner sa technologie de plus en plus complexe. Mais quel besoin d’enseigner la littérature à un informaticien ? De même, pourquoi enseigner plus que les compétences minimales (lire, écrire, compter) à quelqu’un qui va devenir vendeur de hamburger ? « Les plans actuels du patronat prévoient la forme la plus radicale de privatisation de l’enseignement : la disparition pure et simple de l’école, au profit de réseaux d’enseignement à distance. Chacun n’accèdera plus que strictement aux savoirs et aux compétences qui lui seront nécessaires pour occuper, docilement, la place qui lui est réservé dans l’infernale machine capitaliste. » (Le tableau noir, p. 88)
(Ils veulent nous formater, nous décerebrer, l’école sera seulement pour les riches : rapport du commissariat au plan)
Au début de ce siècle, l’école fut un outil d’une incroyable efficacité pour propager l’idéologie nationaliste et militariste. L’école républicaine ne fut que l’outil pour envoyer des millions de travailleurs et de paysans massacrer leurs frères allemands. Déjà la social-démocratie avait abdiquée devant la logique capitaliste. Aujourd’hui encore, les riches veulent utiliser l’école pour produire des millions de petits soldats du travail, obéissant et pas chers, et s’il le faut ils nous enverrons massacrer pour la « paix et la liberté ».
Gérard de Selys et Nico Hirtt écrivaient en 1998 : « Les nantis ont toujours peur de la rue. C’est la rue qui charrie les foules mécontentes. C’est dans les rues que se dressent, épisodiquement, des barricades. C’est la fureur de la rue, quand elle est aux mains des foules, qui fait trembler les possédants. Qui les chasse, parfois. Trente ans après les révoltes de « mai 68 » qui les avaient tellement effrayés, les riches préparent un projet barbare. Détruire l’enseignement public, instruire eux-mêmes ceux dont ils ont besoin et décérébrer le reste de l’humanité. Toute dictature tente de faire plier les esprits sous ses dogmes. Mais ici, aujourd’hui, un plan est mis en œuvre pour réduire l’homme à une machine. Une machine à produire des richesses, encore plus de richesses, pour quelques uns. Une machine à acheter, à ne consommer que ce qui est rentable. Pour quelques uns. Il faut s’insurger. Il faut y opposer une véritable insurrection. Nous devons informer, réfléchir, discuter, nous unir, nous organiser, rallier ceux qui pourraient se croire à l’abri ou ne pas se sentir concernés. Nous sommes tous concernés. Femmes et hommes, jeunes et vieux, sur la terre entière. Dans les universités, les écoles, les usines et les bureaux ». (p.89)
Depuis, nous avons vu une vague mondiale de résistance, sans précédent depuis 1968. Des milliers d’enseignants ont manifesté avec leurs syndicats à Seattle, aux côtés de ceux qui luttent pour Mumia Abu Jamal, pour l’environnement. Alors que l’on veut nous priver de connaissance, des dizaines de milliers d’étudiants, de jeunes travailleurs dont de nombreux enseignants, ont participé à des conférences avec Pierre Bourdieu, Susan Georges, Naomi Klein, … à Seattle, Washington, Millau, Melbourne, Prague…
Les grandes grèves de l’éducation sont au cœur de ce processus de polarisation de classe. En Seine Saint Denis, 95ème département français en terme de création d’emplois sur 96, des enseignants ont organisés des classes sauvages dans des hypermarchés, avec les parents d’élèves pour dénoncer les méfaits du système. Au Havre, l’hiver dernier, 35 établissements sur 36 ont formé une assemblée générale de grève, invitant des centaines de personnes de l’avenir de l’éducation dans une conférence avec Nico Hirtt. On voit émerger à nouveau dans les luttes les embryons d’une autre école, gérée par et pour la base. Mais ils vont pas nous laisser faire. Les promesses totalement démagogiques de Jack Lang sur des écoles « expérimentales, gérées par les personnels » ne sont qu’un mensonge. Il veut nous séduire, nous tromper. Comme j’ai essayé de le montrer tout au long de cette brochure, l’école capitaliste est indissociable des rapports de production. Nous ne pourrons construire une autre école qu’en construisant un autre monde. Pour débarrasser l’école de son esprit de caserne, il faut débarrasser la société des rapports d’exploitation et de domination.
Plus que jamais, le monde a besoin de connaissance, mais il s’agit de mettre cette connaissance au service des besoins humains. Le capitalisme génère des problèmes sans précédents pour l’humanité. Que faire pour se débarrasser des quantités incroyables de matière radioactive accumulées par 50 ans de concurrence économique et militaire ? Comment faire face aux dégâts à venir liés à l’effet de serre et au réchauffement de la planète, alors que le capitalisme ne cesse d’augmenter sa production de gaz industriels ? Aujourd’hui, les industriels pharmaceutiques réduisent leurs investissement dans la recherche contre le SIDA, car ils estiment que ce n’est pas rentable…
Dans Critique de l’économie politique, Marx met en évidence la relation fondamentale entre les forces productives et les rapports sociaux. Un métier à tisser ou un ordinateur sont des forces productives capables de produire de la valeur, mais ces forces productives sont toujours inventées, développées dans le contexte de rapports sociaux de production particulier, c’est à dire des rapports d’exploitation. « A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elle s’étaient mues jusqu’alors, et qui n’en sont que l’expression juridique. Hier encore formes de développement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. Alors commence une ère de révolution sociale » (Critique de l’économie politique, p. 273)
Rien ne tombera du ciel, c’est l’homme qui fait l’histoire. Nous devons lutter pour un monde qui ne soit plus dominé par le profit, la richesse de quelques-uns au détriment de tous. « Nous devrons détruire ce système qui, depuis qu’il existe, a provoqué misère croissante et guerres répétées. Nous devrons établir un monde dans lequel les immenses richesses produites le soient pour tous, sans restriction, sans discrimination d’aucune sorte. Un monde où les usines, les bureaux, les écoles seront propriétés de la collectivité humaine. Pour le bien de tous. C’est possible. » (Le tableau noir, p.91)
Parce qu’elle a peur de la colère des masses, la classe dirigeante veut nous priver de connaissance. Elle veut détruire la mémoire de nos luttes, propager le mysticisme. L’étude, même légère, de la révolution russe et des révolutions qui suivirent en Hongrie en 1919, en Allemagne en 1919-23, en Italie en 1920 a disparu du programme des collèges. Aux Etats Unis, la théorie créationniste (Dieu créa le monde) est enseignée à l’université contre la théorie de l’évolution de Darwin. Nous devons donc défendre l’école, mais aussi construire nos propres écoles, des école de lutte, produire nos propres idées, nous organiser. Si nous le faisons pas, l’histoire se répétera. Ainsi, en mai 1940, le révolutionnaire russe Trotsky lançait cet avertissement : « Avec le niveau de la technologie et la qualification des travailleurs actuellement atteinte, il est tout à fait possible de créer des conditions propres au développement matériel et spirituel de toute l’humanité. Il faudrait seulement organiser la vie économique dans chaque pays et sur toute la planète, correctement, scientifiquement et rationnellement, conformémént à un plan général. Mais aussi longtemps que les principales forces productives de la société seront possédées par les trusts, c’est à dire par des cliques capitalistes isolées, aussi longtemps pour la lutte pour les marchés, pour les sources de matières premières, pour l’administration du monde, doit inévitablement prendre un caractère de plus en plus destructif. Le pouvoir de l’Etat, et la domination sur l’économie ne peuvent être arrachées des mains des cliques impérialistes rapaces que par la classe ouvrière révolutionnaire. Telle est la signification de l’avertissement de Lénine, à savoir que « sans une série de révolutions victorieuses », une nouvelle guerre impérialiste suivrait inévitablement. Les différentes prédictions et promesses qui furent faites se sont trouvées soumises à l’épreuve des évènements. Le conte de fées « d’une guerre pour tuer les guerres » s’est avéré être un mensonge. La prédiction de Lénine est aujourd’hui une tragique vérité ».
L’éducation est au cœur aujourd’hui de cette tourmente. L’internationalisation du capital et la concurrence à l’échelle du marché mondial a conduit à l’accélération depuis quelques années du processus de concentration du capital qui s’exprime aujourd’hui par les vagues de fusions pour constituer des groupes de plus en plus géant. On assiste à des effets contradictoires : la constitution de blocs financiers géants se combine à un rapprochement de l’Etat et du capital. Pour assurer le fonctionnement de l’économie nationale, l’Etat doit soutenir inconditionnellement des groupes dont l’effondrement de l’économie nationale. Pour s’imposer sur le marché mondial les groupes ont besoin des arguments musclés de l’Etat qui les soutient. Cette vague touche de plein fouet les secteurs de la culture et de l’éducation. L’éducation est aujourd’hui un des terrain de leur guerre économique, comme on l’a vu à Vancouver en mai 2000. Comme le montrait Marx, les sphères idéologiques, économiques et politiques sont inséparables. Ils dominent l’idéologie, dont l’éducation, parce qu’ils dominent l’économie. Mais ils sous estiment l’initiative, le dynamisme, la solidarité, la confiance des luttes collectives. Décembre 1995 a redonné espoir à des millions de personnes, en France et dans le monde entier. Nous ne pourrons pas rester à mi-chemin. Pour changer le monde, il nous faut le comprendre. Cette brochure se veut un premier pas pour reprendre les idées marxistes sur la question de l’éducation. Le retour à Marx me paraît fondamental. Il offre une base d’analyse pour comprendre les idées : « La production des idées, des représentations de la conscience est, de prime abord, directement mêlée à l’activité et au commerce matériels des hommes : elle est le langage de la vie réelle. Ici, la manière d’imaginer et de penser, le commerce intellectuel des hommes apparaissent comme l’émanation directe de leur production matérielle. Il en va de même pour la production intellectuelle, telle qu’elle se manifeste dans le langage de la politique, des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc., d’un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc., mais ce sont les hommes réels, oeuvrant , tels qu’ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et du commerce qui leur correspond jusque dans ses formes les plus étendues. La conscience ne peut jamais être autre chose que l’être conscient, et l’être des hommes est leur process de vie réel » (Karl Marx, L’Idéologie allemande)
Changeons la réalité, et nous changerons les idées : « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».
Pour conclure, je reprends les mots de Gérard de Selys et Nico Hirtt : « Sans cesse, nous devons reprendre nos livres. Y découvrir l’immense richesse des histoires et des savoirs humains. Pour dire non au monde que l’on nous fait aujourd’hui. Un monde noir de malheur. Et bâtir le monde de demain. Un monde de couleurs où existera enfin, pour tous, le plaisir d’apprendre » (p. 91).