POURQUOI
IL FAUT DEVENIR
SOCIALISTE REVOLUTIONNAIRE
Denis Godard
Sommaire
Introduction
1 . Un monde dans le chaos
Plus jamais la misère ?
Plus jamais la guerre ?
Plus jamais le fascisme ?
2 . Rien ne justifie la misère
Le cycle des saisons
La nature humaine
La fatalité
3 . Ceux qui en profitent : la classe
dirigeante
La logique du profit
Qui sont les riches ?
Les victimes du profit
Une classe dirigeante
4 . "Unis , nous sommes plus fort"
L’exploitation
Un pouvoir collectif
Le mythe de la société duale
La classe ouvrière a-t-elle disparu ?
Une seule classe ouvrière
5 . Une seule solution : la révolution
Les réformistes au gouvernement
L’impasse réformiste
La révolution nécessaire
6 . L'alternative socialiste
Démocratie
La répartition des richesses
Et l’URSS ?
7 . Où est l'utopie
Les causes de la démoralisation
Une démoralisation définitive ?
La grève : une arme de classe
L’école de la révolution
La bureaucratie syndicale
Démocratiser les syndicats
8 . construire l'alternative socialiste
révolutionnaire
La Révolution russe
Construire le parti
Socialisme international
Pour
des générations, depuis le début des années 1960, le régime décrit dans
l’oeuvre de fiction de l’écrivain Georges Orwell, 19841, a représenté
ce que les sociétés modernes pouvaient produire de pire en terme
d’aliénation de l’être humain.
1984 est sans doute beaucoup moins lu aujourd’hui. Peut-être parce que
la réalité n’a jamais été aussi proche de la fiction.
Pour faire accepter la guerre et la tyrannie permanentes, le régime
décrit par Orwell utilise des slogans contradictoires, comme “ La
liberté, c’est l’esclavage ” ou “ La guerre, c’est la paix ” .
Nous n’en sommes pas là ?
Lorsque Eltsine utilisa l’armée pour réprimer les parlementaires qui
s’opposaient à lui, le quotidien Les Echos utilisa le même procédé en
parlant de “ Coup d’Etat démocratique ” . Le chancelier allemand,
Helmut Kohl, déclara alors que la démocratie n’était pas toujours la
chose la plus importante. De même, toute la classe politique française
soutint le coup d’Etat en Algérie annulant les premières élections
démocratiques en janvier 1992, pour “ restaurer le processus
démocratique ” !
Les pays occidentaux, se disant civilisés, sont intervenus
militairement ces dernières années, en Yougoslavie et en Irak. En
Somalie et au Rwanda, l’intervention a été justifiée par des prétextes
humanitaires. Au prix de dizaines de milliers de victimes civiles,
déclenchant la famine et la réapparition d’épidémies sous l’effet de
l’embargo, ces interventions n’ont jamais ramené ni paix ni démocratie
et surtout pas le droit des peuples à l’auto-détermination.
Raffinement de la répression, Orwell imaginait une société parsemée
d’écrans surveillant les individus partout où ils se trouvent.
C’est aujourd’hui que ce cauchemar commence à se réaliser et ceci, dans
notre société dite démocratique. Après avoir lancé les cartes
d’identité magnétiques où pourront être stockées des tonnes
d’informations sur notre passé, Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur
du gouvernement Balladur, a légalisé en 1994, la vidéo-surveillance.
Filmé dans les magasins, dans les banques, dans les rues, “ Big Brother
is watching you ” .
Dans 1984, trois blocs continentaux sont perpétuellement en guerre les
uns contre les autres, renversant continuellement leurs alliances. Pour
imposer toujours plus de sacrifices à sa population et maintenir
l’esprit patriotique, le régime impose des “ minutes de la haine ”
quotidiennes, déclenchant l’hystérie collective et libérant la colère
sur un bouc émissaire. Durant celles-ci, la population se regroupe sur
ses lieux de travail devant un écran où l’ “ ennemi public ” apparaît.
Le procédé est courant, de nos jours, lorsque l’Etat décide une
intervention militaire. Lors du déclenchement de la guerre du Golfe en
janvier 1991, Saddam Hussein devint tout à coup le nouvel Hitler. Le
journal télévisé du soir dénonçait quotidiennement le dictateur qui
avait été armé par les pays occidentaux lorsqu’il s’opposait à l’Iran.
De même, chaque durcissement des positions occidentales en
ex-Yougoslavie a été précédé d’une campagne dénonçant le Président
serbe, Milosevic, à son tour comme le “ nouvel Hitler ” . Tel n’a
jamais été le cas avec les fascistes italiens entrés au gouvernement en
1994 ou avec les dictateurs africains que soutient toujours l’Etat
français.
Lorsque 1984 parut à la fin des années 1940, il était évident pour tout
le monde que Georges Orwell s’attaquait à la dictature stalinienne,
décrivant un monde où, sous l’emprise d’une minorité de dirigeants, la
société avait étouffé l’individu.
Le livre sortit au début de la guerre froide entre les pays occidentaux
et un bloc dominé par l’URSS. En concurrence économique et militaire,
les dirigeants des deux blocs qui s’étaient partagé le monde à l’issue
de la Seconde guerre mondiale, devaient tout faire pour démontrer qu’il
s’agissait d’un conflit idéologique entre le capitalisme et ce que les
dirigeants russes eux-mêmes présentaient comme le communisme.
Aussi le livre ne dut pas sa popularité au seul talent de l’écrivain.
Si 1984 fut étudié dans les écoles, adapté au cinéma, Hommage à la
Catalogne où Orwell décrit avec le même talent la Révolution espagnole
ne connaîtra jamais la même publicité.
Pourtant ce que dénonce Orwell, c’est un système où une minorité
utilise son pouvoir pour imposer ses intérêts à la majorité de la
population, ce qui était, et est toujours, le cas dans l’ex-URSS comme
dans les pays occidentaux. C’est la raison pour laquelle le livre est
plus que jamais actuel... mais bénéficie de moins de publicité.
Après la chute du stalinisme en URSS et les autres pays d’Europe de
l’est, dirigeants et idéologues occidentaux, envisagèrent l’avenir
comme celui du “ capitalisme triomphant ” . Son triomphe est celui d’un
monde qui semble plonger dans le chaos de la misère et de la guerre.
1984 est un livre d’un pessimisme absolu où, isolé, l’individu qui
tente de se révolter ne peut qu’échouer. Mais la réalité nous montre
autre chose. Depuis l’Afrique du sud aux pays de l’Est en passant par
les pays développés, des travailleurs et des jeunes se révoltent et
luttent. La réalité n’a pas qu’un visage. Le capitalisme tue, exploite,
affame... et génère des résistances à sa barbarie.
Pour donner à ces résistances la possibilité de se transformer en
forces qui mettront fin à la barbarie, nous devons lier ces luttes à
une compréhension du monde, les relier à toute l’histoire de ceux qui
luttèrent avant nous, pour tirer leçon de leurs victoires comme de
leurs défaites.
Il ne s’agit pas de fermer les yeux devant l’horreur, mais de les
ouvrir, en fermant nos poings. Le combat est possible. Il s’appelle le
socialisme révolutionnaire.
1. Un monde dans le chaos
Période de prospérité, les années 1950-1960 avaient généré l’idée d’un
progrès sans fin de la part des élites éclairées des pays occidentaux.
Mai 68 leur était apparu comme “ un coup de tonnerre dans un ciel
serein ” . Et après coup, les “ événements ” de 68 seront analysés
comme une crise de croissance du système capitaliste, transition
conflictuelle vers la modernité. Les décennies qui ont suivi ont montré
combien cela était erroné.
Aux lendemains de la Seconde guerre mondiale, le sentiment dominant,
c’était “ plus jamais ça ” . Ce qu’on présentait comme une sorte de
folie collective ne devait plus jamais se reproduire. Plus jamais le
fascisme, plus jamais la guerre, plus jamais la misère comme celle des
années 1930. Les Etats devaient contrôler l’économie, assurer une plus
juste répartition des richesses pour éviter de nouvelles crises. On
créa l’ONU (Organisation des nations unies) comme on avait créé la SDN
(Société des nations) après la Première guerre mondiale pour maintenir
la paix sous l’égide des vainqueurs. Quant au fascisme, la mémoire des
horreurs du nazisme devait en prévenir toute résurgence.
Paradoxalement, c’est l’industrie et le commerce des armes qui soutint
la croissance et finança la reconstruction des pays détruits. On
assista à une période de prospérité dans les pays développés telle que
le XXè siècle n’en avait jamais connue. Sous le général De Gaulle, la
France s’industrialisa pour devenir une “ grande puissance ” . Dans les
années 1960 la production industrielle connut une hausse de 51 % ! On
passa de 200 000 logements construits en 1955 à 430 000 en 1967.
La croissance des profits permet d’accéder plus facilement aux
revendications sociales. C’est ainsi qu’en 1958 est créé le régime
d’assurance chômage. Revenu minimal, congés payés, allocations
retraite, construction d’HLM (Habitations à loyers modérés) et
d’hôpitaux, cette période semble être celle d’un progrès constant. Les
besoins des entreprises évoluent et avec elles, les besoins en
formation. A partir de 1962, le nombre d’étudiants augmente de façon
vertigineuse : de 230 000 en 1961, il passe à 500 000 en 1967-1968.
Même si la recherche de toujours plus de rentabilité pour le patronat
s’accompagne de conditions de travail qui ne s’améliorent guère, l’idée
est largement répandue parmi les travailleurs que leurs enfants auront
un avenir meilleur.
Quel bouleversement ! Qui peut encore se reconnaître dans cette façon
de penser aujourd’hui ? Combien de parents prédiraient, pour leurs
enfants, un avenir meilleur que celui qu’ils ont connu ?
Une enquête parue en décembre 1993 dans La Rue indique que plus de 70 %
des sondés craignent qu’un de leur proche devienne sans domicile fixe
(SDF). Les ouvriers et les employés craignent dans la même proportion
d’être exclus eux-mêmes. Fin 1991, 60 % des sondés disaient vivre plus
difficilement qu’auparavant (ils étaient déjà 50 % dans ce cas quatre
ans plus tôt).
Plus
jamais la misère ?
Ce pessimisme n’est pas sans fondement. L’hiver 1993-1994 a vu des
dizaines de sans-abris mourir dans la rue en France. On estime à
plusieurs centaines de milliers le nombre de sans-abris (200 000 selon
le gouvernement et 500 000 selon les associations. Officiellement, on
recense 1 576 000 mal logés, c’est-à-dire vivant dans des habitations
mobiles ou des logements insalubres.
L’INSEE estime qu’en 1993, 4,7 millions de gens vivaient avec moins de
2 250 francs par mois (critère qu’elle utilise pour définir la
pauvreté). Le nombre de ménages les plus pauvres (c’est-à-dire
disposant d’un revenu inférieur à 40 % du revenu moyen) a augmenté deux
fois plus vite que la population dans les dix dernières années.
Et la machine à fabriquer la misère ne montre pas de signes de
faiblesse. De 113 000 chômeurs en France en 1964, on est passé à trois
millions et demi de chômeurs en 1994 et ceci selon les chiffres
officiels qui ne tiennent pas compte des jeunes qui n’ont jamais
travaillé, des emplois précaires ou encore des stages bidon.
La situation ne va pas en s’améliorant. Même en faisant l’hypothèse
optimiste d’un retour durable de la croissance, les organismes
économiques ne tablent pas sur une stabilisation du nombre de chômeurs
avant 1998 !
En 1974, les salariés licenciés avaient obtenu une allocation chômage
équivalente à 90 % de leur salaire en cas de licenciement économique.
En 1994 ce taux est de 57 %.
En matière de logements sociaux, la situation s’est inversée par
rapport aux années 1960, bien que les besoins ne soient pas moindres.
La Mairie de Paris, dirigée par Jacques Chirac, a fait construire en
1992 moins de logements sociaux qu’elle n’en a fait détruire.
Alors que le nombre de lits d’hôpitaux n’avait cessé d’augmenter de
1948 à 1983, la tendance s’est inversée depuis lors. En 1994, le
gouvernement de droite décide un plan de restructuration des hôpitaux
devant conduire à la fermeture de 60 000 lits supplémentaires. La CGT
estime à 100 000 le nombre d’emplois hospitaliers menacés par cette
restructuration.
Conséquence de la lutte acharnée pour les profits que mènent les
entreprises, les conditions de travail se dégradent du fait des
cadences imposées. En 1992, cela a conduit à 750 000 accidents du
travail recensés dont 1 060 étaient mortels (365 seulement dans le
secteur du bâtiment). Le ministère du Travail lui-même établit que ce
sont les ouvriers et les travailleurs précaires qui ont été
majoritairement touchés. Rien d’étonnant à ce que, dans les dix
dernières années, le nombre des congés maladies ait progressé de 80 %.
Est-ce que la France est un cas isolé ? Non. La misère se développe
partout. Aux Etats-unis, un enfant sur cinq vit en-dessous du seuil de
pauvreté et un enfant sur trois en Grande-Bretagne. Le rapport 1994 du
PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) déclare : “
Nous continuons de vivre dans un monde où un cinquième de la population
des pays en développement connaît chaque jour la faim, un quart est
privé des moyens de survie essentiels et un tiers végète dans la misère
la plus extrème. [...] Riches ou pauvres, les pays voient la détresse
humaine augmenter ” .
Bien loin des grandes déclarations de paix des lendemains de la Seconde
guerre mondiale, cette misère est accentuée par les guerres qui se
développent aux quatre coins du globe.
Plus
jamais la guerre ?
C’est prétendument pour lutter pour la paix que les grandes puissances
développèrent après-guerre les instruments de destruction les plus
puissants qui aient jamais été créés. Pendant 50 an,s nous sommes
restés suspendus aux menaces d’une guerre nucléaire capable de détruire
plusieurs fois l’ensemble de la terre. Lors de la chute du stalinisme
qui entraîna la fin de la guerre froide, les experts annoncèrent la fin
de toute guerre.
Fin 1989, Francis Fukuyama, parlant de la “ fin de l’histoire ” ,
prévoyait à terme une éternité de paix libérale. L’encre de son livre
n’était pas encore sêche que commençait l’opération Tempête du désert
orchestrée par les Etats-unis contre l’Irak.
On sait désormais que les motifs invoqués pour cette intervention
militaire n’étaient que prétextes. Il était question de guerre pour la
démocratie. Le Koweit, que les vaillants chevaliers occidentaux
allèrent défendre, était une autocratie et elle l’est redevenue une
fois “ libérée ” par les troupes occidentales. Saddam Hussein, le “
nouvel Hitler ” est resté en place car il avait l’avantage, face à une
opposition divisée, d’assurer la stabilité de son pays. Enfin, les
minorités opprimées par le régime irakien, comme les Kurdes, sont
retournées à leur oppression dès que les caméras occidentales ont
quitté le champ de bataille. D’ailleurs les Kurdes se font aujourd’hui
massacrer par un membre de la coalition alliée, la Turquie, sous le
regard bienveillant des gouvernements occidentaux.
Pierre Salinger, ancien porte-parole de la Maison Blanche, démontre
dans Guerre du Golfe : le dossier secret2 comment les Etats-unis ont
précipité le conflit pour affaiblir une puissance régionale qui
menaçait les intérêts occidentaux. De son côté, le Koweit ne manquait
pas d’arguments. Ce pays est le plus riche du monde. Avant la guerre,
ses investissements dans les pays occidentaux (plus gros investisseur
étranger notamment au Japon et en Espagne) lui faisaient occuper une
place primordiale dans l’économie des pays développés.
La “ paix libérale ” s’est traduite de 1989 à 1992 par 82 conflits
armés de par le monde. Le continent européen n’est pas épargné avec la
guerre en ex-Yougoslavie. Cas exceptionnel ? Les tensions qui résultent
de l’éclatement de l’ex-URSS en font une gigantesque poudrière.
Alors que les peuples rêvaient d’une paix éternelle, depuis 1945, les
guerres et autres conflits armés ont provoqué la mort de plus 20
millions de personnes. Dans les seules dix dernières années, un million
et demi d’enfants ont été victimes de ces conflits.
Plus
jamais le fascisme ?
Lors de la campagne pour les élections législatives, début 1993 en
Italie, un journaliste présentait la candidature de Alessandra
Mussolini (petite fille du dictateur fasciste qui se présentait sous
l’étiquette du parti fasciste MSI) en disant qu’elle avait un avantage
sur les autres candidats qui était son nom !
Cela suffit à démontrer comment la seule mémoire des atrocités du
fascisme ne suffit pas à enrayer le retour d’organisations qui s’en
revendiquent plus ou moins ouvertement. Plus la crise économique
s’éternise sans que ni la classe dirigeante, ni les partis se
revendiquant du mouvement ouvrier n’offrent d’alternative, et plus les
idées racistes et fascistes ont la possibilité de se développer.
En France, en 1981, le Front national ne put récolter suffisamment de
signatures pour présenter un candidat aux élections présidentielles.
Dès 1984, aux élections européennes, le Front national obtient 11,1 %
des voix et 14,5 % aux élections présidentielles de 1988. Localement,
les scores du Front national sont plus impressionnants. En 1989, à la
législative partielle de Dreux, Jean-Pierre Stirbois obtient 61 % des
voix ! En mars 1992, le parti fasciste de Jean-Marie Le Pen obtient 239
postes de conseillers aux élections régionales. Un an plus tard, lors
des élections législatives, le Front national reste présent au second
tour dans 100 circonscriptions obtenant plus de 40 % des voix dans huit
d’entre elles et plus de 30 % dans quarante-quatre autres.
Créé en 1972 par les dirigeants de plusieurs groupuscules ouvertement
fascistes voulant une couverture respectable, le Front national se sert
de la crise pour accroître son influence en se donnant une façade
ordinaire. Cela ne doit pas cacher la véritable nature du Front
national.
Parlant de la création du Front national, Pierre Milza explique : “ La
droite ultra-réactionnaire et les nostalgiques de Vichy coéxistent dans
l’organisation que préside Le Pen avec d’authentiques néo-fascistes
prônant la création d’une “ troisième force ” européenne et
révolutionnaire, le modèle choisi étant le MSI d’Almirante qui vient
alors de réaliser son meilleur score électoral depuis sa fondation en
1946. L’emblème choisi par le Front national, la flamme tricolore, est
d’ailleurs copié sur celui de la formation néo-fasciste italienne. ” 3
Le parlementarisme n’est qu’une tactique. Anne Tristan, journaliste,
s’est intégrée à la vie d’une cellule du Front national pendant six
mois. L’expérience qu’elle décrit dans son livre, Au Front4, est
éclairante : “ Le génie de Le Pen, m’a expliqué Jean-Pierre, c’est
d’avoir choisi la voie des élections. En procédant calmement, on fera
mieux passer nos idées. Regarde: si tu tues un arabe quand Le Pen il
fait 0.5 % t’as de suite le tollé, on te traite de raciste. Quand on
est à 15 % déjà les gens ils crient moins. Alors il faut continuer et
tu verras, à 30 % les gens ils ne crieront plus. C’est pour ça que pour
l’instant il faut faire attention à ce que tu dis. ”
La crise économique et la faillite des partis institutionnels à
proposer une alternative ne sont pas des phénomènes propres à la
France. Le nombre de meurtres racistes dans l’Union européenne a
augmenté de 66 en 1992 à 75 en 1993.
En Allemagne, deux femmes et trois fillettes turques ont été brûlées
vives par les nazis à Solingen le 29 mai 1993. Un député allemand
admettait que “ la croissance de l’influence des REP (Republikaners, un
parti dirigé par un ancien SS, Schönhüber) suit une courbe parallèle à
la montée des violences contre les étrangers ” .5
Dans le même temps, le SPD allemand (Parti social-démocrate) prenait la
décision de soutenir le gouvernement conservateur dans la réforme du
droit d’asile plutôt que d’organiser la lutte contre la montée du
racisme.
En Belgique, les revenus des salariés ont baissé de 13 % de 1982 à 1992
alors que les revenus des plus riches augmentaient de 37,7 %.6 En 1991,
le parti d’extrème-droite flamand, le Vlaams Blok, obtenait 25,5 % des
votes à Anvers, devenant le premier parti de la ville.
L’Italie a connu depuis 1992 des mouvements de masse contre la
corruption au sein des partis gouvernementaux et contre les politiques
d’austérité. Les deux principaux partis politiques
(démocrates-chrétiens et socialistes) se sont effondrés et ont disparu
sous le poids des scandales. Surfant sur la vague de radicalisation
(grève générale en octobre 1993 qui verra 14 millions de travailleurs
cesser le travail pendant quatre heures), le PDS (ex-Parti communiste
italien) remporte les élections municipales d’octobre 1993 se
positionnant alors comme favori des élections législatives d’avril
1994. Entre ces deux dates, Ochetto, le leader du PDS, va s’employer à
rassurer la classe dirigeante sur ses facultés à gérer l’austérité.
Démobilisant ceux qui voulaient lutter pour changer, il a laissé la
porte ouverte à une coalition hétéroclite et réactionnaire menée par un
homme d’affaire, Berlusconi, remportant les élections législatives. Le
gouvernement issu de ces élections comprendra cinq ministres fascistes.
Perçant en Russie, générant de véritables pogroms en Allemagne,
acquiérant respectabilité à l’échelle nationale et implantation locale
en France, devenu force gouvernementale en Italie, le fascisme se
renforce sans opposition réelle des partis politiques traditionnels.
Ils y répondent en glissant plus encore vers la droite, lui accordant
toujours plus de crédibilité (de gauche à droite, on proclame “
l’immigration est un problème ” ).
Le capitalisme voulait nous faire croire qu’il pouvait assurer la paix
et la prospérité éternelles. Mais loin des illusions soulevées par les
années 1960 d’un progrès continu, la planète semble plonger dans un
chaos qui porte avec lui la guerre et la famine. La crise est moins
violente que dans les années 1930. Mais elle s’aggrave et laisse sans
perspectives la majorité des gens. Elle ramène avec elle les fléaux de
la guerre, de la misère, de la mort et du fascisme.
2.
Rien ne justifie la misère
Personne ne peut, même en fermant les yeux, ignorer la situation dans
laquelle est notre monde. La réaction la plus naturelle serait de se
tourner vers ceux qui ont le pouvoir pour leur demander des comptes.
Pour ceux-ci, il s’agit donc de nous convaincre qu’ils ne sont en rien
responsables mais, qu’au contraire, ils font leur possible pour
améliorer les choses. La crise économique, les guerres ou la famine
seraient donc dues à des éléments indépendants de leur volonté. Il
s’agirait d’attendre que ça passe, de s’adapter, de supporter... de
faire des sacrifices. Mais leurs arguments ne sont que mensonges et
hypocrisie.
Le
cycle des saisons
Le fonctionnement de l’économie suivrait la même logique que celui des
saisons, “ après la pluie, le beau temps ” . Il suffirait donc
d’attendre que la crise soit passée pour profiter de l’embellie de la
croissance. L’image n’est pas entièrement fausse. Le système
capitaliste depuis ses origines a connu crises et reprises. Les crises
sont même nécessaires à la survie du système : “ A cause des fermetures
d’usines et de l’effondrement des marchés, les plus gros capitalistes
purent avaler les plus petits, et ainsi réorganiser la production sur
une base plus efficace qu’auparavant ” .7
Cependant, à la différence des saisons, les crises influencent la
structure de la société et la forme de la croissance qui suit. Elles
laissent des traces qui ne sont pas indifférentes. Ceux qui utilisent
ce genre d’argument voudraient nous faire oublier que les crises les
plus importantes du XXè siècle ont entraîné le massacre de millions
d’être humains lors des deux guerres mondiales. Les crises sont loin
d’être des phénomènes négligeables pour ceux qui en souffrent. Le
retour du “ beau temps ” ne veut plus rien dire pour les 6 millions de
juifs victimes de l’holocauste.
L’idée que sous-tend l’argument est que tout le monde doit faire des
sacrifices en attendant des jours meilleurs... qui seront meilleurs
pour tous.
Mais bénéfices de la croissance et sacrifices lors de la crise ne sont
pas également répartis.
Lorsque l’on présente les années 1950-1960 comme des années de
prospérité, on ne montre pas que sous ce terme se cachent de profondes
disparités. “ La France vit une période d’expansion économique rapide.
L’idéologie de la reconstruction a fait place à celle de la croissance
[...] La société tend à se diviser en deux camps inégaux : les
technocrates, prêtres au service du PNB (Produit national brut), et les
esclaves, la piétaille des ouvriers qui ont pour seul avenir de
produire encore plus ” 8.
La course à la productivité empire les conditions de travail. De 1958 à
1968, un mineur passe de 1 695 kg extraits chaque jour à 2 280. Si les
profits du patronat sont en hausse vertigineuse, les salaires
augmentent moins vite que la production (selon la CEE, 37 % de hausse
en dix ans contre 51 % à la production). La montée des luttes qui
s’opère dans les années qui précèdent 1968 montre que ce que certains
appellent pudiquement “ Les événements ” ne furent pas un coup de
tonnerre dans un ciel serein.
De façon encore plus marquée, les méfaits de la crise augmentent les
inégalités. Les entreprises françaises ont établi des records de
productivité ces dernières années, la bourse a flambé... tandis que le
chômage explosait. Remise en cause des acquis sociaux, licenciements et
baisse des budgets accordés à l’enseignement ou la santé sont les
ingrédients de la crise, remèdes inefficaces pour juguler celle-ci mais
efficaces pour permettre aux patrons de conserver et d’augmenter leurs
bénéfices.
L’argument du cycle des saisons incite ceux qui l’acceptent à ne pas se
rebeller contre ce qui serait une loi de la nature. En fait de loi de
la nature, c’est une loi du capitalisme. On pourrait envoyer des
satellites dans l’espace, créer des énergies capables de détruire la
planète, mais nous ne pourrions contrôler les facteurs les plus simples
qui régissent notre vie ? Nos dirigeants sont des artistes en ce qui
concerne le double langage. Ces arguments sur notre prétendue
incapacité à contrôler le fonctionnement économique sont du même genre
que ceux utilisés lors de la famine en Somalie pour justifier
l’intervention militaire. Celle-ci était nécessaire, prétendaient les
gouvernements occidentaux, pour assurer la sécurité des camions
convoyant l’aide alimentaire. Pourtant lors de la guerre du Golfe
contre l’Irak, les mêmes déclaraient fièrement que leur technologie
leur permettait d’envoyer des bombes exactement là où ils le voulaient.
Alors pourquoi, soudain, ne pouvaient-ils pas envoyer des containers de
nourriture là où ils le désiraient ? La réponse est simple : l’aide
alimentaire n’était qu’un prétexte.
Ce qui différencie l’homme de l’animal, c’est la possibilité d’agir sur
son existence pour la transformer. Ce ne sont pas des tendances
climatiques qui poussent aujourd’hui des millions d’êtres humains à
vivre dans la pauvreté, mais la politique menée par ceux qui contrôlent
la société.
La
nature humaine
Le système ne serait cependant pas en cause car il y a une chose
fondamentale qu’on ne pourrait pas changer : l’homme. Celui-ci serait
naturellement raciste, égoïste, avide de pouvoir.
Pourtant toute l’expérience de la vie montre que l’homme est capable du
meilleur et du pire. Le racisme cotoie la solidarité. Si l’homme était
fondamentalement égoïste, comment pourrait-on expliquer les dizaines de
millions de francs récoltés chaque année par les diverses organisations
humanitaires ?
L’appel à une nature humaine a toujours servi à justifier un ordre
existant qui n’a rien d’immuable. Dans l’antiquité, l’esclavage faisait
partie de la “ nature humaine ” et l’homosexualité était reconnue comme
la forme la plus élevée de l’amour dans la Grèce antique. Aujourd’hui,
personne ne prétendrait que l’esclavage est “ naturel ” tandis que
l’homosexualité est souvent présentée comme une maladie. Au Moyen-âge,
“ c’était par volonté divine que certaines personnes étaient des
seigneurs et les autres des serfs. La “ nature humaine ” , par la grâce
de Dieu ou autrement, a toujours été l’alibi favori des oppresseurs ” 9.
Notre société, à tous ses échelons, repose sur le culte de la
concurrence. A l’école, dans le sport, il s’agit d’être meilleur que
les autres. Pour trouver du travail, chacun de nous est en concurrence
avec d’autres candidats. Le chômage permet d’exacerber cette
concurrence pour mieux diviser les travailleurs.
Fantasme d’opposant irréductible au capitalisme ? Celui qui a sans
doute le mieux exprimé cette idée ne peut être soupçonné de se classer
dans cette catégorie. En septembre 1963, Georges Pompidou déclare : “
L’immigration est un moyen de créer une certaine détente sur le marché
du travail et de résister à la pression sociale ” 10.
De fait, pour répondre à une situation de quasi plein emploi (moins de
100 000 chômeurs) qui donne plus de forces aux revendications des
travailleurs, la politique du gouvernement entraînera une arrivée
massive de travailleurs immigrés que les entreprises comme Renault ou
Peugeot vont chercher directement dans leurs villages en Afrique noire
ou au Maghreb. De 1962 à 1968, il est arrivé plus d’immigrés (870 000)
que durant les seize années précédentes. En 1994, ce sont leurs enfants
que Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur utilise comme boucs
émissaires de la crise afin de “ résister à la pression sociale ”
générée par les attaques du gouvernement contre l’ensemble des
travailleurs.
Le racisme n’a pas toujours existé. L’oppression spécifique contre des
groupes d’êtres humains en fonction de la couleur de leur peau n’a
connu sa justification idéologique qu’au cours du développement du
capitalisme. Alors que dans les pays européens, le capitalisme
développait le travail “ libre ” (c’est-à-dire que le travailleur est “
libre ” de vendre sa force de travail), l’esclavage se perpétuait dans
les colonies. Pour justifier cette contradiction apparente, les
travailleurs noirs furent présentés comme une race inférieure. Si la
justification du racisme a évoluée, il est toujours utilisé pour
diviser les travailleurs.
Le racisme est une des formes d’oppressions spécifiques qu’utilise le
capitalisme au même titre que le sexisme ou l’homophobie et dont les
racines historiques montrent qu’elles n’ont rien à voir avec la “
nature humaine ” .
Parce que ces oppressions sont utilisées pour justifier et renforcer
l’exploitation de l’homme par l’homme, c’est dans la lutte commune des
travailleurs, noirs et blancs, hommes et femmes, homosexuels et
hétérosexuels, contre cette exploitation que les préjugés peuvent
commencer à disparaître. Encouragée par le tsarisme, la haine des juifs
a conduit à la fin du XIXè siècle et au début du XXè à de nombreux
pogroms en Russie. Pourtant, lors de la révolution de 1905, les
travailleurs de St Pétersbourg créent une structure démocratique, le
soviet (Conseil ouvrier) où se réunissent les délégués élus. C’est un
juif, Léon Trotsky, que ceux-ci élisent pour diriger le soviet.
Les exemples sont légion de luttes plus limitées qui font reculer le
racisme. En 1983, lors des grandes grèves dans l’automobile, aux
revendications salariales des ouvriers de l’usine Talbot à Poissy, se
trouve la revendication d’un lieu de prière pour les travailleurs
musulmans. Travailleurs français et immigrés se battront aussi pour
cette revendication.
Lorsque leurs délégués sont conviés à négocier avec les dirigeants de
l’entreprise, un buffet les attend qui ne comporte que jambon,
saucisson et vin. Aucun délégué n’acceptera de prendre part à ce buffet
qui visait à briser leur solidarité.
A Cléon en 1991, les travailleurs de Renault firent grève durant deux
mois sur des questions de rattrapage de salaires. “ Qu’ils le veuillent
ou non, cette grève est hypermajoritaire. Ouvriers et techniciens,
français et immigrés, femmes et hommes, jeunes et moins jeunes,
jusqu’aux intérimaires, c’est toute une usine qui est en grève. Même si
tous n’y participent pas activement ! Et cette unité gomme bien des
problèmes, notamment entre français et immigrés. Plus de racisme
pendant la grève ! ” 11
Lors des grèves, les cadres sont souvent utilisés pour rendre visite ou
téléphoner aux femmes de grévistes pour leur faire gentiment comprendre
que si leur mari persiste dans cette attitude il risque de se faire
virer et que c’est tout le foyer qui en souffrira. Il est plus facile
de faire pression sur quelqu’un d’isolé que sur quelqu’un qui
expérimente directement la solidarité. Lors de la grève de Renault
citée précédemment, un Comité de femmes et compagnes de grévistes s’est
créé en soutien à la lutte. Une femme à l’origine de ce comité témoigne
: “ En écrivant à la maison, le directeur, Guilmin, espérait sûrement
se servir des femmes pour faire pression sur les maris contre la grève.
En réunissant les femmes, on a fait un beau pied de nez à la direction.
On voulait soutenir la grève, mais aussi encourager les femmes dont le
mari est hésitant. La grève, ça entraîne beaucoup de perturbations sur
la vie de famille, le couple, les gosses. Ca se vit mieux si on est
deux d’accord à comprendre la nécessité de la grève. [...] Sur la
petite vingtaine de femmes qui participent aux activités, un certain
nombre sont des femmes au foyer. Aujourd’hui la priorité c’est la
lutte. Comme disait une copine : “ pour une fois, le ménage, on verra
après ”. Pour les enfants, on s’arrange, parfois on les emmène à la
collecte (quand c’était les vacances !). Et s’il faut la voiture pour
aller chercher les copines pour la collecte, eh bien, “ pour une fois
je la garde, mon mari se débrouillera autrement ” . Participer à
l’activité, ça remue plein de choses par rapport à l’activité
habituelle du couple, de la famille. D’ailleurs, il y en a deux parmi
nous qui disaient l’autre jour : “ mais après la grève, qu’est-ce qu’on
va faire ? On va rentrer à la maison ? ” 12.
Non seulement des circonstances différentes produisent des gens
différents, mais surtout les gens évoluent au cours du processus par
lequel ils changent eux-mêmes leurs conditions d’existence.
La
fatalité
Souvent nos contradicteurs admettent que, ponctuellement, les gens
peuvent changer, mais c’est pour ajouter aussitôt: “ il y aura toujours
des pauvres ” ; “ tout le monde ne peut pas être riche ” ; “ ça a
toujours existé, ça existera toujours ” .
Nulle idée n’a mieux justifié l’inégalité, prêché la résignation et
transmis avec autant d’efficacité que celle-ci issue des religions
chrétiennes. Un des textes les plus connus de la Bible, Les Béatitudes,
exprime cette idée maîtresse de la religion : “ Heureux vous les
pauvres car le Royaume de Dieu est à vous. Heureux vous qui avez faim
maintenant car vous serez rassasiés. Heureux vous qui pleurez
maintenant, car vous rirez ” 13. “ Heureux les affligés car ils seront
consolés. Heureux les affamés et assoiffés de justice car ils seront
rassasiés. Soyez dans la joie et dans l’allégresse, car votre
récompense sera grande dans les cieux ” 14.
A l’époque où Jésus-Christ prêchait cette idée parmi les plus pauvres,
la richesse produite n’était pas suffisante pour assurer le bien-être à
l’ensemble de la population. En prônant l’égalité de tous les hommes
devant Dieu, la religion reconnaissait les pauvres comme des êtres
humains au même titre que les riches romains.
La contradiction est bien plus éclatante aujourd’hui et il n’y a rien
d’étonnant à ce que la religion chrétienne soit devenue une arme
idéologique dans les mains de ceux qui dirigent la société.
C’est par millions que des hommes meurent de faim tandis qu’on stocke
de la nourriture dans les silos des pays développés et qu’on met en
friche des terres cultivables.
En 1992, la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et
l’agriculture) recensait 780 millions de personnes sous-alimentées dans
le monde. Treize millions d’enfants agés de moins de cinq ans meurent
chaque année des suites directes de la malnutrition. Plus de deux
milliards d’êtres humains souffrent de carences en vitamines et en
minéraux ; 500 millions d’enfants deviennent aveugles en raison de ces
carences. Le rapport précise pourtant qu’“ il y a suffisamment
d’aliments pour tous ” .
Quelques chiffres éclairent sur la responsabilité de nos dirigeants.
Alors que pour la Somalie, on faisait appel à chacun pour venir en aide
à une population qui mourait de faim, les stocks de céréales
entreposées dans les silos de la CEE auraient permis de répondre aux
besoins vitaux de la population somalienne pendant huit ans ! L’argent
dépensé pour l’intervention militaire en Irak (en trois mois) est
l’équivalent d’un siècle d’aide alimentaire pour l’ensemble de
l’Afrique.
Selon l’ONU, il “ suffirait ” de 140 milliards de francs par an pour en
finir avec la faim dans le monde. C’est l’équivalent des remboursements
sur les dettes effectués tous les deux mois par les pays pauvres ! Lors
des 25 dernières années, la France a vendu pour près de 25 milliards de
francs de matériel militaire à ces pays.
Il n’y a pas d’argument “ tolérable ” pour expliquer la misère.
L’accroissement des moyens de production a créé une société
d’abondance. Mais cette abondance a rendu encore plus criantes les
inégalités.
3. Ceux qui en profitent : la classe dirigeante
Les arguments utilisés pour “ expliquer ” le chaos ne servent pas
simplement à justifier le système existant, sous prétexte qu’il serait
éternel. Ils cherchent aussi à masquer les véritables raisons d’une
telle situation. Car, trouver les ressorts du système capitaliste
conduit à dénoncer ceux qui le gèrent et à mettre en évidence les
forces à même de le transformer.
Si une société d’abondance ne supprime pas la pauvreté et la misère,
cela signifie des inégalités énormes. Ceux qui en profitent s’unissent,
s’organisent pour continuer de prospérer sur le dos de ceux qui en
souffrent.
La
logique du profit
Marx décrivait le capitalisme comme “ l’anarchie du marché ” . La
concurrence entre entreprises ou entre blocs de capitaux leur impose
d’accumuler toujours plus de richesses pour résister ou vaincre la
concurrence. Dans un article paru dans Le Monde diplomatique, Riccardo
Petrella décrit “ l’idéologie de la compétitivité ” comme “ la primauté
de la logique de guerre dans les relations entre les entreprises, les
opérateurs économiques, les villes, les Etats. [...] Les entreprises ne
sont que des armées s’affrontant pour la conquête des marchés et la
défense des positions acquises. Leurs dirigeants sont décrits comme des
généraux, des stratèges. Tous les moyens sont bons dans ce combat :
recherche et développement, les brevets, les aides de l’Etat, la
spéculation financière, le dumping des prix, la délocalisation des
unités de production, les fusions, les acquisitions ” 15.
C’est cette logique de la course aux profits qui cause les
contradictions les plus scandaleuses d’une société qui ne produit pas
pour le bien-être des travailleurs mais en fonction des taux de profits
réalisés.
Les stocks de nourriture sont entreposés pour maintenir le cours des
prix et non pas pour nourrir les millions de gens qui crèvent de faim
dans le monde. Ceux qui meurent de faim ne peuvent pas payer. Des
sans-abris meurent de froid dans les rues des capitales des pays les
plus riches. Pourtant, dans ces mêmes pays, on licencie dans les
industries liées au bâtiment. Logique d’une société où on ne construit
pas les logements pour loger les gens ( revoilà 1984 d’Orwell ) mais
pour les profits que cela rapporte. Le constructeur Bouygues ne s’est
d’ailleurs jamais fait passer pour un philanthrope.
En 1984, des malades transfusés sont contaminés par le virus du Sida au
rythme de cent à deux cents par mois, faute d’un test de dépistage du
sang des donneurs. On apprend en 1994 qu’un test de dépistage américain
a été, à l’époque, bloqué par les autorités françaises pendant sept
mois. La raison ? L’Institut Pasteur avait pris un énorme retard dans
la recherche d’un tel test et les responsables de la santé publique
(quelle hypocrisie dans cette dénomination !) voulaient empêcher le
test américain “ d’inonder ” ( selon les mots des rapports) le marché
français. Il faut préciser que François Gros, à l’époque conseiller du
Premier Ministre Laurent Fabius, qui suivait l’épidémie du Sida, avait
été directeur de l’Institut Pasteur. Jean Weber, PDG de la filiale
commerciale de l’Institut Pasteur en 1985, venait du ministère de la
Santé où il avait été directeur de la Pharmacie. Lors des procès qui
suivirent la découverte de l’origine des contaminations, les dirigeants
inventèrent un nouveau slogan : “ responsables mais pas coupables ” !
Les exemples pourraient être multipliés et à toute l'échelle.
Jean-François Henin, ex-PDG d’Artus, explique ainsi les objectifs de la
nouvelle société d’investissements qu’il a créée et les moyens utilisés
pour y parvenir : l’objectif est de “ distribuer le maximum de profits
” 16. Pour cette raison, il s’intéresse au secteur du charbon. Pour
venir au secours des mineurs ? “ Notre chance est que le charbon a une
très mauvaise image. C’est sale, c’est vieux, c’est cher. On peut
pourtant racheter des mines rentables mais dont les réserves sont
sous-exploitées et les payer selon leur niveau actuel d’activité ” 17.
D’où la plus-value tirée ensuite à la vente de ces affaires. Défendant
l’intérêt de “ jouer sur les dettes des pays du monde entier ”,
Jean-François Henin explique que “ en 1989, nous avons investi dans un
fonds de dettes tiers monde, ce qui correspond à notre savoir-faire
(sic). Nous en avons tiré un rendement de 40% par an ”18. On comprend
que les souffrances endurées par les populations de ces pays étranglés
par le service de la dette pèsent de peu de poids face à cette logique.
Qui
sont les riches ?
Cette lutte pour le profit qui implique l’ensemble de la population ne
réserve pas le même rôle à tout le monde. Il y a ceux qui décident,
possèdent ou contrôlent de fait les capitaux. Ce sont eux qui sont les
riches. Dans ce monde qui semble un immense chaos, “ certains sont plus
égaux que d’autres ” . Les 257 milliardaires recensés à travers le
monde possèdent une richesse équivalente à celle du quart de la
planète19 ! Mobutu, dictateur du Zaïre, a une fortune (en Suisse)
estimée à l’équivalent de la dette extérieure de son pays.
Sur 26 millions de foyers fiscaux en France, 140 000 contribuables
(soit un peu plus de 0,5 %) détiennent un patrimoine supérieur à 4
millions de francs, ce qui représente 67 ans du revenu total d’un
salarié payé au SMIC. Les 1 % de foyers dont le revenu global est le
plus élevé détenaient en 1987 le quart (25,5 %) des revenus mobiliers.
Loin de se réduire, cette inégalité s’accroît puisque cette part est en
augmentation de 2 % dans les trois années qui suivent.
Comment se construisent ces monumentales richesses ? La société
libérale cherche à nous faire croire à une égalité des chances, à la
possibilité pour chacun, à force de courage, d’intelligence et de
dynamisme, d’accéder à la richesse. Les exemples de ceux qui ont “
réussi ” sont d’autant montés en épingle qu’ils sont rares. Les vrais
riches ne sont pas ceux qui ont la fortune la plus tapageuse. Il est
bien difficile d’accéder à des sources révélant clairement la disparité
des revenus. Le gouvernement Balladur a d’ailleurs dissout en 1993 le
CERC (Centre d’étude des revenus et des coûts) qui s’efforçait de faire
cette étude.
La réalité de la réussite est bien éloignée de l’égalité des chances.
Le pouvoir économique encore plus que politique ouvre ses bras à ceux
qui sortent de ses rangs. Louis Schweitzer, PDG de Renault, est le fils
de Pierre-Paul Schweitzer, directeur du FMI (Fonds monétaire
international) de 1963 à 1973. Le fils du PDG de Peugeot-SA, Jérôme
Calvet, est conseiller d’Edouard Balladur. Dans un livre paru en
199020, Gabriel Milesi montre cet héritage du pouvoir dans les milieux
financiers. La famille Peugeot est encore fortement implantée dans les
structures dirigeantes de l’entreprise. Plusieurs de ses membres sont
au conseil de surveillance de l’entreprise qui s’est auto-attribué 42 %
d’augmentation en 1992 en même temps qu’il entérinait de nouveaux plans
d’austérité. Edmond de Rotschild, qui dirige une compagnie financière,
déclarait récemment : “ Mon but est non seulement de transmettre à mon
fils des affaires qui marchent mais qu’il puisse contribuer
efficacement à la marche des affaires ” 21.
Mais le capitalisme ayant évolué et la concurrence se faisant plus
impitoyable, les grands propriétaires se sont adaptés, laissant souvent
la gestion de leurs affaires à des “ patrons de choc ” issus des
grandes écoles et des grands corps d’Etat. Ainsi en 1981, 32 % des
membres du Conseil d’Etat, 64 % des inspecteurs des finances et 53 %
des ingénieurs des Mines étaient en fonction hors de l’administration.
En se défaisant du rôle direct de gestionnaire, les grands
propriétaires laissent s’exposer (dans les conflits entre entreprises,
voire avec l’Etat ou lors des mouvements de colère des travailleurs)
ces professionnels du “ management ” . En échange ceux-ci récoltent des
contre-parties financières qui donnent une idée des intérêts en jeu. En
avril 1993, José Lopez, vice-président de General motors, premier
constructeur mondial, est débauché par Volkswagen. Surnommé le “ Grand
inquisiteur ”, José Lopez est réputé comme spécialiste des
restructurations impitoyables dans l’automobile. Selon la presse
spécialisée, le montant de son salaire mensuel chez Volkswagen serait
de 1,86 millions de francs par mois (l’équivalent de 30 années au
SMIC). Volkswagen décide de supprimer 36 000 emplois en cinq ans malgré
un bénéfice net consolidé de 500 millions de francs en 1992.
Le passage incessant des mêmes personnes, de la gestion des grands
groupes à celle de l’Etat, permet en outre d’établir ainsi tout un
réseau renforçant les liens entre ceux-ci et l’appareil d’Etat. Le
meilleur exemple en la matière est Edouard Balladur22, fils de
haut-fonctionnaire, qui fut conseiller de Georges Pompidou, ministre de
l’Economie de Jacques Chirac et qui devint Premier Ministre en 1993. Il
a aussi été président de plusieurs filiales de la CGE (Compagnie
générale des Eaux devenue CGE-Alcatel). Il y établit des contacts
auxquels il resta fidèle lorsqu’il accéda aux plus hautes fonctions de
l’Etat. Les personnalités les plus en vue lors des privatisations de
1986-1988 et des remaniements à la tête des entreprises nationalisées
après les élections de 1993 seront deux anciens dirigeants de la CGE,
Jacques Friedmann (PDG d’UAP) et Pierre Suard (PDG d’Alcatel dont le
salaire est supérieur à 1 million de francs mensuels) mais aussi
Jacques Monod (PDG de la Lyonnaise des Eaux et ancien secrétaire
général du RPR) et Marc Viénot (président de la Société générale,
banque dont le directeur général est le beau-frère de Balladur).
Lors de son passage à la CEAC, filiale de la CGE, Balladur orchestra la
suppression de 3 000 emplois. Décidant la fermeture d’une unité de
production à Clichy, il s’opposera à un mouvement de grève de trois
semaines marqué par des affrontements qui se conclueront par la mort
d’un ouvrier. De la gestion de l’Etat à celle des entreprises, sa
logique n’a pas changé.
Cet ensemble de liens, même s’il est plus naturel à la droite, n’est
pas l’apanage de celle-ci. De nombreux liens entre pouvoir économique
et politique existent aussi dans le Parti socialiste et ce, d’autant
plus fortement après son passage à la tête de l’Etat. Edith Cresson,
ancien Premier Ministre a aussi dirigé Schneider. Lors de l’arrestation
de Pineau-Valenciennes, PDG de ce groupe, par la justice belge pour
malversations financières, Edith Cresson sera à la tête d’un groupe de
personnalités pour réclamer sa libération. Martine Aubry, ancienne
ministre du Travail et accessoirement fille de Jacques Delors,
président de la Communauté européenne, a dirigé Péchiney.
Les
victimes du profit
Dans l’énoncé de la situation et dans la critique, évoquée au début de
ce chapître, de “ l’idéologie de la compétitivité ” faite par Riccardo
Petrella23, il manque un paramètre fondamental. Il décrit en effet le
système dans lequel nous vivons uniquement par le haut, comme une
guerre se déroulant uniquement entre ceux qui ont les pouvoirs de
décision, alors que son aspect primordial est d’être une guerre
opposant constamment la classe dirigeante à ceux qui produisent les
richesses. Dans cette lutte vers toujours plus de compétitivité, les
premières victimes sont les travailleurs.
Prenons l’exemple de la construction automobile en France. Gérard
Filoche, inspecteur du travail, écrit : “ En dix ans, les constructeurs
ont supprimé 121 000 emplois, soit 30 % de leurs effectifs, et augmenté
leur production de 30 %. [...] Peugeot réalise ses bénéfices - 2,3
milliards, 12 % de gains de productivité... -et supprime 2 600 emplois.
Renault annonce un bénéfice net de 5,7 milliards (+ 84 % ) en 1992...
et supprime 2 240 emplois en 1993 ”24. Et il poursuit en citant le
quotidien économique, La Tribune des fossés, “ peu soupçonnable de
dénigrer à tort l’entreprise ” qui affirme : “ Lorsqu’au milieu des
années 1980, Renault supprimait des emplois, c’était pour restaurer sa
situation financière. Aujourd’hui, c’est pour la consolider face à ses
grands concurrents mondiaux. La logique de l’entreprise est
inattaquable... Il n’existe aucun autre choix que celui d’améliorer
sans cesse la compétitivité. Non seulement les plans de suppressions
d’emploi ne sont pas près de s’arrêter mais, dans cette logique, on ne
voit pas comment ils ne s’intensifieraient pas, à mesure que la
compétition économique se durcit ” 25.
Chaque année, 48 heures de productivité sont gagnées en moyenne dans
les entreprises françaises. Cela n’a jamais signifié qu’on diminuait en
conséquence le temps de travail... ou qu’on augmentait dans la même
proportion les salaires. Licenciant pour faire faire le travail par
moins de personnel, les employeurs augmentent les cadences. On emploie
des intérimaires, voire des clandestins. On utilise des entreprises
sous-traitantes, moins scrupuleuses sur le chapitre du droit social et
de la sécurité car les syndicats y sont peu ou pas implantés et
qu’elles sont plus difficiles à contrôler. “ Telle société gagne à
toute vitesse des centaines de millions avec des "pin’s" : elle
sous-traite et n’embauche pas, elle gonfle son chiffre d’affaires, mais
les salaires restent au SMIC. Elle licencie dès que la mode est passée,
les salariés n’auront rien vu de la fantastique prospérité de leur
employeur. [...] La saisie au kilomètre, vous connaissez ? Probablement
une des tâches les plus astraignantes, exécutée plutôt par des femmes
jeunes pendant des journées entières, sans pause, devant leur
ordinateur. Elles sont là, à la chaîne, à entrer mécaniquement des
données, avec un garde-chiourme sur le dos qui décompte les pauses pipi
et vérifie la pointeuse. Cadences terribles, fatigue usante pour les
yeux, les nerfs, horaires en 3x8, pas de convention collective, sinon
un “ pot de Noël ” avec remise de petite prime par le patron
paternaliste autoritaire lui-même. Il paraît qu’elles ne sont pas sûres
de garder leur boulot : Il est question de transférer ce genre
d’activités en Asie du Sud-Est. Sous cette menace, elles ne bronchent
pas et mettent les bouchées doubles. Tel est le corollaire du chômage.
Les prétendus “ nantis ” qui ont du travail et auxquels certains
demandent d’être “ solidaires ” subissent de plus en plus fortement la
pression permanente du chantage au chômage ” 26.
C’est cette pression qui pousse les travailleurs à accepter
déréglementations (échelle mobile des salaires, flexibilité des
horaires, travail de nuit ou du dimanche) et baisses de salaires sous
prétexte que c’est déjà un privilège d’avoir du travail. Malgré ces
sacrifices, le chômage continue d’augmenter. L’acceptation d’un plan de
licenciement ou d’une baisse du salaire ne garantit pas contre le
prochain plan qui verra ceux-là mêmes qui n’ont rien dit, pour
conserver leur boulot, être à leur tour licenciés.
Cette pression exacerbe aussi la concurrence entre travailleurs et
donne plus de prise aux divisions qu’utilisent les patrons.
L’entreprise SKF est devenue “ célèbre ” pour avoir, quelques mois
après l’arrivée de la droite au pouvoir en 1993, licencié des employés
en leur annonçant la nouvelle pendant leur travail et les renvoyant en
taxi tandis que leurs collègues continuaient leur journée. Quelques
temps après, un délégué syndical de l’entreprise expliquait combien la
possibilité de se mobiliser contre de nouveaux licenciements avait été
amoindrie par cette absence de réaction de l’ensemble des employés.
Plus on baisse la tête et plus il est difficile de la relever.
Une
classe dirigeante
Le dixième des ménages qui perçoivent les revenus les plus élevés
détiennent 77 % des actions et parts des sociétés. C’est cette “ rente
” du travail qui fournit la richesse. Dans la lutte pour toujours plus
de compétitivité qu’attise la concurrence, les victimes sont toujours
les travailleurs.
L’ensemble du système capitaliste est structuré autour de cette
nécessité pour les patrons d’assurer leur domination sur ceux qui
produisent les richesses. Qu'ils l'exercent par la force ou par la
persuasion, par la carotte ou le bâton, cette nécessité structure en
retour les riches en une classe organisée, dirigeant la société de
manière à maintenir et accroître ses privilèges.
Plus du quart des ménages qui paient l’IGF (Impôt sur les grandes
fortunes) habitent dans le triangle de l’ouest de Paris,
Versailles-Neuilly-Passy. Nicolas Sarkosy, maire de Neuilly, affirme
qu’“ il n’est pas choquant que dans une société dite libérale et dans
la vie tout court, ceux qui occupent les plus grandes responsabilités
aient une belle situation. Neuilly est faite pour eux, ils méritent d’y
résider ” 27.
Résidant dans les mêmes zones, fréquentant les mêmes écoles, la classe
dirigeante assure sa reproduction. L’enseignement, structuré en
fonction des intérêts du capitalisme, séléctionne ceux qui accèderont
aux plus hauts postes de pouvoir. Alors qu’en tant que catégories
socio-professionnelles, ouvriers et employés constituent 57,7 % de la
population active, leurs enfants ne représentent que 26,5 % des
bacheliers. Le pourcentage baisse à 22,2 % pour le taux d’accès à
l’Université et à 8,9 % pour la fréquentation des écoles de commerce.
Lorsque l’école publique ne suffit pas à discriminer les élèves selon
leur origine sociale, l’enseignement privé vient en pallier les
carences. Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur d’Edouard Balladur, a
créé dans son département (les Hauts-de-Seine) une Université privée,
financée par les collectivités locales (alors que la faculté de
Nanterre ne reçoit pas un sou du même département) et les entreprises.
Les droits d’inscription annuels s’élèvent à 30 000 francs.
Le contrôle des moyens de production, l’environnement social,
l’éducation et les relations sont les rouages qui assurent à la classe
dirigeante sa reproduction et lui permettent de perpétuer ses
privilèges. Des exceptions existent pourtant, exemples de promotion
sociale. Ces exceptions sont nécessaires à la survie du système
capitaliste. Elles répondent à la même logique que celle qui préside à
la réussite de sociétés de jeux comme le LOTO. Une publicité pour ce
jeu annonçait que “ 100 % des gagnants avaient joué ” . Logique
renversée qui fait omettre que moins d’un joueur sur un million gagnera
un jour. Les gagnants sont fortement médiatisés comme le sont les “
nouveaux riches ” dont la réussite est présentée comme le résultat de
leur volonté et leur courage, de leur respect du modèle dominant.
Bernard Tapie est devenu riche en rachetant des entreprises
déficitaires, jetant à la rue des travailleurs, pour rendre ces
entreprises attrayantes et les revendre.
Ceux qui arrivent ainsi aux commandes du système sont intégrés à la
classe dirigeante par tout un ensemble de liens et leur fidélité a pu
être testée tout au long de leur ascension sociale.
C’est cette logique du profit qui explique l’absurdité d’un monde où la
quantité de richesses produites devrait avoir fait disparaître la
famine et la pauvreté. C’est cette logique qui entraîne aussi des
guerres qui ne sont finalement que des luttes menées pour un contrôle
plus important des marchés. C’est cette logique qui réserve à une
minorité la richesse et entraîne les autres dans une lutte pour la
survie.
Mais c’est aussi cette logique qui pousse la classe dirigeante à créer
son propre fossoyeur : la classe ouvrière.
4. “ Unis nous sommes plus
forts ” La classe ouvrière
Le
chaos dans lequel est plongé le monde moderne est directement issu de
la lutte pour le profit. On a vu comment, dans cette lutte, dont la
caractéristique fondamentale est d’être une lutte contre les
travailleurs, les riches se structurent en classe dirigeante.
Mais cette logique structure, face à la classe dirigeante, les
travailleurs en une classe, la classe ouvrière.
C’est cette analyse du système capitaliste, comme la lutte incessante
entre ceux qui contrôlent les richesses et ceux qui les produisent, qui
permet de comprendre comment on peut transformer la société.
C’est sans doute ce qui explique pourquoi la classe dirigeante met tant
d’acharnement à nous convaincre que la classe ouvrière n’existe plus.
L’exploitation
Lorqu’on parle d’exploitation, on pense souvent à des conditions de
travail terribles. L’exploitation serait le fait de quelques patrons
inhumains.
Pourtant, l’exploitation n’est pas un phénomène isolé. Elle est la base
des rapports qui existent entre patrons et travailleurs.
“ Si un travailleur vend 40 heures de temps de travail au capitaliste
et est payé 1 500 francs, assez pour qu’il subsiste pendant cette
semaine, il produira en fait pour 1 500 francs de produits (ou de
services) en seulement 20 heures. Les 20 heures restantes de la semaine
de travail seront pour le capitaliste du travail non payé. Le travail
non payé est le secret caché de l’exploitation capitaliste. Derrière
l’échange apparemment “ équitable ” , il est la source de tout profit.
Car, dans ces vingt heures supplémentaires - le chiffre variera bien
sûr avec les circonstances -le travailleur produira pour 1 500 francs
de produits en plus pour le capitaliste. C’est ce que Marx a appelé la
“ plus-value ” . C’est le profit du capitaliste. La théorie de la
plus-value fait plus que prouver que le capitalisme est basé sur
l’exploitation. Elle révèle aussi le conflit d’intérêts
irréconciliables qui repose au coeur du système et le divise en classes
en guerre l’une contre l’autre. Poussés par la concurrence, les
capitalistes cherchent toujours à étendre le temps de travail non payé
qu’ils extraient des travailleurs. Poussés par des besoins humains, les
travailleurs cherchent à le réduire, d’où d’un côté, l’accélération des
cadences, les plans de productivité, les diminutions de salaires et, de
l’autre côté, les revendications salariales, les grèves et toute la
lutte syndicale ”28.
C’est cette exploitation qui divise la société en classes. La classe
dirigeante possède ou contrôle les moyens de production, tandis que les
travailleurs n’ont d’autre choix que de vendre leur force de travail
pour vivre.
Les classe sociales ne peuvent exister en dehors de cet antagonisme au
sein des rapports de production. C’est ainsi que Lénine définit les
classes sociales : “ les classes sociales sont des groupes d’hommes
dont l’un peut s’approprier le travail de l’autre, à cause de la place
différente qu’il occupe dans une structure déterminée de l’économie
sociale ” 29.
Un
pouvoir collectif
Si la logique du profit permet de comprendre les aberrations du système
capitaliste, la division de la société en classes antagonistes permet
de comprendre pourquoi les travailleurs ont le pouvoir de changer la
société et mettre fin à ces aberrations.
L’exploitation crée un conflit permanent entre les travailleurs et les
patrons, que celui-ci s’exprime par une lutte ouverte ou non.
Contrôlant les moyens de production, détentrice du pouvoir économique,
la classe dirigeante emploie tout son pouvoir à maintenir et renforcer
l’exploitation.
Lorsqu’ils veulent défendre ou améliorer leurs conditions de travail,
les travailleurs s’opposent aux intérêts de leur patron. La seule
possibilité de faire pression sur celui-ci est de le menacer
d’interrompre la production. La grève est, par excellence, l’arme de
classe des travailleurs. C’est une arme qui ne peut être employée que
collectivement. Un gréviste isolé est peu crédible pour négocier avec
son employeur.
Dans la lutte, les travailleurs font l’expérience du pouvoir collectif
qu’ils détiennent et de leur communauté d’intérêts.
Dans une grève, les valeurs et les principes qui se développent parmi
les grévistes vont à l’opposé de celles que développe quotidiennement
le système dominant. Plutôt que l’individualisme, la nécessaire lutte
collective développe la solidarité. Plutôt que les divisions entre
travailleurs selon leur religion, leur origine géographique ou leur
sexe, elle développe l’unité de classe.
Dans la lutte collective pour défendre ou améliorer leurs conditions de
travail, les travailleurs font, en embryon, l’apprentissage de la
gestion collective de la société.
Le
mythe de la société duale
Ce pouvoir potentiel que détiennent les travailleurs fait peur à la
classe dirigeante. Aussi, depuis des dizaines d’années, responsables
politiques, sociologues et économistes se relaient pour clamer la
disparition de la classe ouvrière. Ne pouvant nier la réalité de
l’inégalité, on l’analyse autrement que comme provenant de la division
de la société entre ceux qui produisent les richesses et ceux qui les
contrôlent. La “ société à deux vitesses ” opposerait les exclus du
système à ceux qui s’y sont intégrés, les chômeurs à ceux qui ont un
travail quelqu’il soit, les sans-abris à ceux qui disposent d’un
logement. Cette analyse a l’avantage de pouvoir être défendue par ceux
qui soutiennent le système capitaliste (il suffit de tenter de
l’améliorer) comme par ceux qui condamnent ses “ excès ” .
Edouard Balladur s’est largement servi de cet argument tout au long de
son mandat de Premier Ministre pour exiger des sacrifices de la part de
tous les salariés. Lorsque les employés d’Air France se mirent en grève
à l’automne 1993, il dénonça leur égoïsme de “ nantis ” refusant
l’austérité, défendant leur boulot alors que de nombreux chômeurs
auraient aimé être à leur place. A la même période, il déclara que nous
étions tous responsables de la mort de plusieurs sans-abris dans les
rues de la capitale. “ Nous ” signifiait, “ tous ceux qui ont un
logement ” . Ce “ nous ” était pourtant majoritairement favorables à la
réquisition des milliers de logements vides de Paris, mais nous
n’avions pas le pouvoir de les décider. Ce “ lui ” qui versait des
larmes de crocodiles à la télévision, possédait ce pouvoir, mais ne l’a
pas utilisé.
Mais qui sont les pauvres, les exclus, les chômeurs ? Pour l’INSEE30,
les ménages à bas revenus représentent 20 % de l’ensemble des ménages.
Pour moins de 20 % d’entre eux, la cause est le chômage. Les 80 %
restants se partagent entre salariés, retraités et étudiants. Et 70 %
des salariés à très faibles revenus sont agriculteurs, ouvriers ou
employés. Les chômeurs eux-mêmes sont enfants ou époux de salariés et
le chômage a donc un impact sur le niveau de vie de toute la famille,
touchant plus les familles à faible revenu.
Le corollaire de l’idée selon laquelle ceux qui ont du travail sont des
privilégiés est le thème du partage. Il faudrait accepter de baisser
son salaire en même temps que son temps de travail pour pouvoir donner
un emploi à des chômeurs. Pourtant, si les travailleurs font des heures
supplémentaires, c’est rarement par goût mais plutôt parce que leur
salaire n’est pas suffisant. Baisser les revenus, cela signifie
simplement accroître encore la pauvreté de ceux des travailleurs qui
sont déjà les plus touchés.
Que cette idée soit erronée ne préoccupe pas les tenants de cette
théorie au sein de la classe dirigeante. Elle a une emprise idéologique
qui anésthésie les luttes et c’est bien le plus important. On a assisté
à l’irruption de nombre d’organisations caritatives ces dernières
années. Il faut donner de l’argent pour abriter les sans-abris, pour la
recherche et les soins contre les maladies, pour “ réinsérer ” les
chômeurs, etc. Pendant ce temps, l’Etat se désengage de la recherche
scientifique, ferme des hôpitaux, ne construit plus d’HLM. C’est la
création d’une forme d’impôts déguisée. Les salariés continuent de
payer des impôts à l’Etat qui sont dirigés de plus en plus vers le “
soutien ” aux entreprises, vers la police ou l’armée.
L’idée d’une responsabilité partagée de la crise et de la misère
conduit à ne pas pouvoir, pour des raisons morales, revendiquer,
puisque les attaques du patronat et de la classe dirigeante ne
viseraient pas à augmenter les profits sur le dos des travailleurs,
mais à créer les conditions favorables pour une reprise de l’emploi.
Les profits dirigés vers l’emploi ? Crise ou pas crise, chômage ou pas,
les profits se sont développés de façon vertigineuse. Durant les vingt
dernières années, alors que le chômage augmentait, il y a eu en France,
une augmentation du PIB (produit intérieur brut) équivalente à celle
des vingt années précédentes considérées comme des années de
prosperité.
Michel Beaud, dans un supplément au Monde diplomatique de mai 1993,
donne les ordres de grandeur suivants : “ En dollars de 1975, le
produit mondial de 1900 a été évalué à 580 milliards de dollars (pour
1,6 milliards d’habitants, soit 360 dollars par terrien); en 1975, le
produit mondial atteint près de 6 000 milliards de dollars (pour près
de 4 milliards d’habitants, soit environ 1 500 dollars par terrien). En
dollars de 1985, le produit mondial atteint près de 15 000 milliards de
dollars (pour presque 5 milliards d’habitants soit environ 3 000
dollars par terrien) ” .
La responsabilité de la misère et du chômage n’est pas partagée, elle
incombe à la logique capitaliste, à ceux qui la gèrent et la défendent.
La
classe ouvrière a-t-elle disparu ?
La théorie de la “ société duale ” est souvent la contre-partie d’une
autre affirmation : “ ce qui était valable au temps de Marx ne l’est
plus aujourd’hui pour la simple raison que la classe ouvrière, si elle
n’a pas disparu, est en train de disparaître ” . Il suffirait pour cela
de consulter les données qui montrent que les ouvriers constituent une
catégorie de plus en plus faible numériquement. Faisant disparaître la
classe ouvrière dans les méandres de l’histoire, on fait disparaître
aussi la classe dirigeante et, jetant le bébé avec l’eau du bain, la
lutte de classes. Le marxisme serait alors une vision dépassée, non
adaptée aux réalités de la fin du XXè siècle.
Si, dans les pays développés, le nombre d’ouvriers tels qu’ils
existaient au temps de Marx (ouvriers industriels) a tendance à
baisser, ils restent une part importante de la population active (un
peu moins du tiers en France31). Cette baisse est de plus assez faible.
En France le nombre d’ouvriers industriels et manuels est passé de 7
488 000 en 1962 à 7 258 000 en 198932.
La réalité est toute autre au niveau mondial. Prenons l’exemple de la
Corée. En 1963, il n’y avait dans ce pays que 630 000 ouvriers. Il y en
a plus de trois millions aujourd’hui. C’est plus dans ce seul pays que
dans le monde entier au temps de Marx. Au niveau international, le
nombre d’ouvriers industriels est en constante augmentation.
Cependant, il est vrai que le capitalisme a évolué au cours du XXè
siècle. Mais c’est le cas aussi de la classe ouvrière. Depuis la
Seconde guerre mondiale, du fait de l’explosion des moyens de
circulation des hommes et des marchandises, et sous la pression de la
concurrence mondiale, il s’est produit un éclatement géographique des
étapes de la production. Si les centres administratifs des entreprises
sont restés dans leur pays d’origine, selon les coûts (notamment
salariaux), la production peut se faire dans d’autres pays.
Aujourd’hui, la voiture dite française peut facilement contenir des
composants provenant d’une vingtaine de pays, et c’est le cas pour la
plupart des produits de consommation. La conséquence a été une
croissance fulgurante du nombre d’ouvriers industriels dans les pays en
voie de développement (voir l’exemple de la Corée).
Cette internationalisation et cette expansion de l’économie ont
entraîné une augmentation du nombre des salariés dans les secteurs du
transport, des télécommunications et dans les autres services
(financiers, commerciaux, etc.). Les travailleurs de ces secteurs ne
produisent pas directement les marchandises, mais sont essentiels pour
le transport, l’emballage, etc., qui permettent leur vente et donc la
réalisation de la plus-value, précondition de la réalisation des
profits pour l’employeur.
L’autre transformation massive du travail est due à la technologie. Des
millions de travailleurs sont devenus opérateurs d’ordinateur au lieu
de secrétaires, techniciens au lieu d’artisans, conducteurs d’engins au
lieu de manutentionnaires etc. De nouvelles industries apparaissent
pour pourvoir à de nouveaux marchés. Le nombre d’employés de bureau
s’est multiplié par dix en cinquante ans dans les pays les plus
industrialisés. Une entreprise type, y compris dans la manufacture, a
autant d’employés “ non-manuels ” que “ manuels ” .
Ces nouvelles couches de travailleurs qui sont apparues depuis la
Seconde guerre mondiale n’avaient pas les traditions de syndicalisme
qu’avaient développées les ouvriers industriels à travers des luttes
très longues et très dures. Cela a amené beaucoup à les considérer
comme ne faisant pas partie de la classe ouvrière. Pourtant,
parallèlement à l’augmentation du nombre d’employés, ceux-ci ont en
grande partie perdu le statut qui les plaçait comme relais entre la
classe dirigeante et la classe ouvrière. Leur situation au travail est
de plus en plus semblable à celle des ouvriers, et aujourd’hui un
employé de bureau gagne souvent moins qu’un ouvrier qualifié. Les
bureaux modernes ressemblent à des usines. Les plus grandes
concentrations de travailleurs à Tokyo, New York ou Paris sont les
tours des compagnies d’assurances et les quartiers généraux des
multinationales. L’importance décisive qu’ont pris les services dans
les circuits de production fait de ces travailleurs un élément clef,
leur donnant potentiellement un pouvoir immense.
En France, même l’INSEE, que l’on ne peut qualifier de marxiste, est
dubitatif quant aux séparations établies selon les critères des
conventions collectives. “ La plupart des conventions collectives de
l’industrie séparent les employés des ouvriers. Mais elles restent très
laconiques sur les principes de cette distinction, souvent considérée
comme allant de soi ” 33. Les femmes de ménage qui travaillent pour des
particuliers sont considérées comme des employées, mais celles qui
travaillent dans une entreprise sont ouvrières. Les magasiniers dans le
bâtiment et les travaux publics sont considérés comme des employés
alors que dans l’habillement, ils sont considérés comme des ouvriers.
Toujours selon l’INSEE, “ ouvriers ” et “ employés ” regroupent 59 % de
la population active en France. Et cela sans comptabiliser les
professions intermédiaires dont la majorité subit une prolétarisation
rapide. Ce n’est pas un hasard si on a vu ces dernières années les
instituteurs ou les infirmières employer les mêmes moyens de lutte que
les mineurs ou les cheminots. En 1987, les cheminots, comme les
infirmières en 1988, déclenchaient une grève pendant laquelle ils
créaient des coordinations nationales pour rendre leur lutte plus
efficace et plus démocratique. En octobre 1993, sur les pistes de
aéroports de Paris, se trouvèrent côte à côte les ouvriers de la
maintenance, les employés de bureaux et même les hôtesses face aux CRS
envoyés par la direction et le gouvernement pour casser la grève.
Disparue la classe ouvrière ? Rien qu’en France, ouvriers, employés,
techniciens sont entre 15 et 20 millions.
Dans le monde entier on comptabilise maintenant 1 milliard de salariés.
La Chine et l’Inde comptent un tiers de ces travailleurs, les
Etats-unis, l’ex-URSS et l’Europe encore un tiers. Vingt pour cent des
ouvriers travaillent dans la manufacture (38 millions en Chine, 7
millions au Brésil par exemple)
Il est vrai que les années de boom économique de l’après-guerre ont
permis à la classe ouvrière des pays occidentaux d’arracher bon nombre
d’acquis sociaux, qui ont apporté à celle-ci une considérable
amélioration de ses conditions de vie. Il n’en reste pas moins, comme
on s’en rend compte actuellement, que ces acquis sont loin d’être
définitifs. Ils ne remettent pas en question la position objective de
la classe ouvrière comme ayant des intérêts opposés à ceux de la classe
dirigeante. De plus, la plupart de ces acquis n’ont été obtenus que
dans les pays développés.
Des changements dans le mode de vie ou les conditions de travail ne
doivent pas nous faire oublier le fait qu’en se développant le
capitalisme crée son propre fossoyeur, la classe ouvrière.
Une
seule classe ouvrière
A l’échelle nationale comme à l’échelle internationale, les luttes
contre l’oppression et l’exploitation sont des parties constitutives de
la lutte globale qui oppose la classe ouvrière à la classe dirigeante.
Pour maintenir son pouvoir, celle-ci tente constamment de faire croire
à une opposition d’intérêts entre les travailleurs. La concurrence que
se livrent les entreprises ou les pays dans la course au profit se
traduirait par une concurrence entre travailleurs.
Hiérarchisation des salaires au sein d’une même entreprise,
hiérarchisation des salaires entre hommes et femmes, travailleurs
nationaux et immigrés sont ainsi utilisées pour appuyer une idéologie
transmise par les médias et l’école.
Est-ce que les hommes profitent de l’oppression des femmes, est-ce que
les immigrés sont responsables du chômage, est-ce que ce sont les bas
salaires des pays en voie de développement qui causent la crise de
l’emploi ?
Les femmes sont en moyenne moins payées que les hommes pour un même
travail, elles sont plus nombreuses à être au chômage ou à occuper des
emplois précaires. Cela les oppose-t-il aux hommes en général ? Ce
serait oublier que les femmes sont généralement épouses ou compagnes de
travailleurs et que leur moindre salaire ou leur mise au chômage a des
répercussions sur l’ensemble du couple.
L’immigration a été de tout temps utilisée par la classe dirigeante
pour créer une pression sur la main d’oeuvre nationale, tirant les
salaires vers le bas, créant le chômage et utilisant idéologiquement la
concurrence créée entre travailleurs immigrés et nationaux pour
renforcer le racisme et désigner des boucs émissaires à la crise.
La concurrence entre blocs de capitaux nationaux a toujours été
utilisée pour faire croire aux travailleurs qu’ils avaient des intérêts
divergents à ceux des travailleurs des autres pays. Les bas salaires
pratiqués par les classes dirigeantes des pays en voie de développement
seraient de la concurrence déloyale touchant aussi bien les classes
dirigeantes des pays riches que la classe ouvrière de ces pays.
L’argument, dans la bouche des dirigeants de droite et des patrons,
permet de justifier la baisse des salaires et des cotisations
patronales (“ il faut être compétitif ”) tout en souhaitant, pour la
galerie, que les travailleurs des pays en voie de développement aient
des salaires et une protection sociale plus élevés.
Voeux pieux et hypocrites. Car en fait plus de 60 % des produits
importés en Europe proviennent non de pays en voie de développement
mais de pays riches, Etats-unis et Japon. Le premier partenaire
commercial de la France est l’Allemagne où la protection sociale et les
salaires sont plus élevés. De plus, pour ne prendre que l’exemple de la
France, des groupes publics comme Péchiney, Bull ou Rhône-Poulenc, ont
plus de 50 % de leurs effectifs salariés à l’étranger. Les patrons
profitent largement de l’exploitation plus poussée qui existe dans les
pays pauvres de la planète. Ils s’en servent comme pression à la baisse
sur les salaires dans leur propre pays.
L’argument est, hélas, également utilisé par les partis de la gauche
institutionnelle, comme le Parti communiste français, qui parle à
longueur d’articles de la souveraineté française et de la nécessité de
produire français pour sauver les emplois. L’ouverture des frontières
entre pays de la Communauté européenne en janvier 1993 a été suivie par
une vague de délocalisations. Un exemple est particulièrement frappant.
L’entreprise Hoover a fermé une usine à Dijon pour la réouvrir en
Ecosse en profitant pour employer moins de salariés et obtenir au
passage subventions et accords au rabais sur les conditions de travail
(salaires plus faibles et bloqués pendant un an, surveillance vidéo
dans l’entreprise, etc.). De même, Timex a fermé une usine en Ecosse
pour l’installer à Besançon, en France. Au total, les travailleurs des
deux pays ont perdu, en solde net, des emplois et ont subi un recul
dans les salaires et les conditions de travail.
Lutter pour des entreprises françaises, c’est lutter pour les patrons
français au détriment des travailleurs de tous les pays. Encourager le
nationalisme au sein de la classe ouvrière ne conduit qu’à affaiblir sa
capacité de lutte contre la classe dirigeante.
“ Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ” a toujours été le mot
d’ordre du mouvement ouvrier révolutionnaire, il reste plus que jamais
d’actualité.
L’histoire du capitalisme est faite de luttes, de victoires et de
défaites du mouvement ouvrier. On doit apprendre, tirer expérience de
ces luttes pour intervenir aujourd’hui.
La conscience d’appartenir à une classe aux intérêts communs dépend de
nombreux facteurs liés à la lutte de classe et surtout de la confiance
qu’ont les travailleurs de pouvoir gagner par la lutte collective. Plus
cette confiance est faible et plus les arguments de la classe
dirigeante sont acceptés. Mais la conscience comme la confiance
naissent aussi des perspectives offertes par ceux qui tentent de
structurer les luttes et aspirations de la classe ouvrière.
5. Une seule solution : la révolution
“
Les philosophes n’ont fait qu’interprétrer le monde de diverses
manières ; ce qui importe, c'est de la transformer ”34.
Il ne s’agit pas de se contenter de décrire le capitalisme comme la
source des maux et des inégalités qui ravagent la planète et de dire
que la classe ouvrière est l’agent d’une transformation de société. Il
s’agit aussi d’analyser comment cette transformation est possible pour
pouvoir intervenir.
Pour la grande majorité de ceux qui désirent un changement de société,
celui-ci ne peut advenir qu’en réformant progressivement le système
capitaliste.
Cette idée trouve son origine dans la fin du XIXè siècle lorsque le
mouvement ouvrier aborde lentement une phase d’organisation politique.
Cette phase d’organisation fut aussi une phase d’adaptation au
capitalisme qui connaissait une forte expansion économique. L’euphorie
de la croissance incita les travailleurs à penser que l’on pouvait sans
cesse obtenir des concessions du système et qu’il suffisait de
multiplier les réformes pour passer progressivement à une société
socialiste où la lutte de classe serait abolie. L’entrée du “
socialiste ” Millerand dans le ministère Waldeck-Rousseau en 1899,
entraîna l’ouverture d’une vive polémique entre Jean Jaurès qui le
soutenait et Jules Guesde pour lequel : “ la lutte des classes ne
permettait pas l’entrée d’un socialiste dans un gouvernement bourgeois
”35.
Malgré les grandes envolées révolutionnaires, la politique des “
socialistes ” les conduira (en France comme en Allemagne) à soutenir
leur propre classe dirigeante pendant la première guerre mondiale.
Jules Guesde lui-même rentrera dans le gouvernement “ d’union sacrée ”.
L’idée réformiste, malgré tous les échecs auxquels elle a conduit,
reste dominante parmi les travailleurs et ceux qui veulent changer la
société. Il nous faut comprendre comment et pourquoi. C’est la
condition nécessaire pour faire émerger une véritable alternative.
Les
réformistes au gouvernement
Le meilleur test d’une politique est sa mise en pratique. De ce point
de vue, l’expérience de l’arrivée au gouvernement du Parti socialiste
et du Parti communiste français mettent en évidence les carences du
réformisme.
En mai 1981, pour la première fois de l’histoire du mouvement ouvrier
français, des partis réformistes se retrouvent seuls aux commandes du
gouvernement. Celui-ci qui comprend des ministres communistes est
dominé par le Parti socialiste.
En 1971, au Congrès d’Epinay qui consacre la naissance du Parti
socialiste tel qu’on le connaît aujourd’hui, François Mitterrand
déclarait : “ Réforme ou révolution ? J’ai envie de dire - qu’on ne
m’accuse pas de démagogie, ce serait facile dans ce congrès - oui,
révolution. Et je voudrais tout de suite préciser, parceque je ne veux
pas mentir à ma pensée profonde, que pour moi, sans jouer sur les mots,
la lutte de chaque jour pour la réforme catégorique des structures peut
être de nature révolutionnaire. [...] Celui qui ne consent pas à la
rupture avec l’ordre établi, politique cela va de soi, c’est
secondaire... avec la société capitaliste, celui-là, je le dis, ne peut
pas être adhérent du Parti socialiste ”36. En 1972, Mitterrand
s’exclame à un meeting à la Porte de Versailles : “ Il y aura
éternellement des riches et des pauvres sauf si l’union de la gauche
gagne le gouvernement de la France qui à travers le monde marchera
comme en 1789 et 1848 ”37.
Dès la campagne électorale de 1981, Mitterrand qui cherche à séduire
une majorité de l’électorat, modère son propos. A la question de savoir
si son élection entraînerait un changement de société, Mitterrand
répond : “ Changer la société, changer la société [...] C’est une sorte
de refrain que j’entends constamment, qui bourdonne à mes oreilles. Je
ne comprends pas bien ce que cela veut dire. Ce qui est évident, c’est
qu’élu Président de la République je changerai un certain nombre de
choses ”38.
La pratique du gouvernement accélérera encore la remise en cause des
grandes déclarations radicales.
Aux positions du programme socialiste de 1971 (“ le pouvoir socialiste
se condamnerait à l’impuissance si d’emblée il ne délogeait pas le
grand capital des positions clé de l’économie ”), répondait dès octobre
1981 la position exprimée au Congrès : “ Nous voulons la discussion, la
concertation, la coopération avec les représentants des diverses forces
économiques et sociales y compris, par conséquent, du patronat ”40.
La messe est dite. Dès 1982, la gauche entame les plans d’austérité en
s’attaquant principalement aux travailleurs. La dévaluation du franc en
juin 1982 fut accompagnée d’un blocage des salaires et d’un plan
d’économie de 10 milliards de francs sur la Sécurité sociale. Ce plan
fut suivi en mars 1983 d’un plan de “ rigueur ”, augmentant les impôts
de 1 % sur tous les ménages, avançant la hausse des tarifs publics (8
%) mais surtout conduisant à la restructuration de grands secteurs
industriels comme la sidérurgie, la chimie et l’automobile avec des
licenciements en masse.
Le gouvernement dérivera alors de plus en plus rapidement vers une
politique aux ordres de la classe dirigeante. Lors des grèves de
l’automobile en 1983, le Premier Ministre Mauroy s’attaque aux
grévistes en disant qu’ils sont manipulés par des ayatollahs. A
Marseille, Gaston Deferre, alors ministre de l’Intérieur, se sentant en
passe d’être battu aux municipales, négocia avec les listes
d’extrême-droite, “ Marseille Sécurité ”. Il fit placarder des affiches
vantant l’efficacité de sa politique anti-immigrée : “ Avec la droite,
20 ans d’immigration sauvage. Avec la gauche, enfin un contrôle
vigilant dont on mesure les effets ”.
En décembre 1991, bouclant la boucle, à son congrès, le Parti
socialiste déclare : “ Le capitalisme borde notre horizon historique ”.
Cette politique menée par un gouvernement qui collectait à son arrivée
tous les espoirs des travailleurs entraînera une profonde désillusion
entamant les capacités de résistance de ceux-là . Après la cinglante
défaite subie par le Parti socialiste aux législatives de 1993, le
journal Charlie Hebdo fait dire à Edouard Balladur, le nouveau Premier
Ministre, au moment de succéder à Pierre Bérégovoy : “ Bravo pour tout.
Nous tâcherons de faire aussi bien que vous. Vous ne vous appelleriez
pas “ La Gauche ”, vous seriez réélus. Vous nous avez facilité le
travail. Nous aurions fait la moitié de ce que vous avez fait, ça
aurait déclenché une révolution. C’est pourquoi je n’ai qu’une chose à
vous dire : merci ! Merci d’avoir réhabilité l’entreprise et d’avoir
fait des patrons des héros positifs. Autrefois, nous, avec Dassault, on
faisait ricaner tout le monde. Aujourd’hui, vous, avec Tapie, vous
faites rêver la jeunesse. Merci d’avoir réduit les syndicats à une
recette de cuisine : trois petites crottes de nez dans une très grande
assiette. Merci de n’avoir rien fait de sérieux contre le chômage. Les
chômeurs sont des gens qui glissent vers la misère sans faire la
révolution. Ils sont très utiles. Ils font croire à ceux qui bossent
encore qu’ils sont des privilégiés. La peur les rend dociles. C’est le
triomphe des patrons ”.
Cette citation rend compte du degré de pessimisme auquel ont mené les
illusions dans le réformisme. Ce pessimisme quant à l’avenir n’est pas
justifié si on analyse les raisons fondamentales de l’impasse
réformiste et si on en tire les leçons pour les luttes à venir.
L’impasse
réformiste
L’impossibilité de réformer le système capitaliste en s’emparant des
postes gouvernementaux résulte de la nature même du pouvoir sous le
capitalisme.
Pour la plupart des gens, l’Etat serait neutre. Il suffirait de changer
les responsables du gouvernement pour pouvoir changer radicalement la
société. Selon cette idée, la démocratie s’exerce simplement par la
possibilité d’élire les représentants au parlement et donc au
gouvernement.
Mais le parlement n’a qu’une petite parcelle du pouvoir réel. Le centre
du pouvoir réside dans les grandes entreprises et les groupes
financiers. Ce sont les grands actionnaires, les holdings, qui
détiennent le contrôle des investissements, le pouvoir de décision sur
la création ou la fermeture d’entreprises. Et les lois qui dirigent ces
décisions ne sont pas celles que promulgue le parlement, mais celles de
la rentabilité et du profit. Le pouvoir réel, c’est celui que la classe
dirigeante a sur les moyens de production.
En arrivant au gouvernement, socialistes et communistes mirent en place
une politique de relance qui devait avoir l’avantage de combiner hausse
des salaires et relance de l’économie tirée par une consommation plus
forte. Cette politique se heurta très vite aux réalités d’un système
capitaliste intégré au niveau mondial. “ La faible croissance
économique au niveau international, la stagnation du marché mondial, la
plus grande compétitivité des produits étrangers et, finalement les
résistances de la classe capitaliste, de ceux qui contrôlent les
entreprises et les capitaux, eurent raison du rêve réformiste du PS et
du PCF. Ils croyaient pouvoir contrôler l’économie nationale grâce à la
nationalisation des secteurs clé de l’économie. La réalité
incontournable de l’intégration croissante des économies nationales
dans l’économie mondiale brisa leur projet et du même coup leurs
illusions. Ils avaient voulu “ unifier la nation ” dans la croissance
et la “ réduction des inégalités ” en convainquant les dirigeants de
l’Etat et de l’économie française. Ceux-ci ne furent pas convaincus.
Ils ne pouvaient l’être. C’est la gauche qui fut convertie ”41.
Les conseils d’administration ne sont pas élus et contrôlés par
l’ensemble de la population. Mais c’est le cas aussi de l’essentiel de
l’appareil d’Etat. Hauts fonctionnaires, dirigeants de l’armée, de la
police, magistrats, ne sont pas élus. Ceux qui occupent ces postes ont
fait les mêmes écoles et proviennent pour la plupart des mêmes milieux
que ceux qui dirigent les entreprises. “ [L’Etat] est le produit et la
manifestation de ce fait que les contradictions de classes sont
inconciliables ”42. Tandis que la classe capitaliste intervient
rarement directement dans l’arène politique, son Etat existe pour
s’assurer que le fonctionnement quotidien de l’exploitation dans les
usines et les bureaux continue à son plus grand profit. La classe
capitaliste préserve ainsi son pouvoir en séparant fictivement la
politique de l’économie.
L’Etat n’est pas neutre. C’est un outil aux mains de la classe
dirigeante. A-t-on déja vu un gouvernement envoyer l’armée ou la police
pour soutenir des travailleurs en grève contre leur patron ? Quand les
CRS interviennent pour casser un piquet de grève, c’est pour “ protéger
la liberté du travail ” nous dit-on. En fait il s’agit de protéger la
liberté d’exploiter en brisant la résistance des travailleurs.
Cet outil est, en dernière instance, une force armée au service de la
classe dirigeante. Et la démocratie parlementaire n’est qu’une feuille
de vigne pour cacher la dictature du profit. Et si cette feuille de
vigne n’est pas suffisante pour convaincre les travailleurs qu’ils
n’ont pas d’autre choix que de subir, la classe dirigeante n’hésite pas
à utiliser de manière directe la force armée.
La partition “ idéale ” du réformisme a été jouée au début des années
1970 au Chili. L’accession au pouvoir d’un président socialiste se
combina avec une montée des luttes, les travailleurs soutenant “ leur ”
gouvernement, le poussant à l’accomplissement des réformes promises. En
1970, quand Salvador Allende devient Président, le nombre des grèves a
pratiquement triplé par rapport à 1969. Ce n’est pas le contenu des
réformes limitées qu’Allende met en oeuvre qui effraie la bourgeoisie
chilienne, mais le contexte. Chaque victoire donne un peu plus
confiance à la classe ouvrière et la radicalise, mettant de plus en
plus en cause le pouvoir de la classe dirigeante. Deux fois en douze
mois, les organisations de la classe ouvrière vont avoir l’initiative
politique, prenant le contrôle des entreprises, parfois de villes
entières, organisant la distribution et la production et brisant les
offensives de la classe dirigeante lors de confrontations directes.
Chaque fois, le gouvernement répondra, non en se dirigeant vers les
travailleurs, mais en renforçant les pouvoirs de l’armée. Le général
Pinochet rentrera même au gouvernement. A la veille du coup d’Etat
dirigé par ce même Pinochet, Allende donnera carte blanche à l’armée
pour récolter les armes dans les quartiers. Le 5 février, lors d’un
rassemblement contre les privatisations décrétées par le gouvernement,
une bannière proclame : “ un peuple désarmé est un peuple conquis ”43.
Lors du coup d’Etat, Allende ne sera qu’une des victimes de ses propres
illusions. Dans les douze mois qui suivirent 30 000 personnes seront
tuées. Tout sera fait pour rappeler à la population son impudeur
d’avoir voulu changer la société. Le fleuve Mapocho charriera chaque
matin son lot de cadavres, image de ce qu’il en coûte d’avoir cru qu’on
pouvait réformer le système capitaliste.
La révolution nécessaire
Le pouvoir de la classe dirigeante découle de ce qu’elle possède et
contrôle les moyens de production. Détentrice du pouvoir économique,
elle utilise le pouvoir politique à ses fins.
Tout changement vers une société qui serait gérée selon les besoins et
non le profit implique la prise de contrôle par la majorité de ces
moyens de production et des produits du travail. Cela ne peut être
gagné par les élections. Seule une révolution le peut.
La classe ouvrière est le moteur de la lutte contre le capitalisme
parce que les travailleurs sont les producteurs des richesses. Des
mobilisations générales comme la grève de 9 millions de travailleurs en
1968 en France montrent que le pouvoir devient paralysé et que la
société peut passer sous le contrôle des travailleurs.
La classe ouvrière ne peut se contenter d’une prise de pouvoir dans les
entreprises. Dans leur lutte pour déposséder les patrons, les
travailleurs se trouvent obligatoirement confrontés à l’appareil
d’Etat, armée et police. Parce que cet Etat est un outil de la classe
dirigeante, dans une période révolutionnaire, il devient un outil
réactionnaire aux mains des capitalistes pour vaincre l’émergence d’une
nouvelle société. Les travailleurs ne peuvent le laisser intact, ils
doivent le détruire pour mettre en place une structure qui corresponde
aux intérêts des travailleurs.
La classe dirigeante ne se laissera pas déposséder sans utiliser tout
son pouvoir et, en dernier ressort, la police et l’armée. Il n’y a pas
besoin d’attendre une révolution pour s’en apercevoir. Lorsque 5 000
grévistes bloquèrent les pistes de l’aéroport de Roissy fin 1993, la
direction d’Air France et le gouvernement envoyèrent les CRS les
déloger par la force. L’histoire des luttes dans les entreprises est
faite de ces interventions des “ forces de l’ordre ” pour casser les
grèves.
L’exemple du Chili, en 1973, montre que lorsque l’offensive ouvrière
devient plus large, la classe dirigeante utilise toutes ses capacités
de violence contre le pouvoir de la base. Après la révolution d’Octobre
1917, le tout nouveau pouvoir soviétique eut à affronter les armées de
la contre-révolution qui s’allièrent aux armées de 16 puissances
étrangères.
Face à la violence que génère constamment le système capitaliste, une
des réactions courantes est de rejeter l’idée même de la violence.
L’idéologie dominante elle-même encourage ce pacifisme, sachant de son
côté motiver une violence institutionnelle. Mais c’est parce que nous
vivons dans une société ultra-violente que refuser, par principe, toute
violence, c’est finalement se résoudre à tolérer la violence étatique.
Une société contrôlée par une minorité aux dépens de l’immense majorité
de la population ne peut garder son pouvoir que par un mélange de force
et de persuasion. Mais que ce soit la force - répression policière,
guerres - ou la persuasion, le pouvoir de cette minorité ne peut
s’exercer que par la violence. Tous les canaux de l’idéologie nous font
accepter que nous n’avons pas les moyens de changer notre existence,
qu’il faut se résoudre à un boulot sans intérêt, qu’il faut se
conformer à une sexualité définie comme normale, se conduire bien,
moralement... La première violence, c’est l’aliénation.
Refuser la violence, par principe, c’est se condamner à échouer. La
classe dirigeante, en même temps qu’elle la condamne à hauts cris,
s’accorde le privilège de la violence. La guerre est toujours menée
pour “ la démocratie ” ou pour “ la paix ”. La classe dirigeante
justifie la violence policière par la nécessité de “ protéger les
citoyens ”. Dans le dernier catéchisme émis par le Vatican, le pape
Jean-Paul II met en avant “ le respect de la vie humaine ”. Cependant,
le même catéchisme reconnaît que certaines guerres sont nécessaires de
même que, “ dans certains cas ”, la peine de mort.
La lutte de classes est un rapport de forces. Dans des conflits limités
qui ne remettent pas en cause l’ensemble des intérêts de la classe
dirigeante, la détermination des travailleurs peut faire reculer le
patronat et le gouvernement. Mais laisser le monopole de la force armée
et le monopole de son utilisation à la classe dirigeante, c’est se
condamner à subir sans fin la violence du système capitaliste.
L’insurrection révolutionnaire de Petrograd en Octobre 1917, en Russie,
fit moins de victimes que l’hiver capitaliste 1993-1994 à Paris.
La violence révolutionnaire est une violence de masse. Elle a donc peu
à s’exercer, d’autant moins que la détermination à gagner est large.
Une révolution ne peut être pacifique, non parce que les travailleurs
et les opprimés sont assoiffés de sang mais parce que la classe
dirigeante défend ses privilèges avec toutes les armes dont elle
dispose, d’autant plus violemment qu’elle est une minorité.
C’est parce que l’Etat n’est pas réformable qu’il faut le détruire et
c’est parce que, seule, la classe ouvrière a le pouvoir économique de
s’opposer à la classe capitaliste qu’elle doit diriger la révolution.
Ne pouvant exercer ce pouvoir que collectivement, elle seule porte en
germe les fondements d’une société réellement égalitaire. “ La
révolution est nécessaire ”, écrivit Marx, “ non seulement parceque la
classe dirigeante ne peut être renversée d’aucune autre manière, mais
aussi parceque la classe qui la renverse ne peut réussir à se
débarasser elle-même de toutes les souillures des époques précédentes
et se préparer à fonder une nouvelle société qu’au cours d’une
révolution ”.
6. L'alternative socialiste
Détruire le capitalisme n’est pas une fin en soi. Il s’agit de mettre
en place une société qui ne déclenche pas les mêmes maux.
“ Le socialisme n’est pas un état de la société prêt à l’emploi, qui
peut simplement être introduit au lendemain de la révolution. Au
contraire, c’est un processus historique. Ce processus commence avec la
destruction de l’Etat capitaliste par la révolution des travailleurs.
Il n’est achevé que quand une société sans classe a été mise sur pied à
l’échelle mondiale - c’est-à-dire quand l’espèce humaine toute entière
gère collectivement ses affaires sans aucun antagonisme de classes.
Entre le renversement du capitalisme et la société sans classes se
déroule une période de transition. Lorsqu’on discute d’un avenir
socialiste, il est toujours essentiel de garder cela à l’esprit. Car ce
qui peut être fait, et sera fait, au cours de l’étape initiale, lorsque
les travailleurs, bien qu’au pouvoir, seront toujours engagés dans la
lutte contre les patrons dépossédés, n’est pas du tout la même chose
que les possibilités qui s’ouvriront lorsque l’humanité sera enfin unie
”44.
Il n’est pas possible d’édifier une société sans classes tant que
l’ancienne classe dirigeante continue de lutter contre le contrôle mis
en place par les travailleurs, à l’échelle locale, nationale ou
internationale. C’est la raison pour laquelle la classe ouvrière doit
édifier son propre Etat, contrôlé par les travailleurs et les opprimés
eux-mêmes, c’est-à-dire la majorité de la population, pour vaincre les
tentatives de l’ancienne classe dirigeante de rétablir son pouvoir.
Cet Etat sera radicalement différent de l’Etat capitaliste parce qu’il
sera contrôlé par la majorité de la population. Mais il sera différent
aussi parce que ses buts ne seront pas les mêmes. Il ne sera pas un
outil visant à renforcer les privilèges d’une minorité, mais son
objectif sera l’édification d’une société sans classes.
La forme que pourra prendre cet Etat ne provient pas des plans établis
par les révolutionnaires, mais émerge des luttes menées par la classe
ouvrière pour renverser la classe capitaliste. C’est pourquoi on ne
peut prétendre décrire précisément la société socialiste. On peut
cependant en établir les grandes lignes à partir des formes que prend
la lutte, ainsi qu’à partir des exemples historiques de la prise du
pouvoir par les travailleurs.
Démocratie
Parce qu’il est issu de la lutte collective des travailleurs et des
opprimés, le socialisme est irrigué par la démocratie comme l’organisme
l’est par le sang.
La prise du pouvoir par les travailleurs se fait sur la base d’une
mobilisation sur les lieux de travail, là où la classe ouvrière peut
exercer son pouvoir. L’Etat ouvrier aura donc comme base principale,
des conseils ouvriers centrés sur le lieu de travail (forme supérieure
des comités de grève qui se mettent en place lors des luttes dans les
entreprises). Ces conseils seront coordonnés en Congrès.
Les représentants seront élus par l’ensemble des travailleurs qui les
contrôleront de façon permanente. Ces représentants ne seront pas élus
pour une durée déterminée, mais seront révocables à tout moment. La
démocratie deviendra alors quelque chose d’actif, impliquant réellement
les “ électeurs ”. En effet, les structures de délégation étant basées
sur le lieu de travail, les “ électeurs ” se rencontreront tous les
jours, discutant et décidant ensemble de chacun des problèmes qui les
concernent.
L’exercice de la démocratie ne sera pas localisé à des domaines très
limités comme aujourd’hui où les juges, les généraux et les patrons ne
sont pas élus. Les conseils ouvriers auront en charge l’ensemble de la
gestion de la société sans séparation des pouvoirs. La force armée
nécessaire pour lutter contre la minorité contre-révolutionnaire ne
sera pas une force “ professionnelle ” mais sera constituée par
l’ensemble des travailleurs armés et sera contrôlée par les conseils.
Tous les représentants ne seront pas seulement élus et révocables à
tout moment, ils n’auront de plus aucun avantage matériel dû à leur
position. Leur salaire sera le même que celui des travailleurs.
Les modalités exactes de cette structure dépendront évidemment des
besoins qui se feront sentir lors de la lutte. Les grandes lignes qui
ont été tracées proviennent elles-mêmes des exemples passés. L’élection
et la révocabilité des délégués proviennent de l’expérience de la
Commune de Paris de 1871 où ces structures correspondaient aux
nécessités de la lutte. De même, les conseils ouvriers (soviets) basés
sur les lieux de travail ont été inventés par les travailleurs russes
lors de la Révolution de 1905. La généralisation de ces conseils est le
produit de la Révolution russe de 1917.
Sous des formes différentes, mais avec les mêmes caractéristiques
fondamentales, on retrouve ces conseils dans tous les cas où la classe
ouvrière a entamé des processus révolutionnaires, de l’Italie en 1919 à
la Pologne en 1980, en passant par la Hongrie en 1956 ou l’Iran en 1979.
La
répartition des richesses
A la base de toute société se situe l’économie. Sous le capitalisme,
l’économie est dirigée par la loi du profit, elle est contrôlée par une
minorité exploitant la majorité. Sous le socialisme, l’économie sera
contrôlée par la majorité de la population et dirigée selon les
besoins. La production et la répartition des richesses seront sous le
contrôle de l’Etat ouvrier, planifiées pour faire correspondre la
production aux besoins.
Une réelle planification, dirigée vers les besoins, ne peut se faire
sans disparition de la concurrence. En URSS, la gestion bureaucratique
n’a jamais permis d’atteindre les objectifs fixés par les plans parce
qu’en dernier ressort l’économie était soumise à la concurrence du
marché à l’échelle internationale. Pour que la planification soit
possible, le moteur de la répartition des richesses ne peut être que
l’évaluation démocratique des besoins et sa seule limite, le niveau des
capacités de production. La planification ne peut résulter que de la
prise de contrôle par les travailleurs de l’économie.
La planification de l’économie n’est pas un but en soi, mais un moyen.
Il ne peut être un préalable à la prise du pouvoir par les
travailleurs.
Il existe un mythe tenace entretenu par l’idéologie dominante selon
lequel c’est la concurrence qui est le moteur de la création. En
supprimant la concurrence on donnerait naissance à un monde uniformisé.
Rien n’est plus uniforme pourtant que la production capitaliste. Pour
l’immense majorité nous mangeons la même chose, lisons les mêmes
journaux, nous habillons de la même façon. Un système d’éducation
rigide assure que la majorité, d’entre nous ait peu d’aspirations
intellectuelles ou culturelles. Les produits tendent à être identiques.
La compétitivité s’exerce bien peu au niveau de la qualité ou de
l’identité des produits, mais plutôt au niveau des coûts de production,
ce qui revient essentiellement aux coûts de main d’oeuvre. Libérant les
travailleurs de la pression de la lutte pour les profits, leur donnant
le contrôle de leur propre vie, le socialisme, permettra au contraire
aux être humains d’exprimer bien plus largement leur propre créativité.
Non limitée par la recherche du profit et les nécessités de la
concurrence, la production pourra se développer de telle façon qu’on
aille réellement vers une société d’abondance procurant à chacun selon
ses besoins. Au cours d’un tel processus la nécessité de l’argent
disparaîtra. L’Etat, comme outil défendant les intérêts d’une partie de
la population (soit-elle la majorité), disparaîtra aussi.
“ Ceci marquera la disparition du dernier vestige du terrible héritage
de la société de classes et l’achèvement final du passage de l’humanité
du règne de la nécessité à celui de la liberté - ce qui constitue
l’essence du socialisme ”45.
ET
L’URSS ?
Les dirigeants de l’URSS, comme les dirigeants des pays capitalistes
ont toujours montré la dictature stalinienne comme l’exemple du
socialisme réel.
Mais l’URSS n’avait rien à voir avec le socialisme et tous ceux qui ont
eu des illusions dans l’URSS se trouvent aujourd’hui démunis pour
proposer des perpectives aux luttes.
Le socialisme s’édifie par la prise de pouvoir des travailleurs et par
le contrôle direct, démocratique et permanent de ceux-ci sur l’Etat
qu’ils édifient, sur la production et la répartition des richesses. Or
les travailleurs en URSS n’avaient pas plus de contrôle sur leur
travail et sur l’Etat que les travailleurs occidentaux. Pire même,
depuis la fin des années 1930, ils n’avaient plus le simple droit de
faire grève ou de s’organiser dans les syndicats de leur choix, ils
n’avaient plus le droit de manifester que sous les bannières de la
bureaucratie. Dans un pays économiquement arriéré, l’industrialisation
menée par la classe dirigeante russe sous la domination de Staline a
conduit à une exploitation encore plus féroce des travailleurs.
La Révolution russe d’Octobre 1917 a été l’oeuvre des travailleurs qui
ont su se débarasser de leurs oppresseurs et commencer à diriger la
société eux-mêmes. Organisés massivement dans les conseils ouvriers,
ils avaient un contrôle direct et permanent sur les délégués qu’ils
avaient élus.
Il faudra tout l’acharnement des bourgeoisies occidentales alliées aux
anciens tsaristes pour que, après une guerre civile atroce qui ravagera
le pays et détruira presque complètement la classe ouvrière, le premier
Etat ouvrier de l’histoire se vide de sa substance et passe sous le
contrôle d’une nouvelle bureaucratie.
Le socialisme ne peut s’édifier dans un seul pays. Quatre mois après la
révolution russe, Lénine écrivait : “ C’est une vérité absolue que sans
la révolution allemande nous sommes perdus ”46. Tant que l’organisation
de la production et des échanges reste dans les mains des capitalistes
au niveau international, un Etat ouvrier, isolé, ne peut subsister.
Exploitant les travailleurs, utilisant toutes ses forces pour assiéger
et affamer un pays qui risque de donner un exemple contagieux aux
travailleurs du monde entier, le capitalisme ne peut être vaincu sans
propagation de la révolution internationalement.
Le capitalisme n’est pas un bloc indestructible. Dans chaque pays, il
donne naissance à une classe ouvrière capable de le renverser.
L’interdépendance des économies à l’échelle internationale fait qu’une
crise politique et économique telle qu’elle déclenche une révolution
dans un pays, ne sera pas localisée à ce seul pays. La possibilité d’un
mouvement révolutionnaire de se propager n’en sort que renforcée.
Le socialisme ne peut naître que de la prise du pouvoir par les
travailleurs. Il ne peut se mettre en place que par l’édification d’un
Etat qu’ils contrôlent et non pas un parti ou une minorité, aussi
consciente soit-elle. Il ne peut se maintenir que par l’extension
internationale de la révolution.
Alors, “ A la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes
et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre
développement de chacun est la condition du libre développement de tous
”47.
7. Où
est l'utopie ?
“ L’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs
eux-mêmes ” est un principe fondamental du marxisme. Il implique qu’en
dehors de la classe ouvrière, il n’y a pas de direction effective pour
changer la société. Que devient cette belle idée si les travailleurs ne
veulent pas lutter, s’ils se satisfont de leur sort ? Du travailleur “
moyen ” considéré comme embourgeoisé à celui considéré comme un “ beauf
”, les positions ne manquent pas pour décréter l’impossibilité pour la
classe ouvrière de s’organiser. Ces positions développées tout au long
des années 1980 reflétent la démoralisation profonde du mouvement
ouvrier.
Les
causes de la démoralisation
La crise qui durcit la concurrence entre les entreprises durcit aussi
la concurrence entre les travailleurs pour le travail. Dans ce
contexte, l’incapacité qu’ont les réformistes d’offrir des solutions
entraîne une perte de confiance des travailleurs dans leur capacité de
résistance collective.
Jusqu’au milieu des années 1970 et dans la foulée de mai 68, le niveau
de luttes dans la classe ouvrière a été élevé. La campagne pour les
élections présidentielles de 1974, fut l’occasion d’une vaste
mobilisation avec meetings unitaires et mouvements de grèves. Mais déjà
le reflux s’amorçait.
Dans un contexte de crise économique, la pression du chômage aidant, la
gauche institutionnelle comme les directions syndicales qui y sont
liées, ne voyaient comme seule possibilité une arrivée au pouvoir de la
gauche aux élections. Cela eut des conséquences énormes sur la
combativité des travailleurs. De 1976 à 1981, le nombre de journées de
grève passe de 5 millions à moins d’un million cinq cent mille.
La crise aiguise les conflits de classe. Les attaques de la classe
dirigeante sont plus dures, sa marge de manoeuvre plus étroite. Les
conflits sont donc plus longs et plus violents. Cela nécessite une
détermination des travailleurs plus importante pour gagner et donc une
direction des luttes plus claire et décidée. En l’absence de direction
révolutionnaire conséquente, les luttes se traduisirent souvent par des
défaites. La défaite des sidérurgistes après les grandes luttes de
décembre 1978 à mars 1979 affaiblit des sections entières de la classe
ouvrière et renforça parmi les travailleurs le sentiment d’impuissance.
Lorsque François Mitterand arrive au pouvoir en mai 1981, ce n’est donc
pas sur un fond de montée des luttes, mais au contraire sur la base
d’un reflux constant. C’est principalement “ en spectateurs ” (des
spectateurs peuvent être enthousiastes) que les travailleurs assistent
aux débuts du gouvernement d’union de la gauche.
La désillusion qui suit le revirement de ce gouvernement vers des
politiques d’austérité accentuera encore une démoralisation. C’est
désormais un gouvernement dont ils pensaient qu’il était le leur qui
attaque les travailleurs. Le 31 décembre 1983, les CRS envahissent les
locaux de Citroën-Poissy pour en chasser les ouvriers qui refusent le
plan de licenciement signé entre le gouvernement et la direction du
trust.
Les directions des syndicats, liées aux partis gouvernementaux, isolent
les travailleurs les plus combatifs, menant les luttes à des défaites
qui démoralisent encore plus les travailleurs. “ Le fait d’avoir été
abandonnés par ceux-là mêmes qu’ils avaient portés au pouvoir, de
n’avoir pu ou su se défendre d’une politique qui les réduisaient à
n’être que de simples facteurs de production et non plus des acteurs
historiques, favorisa le découragement chez les ouvriers, le
renoncement, le développement de l’individualisme, voire du racisme ”48.
Une
démoralisation définitive ?
“ Pour s’engager dans la lutte de classes, il n’est pas nécessaire “
d’y croire ”, pas plus qu’il est nécessaire de croire en Newton pour
tomber d’avion... La classe ouvrière va vers la lutte de classe dans la
mesure où le capitalisme échoue à satisfaire ses besoins économiques et
sociaux et ses aspirations, non parce que des marxistes lui disent de
le faire. Il n’y a aucune preuve de ce que les travailleurs aiment se
battre plus que n’importe qui d’autre; c’est le capitalisme qui les y
oblige et les y habitue ”49.
La fin de l’année 1993, avec une grève à Air France, et 1994, avec la
mobilisation d’un million de personnes dans les rues de la capitale
pour défendre l’école publique, puis celle des étudiants contre un
projet de baisse du salaire minimum pour les jeunes, ont montré comment
il est possible de faire reculer un gouvernement qui semblait
tout-puissant.
“ Mais même les périodes de calme ne sont jamais que des périodes de
calme relatif. Pendant les années de gouvernement de gauche en France,
qui ont vu une baisse des luttes et une certaine démoralisation, les
attaques du patronat ont continué. Pour tous, il restait l’obligation
d’aller travailler avec les chefs sur le dos, etc. Cela a rencontré
souvent une opposition retenue, une amertume croissante et, de la part
d’une minorité, une résistance syndicale. Le résultat dans la tête des
gens est une conscience double ou contradictoire entre ce que disent
les médias, d’un côté, et leur expérience personnelle et immédiate, de
l’autre. Dans un sondage quelqu’un peut être influencé par la
propagande capitaliste et affirmer accepter que des salaires qui
augmentent trop vite mettent en péril l’économie nationale. Mais en
même temps, le même n’acceptera pas le gel de son propre salaire. Il
peut partager des idées racistes et en même temps affirmer qu’elles ne
concernent pas son pote Mohammed “ parce qu’il est différent ”. Quand
la situation change (intensification des attaques des patrons, remontée
de la confiance, etc.), l’amertume accumulée peut éclater et une
conscience contradictoire n’empêchera pas le travailleur de refuser le
discours du patron, des médias et du gouvernement. Une fois entré dans
la grève, la clarification des éléments contradictoires de la
conscience peut avancer très vite. Tout d’un coup, le fonctionnement
normal du système est interrompu, le voile qui masque la vraie nature
des rapports sociaux commence à être levé et un tas d’idées reçues sont
remises en question ”50.
C’est parceque la logique du fonctionnement capitaliste oppose
constamment les intérêts des travailleurs à ceux des patrons que cette
opposition larvée émerge régulièrement en conflits ouverts. La portée
de ce conflit dépend ensuite de tout un nombre de facteurs qui se
résument au rapport de forces qui se crée dans la lutte.
Divisée et sans perspectives cohérentes, la classe ouvrière a toutes
les chances d’être défaite. De l’issue d’un conflit limité peut
dépendre le cours de la lutte, l’exemple de la combativité dans un
secteur donnant la confiance à d’autres travailleurs pour relever la
tête.
La
grève : une arme de classe
La plupart des luttes se finissent, soit par une défaite, quand la
classe dirigeante se sent en position de force et réussit à isoler la
lutte, soit en compromis, négocié par la direction des syndicats.
L’issue a une conséquence non seulement sur les travailleurs qui ont
lutté, mais aussi sur ceux qui ont eu connaissance de la lutte.
Dans certains cas, en fonction de l’environnement politique et
économique et du rapport de forces qui existe entre la classe
dirigeante et le mouvement ouvrier, les luttes peuvent se généraliser
et les revendications économiques des travailleurs être relayées par
des revendications politiques remettant en cause la structure même du
pouvoir. Ce fut le cas à de nombreuses reprises dans l’histoire, de la
Révolution russe de 1917 à mai 68 en France ou, 1980 en Pologne, ou
encore lors de la lutte contre l’apartheid en Afrique du sud.
Une grève ne peut gagner en puissance et en efficacité que si elle
implique le plus possible de travailleurs. “ Une grève, ce n’est pas un
vote : on ne va pas demander à chaque ouvrier, comme ça, tu veux ou tu
veux pas faire grève. Une grève, c’est une dynamique qui en brise une
autre, la dynamique que le patron a imposée aux ouvriers : travailler
chez lui pour pouvoir bouffer. L’ouvrier retourne la logique : si tu
veux que ton usine tourne, augmente-nous. Le patron est maître du
système social, lui et ses potes. Les ouvriers n’ont que leurs bras
croisés pour dire non. Pour enrayer la force du patron, son pouvoir
social, il faut une dynamique forte en nombre, efficace, consciente.
Presque toujours, un mouvement de grève démarre petit, avec les plus
décidés ce jour-là, et il peut s’étendre quand les autres voient qu’il
y a du monde, qu’il fait beau dehors, que la revendication vaut le
coup, qu’il y en a ras le bol ”51.
Tout ce qui concerne l’activité des travailleurs, les modes de
production et la distribution des produits est en dehors de leur
contrôle, ils n’ont aucun pouvoir de décision. Lors d’une grève le
pouvoir est collectif. Chacun a donc son mot à dire. C’est une
situation complètement nouvelle. “ La grève est terriblement
libératrice : dès qu’on est dedans, on n’a plus envie d’en sortir. Cela
a été bien dur, à la fin du mois de juin 1978 (grève à Flins chez
Renault - NDLA), de reprendre définitivement le travail après un mois
de grève, l’occupation, les défilés, la manifestation... On acceptait
de se réunir le dimanche, de passer des nuits à tirer des affiches. Une
période de lutte est à la fois épuisante et enthousiasmante: on vit
autrement, on a d’autres rapports avec les copains ; on milite
ensemble, on vit ensemble. C’est la fête de la liberté ”52.
En 1899, Lénine écrit : “ Chaque grève rappelle aux capitalistes que ce
ne sont pas eux les vrais maîtres, mais les ouvriers, qui proclament de
plus en plus hautement leurs droits. Chaque grève rappelle aux ouvriers
que leur situation n’est pas désespérée, qu’ils ne sont pas seuls. ”53
Dans le même article, il cite un ministre de l’Intérieur allemand : “
Derrière chaque grève se profile l’hydre de la révolution. ”
La révolution ne sort pas d’un schéma établi par une poignée de
révolutionnaires. Elle émerge directement des luttes que mène la classe
ouvrière.
En janvier 1905, une manifestation pacifique se déroule à Petrograd
pour porter une supplique au tsar. Les soldats du tsar tirèrent sur la
foule tuant des centaines de manifestants et provoquant une vague de
grèves et de manifestations qui constituèrent la Révolution russe de
1905.
Ces grèves étaient souvent à la fois économiques (sur les salaires ou
les conditions de travail) et politiques (contre des aspects du
tsarisme). Même une grève qui commence sur des revendications qui
semblent anecdotiques peut se généraliser. A Moscou, le 19 septembre
1905, une grève débute dans une imprimerie. Les typographes payés à la
lettre réclament une plus haute rémunération par pièce et d’être payés
pour les marques de ponctuation ! Dans l’atmosphère de lutte générale,
la grève se propage rapidement à l’ensemble de l’industrie de
l’imprimerie, puis aux autres entreprises de Moscou. Les ouvriers des
chemins de fer répandent le mouvement à travers toute la Russie et, en
octobre, une grève générale, contre le régime, paralyse tout le pays.
Le 13 octobre, les travailleurs créent un conseil (soviet) à St
Pétersbourg rassemblant 500 délégués de 180 entreprises de la ville.
Moscou et d’autres villes suivent l’exemple de St Pétersbourg.
Le soviet de St Pétersbourg avait été organisé comme un comité de
grève. Mais les circonstances l’obligèrent tout de suite à être bien
plus que cela. Il dut organiser la distribution des marchandises et en
premier lieu de la nourriture mais introduisit aussi la liberté de
presse et la journée de travail de huit heures. Ce soviet, comme les
autres, se trouva donc comme un gouvernement alternatif face au
tsarisme.
L’exemple sera repris dans de nombreux cas, en Russie en 1917 mais
aussi en Allemagne en 1918, en Italie en 1919, en Hongrie en 1956, au
Chili en 1972-73.
L’école de la révolution
La grève est l’école de la révolution. Dans une grève, les travailleurs
font l’expérience de leur pouvoir, l’expérience de la démocratie
réelle. Mais ils font ausssi l’expérience de la nature de classe de
l’ensemble de la société. S’opposant à leur patron, ils s’opposent à
l’ensemble de la classe dirigeante, à sa presse et à son Etat. Lors de
la grève d’Air France en 1993, les PDG des 21 plus grosses entreprises
françaises firent passer une page dans Libération et Le Figaro,
appelant à la fin de la grève qui entravait l’ensemble de l’économie
nationale. France Soir titrait : “ La chienlit ”, apportant le doute
dans la tête des travailleurs sur la supposée neutralité de la presse.
A l’occasion d’une lutte ouverte, la nécessité de s’organiser face aux
attaques prend une nouvelle évidence. La première forme d’organisation
des travailleurs est le syndicat. Le taux de syndicalisation et le
niveau d’engagement dans le syndicat reflètent la détermination et la
confiance des travailleurs. Aujourd’hui, le taux de syndicalisation en
France est très faible (inférieur à 10 %). Cela ne signifie pas que le
syndicat soit une forme d’organisation dépassée. Ce taux est identique
à celui qui existait en 1934 en France. En 1936, après la grève
générale et les occupations d’usines, le taux de syndicalisation
dépassait les 50 %.
Un exemple est très parlant, celui des restaurants Mac Donald’s. Cette
forme de restauration rapide importée des Etats-unis est très récente
en France. L’implantation de cette multinationale commence en 1979.
Aussi, il n’y avait pas, avant l’été 1994, de tradition de lutte. Les
employés sont jeunes et généralement étudiants. Contrats à temps
partiel et à durée déterminée font qu’il y a un renouvellement
continuel de la main d’oeuvre et que celle-ci est peu fixée sur le lieu
de travail. Pourtant, en 1994, à Massy, les employés vont déclencher
une grève pour réclamer de meilleures conditions de travail, le respect
des conventions collectives et du droit syndical. Pour éviter de se
faire licencier avant d’avoir pu s’organiser, les employés vont se
retrouver pendant plusieurs semaines en dehors du restaurant,
constituer un noyau, prendre des contacts avec les autres employés,
ceci en se liant et se faisant conseiller par la CGT. Lorsque la grève
se déclenche, il y a 100 % de grévistes. Ils vont gagner sur toutes
leurs revendications, donnant l’exemple à tous les autres restaurants
de la chaîne. A l’issue du mouvement à Massy, 30 employés sur les 67
que compte le restaurant de Massy s’organisent en section syndicale
CGT. La confiance et l’organisation rendent alors plus difficile la
tâche de la direction.
Le syndicat permet non seulement d’avoir une structure de délégués
capables de défendre les travailleurs au jour le jour, mais aussi une
organisation qui peut réagir rapidement aux attaques du patronat.
Organisé en confédération, le syndicat permet d’exprimer la solidarité
entre entreprises d’un même secteur ainsi que de généraliser les luttes
aux travailleurs d’autres secteurs.
Pourtant, ce qui fait la force du syndicat en fait aussi les limites.
Le syndicat est essentiellement une forme de défense des travailleurs à
l’intérieur du système capitaliste. A ce titre, le syndicat doit
défendre les travailleurs quels qu’ils soient et quelles que soient
leurs positions politiques. Exprimant l’unité d’intérêt des
travailleurs face aux patrons, le syndicat défend aussi bien celui qui
accepte encore des préjugés racistes que le travailleur immigré qui en
souffre, le militant socialiste que celui qui a des idées plus
conservatrices. Le syndicat défend tous les travailleurs parce que les
idées qui les divisent sont les idées dominantes développées par la
classe dirigeante. Mais il exclut de ses rangs le briseur de grève, le
fasciste, l’agent provocateur de la police, etc.
Cela signifie que, pour réunir la majorité des travailleurs autour de
la défense de leurs intérêts, le syndicat représente la classe dans son
ensemble et donc le niveau de conscience de celle-ci. Lorsque les
travailleurs sont démoralisés, les syndicats sont faibles et peu
confiants dans les capacités de lutte. Lorsque des luttes se
développent, elles se font sur des bases réformistes. “ La classe
ouvrière va spontanément au socialisme, mais l’idéologie bourgeoise la
plus répandue (et constamment ressuscitée sous les formes les plus
variées) n’en est pas mois celle qui, spontanément, s’impose à
l’ouvrier ”54. Même lorqu’ils commecent à lutter, à passer de la
passivité et de l’individualisme à la solidarité, la majorité des
travailleurs continue d’accepter l’inviolabilité de la propriété
privée, le “ droit ” des capitalistes à un profit “ raisonnable ” ou la
défense de l’intérêt national. Vouloir créer des syndicats
révolutionnaires lorsque les travailleurs sont en majorité réformistes
conduit à diviser ceux-ci, à constituer des syndicats minoritaires et
provoquer des défaites.
La
bureaucratie syndicale
Il ne s’agit pas d’idéaliser les syndicats. Même puissants, comme en
1936 ou en 1945, ils n’ont pas entraîné l’émancipation des travailleurs
et le renversement du capitalisme.
A de multiples reprises dans l’histoire, les directions des syndicats
ont trahi les luttes, appelant à la reprise du travail lorsque les
travailleurs pouvaient continuer la lutte et emporter la victoire. En
juin 1968, des travailleurs reprirent le travail en pleurs, dégoûtés
des syndicats. Assimilant le syndicat à sa direction, nombreux furent
ceux qui déchirèrent leur carte syndicale.
Pour comprendre comment il se fait que les directions syndicales sont
amenées à trahir les travailleurs, il faut analyser l’évolution qu’ont
subi les syndicats.
Tant que le système capitaliste est sur pied, les syndicats ne peuvent
que négocier les termes de l’exploitation. Le droit de se syndiquer
existe depuis plus de cent ans en France. Des acquis ont été obtenus
lors des luttes qui ont permis que les syndicats se structurent de plus
en plus. Dans la mesure où la négociation des termes de l’exploitation
assume un caractère régulier et de plus en plus complexe, elle devient
le domaine réservé d’un groupe de négociateurs professionnels. La masse
des syndiqués n’a ni le temps, ni la formation nécessaire pour
connaître la législation du travail, représenter leurs camarades devant
les tribunaux ou calculer les grilles de salaires. De plus, les
syndicats sont devenus des structures nationales avec toute une
administration interne.
Spécialisés dans leur rôle de négociateurs, les dirigeants syndicaux
donnent aux accords qui en résultent un caractère “ sacré ” oubliant
que les termes de cet accord ne sont que le reflet du rapport de forces
créé par les luttes. Ils déplorent ce qui menace leurs “ bons rapports
” avec les patrons et le gouvernement. Détachés du lieu de travail, ils
subissent l’influence de milieux étrangers au mouvement syndical,
participant à d’innombrables réunions avec les représentants patronaux
ou gouvernementaux, répondant aux interviews des journalistes.
De cela découle que la bureaucratie qui s’est formée dans ce processus
a développé un ensemble d’intérêts particuliers qui ne sont plus
directement liés aux conditions de travail de ceux qu’elle est censée
défendre. La bureaucratie syndicale préfère quand “ tout se passe bien
”. Son idéologie de base est celle du contrat passé entre le monde du
travail et le monde du capital, le compromis, la solution négociée des
conflits plutôt que la lutte ouverte qu’elle risque de ne pas pouvoir
contrôler. La bureaucratie syndicale a besoin des patrons, sans
lesquels sa position de négociation n’existe plus. C’est ce qui la
conduit à s’opposer à un mouvement dépassant le cadre des lois et des
institutions bourgeoises, défendant le respect de la propriété privée,
de la Constitution et des représentants de “ l’ordre ”.
Cela ne signifie pourtant pas que la bureaucratie syndicale soit
devenue partie de la classe dirigeante parce que son existence dépend
aussi de la confiance que lui accordent les travailleurs. Pour être
crédibles en tant que négociateurs aux yeux des patrons, les dirigeants
syndicaux doivent être capables non seulement de brandir la menace
d’une grève, mais aussi de se servir de cette arme de temps en temps.
Lorsque les travailleurs sont exaspérés par leurs conditions de travail
et de vie, les syndicats doivent être combatifs pour conserver leur
confiance.
Démocratiser
les syndicats
C’est à partir de ces contradictions que se trouve la possibilité pour
les travailleurs les plus combatifs d’utiliser les syndicats pour mener
la lutte. Il ne s’agit pas de convaincre les dirigeants syndicaux mais,
à la base, d’organiser les travailleurs pour démocratiser le syndicat,
exercer la pression pour obliger la direction syndicale à lancer les
luttes puis, à les généraliser.
Les révolutionnaires défendent l’organisation syndicale, tentant de
convaincre le plus de travailleurs possible de se syndiquer et de
s’impliquer dans l’activité syndicale. Lors de périodes de repli, ce
combat est difficile à mener. Lors des luttes, quand les travailleurs
sont plus nombreux à participer, les révolutionnaires doivent les
pousser à s’organiser démocratiquement, à prendre les décisions dans
des assemblées réunissant ceux qui s’engagent, qu’ils soient
expérimentés ou non, syndiqués ou non, à mettre le syndicat au service
des travailleurs et non l’inverse. Quand la lutte prend une certaine
ampleur, il est possible de pousser les travailleurs à élire leurs
représentants sur la base de la lutte (en formant des comités de grève
élus) et ainsi à remettre en cause le pouvoir de la bureaucratie.
Non, l’utopie ne réside pas dans l’espoir de changer la société, de
mettre fin aux atrocités du système capitaliste. L’utopie réside dans
la confiance accordée à des dirigeants prenant en main la gestion de la
société dans l’intérêt des travailleurs. Ceux-ci détiennent le pouvoir
pour le faire par eux-mêmes. Le capitalisme n’a pas toujours existé, il
n’est pas éternel. Cela ne signifie pas que le socialisme soit
inévitable. Ce sont les hommes qui font l’histoire et cela suppose
qu’ils s’organisent pour changer leurs conditions de vie. Pour
intervenir dans les syndicats, pour offrir une alternative à l’ensemble
des travailleurs et des opprimés, pour combattre l’impasse d’une
direction réformiste, il faut que les travailleurs les plus conscients
et les plus combatifs s’organisent avec ceux qui sont solidaires de
leur lutte. ils doivent construire un parti révolutionnaire afin de
coordonner leur intervention et de résister aux pressions des idées
dominantes
8. Construire l'alternative
socialiste révolutionnaire
Le capitalisme connaît une crise profonde. Partout et toujours, la
classe dirigeante répond à cette crise de la même manière, en
s’attaquant à la classe ouvrière. Cette crise n’est pas passagère. Elle
représente un phénomène de fond qui peut connaître des acalmies, mais
qui aggravera l’instabilité et les conflits.
L’antagonisme qui existe entre le Capital et le Travail entraînera des
affrontements majeurs. Les travailleurs doivent se préparer à de tels
conflits dont l’issue finale ne peut être que la victoire ou le
développement de la réaction à une échelle encore plus grande. Dans les
années 1930 la défaite des travailleurs se fit au prix du nazisme, de
l’Holocauste et des explosions atomiques de Nagasaki et Hiroshima.
Tous ceux qui veulent lutter pour une autre société doivent
s’organiser. Parce que la bourgeoisie est regroupée autour de ses
médias, de son administration, de sa police, de sa justice, de son
armée, etc., ses attaques sont planifiées, organisées. De même, les
travailleurs et les opprimés doivent s’organiser non en multiples
fronts mais en une seule organisation. Cinq doigts déployés sont moins
efficaces qu’un poing pour lutter.
En 1917, les travailleurs russes réussirent à renverser leur classe
dirigeante. Il faut s’inspirer de cet exemple, non pour le reproduire
schématiquement comme si les conditions étaient exactement les mêmes,
mais pour en tirer les éléments qui permettent aujourd’hui aux
travailleurs d’édifier l’organisation dont ils ont besoin.
La
Révolution russe
En 1905, les conseils ouvriers qui se développèrent à St Pétersbourg,
Moscou et dans d’autres villes de Russie, constituèrent un gouvernement
alternatif au régime tsariste. Le pays se trouvait dans une situation
de double pouvoir. Le gouvernement tsariste était toujours là. Mais il
ne pouvait y avoir d’accord durable entre ces deux types de
gouvernements. Par nature, chacun était fondamentalement hostile à
l’autre. En décembre 1905, le gouvernement tsariste dispersa par la
force le soviet de St Pétersbourg et arrêta ses dirigeants. Le soviet
de Moscou lança alors une grève générale et l’insurrection armée. Mais
après neuf jours, il fut battu. Le double pouvoir avait duré deux mois.
En 1917, la période de double pouvoir dura huit mois. Elle s’acheva
avec l’insurrection d’octobre où les soviets renversèrent le
gouvernement provisoire et prirent le pouvoir.
L’insurrection était nécessaire pour renverser l’Etat bourgeois. Mais
pour réussir, cette insurrection nécessitait une bonne coordination et
une énorme discipline de la part de ceux qui la réalisèrent. Sa
planification exacte exigeait que peu de personnes soient au courant
quant à la date et aux formes exactes que prendrait cette insurrection.
Ainsi préparée soigneusement, elle ne fit à Petrograd que quinze
victimes, loin de l’idée des révolutions sanglantes, propagée par
l’idéologie dominante.
Visant à l’édification socialiste, cette insurrection devait aussi se
faire au bon moment, c’est-à-dire quand, et uniquement quand, la
majorité de la classe ouvrière était convaincue du besoin de prendre le
pouvoir en mains propres. Les Bolcheviks remirent le pouvoir au congrès
des soviets de soldats et d’ouvriers au lendemain de l’insurrection.
Ces éléments seuls démontrent l’importance de construire un parti
hautement conscient de ses tâches et hautement discipliné. Ce qu’il
faut analyser, c’est comment les travailleurs arrivèrent à cette
conviction qu’ils devaient prendre eux-mêmes le pouvoir et pourquoi
cette conscience n’émergea pas spontanément.
En février 1917, les soldats et les travailleurs renversèrent le régime
du tsar en s’organisant spontanément en soviets. Mais ces soviets
laissèrent le pouvoir à un gouvernement provisoire constitué de
ministres “ libéraux ”. Ce gouvernement allait s’efforcer de vider les
soviets de leur substance tout en reconstruisant un Etat capitaliste.
La disparition des soviets devint même un des objectifs de ce
gouvernement.
Le fait que les travailleurs abandonnent leur pouvoir en février 1917
n’était pas un accident. La même chose se produisit en Allemagne en
novembre 1918 et en Espagne en 1936. La raison est que la grande
majorité des délégués des soviets en 1917 étaient réformistes,
reflétant le niveau de conscience de l’ensemble de la classe ouvrière à
ce moment-là.
Même dans les périodes de lutte majeures, lorsque la conscience de
classe se développe extrêmement rapidement, les travailleurs conservent
un certain respect envers les dirigeants (et dans ce cas il s’agit des
dirigeants réformistes) et un manque de confiance dans leurs propres
forces.
Pourtant de février à octobre 1917, le niveau de conscience des
travailleurs va se modifier considérablement, en grande partie à cause
de l’expérience que soldats et travailleurs firent lors du gouvernement
provisoire. Celui-ci continua une guerre très impopulaire contre
l’Allemagne, rétablit la peine de mort dans l’armée et ne réalisa pas
les réformes promises, dont la réforme agraire.
Mais cette explication n’est pas suffisante. Dans d’autres cas, comme
au Chili en 1973, les travailleurs ont vécu des expériences similaires
sans en tirer la nécessité de prendre le pouvoir.
L’explication réside dans le rôle que joua le Parti bolchevique depuis
le début, tirant les leçons de la situation, insistant plus que tout
sur la nécessité pour les travailleurs de prendre le pouvoir.
C’est ainsi que le Parti bolchevique gagna la majorité des soldats et
des travailleurs à son slogan “ Tout le pouvoir aux soviets ”. Pour
cela, il devait résister aux pressions pour s’adapter à la situation,
pour accepter les idées les plus répandues, qui ont conduit les autres
partis à être révolutionnaires en paroles et réformistes en actes. Les
Bolcheviks réussirent à garder le cap tant grâce à la discipline de
leurs militants - nécessaire pour intervenir efficacement et tirer les
leçons de l’intervention - que parce qu’ils s’appuyaient sur une
théorie solide.
Mais gagner la majorité des travailleurs signifie avoir une
implantation dans la plupart des secteurs de la classe ouvrière. Sans
cette implantation les Bolcheviks n’auraient même pas été entendus. Ils
avaient déjà en février des militants ou des sympathisants dans la
plupart des entreprises. Ils avaient cette position parce qu’ils
avaient construit le parti pendant les périodes précédentes, sachant se
développer durant les montées de lutte, comme en 1905, et se replier
autant que possible en ordre lors des périodes difficiles, comme les
années qui suivirent la défaite de la révolution de 1905.
Il ne suffit pas de savoir ce qu’il faut dire et d’avoir la force de le
dire. Il s’agit aussi de savoir comment faire passer ses idées. C’est
une chose de dire : “ Tout le pouvoir aux Soviets ” et de posséder les
arguments abstraits qui en expliquent la raison. C’est une autre chose
de savoir comment relier ces arguments à l’expérience directe des
travailleurs. Cela nécessite des militants qui aient l’expérience de
l’intervention et de l’agitation concrète dans la classe ouvrière.
Une organisation capable de combiner la théorie solide pour résister
aux pressions des idées réformistes avec l’expérience pratique de
l’intervention dans les luttes et la faculté de savoir quand il faut
avancer et quand il faut reculer ne se crée pas lors de la révolution.
Une telle organisation développe ses qualités auparavant.
C’est cette leçon que nous devons retenir d’octobre 1917.
Construire
le parti
Nous devons construire ce parti dès aujourd’hui. Un tel parti ne peut
regrouper l’ensemble des travailleurs dans une période où la passivité
est dominante. Il ne peut organiser que les travailleurs qui sont les
plus déterminés et les plus combatifs et les convaincre de la nécessité
de la révolution.
Quand les idées dominantes sont les idées réformistes ou fatalistes, un
tel parti ne peut être que minoritaire. Il doit combiner cependant
l’organisation la plus disciplinée possible autour d’une théorie solide
pour se développer.
C’est cela qui lui permet d’intervenir aux côtés de ceux dont les
positions politiques sont les plus floues et diverses pour les
convaincre par les perspectives concrètes qu’il donne aux luttes. Les
révolutionnaires sont les combattants les plus déterminés pour les
réformes, parce que c’est au travers du combat pour les réformes que
les travailleurs construisent leur conscience, leur assurance et leur
combativité. Mais ces luttes ne sont efficaces qu’éclairées par la
perspective de la prise du pouvoir par la classe ouvrière.
Les formes d’intervention des révolutionnaires sont bien sûr
dépendantes de leur force et de la situation politique générale. Dans
des périodes de reflux des luttes et quand les révolutionnaires ne sont
qu’une poignée, leur activité réside essentiellement dans la diffusion
des idées de base. Lorsque la situation change et que la colère des
travailleurs s’exprime au travers de luttes, les révolutionnaires
doivent intervenir pour leur offrir des perspectives, combattre
l’influence des idées réformistes et gagner beaucoup plus rapidement
les travailleurs aux idées révolutionnaires. Au travail de propagande
se lie alors un travail d’agitation dans et hors des syndicats. Les
révolutionnaires tentent de relier les différentes luttes et de
généraliser l’expérience acquise dans un secteur aux autres secteurs.
Socialisme
International
Nous vivons une période de chaos, dans un système qui se déstabilise
rapidement. Plus que jamais, les termes de l’équation posée par Engels
“ socialisme ou barbarie ” sont ceux auxquels nous nous affrontons.
C’est la faillite des partis réformistes et des partis staliniens à
proposer une alternative cohérente qui a permis à Hitler d’arriver au
pouvoir en Allemagne dans les années 1930.
Alors que, à un rythme plus lent, la crise du capitalisme et
l’incapacité des partis réformistes à offrir des perspectives à ceux
qui veulent lutter, recrée l’instabilité et redonne naissance à des
partis fascistes, il est urgent de construire un parti révolutionnaire
capable de mobiliser contre la montée du fascisme et contre les
attaques de la classe dirigeante. Capable de s’opposer à la barbarie.
Il est urgent de créer un parti révolutionnaire indépendant capable de
mener la lutte unitaire contre la montée du fascisme. Nombreux sont
ceux, en France, qui veulent s’opposer au Front national. Mais enfermés
dans la logique électoraliste et dans le respect religieux de la
légalité, les organisations réformistes qui ont la puissance pour créer
et diriger un tel mouvement sont incapables de le faire. Il faudra
créer un front unique réunissant travailleurs français et immigrés,
femmes et hommes, homosexuel(le)s et hétérosexuel(le)s pour contrer les
arguments racistes, diffuser des tracts rappelant la barbarie du
nazisme, s’opposer, physiquement s’il le faut, aux démonstrations de
force des fascistes. La force et l’efficacité d’un tel front repose sur
un accord pour l’action contre les fascistes et non sur des idées
générales qui diviseraient ses rangs. Un tel front n’est donc pas un
parti. Les révolutionnaires ne sont pas seuls à vouloir un tel
mouvement unitaire, ils ne sont même pas une majorité. Mais, organisés
dans un parti, ils sont les seuls à pouvoir l’organiser et le lancer.
La possibilité qu’a un parti fasciste de se développer repose aussi sur
le désespoir de ceux qui sont soumis à l’oppression et l’exploitation
capitaliste et qui ne voient pas de perspectives pour changer leur
situation. Dans le chaos capitaliste et la misère qu’il génère,
l’intervention des révolutionnaires pour donner des perspectives aux
luttes, promouvoir la solidarité et l’esprit de résistance, partout où
c’est possible, est un facteur déterminant pour donner à la société un
autre avenir que la barbarie.
Les luttes et la volonté de lutter existent. Elles rendent plus
possible et plus nécessaire que jamais la construction d’un parti
révolutionnaire recrutant dans toutes les couches de la population pour
s’implanter dans la classe ouvrière.
Socialisme International est une organisation qui se donne cette tâche.
Tous ceux qui veulent changer la société doivent y adhérer et lutter
pour la construire afin d’en faire le parti révolutionnaire nécessaire
à la victoire du socialisme.
“ Grise est la théorie, mais vert est l’arbre de la vie ” disait
Lénine. La théorie ne vaut que comme guide pour l’action. C’est
pourquoi il faut devenir socialiste révolutionnaire. Rejoins-nous !
Notes :
1.
George Orwell, 1984, Gallimard (Folio).
2. P. Salinger et Eric Laurent, Guerre du Golfe, le dossier secret, Ed.
Olivier Orban, 1991
3. Pierre Milza, Les fascismes, Seuil, Collection Points Histoire 1991.
4. Anne Tristan, Au Front, Seuil (Collection Folio Actuel) 1968.
5. Cité par G. Ford in Fascist Europe, Pluto Press 1992.
6. National Bank Report, 1992.
7. Chris Harman, L’économie marxiste et le monde aujourd’hui, Brochure
de SI.
8. Alain Delale et Gilles Ragache, La France de 68, Seuil 1978.
9. John Molyneux, Arguments pour le socialisme révolutionnaire.
10. Jules Guesde, cité dans Jean Bron, Histoire du mouvement ouvrier,
Ed. ouvrières, 1970.
11. LCR, Renault Cléon en grève ! Pour les salaires... Une grève
offensive... Une grève de masse... et ses limites, Brochure de la LCR,
1991.
12. Ibid.
13. Nouveau Testament. Luc. 6.
14. N.T. Mathieu. 4.
15. Riccardo Petrella, Le Monde diplomatique, février 1994.
16. Libération, 19 février 1994.
17. Ibid.
18. Ibid.
19. Michael Kidron et Ronald Segal, Atlas du nouvel état du monde, Ed.
Autrement (Série Atlas), 1992.
20. Gabriel Milesi, Les nouvelles 200 familles : Les dynasties de
l’argent, du pouvoir financier et économique, Belfond, 1990.
21. Ibid.
22. Claire Chazal, Balladur, Flammarion, 1993.
23. Riccardo Petrella, Le Monde diplomatique, ibid.
24. Filoche, E. Balladur.
25. Ibid.
26. Ibid.
27. André Bercoff (sous la direction de), La France des seigneurs.
Robert Laffont, 1989.
28. J. Molyneux, Arguments pour le socialisme révolutionnaire, Brochure
de SI.
29. Lénine, Oeuvres, Vol. 29, Ed. sociales, p. 425.
30. INSEE, Données sociales, 1993.
31. Ibid.
32. Ibid.
33. INSEE, 1987.
34. Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, in L’idéologie allemande, Ed.
sociales, 1982.
35. Jules Guesde, cité dans Jean Bron, ibid.
36. Cité dans Melchior.
37. Ibid.
38. Ibid.
39. Ibid.
40. Ibid.
41. Jacques Fournier, La voie parlementaire au ... capitalisme,
Brochure de SI.
42. Lénine, L’Etat et la Révolution, Ed. Pékin, p. 7.
43. Colin Barker, Révolutionary rehearsals, Bookmarks, 1987.
44. J. Molyneux, La future société socialiste, Brochure de SI.
45. Ibid.
46. Lénine, Oeuvres, Vol.27, p. 95.
47. Karl Marx, Le manifeste du Parti communiste, Ed. Pékin.
48. Eric Melchior, Le PS, du projet au pouvoir.
49. Hal Draper, Karl Marx’s theory of revolution, Vol. 2, The politics
of social classes, New York, 1978.
50. Ross Harrold, Pourquoi les travailleurs ne sont-ils pas tous
révolutionnaires, SI n° 68.
51. Nicolas Dubost, Flin sans fin, Maspero (Luttes sociales), 1979.
52. Ibid.
53. Lénine, Oeuvres, Vol.4, p. 325.
54. Lénine.
Des
lectures pour approfondir. Des classiques :
- Dix jours qui ébranlèrent le monde de John Reed : Octobre 1917
raconté par un journaliste américain. Un des meilleurs témoignages
jamais écrits sur une révolution.
- Le manifeste du parti communiste de Marx et Engels : L’écrit
fondateur de l’analyse communiste. Un classique qui n’a rien perdu de
son actualité.
- L’Etat et la Révolution de Lénine : Une analyse de la nature de
l’Etat, instrument de la domination d’une classe sur les autres et
pourquoi une révolution est nécessaire.
- Hommage à la Catalogne de George Orwell : La révolution espagnole de
1936 vécue et racontée par un écrivain britannique. Passionnant.
- Ma vie de Léon Trotsky : Un des principaux acteurs de la Révolution
russe, en racontant sa vie, Trotsky est amené à raconter de l’intérieur
les événements historiques auxquels sa vie est liée.