LES
DEUX AMES DU
SOCIALISME
par Hal Draper
La
première édition de The Two Souls of Socialism
date du milieu des années soixante, époque de
montée de la "contestation" aux Etats-Unis, avec le
Mouvement des Droits Civiques et, surtout, la lutte contre la guerre du
Vietnam. Le maoïsme exerçait alors une attraction
considérable, dans la mesure où il apparaissait
comme la seule alternative révolutionnaire au marxisme
stalinien d'obédience soviétique. L'anarchisme
était également florissant, mais il existait
cependant une minorité qui commençait
à se réapproprier la tradition marxiste
authentique du socialisme par en bas. Pour cette poignée de
militants, Les deux âmes du socialisme devait très
vite devenir un classique, qui confirmait l'existence d'un marxisme
révolutionnaire différent aussi bien de l'horreur
stalinienne que de l'impasse anarchiste et des trahisons de la
social-démocratie.
Pour Draper, la ligne de partage dans la tradition socialiste passe
entre ceux qui pensent que le socialisme doit être
imposé par en haut, par une minorité
éclairée, et ceux qui sont convaincus qu'il ne
peut venir que d'en bas. La vraie tradition socialiste,
exprimée pour la première fois de
façon achevée par Karl Marx, c'est que le
socialisme ne peut être réalisé que par
la classe des travailleurs qui, en s'émancipant
politiquement, prend le contrôle de la
société et met en place une planification
démocratique de la satisfaction des besoins collectifs.
C'est pourquoi le socialisme n'est réalisable qu'en
démocratisant la société infiniment
plus qu'elle ne l'est aujourd'hui.
La
crise du socialisme aujourd'hui est une crise de la
définition du socialisme. Pour la première fois
dans l'histoire mondiale, il est probable que la majorité de
la population se proclame d'une façon ou d'une autre
« socialiste » ; mais cette appellation n'a jamais
contenu aussi peu d'information. Le seul dénominateur commun
approximatif de ces divers « socialismes » est
négatif : l'opposition au capitalisme. Du
côté positif, l'éventail des
idées, opposées et incompatibles, se
réclamant du socialisme, est plus large que celui de la
pensée bourgeoise en général.
L'aspect anticapitaliste lui-même est de moins en moins un
point commun. Un certain nombre de partis sociaux-démocrates
ont virtuellement éliminé toute revendication
socialiste de leurs programmes, promettant le maintien de l'entreprise
privée partout où c'est possible. L'exemple le
plus frappant est celui de la social-démocratie allemande
(« Comme idée, comme philosophie et comme
mouvement social, le socialisme n'est plus
représenté par un parti politique dans
l'Allemagne d'aujourd'hui » résume D.A. Chalmers
dans son livre The Social Democratic Party of Germany). Ces partis ont
défini le socialisme d'une façon qui le vide de
tout contenu, mais la tendance à laquelle ils correspondent
est celle de la social-démocratie réformiste tout
entière. Que reste-t-il de « socialiste
» dans ces partis ?
De l'autre côté de la scène mondiale,
il y a les Etats communistes, qui fondent leurs prétentions
« socialistes » négativement, sur
l'abolition du système du profit capitaliste
privé et le fait que la classe dirigeante n’est
pas constituée de possédants individuels. Mais,
sous l'angle positif, le système socio-économique
qui a remplacé le capitalisme dans ces pays ne pourrait pas
être reconnu par Karl Marx. L'Etat est
propriétaire des moyens de production - mais qui «
possède » l’Etat ? Certainement pas la
masse des travailleurs, qui sont exploités,
opprimés et aliénés à tous
les niveaux du contrôle social et politique. Une nouvelle
classe dirige, les patrons bureaucrates. Elle dirige un
système collectiviste - un collectivisme bureaucratique. A
moins de mettre mécaniquement le signe égale
entre étatisation et « socialisme », en
quoi ces sociétés peuvent-elles être
« socialistes » ?
Ces deux types de socialisme sont très
différents, mais ils ont plus de choses en commun qu'ils ne
le croient. Le rêve de « socialiser » le
capitalisme par en haut est typique de la social-démocratie,
dont le principe a toujours été qu'une
intervention croissante de l'Etat dans l'économie et la
société est, en soi, socialiste. Il
possède un air de famille fatal avec la conception
stalinienne qui consiste à imposer par en haut un
système, et à assimiler l'étatisation
au socialisme. Tous deux plongent leurs racines dans l'histoire de
l'idée socialiste.
Retournons donc aux racines. Les pages qui suivent se proposent
d'examiner la signification du socialisme historiquement, d'une
manière nouvelle. Il y a toujours eu différentes
« espèces » de socialisme, et elles ont
été habituellement divisées entre
réformistes ou révolutionnaires, pacifiques ou
violentes, démocratiques ou autoritaires, etc. Ces divisions
sont réelles, mais il en existe une autre, sous-jacente.
Tout au long du mouvement et des idées socialistes, la
coupure fondamentale s'est faite entre socialisme par en haut et
socialisme par en bas.
Ce qui unit les différentes espèces de socialisme
par en haut est l'idée que le socialisme (ou son imitation
raisonnable) doit être octroyé aux masses
reconnaissantes, sous une forme ou sous une autre, par une
élite dirigeante qui n'est pas réellement soumise
à leur contrôle. Le cœur du socialisme
par en bas est l'idée que le socialisme ne peut
être réalisé que par
l'auto-émancipation des masses, dans un mouvement
« par en bas », au cours d'une lutte pour se saisir
de leur destin en tant qu'acteurs (et non plus comme sujets passifs)
sur la scène de l'histoire. «
L’émancipation des travailleurs sera
l’œuvre des travailleurs eux-mêmes
». Telle est la première des règles
écrites par Marx pour la Première Internationale,
et c'est le principe directeur de l’œuvre de sa vie.
C'est le concept de socialisme par en haut qui explique l'acceptation
de la dictature communiste comme une forme de « socialisme
». C'est l’idée qui concentre
l'intérêt des sociaux-démocrates pour
les superstructures parlementaires de la société
et sur la prise en main des « postes de commande »
de l'économie - ce qui les rend hostiles à toute
action des masses par en bas. C'est le socialisme par en haut qui est
la tradition dominante dans le développement du socialisme.
Il est à noter que ce n'est pas spécifique du
socialisme. Au contraire, l'aspiration à
l'émancipation par en haut est un principe permanent au
cours des siècles de lutte de classe et d'oppression
politique. C'est la promesse constante de tout pouvoir politique qui
fait que le peuple lève les yeux vers le haut en
quête d'aide et d'assistance, plutôt que de se
libérer lui-même de son besoin de protection. Le
peuple en appelait aux rois contre les injustices des seigneurs, et aux
messies pour renverser les tyrans. A l'inverse d'une
démarche audacieuse d'action de masse par en bas, il est
plus prudent de trouver le « bon » dirigeant qui
« répandra ses bienfaits sur le peuple
». Le schéma d'émancipation par en haut
remonte loin dans l'histoire, et il était
inévitable de le retrouver aussi dans le socialisme. Mais
c'est seulement dans le cadre du mouvement socialiste moderne que la
libération par en bas pouvait devenir une aspiration
réaliste. A l'intérieur du socialisme, elle n'a
émergé que par à-coups. L'histoire du
socialisme peut être lue comme un effort, constant mais
malheureux, pour se libérer de l'ancienne tradition de
l'émancipation par en haut.
Dans la conviction que la crise présente du socialisme ne
peut se comprendre que dans les termes de cette grande division dans la
tradition socialiste, nous examinerons quelques exemples des deux
« âmes » du socialisme.
Quelques « ancêtres » du socialisme
Karl
Kautsky, le plus éminent
théoricien de la IIème Internationale, commence
l'ouvrage qu'il a consacré à Thomas More en
présentant More et Munzer comme les deux grandes figures qui
inaugurent l'histoire du socialisme, et qui « suivent la
longue lignée de socialistes, de Lycurgue et Pythagore
à Platon, les Gracques, Catilina, le Christ... »
Voilà une liste impressionnante de « socialistes
» primitifs, et eu égard à sa position,
Kautsky devait être capable de reconnaître un
socialiste au premier coup d’œil. Mais si l'on
examine cette liste, il est intéressant de constater qu'elle
se divise en deux groupes nettement opposés.
La vie de Lycurgue, telle que la raconte Plutarque, l'a fait adopter
par les premiers socialistes comme le fondateur du «
communisme » spartiate - c'est la raison pour laquelle
Kautsky le cite. Mais le système de Sparte,
décrit par Plutarque, est basé sur une division
égale de la terre, dont la propriété
est privée. Il n'est donc aucunement socialiste.
L'impression de « collectivisme » qu'on
éprouve à la description du régime
spartiate, provient du mode de vie de la classe dirigeante
elle-même, structurée comme une garnison
permanente en état de siège, sans parler du
régime de terreur imposé aux hilotes (esclaves).
Je ne comprends pas comment un socialiste moderne peut porter son
regard sur le régime spartiate sans se rendre compte qu'il
s'agit, non pas d'un ancêtre du socialisme, mais d'un
précurseur du fascisme. Cela fait une certaine
différence ! Comment cela a-t-il pu ne pas frapper le
théoricien majeur de la social-démocratie ?
Pythagore avait fondé un ordre élitiste, qui
fonctionnait comme le bras politique de l'aristocratie terrienne contre
le mouvement plébéien démocratique.
Son parti et lui-même furent finalement renversés
par un soulèvement populaire. Kautsky a l'air
d'être du mauvais côté des barricades !
De plus, dans l'ordre pythagoricien régnait un
régime d'autoritarisme total et d'embrigadement.
Malgré tout cela, Kautsky a choisi de considérer
Pythagore comme un ancêtre du socialisme, en s'appuyant sur
l'opinion selon laquelle les pythagoriciens organisés
pratiquaient la consommation communautaire. Même si
c'était vrai (et cela ne l'était pas, comme
Kautsky s'en est rendu compte plus tard), ça n'aurait pas
rendu l'ordre de Pythagore plus communiste qu'un quelconque
monastère. La liste de Kautsky se trouve ainsi
créditée d'un second ancêtre du
totalitarisme.
Le cas de La République de Platon est assez connu. Le seul
élément de « communisme »
dans son Etat idéal réside dans la consommation
communautaire de type monastique, qui ne concerne du reste que la
petite élite des « gardiens » qui
forment la bureaucratie et l'armée. Mais le
système social y est basé sur la
propriété privée et non collective. Et
- à nouveau - l'Etat modèle de Platon est
gouverné par une élite aristocratique, et il
proclame avec insistance que la démocratie
entraîne inévitablement la ruine de la
société. Le but politique de Platon
était, en effet, la réhabilitation et la
purification de l'aristocratie au pouvoir afin de combattre la vague
montante de démocratie. Faire de lui un ancêtre du
socialisme suppose une conception de celui-ci dans laquelle la question
du contrôle démocratique est sans importance.
Quant à Catilina et aux frères Gracchus, ils ne
professaient absolument pas le collectivisme. Leurs noms sont
associés à des mouvements massifs de
révolte démocratique populaire contre le
patriciat. Il n’étaient certainement pas
socialistes, mais il se situaient du côté
populaire de la lutte des classes du monde antique, le
côté du mouvement du peuple par en bas.
Apparemment, cela revient au même pour le
théoricien de la social-démocratie.
Nous trouvons là, dans la préhistoire de notre
sujet, deux sortes de figures toutes prêtes à
entrer dans le panthéon de la pensée socialiste :
d'une part, des partisans d'une certaine forme de (soi-disant)
collectivisme, qui étaient pourtant, sans
équivoque possible, des élitistes, autoritaristes
et antidémocrates, et, d'autre part, ceux qui, n'ayant rien
de collectivistes, étaient engagés dans des
luttes de classe pour la démocratie. Il y a donc une
tendance collectiviste sans démocratie et une tendance
démocratique sans collectivisme, mais rien ne vient encore
combiner les deux courants.
Ce n'est qu'avec Thomas Munzer, le dirigeant de l'aile gauche de la
Réforme allemande, que nous trouvons la suggestion d'une
telle combinaison : un mouvement social aux idées
communistes (celles de Munzer) qui était en même
temps engagé dans un combat populaire
démocratique profondément enraciné
dans les couches inférieures de la
société. Thomas More en est l'exact contraire.
L'écart entre ces deux contemporains se situe au
cœur même de notre sujet. Utopia, de More, brosse
le tableau d'une société totalement
militarisée (qui rappelle davantage « 1984
» , de G. Orwell, qu'une démocratie socialiste),
élitiste de bout en bout, et même esclavagiste, un
cas typique de socialisme par en haut. Il n'est pas surprenant que, de
ces deux « ancêtres du socialisme » qui
se tiennent sur le seuil du monde moderne, l'un (More)
détestait l'autre (Munzer), et soutint les bourreaux qui le
mirent à mort, lui et ses partisans.
Quelle était donc la situation du socialisme alors qu'il
faisait ses premiers pas dans le monde? Dès le
début, il se trouvait divisé entre ses deux
âmes, qui étaient en guerre l'une contre l'autre.
Les premiers socialistes modernes
Le
socialisme moderne a pris naissance, au cours du
demi-siècle qui sépare la Révolution
Française des révolutions de 1848, en
même temps que la démocratie moderne. Mais ils ne
sont pas nés collés comme des frères
siamois. Au départ, ils se sont
développés sur des axes
séparés. Quand donc ces axes se sont-ils
croisés pour la première fois ?
Du naufrage de la Révolution Française ont
émergé différents types de socialisme.
Nous allons examiner trois des plus importants à la
lumière de la question qui nous occupe.
1)
Babeuf.
Le
premier mouvement socialiste des temps modernes
fut celui que dirigea Gracchus Babeuf dans la dernière phase
de la Révolution Française (la «
Conspiration des Egaux »). Il était
conçu comme une continuation du jacobinisme, auquel
s'ajoutait une visée sociale plus conséquente :
une société égalitariste communiste.
C'est la première fois dans l'ère moderne que
l'idée de socialisme se marie à celle de
mouvement populaire - une combinaison essentielle (pour être
tout-à-fait exact, cette combinaison avait
été anticipée par Gerald Winstanley et
les « Niveleurs », l'aile gauche de la
révolution anglaise. Mais elle fut oubliée et
resta stérile sur le plan historique).
Cette combinaison suscite immédiatement une question
critique : quelle est exactement, dans chaque cas, la relation entre
cette idée socialiste et le mouvement populaire ? Ce sera la
question-clé du socialisme pour les deux siècles
à venir.
Le mouvement populaire de masse tel que le concevaient les babouvistes
a échoué : les hommes semblent avoir
tourné le dos à la révolution.
Malgré tout ils souffrent, et ils ont besoin du communisme.
Nous en sommes conscients. La volonté
révolutionnaire du peuple a été
défaite par une conspiration de la droite. Nous avons besoin
d'un complot de gauche pour recréer le mouvement populaire,
pour redonner forme à la volonté
révolutionnaire. Mais le peuple n'est plus
disposé à prendre le pouvoir. Il est par
conséquent nécessaire que nous prenions le
pouvoir en son nom pour hisser le peuple à la hauteur de ses
tâches. Cela signifie la mise en place d'une dictature
temporaire, qui sera celle d'une minorité, certes. Mais ce
sera une dictature éducative, dont le but sera de
créer les conditions qui rendront possible, dans l'avenir,
l'établissement d'un véritable contrôle
démocratique (nous sommes démocrates). Ce ne sera
pas une dictature du peuple, comme la Commune, encore moins une
dictature du prolétariat. Il s'agit, en
réalité, d'une dictature sur le peuple - avec les
meilleures intentions du monde.
Pendant plus d'un demi-siècle, la conception d'une dictature
éducative sur le peuple demeurera le programme de la gauche
révolutionnaire - avec les « trois B »
(Babeuf, Buonarotti et Blanqui) et aussi, avec le bavardage anarchiste
en prime, Bakounine. Le nouvel ordre sera octroyé au peuple
opprimé par le révolutionnaire. Ce socialisme par
en haut caractéristique est la première forme, la
plus primitive, du socialisme révolutionnaire, mais il y a
encore aujourd'hui des admirateurs de Castro et de Mao qui pensent que
c'est le dernier cri en matière de révolution.
2)
Saint-Simon.
Esprit brillant, émergeant de la période
révolutionnaire, il prit une direction
diamétralement opposée. En même temps
que Saint-Simon était motivé par une
véritable horreur de la révolution et du
désordre, les potentialités de l'industrie et de
la science exerçaient sur lui une grande fascination.
Sa vision n'a rien de commun avec ce qui touche à
l'égalité, la justice, la liberté, les
droits de l'homme et autres passions : il considérait
seulement la modernisation, l'industrialisation et la planification,
coupées de telles notions. L'industrialisation
planifiée était pour lui la clé du
nouveau monde, et à l'évidence les individus qui
devaient mener à bien cette tâche
étaient issus des oligarchies de financiers et d'hommes
d'affaires, scientifiques, techniciens, entrepreneurs. Quand il ne
faisait pas appel à ceux-ci, c'est vers Napoléon
ou Louis XVIII qu'il se tournait pour mettre en œuvre des
projets de dictature royale. Ses plans pouvaient connaître
des variations, mais ils étaient tous parfaitement
autoritaires, jusqu'au plus petit détail de planification.
Raciste systématique et impérialiste militant, il
était l'ennemi acharné des idées
même de liberté et
d'égalité, qu'il haïssait comme la cause
de la Révolution Française.
C'est seulement dans la dernière période de sa
vie (1825) que, déçu par le manque de
responsabilité de l'élite naturelle face
à son devoir d'imposer la nouvelle oligarchie
modernisatrice, il abaissa son regard vers les travailleurs. Le
« Nouveau Christianisme » serait un mouvement
populaire, mais son rôle serait seulement de convaincre les
pouvoirs de se ranger aux conseils des planificateurs saint-simoniens.
Les travailleurs devaient s'organiser - pour pousser leurs capitalistes
et leurs patrons entrepreneurs à prendre le pouvoir sur les
« classes oisives ».
Comme concevait-il donc le lien entre la société
planifiée et le mouvement populaire ? Le peuple, le
mouvement, pouvait être utile comme un bélier -
dans les mains de quelqu'un d'autre. L'idée de Saint-Simon
était un mouvement par en bas pour fonder un socialisme par
en haut. Mais le pouvoir et le contrôle devaient rester
là où ils avaient toujours
été : en haut.
3)Les
Utopistes.
Un troisième type de socialisme vit le jour dans la
génération post-révolutionnaire :
celui des Socialistes Utopiques proprement dits : Robert Owen, Charles
Fourier, Etienne Cabet, etc. Ils firent les plans d'une colonie
communautaire idéale, sortie toute faite du cerveau du
leader, qui devait être financée par de riches
philanthropes, sous la protection d'un pouvoir bienveillant.
Owen (à bien des égards le plus sympathique
d'entre eux) n'était pas moins catégorique que
les autres : « Ce grand changement ... doit être
accompli et sera accompli par les riches et les puissants. Personne
d'autre ne peut le faire... c'est un gaspillage de temps, de talent et
de moyens pécuniaires pour les pauvres que de s'opposer aux
riches et aux puissants... » Il était
naturellement contre la « haine de classe », la
lutte des classes. Parmi ceux, nombreux, qui professaient la
même foi, bien peu ont exprimé de façon
aussi crue que le but de ce « socialisme »
était de « gouverner ou de traiter la
société dans son ensemble comme les plus
évolués des médecins traitent leurs
patients dans le mieux organisé des asiles de fous
», avec « patience et douceur » pour les
malheureux qui « sont devenus tels du fait de
l'irrationalité et de l'injustice du très
irrationnel système social d'aujourd'hui ».
La société de Cabet comportait des
élections, mais il ne pouvait y avoir de libre discussion,
et l'accent était mis sur une presse
contrôlée, un endoctrinement
systématique et une totale uniformité comme
ingrédients essentiels de la potion.
Quelle était, pour ces Socialistes Utopiques, la relation
entre l'idée socialiste et le mouvement populaire ? Celui-ci
était le troupeau qui devait être gardé
par le bon pasteur. Le socialisme par en haut n'implique pas
nécessairement de cruelles intentions despotiques.
Ce côté du socialisme par en haut est loin d'avoir
disparu. Bien au contraire, il est si moderne qu'un écrivain
contemporain comme Martin Buber, dans Les chemins de l'Utopie,
réalise la prouesse de présenter les vieux
Utopistes comme de grands démocrates et des «
libertaires » ! Ce mythe est très
répandu, et il met en évidence, encore une fois,
l'extraordinaire aveuglement des écrivains et historiens
socialistes quant à la profondeur de l'enracinement du
socialisme par en haut comme élément dominant des
deux âmes du socialisme.
L'apport de Marx
L'utopisme
était élitiste et
anti-démocratique dans l'âme parce qu'il
était utopique - c'est-à-dire qu'il portait son
regard vers un modèle préconçu, un
rêve auquel la volonté devait donner vie. Il
était par-dessus tout hostile à l'idée
même de transformation de la société
par en bas, par l'intervention révolutionnaire des masses en
quête d'émancipation, même s'il
acceptait finalement le recours aux masses comme instrument de pression
sur les sommets. Dans le mouvement socialiste tel qu'il
s'était développé avant Marx,
à aucun moment l'idée de socialisme n'a
rencontré celle de démocratie par en bas.
Cette intersection, cette synthèse, sera la grande
contribution de Marx. Par comparaison, Le Capital dans sa
totalité est secondaire. Il fit fusionner le socialisme
révolutionnaire et la démocratie
révolutionnaire. C'est là qu'est le coeur du
marxisme. « Voici la Loi. Le reste n'est que commentaire
». Le Manifeste Communiste de 1848 marque la prise de
conscience par lui-même d'un mouvement « dont
l'idée était, dès le commencement, que
l'émancipation de la classe ouvrière devait
être l’œuvre de la classe
ouvrière elle-même » (Engels).
Le jeune Marx lui-même passa par le stade primitif, de la
même manière que l'embryon humain passe par le
stade branchial. On peut signaler qu'il réalisa l'une de ses
premières immunisations en attrapant la maladie la plus
répandue, l'illusion du despote sauveur. Il avait 22 ans
à la mort du vieil empereur, quand sous les acclamations des
libéraux Frédéric-Guillaume IV monta
sur le trône, porteur de grandes attentes de
réforme démocratique par en haut. Rien de tel ne
se produisant, Marx ne revint jamais à cette
idée, qui n'a pas cessé depuis d'ensorceler le
mouvement socialiste par des espoirs en des dictateurs ou des
présidents providentiels.
Lorsque Marx entra en politique, il était
rédacteur en chef de l'organe de l'extrême gauche
démocrate libérale de la Rhénanie
industrielle, et il devint bientôt le principal propagandiste
de la démocratie politique intégrale en
Allemagne. Le premier article qu'il publia était une
polémique en faveur d'une liberté
illimitée de la presse de toute censure étatique.
Au moment où le gouvernement impérial obtint son
renvoi, il commençait à se tourner vers les
nouvelles idées socialistes en provenance de France. En
devenant socialiste, ce porte-parole de la démocratie
libérale avait toujours pour objectif la victoire de la
démocratie - mais ce mot avait dès lors un sens
plus profond. Marx fut le premier penseur et dirigeant socialiste
à venir au socialisme en passant par la lutte pour la
démocratie libérale.
En mettant en œuvre une démarche qui, pour la
première fois, faisait fusionner les idées
communistes et les aspirations nouvelles à la
démocratie, Marx et Engels entrèrent en conflit
avec les sectes communistes existant alors, comme celle de Weitling,
qui rêvait d'une dictature messianique. Avant de rejoindre le
groupe qui devait devenir la Ligue Communiste (pour laquelle ils
rédigèrent le Manifeste Communiste), ils
stipulaient que l'organisation devait passer de la conspiration
élitiste à l’ancienne à un
groupe de propagande au grand jour, que « tout ce qui pouvait
conduire à un autoritarisme superstitieux devait
être éliminé des règles
», que le comité de direction devait
être élu par tous les membres, en opposition avec
la tradition des « décisions par en haut
». Ils conquirent bientôt la Ligue à
leur nouvelle façon de voir et, dans un journal
publié en 1847, quelques mois seulement avant le Manifeste
Communiste, le groupe annonçait :
Nous ne sommes pas de ces communistes qui cherchent à détruire la liberté individuelle, qui veulent transformer le monde en une énorme caserne ou une énorme maison de pauvres. Il y a certainement des communistes qui, la conscience tranquille, refusent de lutter pour la liberté individuelle et voudraient l'éliminer du monde parce qu'ils la considèrent comme un obstacle à l'harmonie universelle. Mais nous n'avons aucun désir d'échanger la liberté contre l'égalité. Nous sommes convaincus (...) que dans aucun ordre social la liberté ne sera aussi bien garantie que dans une société basée sur la propriété commune... (mettons-nous) au travail pour fonder un Etat démocratique dans lequel chaque parti serait à même, que ce soit par la parole ou par l'écrit, de gagner une majorité à ses idées...
Le Manifeste Communiste, qui est sorti de ces discussions, proclamait que l'objectif premier de la révolution était de « gagner la bataille de la démocratie ». Lorsque, deux ans plus tard, après le déclin des révolutions de 1848, la Ligue Communiste scissionna, ce fut en opposition, encore une fois, avec le « communisme sommaire » qu'est le putschisme, qui envisageait de substituer des groupes déterminés de révolutionnaires au réel mouvement de masse d'une classe ouvrière éduquée par l'avant-garde. Marx leur dit alors :
La minorité ... fait de la seule volonté la force motrice de la révolution, et la substitue aux rapports réels. Alors que nous disons aux travailleurs : « vous devez traverser 10 ou 20 ou 50 années de guerres civiles et de guerres internationales, non seulement afin de changer les conditions existantes, mais aussi pour vous changer vous-mêmes et vous rendre capables d'exercer le pouvoir politique » , de votre côté, vous dites à ces mêmes travailleurs : « nous devons prendre le pouvoir tout de suite, ou alors nous ferions mieux d'aller nous coucher ».
«
Pour vous changer vous-mêmes
et vous rendre capables d'exercer le pouvoir politique » :
tel est le programme que Marx assigne au mouvement de la classe
ouvrière, à la fois contre ceux qui disent que
les travailleurs peuvent prendre le pouvoir du jour au lendemain, et
contre ceux qui disent qu'ils ne le prendront jamais. C'est ainsi
qu'est né le marxisme, dans un combat conscient contre les
avocats de la dictature éducative, les dictateurs-sauveurs,
les élites révolutionnaires, les communistes
autoritaires aussi bien que les philanthropes bien
intentionnés et les bourgeois libéraux.
C'était ça le marxisme de Marx, pas la
monstruosité caricaturale qui porte cette
étiquette à la fois chez les professeurs
bourgeois - qui tremblent devant l'esprit d'opposition
révolutionnaire sans compromis à l'ordre
capitaliste - et chez les staliniens et néo-staliniens, qui
doivent dissimuler le fait que Marx n'a jamais cessé de
faire la guerre à leurs semblables.
« C'est Marx le premier qui riva ensemble les deux
idées de socialisme et de démocratie »
parce qu'il développa une théorie qui rendait la
synthèse possible pour la première fois (la
citation provient de l'autobiographie de H.G. Wells; inventeur d'une
des plus rébarbatives utopies du socialisme par en haut de
toute la littérature - Wells s'emploie ici à
dénoncer Marx pour l'étape historique qu'il a
franchie).
Au centre de la théorie se trouve l'affirmation qu'il y a
une majorité sociale qui a intérêt
à changer le système et qui est
motivée pour le faire, et que le but du socialisme peut
être l'éducation et la mobilisation de cette
majorité massive. C'est de la classe exploitée,
de la classe travailleuse, que vient en dernière analyse la
force motrice de la révolution. Par conséquent un
socialisme par en bas est possible, sur la base d'une
théorie qui rend compte des potentialités
révolutionnaires des masses, même si à
certains moments elles peuvent paraître
arriérées. Le Capital, après tout,
n'est pas autre chose que la démonstration des bases
économiques de cette proposition.
C'est seulement une théorie d'un socialisme de la classe
ouvrière qui rend possible la fusion entre le socialisme
révolutionnaire et la démocratie
révolutionnaire. Lorsque nous disons cela, nous n'exprimons
pas la conviction que notre foi est justifiée, nous
insistons simplement sur l'alternative suivante : tous les socialistes
ou prétendus réformateurs qui la
répudient finissent toujours par embrasser une forme de
socialisme par en haut, qu'il soit de la variété
réformiste, utopiste, bureaucratique, stalinienne,
maoïste ou castriste. Il n'existe pas d'exceptions.
Cinq ans avant le Manifeste Communiste, un jeune homme de 23 ans,
récemment gagné aux idées socialistes,
écrivait encore, dans la vieille tradition
élitiste : « Nous ne pouvons recruter nos membres
que parmi les classes qui ont reçu une bonne
éducation, à savoir les classes universitaires et
commerciales... » Le jeune Engels (c'était lui)
devait faire de rapides progrès. Mais cette vision
dépassée est toujours présente
aujourd'hui.
Le mythe de l'anarchisme « libertaire »
L'un
des autoritaristes les plus
conséquents dans l'histoire des idées
révolutionnaires est le « père de
l'anarchisme » lui-même, Pierre-Joseph Proudhon,
dont le nom est régulièrement cité
comme celui d'un grand « libertaire », sans doute
à cause de sa laborieuse répétition du
mot « liberté » et de ses invocations
à la « révolution par en bas
».
Certains sont prêts à lui pardonner son
antisémitisme véritablement hitlérien
(« le juif est l'ennemi de l'humanité. Il est
nécessaire de renvoyer cette race en Asie, ou de
l'exterminer »), ainsi que son racisme de principe (il
considérait qu'il était juste que le Sud
américain maintînt les noirs en esclavage, car ils
étaient la forme la plus basse des races
inférieures), ou sa glorification de la guerre en tant que
telle (exactement dans le style de Mussolini), ou son opinion que les
femmes n'avaient aucun droit : « Je lui dénie tout
droit politique et toute initiative. Car la liberté et le
bien-être de la femme ne peuvent exister que dans le mariage,
la maternité et les tâches
ménagères » - en gros, le
Kinder-Kirche-Küche (enfants-église-cuisine) des
nazis.
Mais il n'est pas possible d'accepter son opposition violente, non
seulement au syndicalisme, mais aussi au droit de grève (il
allait jusqu'à approuver les policiers briseurs de
grèves), à toute idée de droit de
vote, de suffrage universel, de souveraineté populaire, ou
à l'idée même de constitution
(« Toute cette démocratie me
dégoûte ... Que ne donnerais-je pour fendre cette
foule de mes poings fermés ! »). Ses notes sur la
société idéale comportent notamment la
suppression de tout groupe autre que le sien, de toute
réunion publique de plus de 20 personnes, de la
liberté de la presse et des élections ; dans les
mêmes notes, il appelle de ses vœux une «
inquisition générale », et la
condamnation de « plusieurs millions de personnes »
aux travaux forcés - « une fois que la
révolution sera faite ».
Ce qui se cachait derrière tout cela était un
féroce mépris des masses - le fondement
nécessaire du socialisme par en haut, autant que son
contraire était la base du marxisme. Les masses sont
corrompues et incurables (« Je vénère
l'humanité, mais je crache sur les hommes »). Ils
ne sont que « des sauvages... qu'il est de notre devoir de
civiliser, et sans faire d'eux notre souverain »,
écrivait-il à un ami avec lequel il
polémiquait, ajoutant avec mépris: « Tu
crois encore dans le peuple ». Le progrès ne peut
venir que de la domination d'une élite, qui prend bien soin
de n'accorder au peuple aucune souveraineté.
A plusieurs reprises, il se tourna vers un despote
considéré comme le dictateur qui ferait triompher
la révolution : Louis Bonaparte (il écrivit en
1852 un livre dans lequel il présentait Napoléon
III comme porteur des espoirs de la révolution), le prince
Jérôme Bonaparte, et, pour finir, le tsar
Alexandre II (« N'oubliez pas que le despotisme du tsar est
nécessaire à la civilisation »).
Il y avait bien évidemment au poste de dictateur un candidat
plus immédiat : lui-même. Il élabora un
programme détaillé d'activité
« mutualiste », coopérative dans la
forme, qui devait se développer en englobant toute
l'activité et l'Etat. Dans ses notes, Proudhon se
désigne lui-même comme directeur en chef,
naturellement non soumis à ce contrôle
démocratique qu'il méprisait tant. Il prit soin
de régler certains détails à l'avance
: « Faites un programme secret pour tous les directeurs :
élimination définitive de la royauté,
de la démocratie, des propriétaires, de la
religion (etc.) ».
Les directeurs sont les représentants naturels du pays. Les ministres sont seulement des directeurs supérieurs ou directeurs généraux, comme je le serai un jour... Quand nous serons les maîtres, la religion sera ce que nous voudrons qu'elle soit ; de même l'éducation, la philosophie, la justice, l'administration et le gouvernement.
Le
lecteur, qui est peut être plein des
illusions courantes sur l'anarchisme « libertaire
», demandera : n'était-il donc pas
sincère dans son grand amour de la liberté ?
Si, assurément. Il est seulement nécessaire de
comprendre ce que signifie la « liberté
» anarchiste. Proudhon écrit : « Le
principe de liberté est celui de l'abbaye de
Thélème (dans Rabelais - N.D.T.) : fais ce que
voudras ! » et ce principe signifiait : « Tout
homme qui ne peut pas faire ce qu'il veut a le droit de se
révolter, même seul, contre le gouvernement,
même si le gouvernement est constitué par tous les
autres ». Le seul homme qui peut jouir d'une telle
liberté est le tyran ; voilà le sens de la
brillante introspection du Chigalev de Dostoïevsky :
« En partant d'une liberté illimitée,
j'arrive au despotisme illimité ».
C'est la même histoire avec le second «
père de l'anarchisme », Bakounine, dont les plans
de dictature et de suppression de tout contrôle
démocratique sont mieux connus que ceux de Proudhon.
La raison fondamentale est la même : l'anarchisme ne
s’intéresse aucunement à la mise en
place d'un contrôle démocratique par en bas, mais
seulement à la destruction de l' «
autorité » sur l'individu, y compris
l'autorité de la démocratie la plus large qu'on
puisse imaginer. Cela a été exposé
clairement, et à plusieurs reprises, par des
représentants autorisés de l'anarchisme, par
exemple par George Woodcock : « Même si la
démocratie était possible, les anarchistes n'en
seraient pas partisans... Les anarchistes ne sont pas les avocats de la
liberté politique. Ce qu'ils veulent, c'est la
libération de la politique... » L'anarchisme est
en principe violemment antidémocratique, puisqu'une
autorité, même idéalement
démocratique, reste une autorité. Mais ainsi, en
rejetant la démocratie, il ne propose pas d'autre moyen de
résoudre les conflits et les divergences,
inévitables entre les habitants de
Thélème, sa liberté
illimitée pour chaque individu
émancipé de tout contrôle
étant impossible à distinguer du despotisme
illimité exercé par le même individu,
en théorie aussi bien qu'en pratique.
Le grand problème de notre époque est la
réalisation du contrôle démocratique
par en bas sur les énormes pouvoirs de l'autorité
sociale moderne. L'anarchisme, qui est dans sa phraséologie
tout-à-fait libéré du « par
en bas », rejette ce but. C'est le revers de la
médaille du despotisme bureaucratique, les valeurs
étant inversées, mais non la solution de
l'alternative.
Lassalle et le socialisme d'Etat
On
prétend souvent que le
modèle par excellence de la social démocratie
moderne, le SPD allemand, s'est constitué sur une base
marxiste. Il s'agit là d'un mythe, parmi tant d'autres dans
l'histoire du socialisme. L'influence de Marx y était forte,
y compris pendant un temps sur certains dirigeants, mais la politique
qui avait fini par déterminer de façon
décisive l'orientation du parti provenait en
réalité de deux autres sources. L'une d'entre
elles était représentée par Lassalle,
qui fonda en 1863 le socialisme allemand comme mouvement
organisé. L'autre était constituée par
les Fabiens britanniques, qui ont inspiré le «
révisionnisme » de Bernstein.
Ferdinand Lassalle était le prototype du socialiste d'Etat -
c'est-à-dire qu'il visait à ce que le socialisme
soit réalisé par l'Etat existant. Il
n'était pas le premier à l'exprimer (Louis Blanc
l'avait fait avant lui)), mais pour lui l'Etat en place
était celui du Kaiser et de Bismarck.
L'Etat, expliquait Lassalle aux ouvriers, «
réalisera pour chacun d'entre nous ce qu'aucun de nous ne
peut faire pour lui-même ». Marx enseignait
exactement le contraire : la classe ouvrière devait
réaliser elle-même son émancipation en
même temps qu'elle détruirait l'Etat existant.
Bernstein avait raison quand il disait que Lassalle « vouait
un véritable culte » à l'Etat.
« Le feu immémorial des vestales de toute
civilisation, l'Etat, est ce que je défends avec vous contre
ces barbares modernes (les bourgeois libéraux) »,
proclama Lassalle devant un tribunal prussien. Cela faisait de Marx et
de Lassalle des « adversaires fondamentaux », comme
le remarque Footman dans sa biographie de Lassalle, où il
met à nu son prussianisme, son nationalisme, son
impérialisme prussien.
Lassalle donna au premier mouvement socialiste allemand la forme de sa
dictature personnelle. En pleine conscience, il s'employa à
la construire comme un mouvement par en bas pour réaliser un
socialisme par en haut (rappelez-vous le « bélier
» de Saint-Simon). Le but était de convaincre
Bismarck de faire des concessions - en particulier le suffrage
universel, sur la base duquel un mouvement parlementaire,
dirigé par Lassalle, pourrait devenir un allié de
masse de l'Etat bismarckien dans une coalition contre la bourgeoisie
libérale. Dans ce but, Lassalle alla jusqu'à
négocier avec le « Chancelier de Fer ».
Lui adressant les statuts dictatoriaux de son organisation comme
« la constitution de mon royaume, que peut-être
vous m'envierez », Lassalle ajoutait :
Mais cette miniature ne suffira pas à montrer à quel point il est vrai que la classe ouvrière ressent une attirance instinctive pour la dictature, si elle peut être convenablement persuadée que cette dictature sera exercée dans son intérêt ; et à quel point, malgré toutes les opinions républicaines - ou plutôt précisément à cause d'elles - elle serait par conséquent encline, comme je vous le disais récemment, à considérer la Couronne, à l'inverse de l'égoïsme de la société bourgeoise, comme le représentant naturel de la dictature sociale, si la Couronne pour sa part pouvait se décider à la démarche - certainement tout-à-fait improbable - de mettre en œuvre une ligne vraiment révolutionnaire, et de se transformer, de la monarchie des ordres privilégiés, en une monarchie du peuple, sociale et révolutionnaire.
Bien
que cette lettre secrète n'ait pas
été connue à l'époque, Marx
avait parfaitement compris la nature du Lassallisme. Il jeta au visage
de Lassalle qu'il était un « bonapartiste
» et écrivit avec lucidité que
« son attitude était celle d'un futur dictateur
des travailleurs ». Il appela la tendance de Lassalle le
« socialisme du gouvernement royal de Prusse »,
dénonçant son « alliance avec
l'opposition absolutiste et féodale contre la bourgeoisie
».
« A la place du processus révolutionnaire de
transformation de la société »,
écrivait Marx, Lassalle voit le socialisme se
créer « à partir de «
l’aide d'Etat » qui est octroyée aux
sociétés coopératives de producteurs
et que l'Etat, non pas le travailleur, met en œuvre
». Marx, railleur, ajoute : « Mais en ce qui
concerne les présentes sociétés
coopératives, elles ont une valeur seulement si elles sont
des créations indépendantes des travailleurs, et
non des protégés du gouvernement ou de la
bourgeoisie ». Nous avons là une
définition classique du mot indépendant qui est
la clef de voûte du socialisme par en bas opposé
au socialisme d'Etat.
Il existe un exemple instructif de ce qui se passe quand un
antimarxiste américain du type académique aborde
cet aspect de Marx. Démocratie et marxisme, de Mayo
(révisé plus tard sous le titre Introduction
à la théorie marxiste) démontre
adroitement que le marxisme est antidémocratique
essentiellement par l'expédient qui consiste à le
définir comme « l'orthodoxie de Moscou
». Mais il semble au moins avoir lu Marx et s'être
rendu compte que nulle part, dans des milliers de pages et une longue
vie, Marx ne se montre soucieux de plus de pouvoir pour l'Etat - c'est
plutôt le contraire. Marx, réalise-t-il,
n'était pas un « étatiste » :
La critique populaire dirigée contre le marxisme consiste
à dire qu'il tend à
dégénérer vers une forme d'
« étatisme ». A première vue
la critique paraît mal ciblée, car la vertu des
théories politiques de Marx... est l’absence
totale en elles d'une quelconque glorification de l'Etat.
Cette découverte est un défi non
négligeable aux détracteurs de Marx, qui
évidemment savent à l'avance que le marxisme doit
glorifier l'Etat. Mayo résout la difficulté par
deux considérations : 1) « l'étatisme
est implicite dans le recours à la planification totale...
», et 2) « regardez la Russie ». Mais
Marx n'a jamais fétichisé la «
planification totale ». Il a été si
souvent dénoncé (par d'autres critiques
marxistes) pour avoir négligé de tirer des plans
pour le socialisme, précisément parce qu'il
réagissait violemment contre le « planisme
» utopique, ou planisme par en haut, de ses
prédécesseurs. Le « planisme
» est précisément la conception du
socialisme que Marx souhaitait détruire. Le socialisme doit
impliquer la planification, mais la « planification totale
» n'est pas égale au socialisme - de la
même manière que n'importe quel
imbécile peut être professeur mais que tout
professeur n'est pas forcément un imbécile.
Le modèle fabien
En
Allemagne, derrière la silhouette de
Lassalle, émergent toute une série de «
socialismes » qui prennent une direction
intéressante.
Les soi-disant socialistes académiques («
socialistes de la chaire » - « Kathedersozialisten
» - un courant d'académiques institutionnels)
louchaient du côté de Bismarck plus ouvertement
que Lassalle, mais leur conception du socialisme d'Etat
n'était pas, en principe, étrangère
à la sienne. A ceci près que Lassalle recourait
à l'expédient hasardeux d'en appeler à
un mouvement par en bas pour réaliser son but - hasardeux
parce qu'une fois mis en marche, il pouvait, comme il l'a fait plus
d'une fois, échapper à tout contrôle.
Bismarck lui-même n'hésitait pas à
présenter sa politique économique paternaliste
comme une espèce de socialisme, et des livres ont
été écrits sur le «
socialisme monarchique », le « socialisme d'Etat
bismarckien », etc. Plus ancré à
droite, nous trouvons ensuite le « socialisme » de
Friedrich List, un crypto-nazi, pour arriver à ces
régions où une variante anticapitaliste de
l'antisémitisme (Dühring, A. Wagner, etc.) a
formé la base du mouvement qui s'est appelé lui
même « socialiste » sous la direction
d'Adolf Hitler.
Le fil conducteur de tout cet ensemble, au-delà des
différences, est la conception que le socialisme est
seulement équivalent à l'intervention de l'Etat
dans la vie économique et sociale. « Staat, greif
zu! » (« Etat, prends les choses en mains!
») s'écriait Lassalle. C'est là le seul
socialisme qu'ils ont en commun.
C'est pourquoi Schumpeter a raison quand il observe que le jumeau
britannique du socialisme d'Etat allemand est le fabianisme, le
socialisme de Sidney Webb.
Les Fabiens (qu'il serait plus exact d'appeler Webbiens) sont dans
l'histoire de l'idée socialiste le courant moderne qui s'est
développé dans le plus complet divorce du
marxisme, celui qui lui est le plus étranger.
C'était un réformisme social-démocrate
chimiquement pur, ou presque, particulièrement à
la veille de la montée du mouvement de masse travailliste et
socialiste en Grande Bretagne, qu'il ne voulait pas aider à
construire et qu'il n'aida pas (malgré un mythe
répandu prétendant le contraire). C'est par
conséquent un creuset très important,
à la différence de la plupart des autres courants
réformistes qui ont payé leur tribut au marxisme
en adoptant une partie de son langage - pour mieux déformer
sa substance.
Les Fabiens, petits-bourgeois dans leur composition et dans leurs
idéaux, n'étaient pas du tout partisans de
construire un mouvement de masse, fut-il fabien. Ils se
considéraient comme une petite élite de cerveaux
qui devaient infiltrer les institutions de la
société, influencer les dirigeants
réels dans toutes les sphères, conservateurs ou
libéraux, et guider le développement social vers
son but collectiviste avec « l'inexorabilité de la
gradualité ». Comme leur conception du socialisme
s'exprimait purement en termes d'intervention étatique
(nationale ou locale) et que leur théorie disait que le
capitalisme était collectivisé petit à
petit tous les jours et devait continuer dans cette voie, leur fonction
se limitait à accélérer le processus.
La Société Fabienne se donna en 1884 le
rôle de poisson-pilote d'un requin. Au début, le
requin était le Parti Libéral. Mais
l'infiltration du Parti Libéral ayant
échoué lamentablement, et les travailleurs ayant
finalement constitué leur propre parti de classe en
dépit des Fabiens, le poisson-pilote alla tout simplement
s'y attacher.
Il n'existe sans doute pas de tendance socialiste à avoir
aussi systématiquement et consciemment
élaboré sa théorie comme un socialisme
par en haut. La nature de ce mouvement fut reconnue dès le
début, même si elle devait par la suite
être obscurcie par l'assimilation du fabianisme au sein du
réformisme travailliste. Les socialistes
chrétiens, dominants dans la Fabian Society,
attaquèrent un jour Webb en le traitant de «
collectiviste bureaucratique » (peut-être la
première utilisation de ce terme). Le livre,
célèbre à l'époque (1912)
de Hilaire Belloc L'Etat servile fut essentiellement inspiré
par l'exemple de Webb dont l'idéal « collectiviste
» était fondamentalement bureaucratique. G.D.H.
Cole se souvient que « les Webb, à cette
époque, aimaient à répéter
que quelqu'un qui était actif en politique était
soit un « A », soit un « B » -
un anarchiste ou un bureaucrate - et qu'eux étaient des
« B ».
Ces caractérisations sont impuissantes à
évoquer dans toute sa saveur ce collectivisme webbien
qu'était le fabianisme. Il était de bout en bout
dirigiste, technocratique, élitiste, autoritaire,
« planiste ». Webb affectionnait l'expression
« tirer les ficelles » (« wirepulling
»), à quoi se résumait, pour lui, la
politique. Une publication fabienne écrivit qu'ils
souhaitaient être « les jésuites du
socialisme ». Leur évangile était :
ordre et efficacité. Le peuple, que l'on devait traiter avec
bonté, n'était fait que pour être
dirigé par des experts. La lutte des classes, la
révolution et les troubles sociaux étaient de la
folie pure. Dans Le fabianisme et l'Empire, l'impérialisme
était soutenu et glorifié. Si le mouvement
socialiste a jamais développé une tendance
collectiviste bureaucratique, c'est bien à ce
moment-là.
« On peut croire que le socialisme est un mouvement par en
bas, un mouvement de classe », écrivait un
porte-parole du fabianisme, Sidney Ball, pour détromper
bientôt le lecteur. Mais désormais les socialistes
« approchent le problème du point de vue des
scientifiques plutôt que du peuple ; ce sont des
théoriciens issus de la classe moyenne », se
vantait-il, et il poursuivait en expliquant qu'il y avait «
une rupture claire entre le socialisme de la rue et le socialisme de la
chaire ».
La conséquence, bien que souvent minimisée, est
connue. En même temps que le fabianisme, comme tendance
spécifique, en venait à se dissoudre dans le
courant global du réformisme travailliste en 1918, les
dirigeants fabiens, eux, prenaient une autre direction. Sidney et
Beatrice Webb, qui formaient avec G. Bernard Shaw le trio dirigeant,
devinrent des supporters conséquents du totalitarisme
stalinien dans les années 30. Plus tôt encore,
Shaw, qui pensait que le socialisme avait besoin d'un surhomme, en
avait trouvé plus d'un. Il considéra tour
à tour Mussolini et Hitler comme les despotes bienveillants
qui devaient apporter le socialisme à la plèbe
des Yahoos (peuple très arriéré dans
Les voyages de Gulliver - N.D.T.), et ne fut déçu
que lorsqu'il vit qu'ils n'avaient pas réellement
l'intention d'abolir le capitalisme. En 1931, Shaw proclama,
après un voyage en Russie, que le régime de
Staline était vraiment le fabianisme mis en pratique. Les
Webb allèrent à leur tour à Moscou, et
rencontrèrent Dieu. Dans leur livre Le communisme
soviétique : une nouvelle civilisation, ils
apportèrent la preuve (à partir de documents
moscovites et de proclamations de Staline, analysés avec le
plus grand soin) que la Russie était la plus grande
démocratie du monde ; que Staline n'était pas un
dictateur; que l'égalité de tous
régnait ; que la dictature du parti unique était
indispensable ; que le Parti Communiste était une
élite qui apporterait la civilisation aux Slaves et aux
Mongols (mais pas aux Anglais). De toutes façons, la
démocratie politique avait échoué
lamentablement à l'Ouest, et il n'y avait aucune raison pour
que les partis politiques continuent à exister à
notre époque...
Ils
soutinrent loyalement Staline lors des
Procès de Moscou et du Pacte Hitler-Staline, sans manifester
la moindre défaillance, et à leur mort ils
étaient plus staliniens inconditionnels qu'un membre du
Politburo. Comme Shaw l'avait expliqué, les Webb n'avaient
que mépris pour la révolution russe en
elle-même, mais « les Webb attendirent que les
destructions et les ruines du changement aient pris fin, ses erreurs
terminées, et l'Etat communiste bien installé
», autrement dit ils attendirent que les masses
révolutionnaires aient été
paralysées par une camisole de force bureaucratique, les
dirigeants de la révolution éliminés,
la tranquillité efficace de la dictature bien
installée sur la scène, la
contre-révolution fermement établie, pour
proclamer que c'était l'idéal.
S'agit-il d'une énorme incompréhension, d'une
erreur grossière ? Ou n'avaient-ils pas raison de penser
qu'il s'agissait vraiment du « socialisme » qui
correspondait à leur idéologie, à
quelques gouttes de sang près ? Les oscillations du
fabianisme, de l'influence petite-bourgeoise au stalinisme,
étaient enracinées dans le socialisme par en haut.
Si nous jetons un coup d’œil aux
décennies qui ont précédé
le tournant du siècle, dans lesquelles le fabianisme a vu le
jour, on peut y apercevoir une autre figure, qui est
l'antithèse des Webb : la personnalité dirigeante
du socialisme révolutionnaire de cette période,
le poète et artiste William Morris, qui devint socialiste et
marxiste à l'approche de la cinquantaine. Les
écrits de Morris sur le socialisme respirent par tous leurs
pores l'esprit du socialisme par en bas, comme chaque ligne de Webb en
est le contraire. Cela apparaît le plus clairement dans son
offensive hardie contre le fabianisme (pour les bonnes raisons), son
dégoût du « marxisme » de la
version anglaise de Lassalle, le dictatorial H.M. Hyndman, sa
dénonciation du socialisme d'Etat, et sa
répugnance pour l'utopie collectiviste bureaucratique
exprimée par Bellamy dans Regards en arrière (ce
dernier lui inspira la remarque suivante: « S'ils voulaient
m'embrigader dans un régiment de travailleurs, je me
bornerais à me coucher sur le dos et à donner des
coups de pieds »).
Les écrits socialistes de Morris sont tout
imprégnés de l'accent qu'il mettait sur tous les
aspects de la lutte des classes au quotidien ; et pour ce qui est de
l'avenir socialiste, ses Nouvelles de nulle part sont
l'antithèse directe du livre de Bellamy. Il proclamait :
Les individus ne peuvent pas se soulager des affaires de la vie en les transférant sur les épaules d'une abstraction appelée Etat, mais ils doivent les confronter en association constante les uns avec les autres... La variété de la vie est, autant que l'égalité de condition, un des buts du vrai communisme, et... seule l'union des deux peut apporter la vraie liberté.
« Même certains socialistes », écrivait-il, « sont capables de confondre l'organisation coopérative à laquelle tend toute la vie moderne avec le socialisme lui-même ». Ce qui signifie « le danger que la communauté ne sombre dans la bureaucratie ». Il exprimait ainsi sa peur de l'avènement d'une « bureaucratie collectiviste ». Dans sa violente réaction contre le socialisme d'Etat et le réformisme, il régressa dans l'antiparlementarisme, mais ne tomba pas dans le piège anarchiste :
...
les gens devront s'associer dans
l'administration, et parfois il y aura des divergences d'opinion...
Que
doit-on faire? Quel parti doit
céder? Nos amis anarchistes disent que la force ne doit pas
revenir à la majorité. Et pourquoi donc? Y
aurait-il un droit divin de la minorité ?
Ces
lignes vont beaucoup plus au coeur de
l'anarchisme que l'opinion courante selon laquelle l'anarchisme est
trop idéaliste.
William Morris contre Sidney Webb : cela peut être le
résumé de ce chapitre.
La façade « révisionniste »
Edouard
Bernstein, le théoricien du
« révisionnisme »
social-démocrate, trouva ses prémices dans le
fabianisme, qui l'avait fortement influencé pendant son exil
londonien. Il n'a pas inventé la politique
réformiste en 1896, il s'en est seulement fait le
porte-parole théorique (le dirigeant de la bureaucratie du
parti préférait moins de théorie :
« On ne le dit pas, on le fait », disait-il
à Bernstein, signifiant par là que la politique
de la social-démocratie allemande avait
été purgée du marxisme bien avant que
ses théoriciens ne justifient le tournant).
Mais Bernstein n'a pas « révisé
» le marxisme. Son rôle a été
de le déraciner en prétendant qu'il
élaguait les branches mortes. Les fabiens ne
s'étaient pas donné cette peine, mais en
Allemagne il n'était pas possible de liquider le marxisme
par une attaque frontale. Le retour au socialisme par en haut
(« die alte Scheisse » : « le vieux
fatras ») devait être
présenté comme une « modernisation
», une « révision ».
Comme pour les fabiens, le « révisionnisme
» puisait son socialisme dans la collectivisation
inévitable du capitalisme. Il voyait le mouvement vers le
socialisme comme la somme des tendances collectivistes immanentes du
capitalisme. Il aspirait à « l'auto-socialisation
» du capitalisme par en haut, à l'aide des
institutions de l'Etat en place. L'équation
étatisation = socialisme n'est pas une invention du
stalinisme. Elle a été
systématisée par les
fabiano-révisionnistes, courant socialiste
étatique du réformisme social
démocrate.
La plupart des théories contemporaines qui affirment que le
socialisme est dépassé parce que le capitalisme
n'existe plus peuvent aussi être trouvées dans les
écrits de Bernstein. Il était « absurde
» d'appeler capitaliste l'Allemagne weimarienne du fait des
contrôles exercés par l'Etat sur les capitalistes.
Si nous suivons Bernstein, il apparaît que l'Etat nazi
était encore plus anticapitaliste, comme il le proclamait du
reste lui-même.
La transformation du socialisme en collectivisme bureaucratique est
présente de façon implicite dans les attaques de
Bernstein contre la démocratie ouvrière.
Dénonçant l'idée de contrôle
ouvrier sur l'industrie, il en vient à redéfinir
la démocratie. Est-elle un « gouvernement par le
peuple » ? Ainsi la notion de démocratie des
travailleurs comme condition sine qua non du socialisme est bonne
à jeter, comme dans les brillantes redéfinitions
de la démocratie en usage dans les académies
communistes. Même la liberté politique et les
institutions représentatives ont été
rejetées : un résultat théorique
d'autant plus impressionnant que Bernstein n'était pas
personnellement antidémocrate, comme Lassalle ou Shaw.
C'était la théorie du socialisme par en haut qui
avait besoin de ces formulations. Bernstein n'est pas seulement le
théoricien social-démocrate de
l'équation étatisation = socialisme, mais aussi
celui de la séparation du socialisme et de la
démocratie ouvrière.
Il était donc logique que Bernstein en vint à la
conclusion que l'hostilité de Marx pour l'Etat
était « anarchisante » et que Lassalle
avait raison d'en appeler à l'Etat pour mettre en
œuvre le socialisme. « Le corps administratif
apparent de l'avenir ne pourra être différent de
l'Etat d'aujourd'hui que dans la nuance »,
écrivait Bernstein ; le «
dépérissement de l'Etat » n'est pas
autre chose qu'une utopie, même sous le socialisme. Lui, au
contraire, était tout-à-fait pratique : lorsque
l'Etat non dépérissant du Kaiser se
lança dans la ruée impérialiste vers
les colonies, Bernstein devint instantanément un partisan du
colonialisme et de la Mission de l'Homme Blanc : « seul un
droit conditionnel peut être reconnu aux sauvages sur la
terre qu'ils occupent ; en dernière analyse, la civilisation
la plus avancée y possède un droit
supérieur ».
Il y a un violent contraste entre la vision bernsteinienne des voies
vers le socialisme et celle de Marx. L'image de ce dernier «
est celle d'une armée, qui force son chemin vers l'avant
à travers des détours, s'arrête pour
contempler l'objectif - l'avenir, qui ne peut être atteint
qu'en traversant une mer, une mer rouge comme certains l'ont dit
». A l'inverse, la vision de Bernstein n'était pas
rouge mais rosâtre. La lutte des classes se radoucit et tend
vers l'harmonie lorsqu'un Etat bienveillant transforme les bourgeois en
bons bureaucrates. Mais ce n'est pas comme ça que
ça s'est passé - quand la
social-démocratie bernsteinisée, d'abord fusilla
la gauche révolutionnaire en 1919, et ensuite,
réinstallant la bourgeoisie non
régénérée et
l'armée au pouvoir, contribua à livrer
l'Allemagne à la terreur fasciste.
Si Bernstein était le théoricien de
l'identification du collectivisme bureaucratique au socialisme, c'est
l'aile gauche du mouvement allemand, qui lui était
opposée, qui se fit dans la Deuxième
Internationale le porte-parole d'un socialisme par en bas
démocratique et révolutionnaire. Ce fut Rosa
Luxemburg, qui mit tant de foi et d'espérance dans la lutte
spontanée d'une classe ouvrière
indépendante, que les fabricants de mythes ont
inventé pour elle une « théorie de la
spontanéité » qu'elle n'a jamais
défendue, une théorie dans laquelle le
« spontanéisme » est opposé
au « dirigisme ».
Dans son propre mouvement, elle combattit avec énergie les
élitistes « révolutionnaires
» qui redécouvraient la théorie de la
dictature éducative sur les travailleurs (elle est
découverte à chaque
génération comme la «
nouveauté » par excellence) et écrivit
: « Sans la volonté consciente et l'action
consciente de la majorité du prolétariat il ne
peut y avoir de socialisme... (Nous) n'assumerons jamais
l'autorité gouvernementale en dehors d'une
volonté claire et sans ambiguïté de la
vaste majorité de la classe ouvrière allemande...
» Et son célèbre aphorisme :
« Les erreurs commises par un mouvement ouvrier
authentiquement révolutionnaire sont bien plus fructueuses
et historiquement importantes que l'infaillibilité du
meilleur comité central ».
Rosa Luxemburg contre Edouard Bernstein : c'était le volet
allemand de notre histoire.
La scène 100% américaine
A
la source du « socialisme
indigène » américain le tableau est le
même, en pire. Si nous laissons de côté
le « socialisme allemand » d'importation
(lassallien avec des ornements empruntés au marxisme) qui
est celui du vieux Socialist Labour Party, la personnalité
dominante est incontestablement celle d'Edward Bellamy avec son Regards
en arrière (1887). Juste avant lui, nous trouvons Laurence
Gronlund, aujourd'hui oublié, dont le livre
Communauté coopérative (1884) exerça
en son temps une grande influence et se vendit à plus de
100.000 exemplaires.
Gronlund est à ce point au goût du jour qu'il ne
prétend pas rejeter la démocratie - il se borne
à la « redéfinir » comme une
« administration par les compétences »
opposée au « gouvernement par des
majorités », ajoutant la modeste proposition
d'éliminer tout gouvernement représentatif en
même temps que tout parti politique. Tout ce que «
les gens » veulent, explique-t-il, c'est « une
administration - une bonne administration ». Ils devraient
trouver « les bons dirigeants » et ensuite
« consentir à leur confier la totalité
de leur pouvoir collectif ». Le gouvernement
représentatif sera remplacé par le
plébiscite. S'il est tellement persuadé que ce
système sera efficace, c'est qu'il fonctionne
très bien dans la hiérarchie de l'Eglise
Catholique. Naturellement il rejette l’idée
horrible de lutte des classes. Les travailleurs sont incapables
d'auto-émancipation, et il dénonce en particulier
la célèbre formulation par Marx de son premier
principe. Les Yahoos seraient émancipés par une
élite de « compétents » issus
de l'intelligentsia ; sur quoi il s'employa à organiser des
étudiants dans une fraternité secrète
de conspirateurs socialistes américains.
L'utopie socialiste de Bellamy, telle qu’il
l’expose dans Regards en arrière, est
expressément copiée sur
l’armée, considérée comme
une forme idéale d’organisation sociale -
régimentée, dirigée
hiérarchiquement par une élite,
organisée du haut vers le bas, avec pour but
suprême la communauté douillette de la ruche. Il
représente la transition comme se faisant par la
concentration de la société en une seule grande
entreprise, un seul capitaliste - l'Etat. Le suffrage universel est
aboli, toutes les organisations de base
éliminées, les décisions sont prises
en haut par des technocrates administratifs. L'un de ses partisans
décrivit ce « socialisme à
l'américaine » de la façon suivante :
« Son idée sociale est un système
industriel impeccablement organisé qui, du fait de la
parfaite coordination de ses rouages, fonctionnera avec un minimum de
frictions et un maximum de richesse et de loisirs pour tous ».
Comme chez les anarchistes, la solution imaginaire de Bellamy au
problème fondamental de l'organisation sociale - comment
résoudre les divergences d'idées et
d'intérêts entre les hommes - consiste
à partir du principe que l’élite sera
d'une sagesse surhumaine et incapable d’injustice (en gros,
la même chose que le mythe stalinien de
l’infaillibilité du parti), le nœud de
la question étant que toute préoccupation d'un
contrôle démocratique par en bas est
dépourvue de nécessité. Ce
contrôle est pour Bellamy impensable, parce que les masses,
les travailleurs, sont tout simplement un monstre dangereux, une horde
barbare. Le mouvement bellamyste - qui se proclamait «
nationaliste » et se voulait au départ tout aussi
antisocialiste qu’anticapitaliste - fut
systématiquement organisé, comme les fabiens, sur
la base des aspirations de la petite bourgeoisie.
Voilà pour les célèbres
éducateurs de la fraction « indigène
» du socialisme américain, dont les conceptions se
sont répercutées dans les secteurs marxistes et
non marxistes du mouvement socialiste jusqu'au XXème
siècle, avec un retour des « Clubs Bellamy
» jusque dans les années 30, lorsque John Dewey
fit l'éloge de Regards en arrière en le
présentant comme « l'idéal
américain de démocratie ». La
« technocratie », qui révèle
déjà des aspects ouvertement fascistes,
était d'un côté la descendante en ligne
directe de cette tradition. Si l'on veut se rendre compte à
quel point la séparation est mince entre une chose qu'on
appelle socialisme et une autre chose qui s'appelle fascisme, il est
instructif de lire la monstrueuse description du « socialisme
» écrite par l'inventeur naguère
célèbre et prophète du Socialist Party
Charles P. Steinmetz. Son livre L'Amérique et
l'époque nouvelle (1916) décrit très
sérieusement l'anti-utopie, satirisée dans un
roman de science-fiction où le Congrès a
été remplacé par des
représentants directs de DuPont, General Motors et d'autres
grandes sociétés. Steinmetz, en
présentant les monopoles géants (parmi lesquels
son propre employeur, General Electric) comme le nec plus ultra en
matière d'efficacité industrielle, proposait
d'abolir le gouvernement politique en faveur d'une gestion directe par
les grands monopoles associés.
Nombreux furent ceux que le bellamysme mit sur le chemin des
idées socialistes, mais ce chemin rencontrait une
croisée. Au tournant du siècle, le socialisme
américain donna naissance à la plus vibrante
antithèse qui soit au socialisme par en haut sous toutes ses
formes : Eugene Debs. En 1887, Debs en était encore
à demander à nul autre que John D. Rockefeller de
financer l'établissement d'une colonie socialiste utopiste
dans un Etat de l'Ouest. Mais Debs, dont les idées
s'étaient forgées dans la lutte de classe du
mouvement des travailleurs, trouva bientôt son
véritable chemin.
Au coeur du « debsisme » se trouve l'appel et la
foi en l'activité autonome des masses par en bas. Les
écrits et les discours de Debs sont tout
imprégnés de ce thème. Il citait ou
paraphrasait souvent, à sa manière, le
« premier principe » de Marx : « La
grande découverte qu’ont faite les esclaves
modernes est qu’ils doivent réaliser
eux-mêmes leur liberté. C'est le secret de leur
solidarité, le coeur de leur espoir... ». Sa
déclaration considérée comme la plus
caractéristique est la suivante :
Les travailleurs ont attendu trop longtemps un Moïse qui les délivrerait de la servitude. Il n'est pas venu. Il ne viendra jamais. Je ne vous mènerais pas, même si je le pouvais. Car si vous pouviez être menés, vous pourriez être ramenés à votre point de départ. Je voudrais seulement vous aider à décider qu'il n'y a rien que vous ne puissiez faire pour et par vous-mêmes.
Il faisait écho aux mots prononcés par Marx en 1850 :
Dans la lutte de la classe ouvrière pour se libérer de l'esclavage salarié, on ne peut pas répéter trop souvent que tout est entre les mains de la classe ouvrière elle-même. La question est simplement : est-ce que les travailleurs peuvent se rendre capables, par l'éducation, l'organisation, la coopération et l’autodiscipline, de prendre le contrôle des forces productives et de diriger l'industrie dans l'intérêt du peuple et pour le bénéfice de la société ? Tout se ramène à cela.
«
Est-ce que les travailleurs peuvent se
rendre capables...? » Il ne se faisait pas d'illusion
romantique sur la classe ouvrière telle qu'elle
était (ou est). Mais il proposait un but
différent de celui des élitistes, dont la seule
sagesse consiste à mettre en évidence
l'arriération du peuple aujourd'hui, et à
professer qu'il en sera toujours ainsi. Au gouvernement
élitiste, par en haut, Debs opposait la notion directement
contraire d'une avant-garde révolutionnaire (qui est aussi
une minorité) que ses idées amènent
à se faire l'avocat d'un chemin plus difficile pour la
majorité:
« Ce sont les minorités qui ont fait l'histoire de
ce monde », disait-il en 1917 dans le discours contre la
guerre pour lequel le gouvernement Wilson le jeta en prison.
« Ce sont les rares qui ont eu le courage de prendre leur
place en première ligne pour proclamer la
vérité qui est en eux, qui ont osé
s'opposer à l'ordre établi, qui ont
épousé la cause des infortunés qui
souffrent et qui se battent, qui se sont donnés, sans
s'arrêter aux conséquences personnelles,
à la cause de la liberté et de la justice
».
Ce « socialisme debsien » provoqua une immense
réponse du coeur du peuple, mais Debs n'eut pas de
successeur comme tribun du socialisme démocratique
révolutionnaire. A la suite de la période de
radicalisation d'après-guerre, le Socialist Party rosit et
devint respectable, en même temps que de l'autre
côté le Communist Party se stalinisait. Le
« libéralisme » (nous dirions en France
: « la gauche » - N.D.T.) américain
lui-même connaissait un processus d' «
étatisation » qui devait culminer dans la grande
illusion du New Deal dans les années 30. La vision
élitiste des bienfaits répandus d'en haut par un
président-homme providentiel attira un grand nombre de
libéraux, pour lesquels le gentilhomme campagnard de la
Maison Blanche (Franklin D. Roosevelt - N.D.T.) devint ce que Bismarck
était pour Lassalle.
Le genre avait été
préfiguré par Lincoln Steffens, le
libéral collectiviste qui était (comme B. Shaw et
Georges Sorel) tout aussi attiré par Mussolini que par
Moscou, et pour les mêmes raisons. Upton Sinclair, en
quittant le Socialist Party considéré comme
« trop sectaire », lança son «
vaste » mouvement destiné à «
mettre fin à la pauvreté en Californie
» à l'aide d'un manifeste appelé, de
façon tout-à-fait appropriée Moi,
gouverneur de Californie, et comment j'ai mis fin à la
pauvreté (probablement le seul manifeste radical
à comporter deux fois la première personne du
singulier dans son titre) sur le thème du «
socialisme par en haut à Sacramento ». Une des
figures typiques de l'époque fut Stuart Chase, qui
évolua en zigzag du réformisme de la League for
Industrial Democracy au semi-fascisme de la « technocratie
». Il y avait les intellectuels stalinisants, qui parvenaient
à sublimer leur admiration conjointe pour Roosevelt et la
Russie en acclamant à la fois le National Recovery Act
(pièce législative centrale du New Deal
rooseveltien) et les Procès de Moscou. Il y avait des signes
des temps, comme Paul Blanshard, qui passa du Socialist Party
à Roosevelt sous le prétexte que le programme du
New Deal de « capitalisme contrôlé
» avait confisqué aux socialistes l'initiative du
changement économique.
Le New Deal, souvent appelé - à raison - la
« période social-démocrate »
de l'Amérique, fut aussi le grand bond des
libéraux et des sociaux-démocrates vers le
socialisme par en haut représenté par l'utopie
rooseveltienne de la « monarchie du peuple ».
L'illusion de la « révolution par en haut
» de Roosevelt fit l'unité, en un seul bloc, des
socialistes rampants, du libéralisme stalinoïde, et
des illusions concernant aussi bien le collectivisme russe que le
capitalisme collectivisé.
Six courants du socialisme par en haut
Nous
venons de voir qu'il existe un certain nombre
de courants différents dans le socialisme par en haut. Ils
sont habituellement entremêlés, mais nous allons
en séparer certains des aspects les plus importants pour les
examiner de plus près.
1) Le philanthropisme. Le socialisme (ou « la
liberté », ou tout ce que vous voulez) doit
être octroyé, « pour le bien du peuple
», par les riches et les puissants mus par la
bonté de leur coeur. Comme le fait remarquer le Manifeste
Communiste à propos des premiers utopistes du genre de
Robert Owen, « C'est seulement en ce qu'il est la classe qui
souffre le plus que le prolétariat existe pour eux
». Par gratitude, les pauvres piétinés
doivent avant tout éviter de se comporter de
manière à causer du désordre, et
trêve d'inepties sur la lutte des classes et
l'auto-émancipation. Cet aspect peut être
considéré comme un cas particulier de :
2)
L'élitisme.
Nous avons mentionné plusieurs exemples de l'opinion selon
laquelle le socialisme est l'affaire d'une minorité
dirigeante, de nature non-capitaliste et par conséquent
garantie pure, imposant sa domination soit temporairement (pour une
simple période historique), soit de façon
permanente. Dans les deux cas, cette nouvelle classe dirigeante est
susceptible de considérer sa mission comme une dictature
éducative sur les masses - « pour leur bien
», évidemment - la dictature étant
exercée par un parti d'élite, qui supprime tout
contrôle par en bas, par des despotes bienveillants ou par un
homme providentiel, par les « surhommes » de Shaw
ou des manipulateurs eugénistes, par les directeurs
« anarchistes » de Proudhon ou les technocrates de
Saint-Simon - ou leurs équivalents modernes, avec des
appellations au goût du jour, ou des écrans
verbaux considérés comme une théorie
sociale nouvelle à opposer au « marxisme du
19ème siècle ».
D'un autre côté, les démocrates
révolutionnaires partisans du socialisme par en bas ont
toujours été une minorité, mais le
clivage entre les approches élitiste et avant-gardiste est
fondamental, comme nous l'avons vu dans le cas de Debs. Pour lui, comme
pour Marx et Rosa Luxemburg, la fonction de l'avant-garde
révolutionnaire est de pousser les masses à se
rendre capables de prendre le pouvoir en leur propre nom par leurs
propres luttes. La question n'est pas de nier l'importance critique des
minorités, mais d'établir une relation
différente entre la minorité avancée
et les masses attardées.
3)
Le planisme.
Les mots-clé sont : efficacité, ordre,
planification, système - et encadrement. Le socialisme se
trouve réduit à une ingénierie sociale
exercée par un pouvoir qui est au-dessus de la
société. Encore une fois, il n'est pas question
de nier la nécessité, pour un socialisme
efficace, de planifier (ni que l'ordre et la méthode ne
soient en eux-mêmes bons), mais la réduction du
socialisme à la production planifiée est autre
chose, de la même façon que la
démocratie suppose le droit de vote mais que
réduire la démocratie au droit de vote est une
falsification. En réalité, il est important de
démontrer qu’en séparant la
planification du contrôle démocratique (par en
bas) on la vide de son contenu. Les sociétés
industrielles d'aujourd'hui sont trop complexes pour pouvoir
être gérées par les oukases d'un
comité central tout-puissant, qui inhibe et terrorise le
libre jeu de l'initiative et de la communication par en bas. C'est
là, véritablement, la contradiction fondamentale
du type, historiquement nouveau, de système social
d'exploitation représenté par le collectivisme
bureaucratique soviétique. Mais il n'est malheureusement pas
possible d'approfondir ce sujet ici.
La substitution du planisme au socialisme a derrière elle
une longue histoire, indépendamment de son incorporation au
mythe soviétique selon lequel étatisation =
socialisme, un argument qui, nous l'avons vu, a
été systématisé
très tôt par le réformisme
social-démocrate (en particulier par Bernstein et les
Fabiens). Pendant les années 30 la mystique du «
plan », provenant en partie de la propagande
soviétique, conquit une place dominante à l'aile
droite de la social-démocratie, et Henri de Man fut
célébré comme son prophète
et le successeur de Marx. De Man est aujourd'hui oublié
parce qu'il a eu la mauvaise idée de pousser ses
théories révisionnistes jusqu'au corporatisme et
à la collaboration avec les nazis. En dehors des
constructions théoriques, le planisme apparaît le
plus souvent, dans le mouvement socialiste, en association avec un
certain type psychologique de radical. Pour donner à chacun
ce qui lui revient, une des premières esquisses de ce type
apparut dans L'Etat servile de Belloc, qui songeait aux Fabiens. Il le
décrit comme :
aimant l'idéal collectiviste en lui-même... parce que c'est une forme ordonnée et régulière de société. Il aime à se représenter l'idéal d'un Etat dans lequel la terre et le capital seront entre les mains de fonctionnaires publics, qui dirigeront les hommes et les préserveront ainsi de leurs vices, de leur ignorance et de leur folie... L'exploitation de l'homme ne provoque en lui aucune indignation. En vérité, il n'est pas du genre à qui l'indignation ou toute autre passion est familière (Belloc pense ici à Sidney Webb)... La perspective d'une énorme bureaucratie par laquelle la totalité des aspects de la vie sera organisée et réduite à certains schémas simples... donne à son petit estomac une satisfaction extrême.
On
peut trouver des exemples contemporains de ce
qui précède, teintés de stalinisme et
en quantité illimitée, dans les colonnes de
Monthly Review, le magazine de Paul Sweezy.
Dans un article de 1930 sur les « schémas moteurs
du socialisme », écrit alors qu'il croyait encore
être léniniste, Max Eastman décrivait
ce spécimen comme centré sur «
l'efficacité et l'organisation intelligente... Une
véritable passion pour le plan... une organisation
sérieuse ». Sur ceux-là, commentait-il,
la Russie de Staline exerçait une véritable
fascination :
C'est une région qui a, pour le moins, besoin d'être défendue dans d'autres pays - certainement pas dénoncée comme un rêve fou d'émancipation des travailleurs et de l'humanité tout entière. Chez ceux qui ont construit le mouvement marxiste et ceux qui ont organisé sa victoire en Russie, le rêve fou était le motif central. Ils étaient, et certains ont tendance à l'oublier aujourd'hui, des opposants acharnés à l'oppression. Lénine sera peut-être un jour, lorsque le tapage qui entoure ses idées se sera apaisé, considéré comme le plus grand rebelle de l'histoire. Sa passion majeure était de libérer les hommes... Si on devait choisir une seule idée pour résumer le but de la lutte des classes telle qu'elle est définie dans les écrits marxistes, et particulièrement ceux de Lénine, son nom est: liberté humaine...
A
cela on peut ajouter que Lénine a plus
d'une fois critiqué la tendance à la
planification totale comme une « utopie bureaucratique
».
Il y a dans le planisme une subdivision qui mérite
également un nom - appelons-la productivisme. Evidemment,
tout le monde est « pour » la production, comme
tout le monde est pour la vertu et une vie agréable. Mais
pour ce type particulier, la production est le test décisif
et la fin dernière de la société. Le
collectivisme bureaucratique russe est « progressif
» à cause des statistiques de la production de
fonte (les mêmes ignorent généralement
les impressionnantes statistiques d'augmentation de la production sous
le capitalisme nazi ou japonais). C'est très bien de
détruire ou d'empêcher la formation de syndicats
indépendants sous l'autorité de Nasser, Castro,
Soekarno ou N'krumah, parce que le prétendu «
développement économique » est
prioritaire sur les droits de l'homme. Cette attitude audacieuse n'a
évidemment pas été inventée
par ces « extrémistes », mais par des
exploiteurs sans scrupules au cours de la révolution
industrielle capitaliste. Et le mouvement socialiste est venu au monde
en combattant bec et ongles ces théoriciens de
l'exploitation « progressiste ». Sur ce terrain
aussi, les apologistes des régimes autoritaires «
de gauche » des temps modernes ont tendance à
considérer cette antiquité
poussiéreuse comme le dernier cri en matière de
doctrine sociologique.
4)
Le « communionisme »
. Dans son article de 1930, Max Eastman appelait cela le «
schéma de la fraternité unie » des
« grégaires ou des socialistes de la
solidarité humaine ». Ce qu'il ne faut pas
confondre avec la notion de solidarité dans les
grèves, ni assimiler à ce qu'on appelle
habituellement la camaraderie dans le mouvement socialiste ou le
« sentiment communautaire » ailleurs. Son contenu
spécifique, comme dit Eastman, est « la
quête de l'immersion dans une totalité, de la
négation de soi dans les profondeurs d'un substitut
à Dieu ».
Eastman désigne ici l'écrivain du Parti
Communiste Mike Gold. Nous trouvons un autre excellent exemple en la
personne de Harry F. Ward, le compagnon de route clérical
sans nuance du P.C., dont les livres théorisent ce type
d'aspiration « océanique » à
l’annihilation de l'individualité. Les notes de
Bellamy révèlent un cas d'anthologie : il
écrit sur l'espoir « en l'absorption dans la
gigantesque omnipotence de l'univers ». Sa «
religion de la solidarité » reflète sa
méfiance envers l'individualisme de la
personnalité, son désir de dissoudre l'individu
dans une communion avec quelque chose de plus grand.
Cette tendance est très présente parmi les plus
autoritaristes des socialismes par en haut et n'est pas rare dans des
cas de figure plus modérés, comme les
philanthropes élitistes aux opinions socialistes
chrétiennes. Naturellement, ce type de socialisme
« communioniste » est toujours
célébré comme un «
socialisme éthique », qui a une sainte horreur de
la lutte des classes. Car il ne doit pas y avoir de conflit
à l'intérieur d'une ruche. Il tend à
opposer platement le « collectivisme » à
l’ « individualisme » (une opposition
fausse d'un point de vue humaniste), mais en
réalité ce qu'il rejette est
l'individualité.
5)
L'infiltrationnisme.
Le socialisme par en haut connaît une grande
variété - pour la raison bien simple qu'il y a
toujours beaucoup d'autres solutions que l'auto-mobilisation des masses
par en bas. Cependant les exemples passés en revue mettent
en évidence deux grandes familles.
L'une a pour perspective de renverser la société
capitaliste hiérarchisée telle que nous la
connaissons aujourd'hui, pour la remplacer par un nouveau type,
non-capitaliste, de société
hiérarchisée basée sur une nouvelle
espèce d'élite établie en classe
dominante (ces variétés sont habituellement
étiquetées «
révolutionnaires » dans l'histoire du socialisme).
L'autre se donne pour projet d'infiltrer - d'imprégner - les
centres du pouvoir de la société actuelle afin de
la métamorphoser - inévitablement de
façon graduelle - en un collectivisme stratifié
molécule par molécule, un peu comme le bois se
pétrifie pour devenir de l'agate. C'est la marque
caractéristique des variétés
réformistes social-démocrates du socialisme par
en haut.
Le terme même d'infiltrationnisme ( permeationism ) a
été inventé par le
représentant de la forme la plus « pure
» de réformisme ayant jamais existé, le
fabianisme de Sidney Webb. Tout l’infiltrationnisme
social-démocrate est basé sur la
théorie de l'inévitabilité
mécanique, l'inexorable auto-collectivisation par en haut du
capitalisme, qui est équivalente au socialisme. La pression
d'en bas (lorsqu'elle est considérée comme
admissible) peut hâter et réguler le processus,
à condition qu'elle soit contrôlée pour
éviter d'effrayer les auto-collectivisateurs. Par
conséquent, les infiltrationnistes
sociaux-démocrates ne sont pas seulement consentants, mais
empressés de rejoindre les couches dirigeantes, comme
laquais ou membres du ministère. La fonction de leur
mouvement par en bas est essentiellement d'exercer un chantage sur le
pouvoir en place, pour qu'il les gratifie de postes dans lesquels ils
pourront s'adonner à l'infiltration.
La tendance à la collectivisation du capitalisme est
vraiment une réalité. Comme nous l'avons vu, cela
signifie la collectivisation bureaucratique du capitalisme. En
même temps que ce processus s'est
développé, la social-démocratie a
elle-même connu une métamorphose. Aujourd'hui, le
théoricien principal de ce
néo-réformisme, C.A.R. Crosland, condamne comme
« extrémiste » la déclaration
modérée en faveur des nationalisations qui avait
été à l'origine inscrite dans les
statuts du Labour Party britannique (art. 4) à l'initiative
de nul autre que Sidney Webb ! Le nombre de partis
sociaux-démocrates d'Europe continentale qui ont
définitivement éliminé de leurs
programmes toute référence anticapitaliste - un
phénomène nouveau dans l'histoire du socialisme -
montre comment la collectivisation bureaucratique en cours est
acceptée comme une échéance du
« socialisme » pétrifié.
Ceci pour l'infiltrationnisme comme stratégie globale. Cela
conduit, bien évidemment, à l'infiltrationnisme
en tant que tactique politique, un sujet que nous ne pouvons poursuivre
ici au-delà de la mention de sa forme américaine
dominante : la politique de soutien au Parti Démocrate et la
coalition « lib-lab » (libéraux et
syndicalistes - N.D.T.) autour du « consensus Johnson
», ses précurseurs et ses successeurs.
La distinction entre ces deux « familles » du
socialisme par en haut s'applique à des socialismes qui se
sont développés, de Babeuf à Harold
Wilson, à l’intérieur des pays
concernés, dans lesquels la base sociale d'un courant
socialiste donné se situe à
l'intérieur du système national, que ce soit
l'aristocratie syndicale ou des éléments
déclassés ou autres. Le cas est
différent de ces « socialismes du dehors
» représentés par les partis
communistes contemporains, dont la stratégie et la tactique
dépendent en dernier ressort d'une base de pouvoir
extérieure aux couches sociales nationales ; en
l’occurrence, des classes collectivistes bureaucratiques
à l'Est.
Les partis communistes se sont montrés différents
de tous les mouvements nationaux dans leur capacité
à alterner ou à combiner les tactiques
« révolutionnaires » d'opposition et
d'intégration pour satisfaire leurs besoins. Ainsi le Parti
Communiste Américain a-t-il pu passer de l'aventurisme
ultra-gauche de type « troisième
période » de 1928-1934 à la tactique
ultra-infiltrationniste de la période des fronts populaires,
puis à nouveau à un «
révolutionnarisme » enflammé
à l'époque du pacte Hitler-Staline, et encore,
durant les hauts et les bas de la Guerre Froide, à des
degrés divers de combinaison des deux. Aujourd'hui (1966),
avec la rupture entre Moscou et Pékin, les «
khrouchtchéviens » et les maoïstes
tendent à incorporer l'une des deux tactiques qui auparavant
alternaient.
Il est ainsi fréquent qu'en politique intérieure
le Parti Communiste officiel et les partis
sociaux-démocrates convergent dans une politique
infiltrationniste, bien que sous l'angle d'un socialisme par en haut
différent.
6)
Le socialisme venu d'ailleurs.
Les précédentes variétés de
socialisme par en haut considèrent le pouvoir au sommet de
la société. Nous en arrivons maintenant
à l'attitude qui consiste à attendre du secours
de l'extérieur.
Le culte de la soucoupe volante en est la forme pathologique, le
messianisme une forme plus traditionnelle, lorsque « ailleurs
» signifie hors du monde. Mais pour notre propos «
ailleurs » veut dire en dehors de la lutte sociale sur la
scène nationale. Pour les communistes de l'Europe de l'Est
d'après-guerre, l'ordre nouveau devait être
importé à la pointe des baïonnettes
russes. Pour les sociaux-démocrates allemands en exil, la
libération de leur propre peuple ne pouvait être
imaginée que par la grâce d'une victoire militaire
étrangère.
La variété du temps de paix est le socialisme par
l'exemple. C'était, bien évidemment, la
méthode des vieux utopistes, qui ont construit leurs
colonies-modèles au fond des bois de l'Amérique
dans le but de démontrer la
supériorité de leur système et de
convaincre les sceptiques. Aujourd'hui, c'est ce substitut à
la lutte sociale nationale qui constitue de plus en plus l'espoir
essentiel du mouvement communiste occidental.
Le modèle est fourni par la Russie (ou par la Chine, pour
les maoïstes), et en même temps qu'il est difficile,
même à l'aide d'une dose
généreuse de mensonges, de rendre le sort des
masses russes attirant pour les travailleurs occidentaux, on peut
attendre de meilleurs résultats des deux approches suivantes
:
a) La position relativement
privilégiée des éléments
gestionnaires, bureaucrates et intellectuels aux ordres dans le
système collectiviste russe, peut être mis
pertinemment en opposition avec la situation à l'Ouest,
où les mêmes éléments sont
subordonnés aux détenteurs de capitaux et aux
manipulateurs de la richesse. A ce stade, la séduction du
système soviétique d'économie
stratifiée coïncide avec l'attrait historique
qu'exerce le socialisme petit-bourgeois sur les
éléments mécontents de
l'intelligentsia, techniciens, scientifiques et employés de
la recherche, bureaucrates administratifs et organisateurs divers, qui
peuvent plus facilement s'identifier à une nouvelle classe
dirigeante basée sur le pouvoir d'Etat que sur le pouvoir de
l'argent et de la propriété, et se voient par
conséquent comme les nouveaux hommes de pouvoir dans un
ordre non-capitaliste, mais élitiste.
b) Alors que les partis communistes officiels sont tenus
de maintenir une façade d'orthodoxie dans une chose
baptisée « marxisme-léninisme
», il devient courant de voir des théoriciens
sérieux du néo-stalinisme qui ne sont pas
liés au parti se libérer d'un tel simulacre. L'un
des développements en est l’abandon explicite de
toute perspective de victoire par la lutte sociale dans les pays
capitalistes. La « révolution mondiale »
équivaut simplement à la
démonstrations par les Etats communistes de la
supériorité de leur système. Ceci
existe désormais sous forme de thèse par les deux
théoriciens majeurs du néo-stalinisme, Paul
Sweezy et Isaac Deutscher.
L'ouvrage de Baran et Sweezy Capitalisme monopoliste (1966) rejette
purement et simplement « la réponse de
l'orthodoxie marxiste traditionnelle - selon laquelle le
prolétariat industriel doit finalement se soulever de
manière révolutionnaire contre ses oppresseurs
capitalistes ». Même chose pour tous les autres
groupes « marginaux » de la
société - salariés agricoles sans
emploi, masses des ghettos, etc. Ils ne peuvent pas «
constituer une force cohérente dans la
société ». Cela ne laisse de place
à personne. Le capitalisme ne peut pas avec quelque chance
de succès être mis en échec de
l'intérieur. Et alors ? Un jour, expliquent les auteurs
à la dernière page, «
peut-être pas dans le siècle présent
», le peuple perdra ses illusions sur le capitalisme
« en même temps que la révolution
mondiale se répand et que les pays socialistes montrent par
leur exemple qu'il est possible » de bâtir une
société rationnelle (souligné par
moi). C'est tout. Ainsi, les phrases marxistes remplissant les autres
366 pages de cet essai se réduisent à une simple
incantation, comme la lecture du Sermon sur la Montagne à la
Cathédrale Saint Patrick.
La même perspective est présentée,
moins froidement, par un écrivain plus nuancé,
dans The Great Contest (la grande compétition), de
Deutscher. Celui-ci véhicule la nouvelle théorie
soviétique selon laquelle « le capitalisme
occidental ne succombera pas tant du fait de ses crises et des
contradictions qui lui sont inhérentes - en tout cas pas
directement - qu'à cause de son incapacité
à concurrencer les réalisations du socialisme
» (c'est-à-dire des Etats communistes). Et plus
loin : « On peut dire que c'est ce qui a, jusqu'à
un certain point, remplacé l'anticipation marxiste d'une
révolution permanente ». Nous avons ici une
explication théorique de ce qui a longtemps
été la fonction du mouvement communiste
à l'Ouest : agir comme garde-frontière pour
l'ordre social rival de l'Est. Par dessus tout, la perspective du
socialisme par en bas est aussi étrangère
à ces professeurs de collectivisme bureaucratique qu'elle
l'est pour les apologistes du capitalisme dans les académies
américaines.
Ce type d'idéologie néo-stalinienne est souvent
critique à l'égard du régime
soviétique tel qu'il est - Deutscher est un bon exemple de
quelqu'un qui est très loin d'être un
inconditionnel de Moscou semblable aux communistes officiels. Il doit
être considéré comme
infiltré dans le collectivisme bureaucratique. Ce qui
apparaît comme un « socialisme venu
d’ailleurs » du point de vue du monde capitaliste
devient une espèce de fabianisme vu dans le cadre du
système communiste. Dans ce contexte, le changement par en
haut est un principe aussi solide, pour ces théoriciens,
qu'il l'était pour Sidney Webb. Ceci a
été démontré, notamment,
par l'attitude hostile de Deutscher envers la révolte
Est-allemande de 1953 et la révolution hongroise de 1956,
sur la base, classique, que de tels soulèvements par en bas
pouvaient détourner l'ordre soviétique de sa
marche vers la « libéralisation » -
inévitablement graduelle.
De quel côté êtes-vous ?
Pour
les intellectuels, qui ont le choix des
rôles qu'ils peuvent jouer dans la lutte des classes, la
perspective du socialisme par en bas a eu historiquement peu d'attrait.
Même dans le cadre du mouvement socialiste, elle a eu peu de
partisans fermes, en même temps qu'elle en a eu beaucoup
d'inconsistants. En dehors du mouvement socialiste, l'attitude la plus
courante est que ces idées sont visionnaires, impraticables,
irréalistes, « utopiques » -
idéalistes peut-être, mais
décidément don-quichottesques. Les gens sont
congénitalement stupides, corrompus, apathiques et en
général désespérants. Et un
changement progressif ne peut venir que « d'êtres
supérieurs » du genre de l'intellectuel qui
(précisément) exprime cette opinion. Cela se
traduit dans la théorie par une loi d'acier de l'oligarchie,
ou une loi de fer-blanc de l'élitisme, impliquant, d'une
façon ou d'une autre, une théorie sans nuance de
l'inévitabilité - l'inévitabilite du
changement seulement par en haut.
Sans avoir la prétention de résumer en quelques
mots les arguments pour et contre cette opinion très
répandue, nous pouvons remarquer le rôle qu'elle
joue en tant que rite d'auto-justification pour les
élitistes. En période « normale
», quand les masses ne sont pas en mouvement, la
théorie n'a besoin que d'être affirmée
dédaigneusement, en même temps que toute
l'histoire des révolutions et des mouvements sociaux est
rejetée comme désuète.
Mais la récurrence de soulèvements
révolutionnaires et de troubles sociaux, définie
précisément par l'irruption sur la
scène historique de masses auparavant inactives, et
caractéristique des périodes dans lesquelles un
changement social fondamental est à l'ordre du jour, est
tout aussi « normale » dans l'histoire que les
périodes intermédiaires de conservatisme. Quand
le théoricien élitiste doit par
conséquent abandonner la posture de l'observateur
scientifique qui se borne à prédire que les
masses resteront toujours calmes, lorsqu'il est confronté
à la réalité contraire d'une masse
révolutionnaire menaçant de renverser la
structure du pouvoir, il ne tarde pas, typiquement, à
changer totalement d'approche, et se met à
dénoncer l'intervention des masses par en bas comme le mal
absolu.
Le fait est que le choix entre le socialisme par en haut et le
socialisme par en bas est, pour l'intellectuel, un choix
fondamentalement moral, alors que pour les masses laborieuses, qui
n'ont pas d'alternative sociale, c'est une affaire de
nécessité. L'intellectuel peut avoir l'option de
se ranger du côté du pouvoir, que le travailleur
n'a pas. La même option existe pour les dirigeants syndicaux
qui, en s'élevant au-dessus de leur classe, se trouvent de
la même façon confrontés à
un choix qui n'existait pas auparavant. La pression à la
conformité avec les mœurs de la classe dirigeante,
la pression à l'embourgeoisement, est, proportionnellement,
plus forte que les liens personnels et organiques avec la base,
désormais affaiblis. Il n'est pas difficile, pour un
intellectuel ou un bureaucrate, de se convaincre que l'infiltration, ou
l'adaptation au pouvoir en place, est la démarche la plus
habile, lorsque (comme c'est le cas) cela permet en même
temps de prendre sa part des suppléments de pouvoir et de
prospérité sans trop transpirer.
Il y a donc une certaine ironie à ce que la « loi
de fer de l'oligarchie » ne soit telle essentiellement que
pour les éléments intellectuels dont elle
provient. Comme couche sociale (c'est-à-dire compte non tenu
d'individus exceptionnels), les intellectuels ne sont pas remarquables
pour s'être soulevés contre l'ordre
établi d'une manière semblable à celle
empruntée à de nombreuses reprises par la classe
travailleuse moderne au cours de sa relativement brève
histoire. Fonctionnant typiquement comme laquais idéologique
des dirigeants établis de la société,
le secteur des travailleurs cérébraux de la
classe moyenne non-possédante est pourtant, en
même temps, porté au mécontentement et
à la révolte par la nature de la relation
elle-même. Comme beaucoup d'autres valets, cet Admirable
Crichton se dit: « Je suis un meilleur homme que mon
maître, et si les choses étaient
différentes on verrait qui plierait l'échine
». Plus que jamais à notre époque
où le crédit du système capitaliste se
désintègre dans le monde entier, il lui arrive
aisément de rêver d'une forme de
société dans laquelle il pourrait prendre son
indépendance, dans laquelle le cerveau, et non les bras ou
les fortunes, commanderait, dans laquelle lui et ses semblables
seraient à la fois émancipés du
pouvoir de la propriété par
l'élimination du capitalisme, et affranchis de la pression
des masses par l'élimination de la démocratie.
Et il n'a pas besoin de rêver à
l'excès, car des exemples concrets d'une telle
société semblent exister sous ses yeux dans les
collectivismes de l'Est. Même s'il rejette ces versions, pour
des raisons variées incluant la Guerre Froide, il peut
théoriser sa propre version d'un « bon »
collectivisme bureaucratique, qu'on appellerait «
méritocratie », ou « managerisme
» ou « industrialisme » ou autre, aux
USA. Ou « socialisme africain » au Ghana et
« socialisme arabe » au Caire ou à
Alger. Ou d'autres espèces variées de socialisme
dans d'autres parties du monde.
La nature du choix entre le socialisme par en haut et le socialisme par
en bas se présente avec une grande netteté sur la
question qui suscite aujourd'hui un large consensus parmi les
intellectuels progressistes, sociaux-démocrates et
stalinoïdes. Il s'agit de la prétendue
inévitabilité des dictatures (despotismes
bienveillants) dans les pays en voie de développement
d'Afrique et d'Asie particulièrement - comme N'krumah,
Nasser, Soekarno et autres - dictatures qui détruisent les
syndicats indépendants aussi bien que toute opposition
politique, et organisent une exploitation maximale de la
main-d’œuvre afin d'extraire des masses
suffisamment de capital pour hâter l'industrialisation au
rythme souhaité par les nouveaux dirigeants. Ainsi, des
cercles « progressistes » à un
degré jamais atteint, qui auraient à une
époque protesté contre l'injustice où
qu'elle se produisît, deviennent automatiquement des
apologistes de la dictature dès lors qu'elle est
considérée comme anticapitaliste.
Hormis l'argument économique déterministe
habituellement fourni à l'appui de cette position, il y a
deux aspects de la question qui mettent en lumière l'enjeu
global :
1)
L'argument économique en
faveur du despotisme, destiné à prouver
la nécessité d'une industrialisation
accélérée, est indubitablement d'un
grand poids pour les nouveaux dirigeants bureaucratiques - qui en
même temps ne lésinent guère sur
l'amélioration de leur propre sort - mais ne parvient pas
à convaincre le travailleur, au bas de la pyramide, que lui
et sa famille doivent se plier à la surexploitation pour
plusieurs générations au nom d'une rapide
accumulation de capital (c'est en fait la raison pour laquelle
l'industrialisation accélérée a besoin
d'un contrôle dictatorial).
L'argument économique déterministe est la
rationalisation du point de vue de la classe dirigeante. Humainement,
il n'a de sens que sous l'angle de la classe dirigeante, qui est bien
évidemment toujours identifié avec les besoins
«nationaux». Il est non moins évident
que les travailleurs au bas de l'échelle doivent se battre
contre cette surexploitation, pour défendre leur
dignité humaine élémentaire aussi bien
que leur bien-être. C'est ce qui s'est passé
à l'époque de la révolution
industrielle capitaliste, lorsque les « pays en voie de
développement » étaient en Europe. Il
ne s'agit pas simplement d'un argument économique technique,
mais des deux camps d'une lutte de classe. La question est : de quel
côté êtes-vous ?
2)
On prétend que les masses
populaires, dans ces pays, sont trop
arriérées pour contrôler la
société et son gouvernement - et c'est
incontestablement vrai, et pas seulement là. Mais alors ?
Comment un peuple ou une classe deviennent-ils capables de diriger en
leur propre nom ?
Seulement en luttant pour cela. Uniquement en organisant leur combat
contre l'oppression - l'oppression de ceux qui leur disent qu'ils ne
sont pas capables de gouverner. C'est seulement en se battant pour le
pouvoir démocratique qu'ils s'éduquent et se
hissent au niveau qui leur permet d'exercer le pouvoir. Il n'y a jamais
eu d'autre voie pour la classe montante.
Bien que nous ayons adopté une approche
particulière, les deux éléments qui
émergent s'appliquent, en fait, dans le monde entier,
à chaque pays, qu'il soit avancé ou en voie de
développement, capitaliste ou stalinien. Quand les
manifestations et les boycotts des Noirs du Sud des Etats-Unis
menaçaient de gêner Johnson face à une
échéance électorale, la question
était : de quel côté
êtes-vous ? Quand Cuba était envahie par les
fantoches de Washington, la question était : de quel
côté êtes-vous ? et quand les syndicats
cubains sont investis par les policiers de la dictature, la question
est aussi : de quel côté êtes-vous ?
Depuis les débuts de la société, il y
a eu une infinité de théories tendant
à « prouver » que la tyrannie est
inévitable, et que la liberté dans la
démocratie est impossible. Il n'y a pas
d'idéologie plus adaptée aux besoins d'une classe
dominante et de ses loufiats intellectuels. Ce sont là des
prédictions d'auto-justification, qui ne restent vraies
qu'aussi longtemps qu'on y croit. En dernière analyse, la
seule façon de prouver qu'elles sont fausses est la lutte
elle-même. La lutte par en bas n'a jamais
été stoppée par les
théories d'en haut, et elle a changé le monde
à de nombreuses reprises. Faire le choix d’une des
formes du socialisme par en haut, c’est se tourner vers le
vieux monde, vers le « vieux fatras ». Choisir le
chemin du socialisme par en bas, c’est proclamer le
commencement d’un monde nouveau.