Les révolutionnaires doivent bien entendu ne soutenir en aucun cas la censure étatique ou ecclésiastique, censures qui auraient tôt fait de s'abattre sur toute expression subversive. Il n'empêche qu'on peut être étonné d'une telle énergie pour défendre les caricatures danoises alors que dans mille et un autre cas, on ne constate pas un tel zèle de la part des grands médias ! On attend toujours de voir des titres dénonciateurs fleurir pour condamner le ministère de l'Education qui a suspendu récemment un proviseur pour avoir publié un blog explicite sur son homosexualité2, ou encore pour soutenir ce citoyen de Puteaux critique de sa municipalité poursuivi par son maire3. Il serait tout aussi intéressant de voir Le Monde, France-Soir et Libération unis pour défendre la liberté d'expression de Monsieur R, le rappeur poursuivi par des syndicats policiers et un député UMP pour outrage aux bonnes moeurs, incitation à la haine et au meurtre pour sa chanson FranSSe, en reproduisant bien sûr les paroles en première page pour marquer le coup ! On pourrait multiplier les exemples à l'infini de cette hypocrisie. Comble du comble, le Jyllands-Posten lui-même a par ailleurs refusé en 2003 des caricatures représentant Jésus par peur d'offenser ses lecteurs4 !
C'est donc bien la défense de la liberté d'une expression très particulière qui a motivé les plumes et les caméras, celle d'une expression assimilant islam et terrorisme, islam et violence, islam et sexisme, autrement dit l'expression de l'idéologie raciste dominante en France comme au Danemark. Loin de lutter courageusement contre les pouvoirs institués, il s'agissait au contraire de relayer leur idéologie. On ne peut pas y voir plus de courage et plus de mérite que quand un Finkielkraut gémit d'être bâillonné, lui qui réside à demeure dans les journaux, à la radio et à la télévision, et y déverse depuis des années ses élucubrations réactionnaires.
Sans doute cette nouvelle stigmatisation des musulmans ne suffisait pas, on s'est donc empressé de stigmatiser aussi la réponse à la stigmatisation5 ! En grossissant le trait si besoin : parmi les 1 200 000 000 de musulmans dans le monde, l'écrasante majorité n'y a vu qu'une insulte de plus, guère plus digne d'attention que tant d'autres. Il est d'autant plus intéressant de noter comment ont été mis en avant les petits groupes qui ont protesté, la plupart du temps de façon pacifique. On peut retrouver sans difficulté dans la façon dont ces protestations ont été dépeintes les vieux clichés orientalistes faisant des musulmans des créatures irrationnelles, fanatisées, auxquelles les bienfaits de la civilisation des Lumières sont décidément étrangers.
Ainsi, après avoir défendu en long et en large le droit d'offenser les musulmans, certains journalistes européens condamnent l'usage par des musulmans du droit démocratique de protester comme l'action de fous fanatiques ... Brûler un drapeau n'aurait aucune commune mesure avec la publication d'une caricature ! D'un côté les lumières, la civilisation, la Loi, de l'autre le fanatisme, la violence aveugle, la haine ! On peut citer parmi mille exemples cet éditorial du quotidien Métro, assez représentatif du genre :
« On peut détester les caricatures mettant en scène un Mahomet belliqueux. Mais nous devons tous être d’accord sur une même chose : on ne répond pas à la violence des mots ou des dessins par la violence des armes.
Dans une société, la liberté
d’expression remplace la loi de la jungle. S’il est vrai que la
religion musulmane est injustement déformée, s’il est vrai que la
culture arabe est sous-estimée, rabaissée, simplifiée, c’est par
le débat qu’il faut lui rendre sa juste place. Les manifestations,
on peut parler de déferlement de haine, qui ont suivi la publication
des caricatures dans un quotidien danois et reprises par d’autres
publications en Europe, ne sont pas admissibles. Et si les mots
ne suffisent pas, alors il y a le recours à la Loi.(...)»6
Faut il le préciser ? Parmi les protestations, il y en a de réactionnaires, qui défendent le principe du délit de blasphème comme justifié, ou qui amalgament les ressortissants d'un pays ou d'un autre comme collectivement responsables. Dans la réaction de plusieurs régimes dictatoriaux du Moyen-Orient, on peut aussi déceler la tentative de se refaire une vertu et de détourner l'attention populaire de leur propre incurie.
Mais cela ne peut pas servir d'alibi pour refuser de prendre position. En tant que révolutionnaires dans un pays impérialiste et raciste, notre première tâche est de combattre notre propre impérialisme et notre propre racisme, ce qui veut dire être particulièrement vigilants à ne pas être dupes de l'utilisation frauduleuse des « grands principes » par notre classe dirigeante. L'idéologie raciste en France a toujours usé de ruses pour se faire accepter comme facteur de progrès : pseudo-science, besoin de civiliser des peuplades obscures, de lutter contre la guerre, le totalitarisme, ou contre le fanatisme. Aujourd’hui on voudrait faire passer pour une campagne pour la liberté d'expression et pour la démocratie la dissémination de la propagande la plus nauséabonde, on voudrait nous faire croire que ceux qui n'applaudissent pas à ces caricatures racistes sont forcément des défenseurs de l'inquisition et de la mise à l'index.
Il est important de le dire clairement : nous ne sommes pas dupes !
Sylvestre Jaffard
1 On se souvient par exemple qu'en 2004 un ministre de l'éducation considérait qu'on pouvait déceler une manière religieuse de porter la barbe, et que cela pouvait constituer un motif d 'exclusion de l'école publique...
4 Voir le Guardian du 6 février 2006 ( http://www.guardian.co.uk/international/story/0,,1703501,00.html )
5 Gary Younge dans le Guardian peut citer à raison le militant contre l'apartheid Steve Biko : « Non seulement les blancs nous frappent, mais ils nous disent aussi comment nous devons réagir. »
6 Métro, édition du 8 février 2006, reproduit sur http://www.ajefrance.com/article-1807633.html