Pourquoi il faut devenir socialiste révolutionnaire

POURQUOI IL FAUT DEVENIR
SOCIALISTE REVOLUTIONNAIRE
Denis Godard



Sommaire
Introduction
1 . Un monde dans le chaos
Plus jamais la misère ?
Plus jamais la guerre ?
Plus jamais le fascisme ?
2 . Rien ne justifie la misère
Le cycle des saisons
La nature humaine
La fatalité
3 . Ceux qui en profitent : la classe dirigeante
La logique du profit
Qui sont les riches ?
Les victimes du profit
Une classe dirigeante
4 . "Unis , nous sommes plus fort"
L’exploitation
Un pouvoir collectif
Le mythe de la société duale
La classe ouvrière a-t-elle disparu ?
Une seule classe ouvrière
5 . Une seule solution : la révolution
Les réformistes au gouvernement
L’impasse réformiste
La révolution nécessaire
6 . L'alternative socialiste
Démocratie
La répartition des richesses
Et l’URSS ?
7 . Où est l'utopie
Les causes de la démoralisation
Une démoralisation définitive ?
La grève : une arme de classe
L’école de la révolution
La bureaucratie syndicale
Démocratiser les syndicats
8 . construire l'alternative socialiste révolutionnaire
La Révolution russe
Construire le parti
Socialisme international


Introduction

Pour des générations, depuis le début des années 1960, le régime décrit dans l’oeuvre de fiction de l’écrivain Georges Orwell, 19841, a représenté ce que les sociétés modernes pouvaient produire de pire en terme d’aliénation de l’être humain.
1984 est sans doute beaucoup moins lu aujourd’hui. Peut-être parce que la réalité n’a jamais été aussi proche de la fiction.
Pour faire accepter la guerre et la tyrannie permanentes, le régime décrit par Orwell utilise des slogans contradictoires, comme “ La liberté, c’est l’esclavage ” ou “ La guerre, c’est la paix ” .
Nous n’en sommes pas là ?
Lorsque Eltsine utilisa l’armée pour réprimer les parlementaires qui s’opposaient à lui, le quotidien Les Echos utilisa le même procédé en parlant de “ Coup d’Etat démocratique ” . Le chancelier allemand, Helmut Kohl, déclara alors que la démocratie n’était pas toujours la chose la plus importante. De même, toute la classe politique française soutint le coup d’Etat en Algérie annulant les premières élections démocratiques en janvier 1992, pour “ restaurer le processus démocratique ” !
Les pays occidentaux, se disant civilisés, sont intervenus militairement ces dernières années, en Yougoslavie et en Irak. En Somalie et au Rwanda, l’intervention a été justifiée par des prétextes humanitaires. Au prix de dizaines de milliers de victimes civiles, déclenchant la famine et la réapparition d’épidémies sous l’effet de l’embargo, ces interventions n’ont jamais ramené ni paix ni démocratie et surtout pas le droit des peuples à l’auto-détermination.
Raffinement de la répression, Orwell imaginait une société parsemée d’écrans surveillant les individus partout où ils se trouvent.
C’est aujourd’hui que ce cauchemar commence à se réaliser et ceci, dans notre société dite démocratique. Après avoir lancé les cartes d’identité magnétiques où pourront être stockées des tonnes d’informations sur notre passé, Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur du gouvernement Balladur, a légalisé en 1994, la vidéo-surveillance. Filmé dans les magasins, dans les banques, dans les rues, “ Big Brother is watching you ” .
Dans 1984, trois blocs continentaux sont perpétuellement en guerre les uns contre les autres, renversant continuellement leurs alliances. Pour imposer toujours plus de sacrifices à sa population et maintenir l’esprit patriotique, le régime impose des “ minutes de la haine ” quotidiennes, déclenchant l’hystérie collective et libérant la colère sur un bouc émissaire. Durant celles-ci, la population se regroupe sur ses lieux de travail devant un écran où l’ “ ennemi public ” apparaît.
Le procédé est courant, de nos jours, lorsque l’Etat décide une intervention militaire. Lors du déclenchement de la guerre du Golfe en janvier 1991, Saddam Hussein devint tout à coup le nouvel Hitler. Le journal télévisé du soir dénonçait quotidiennement le dictateur qui avait été armé par les pays occidentaux lorsqu’il s’opposait à l’Iran. De même, chaque durcissement des positions occidentales en ex-Yougoslavie a été précédé d’une campagne dénonçant le Président serbe, Milosevic, à son tour comme le “ nouvel Hitler ” . Tel n’a jamais été le cas avec les fascistes italiens entrés au gouvernement en 1994 ou avec les dictateurs africains que soutient toujours l’Etat français.
Lorsque 1984 parut à la fin des années 1940, il était évident pour tout le monde que Georges Orwell s’attaquait à la dictature stalinienne, décrivant un monde où, sous l’emprise d’une minorité de dirigeants, la société avait étouffé l’individu.
Le livre sortit au début de la guerre froide entre les pays occidentaux et un bloc dominé par l’URSS. En concurrence économique et militaire, les dirigeants des deux blocs qui s’étaient partagé le monde à l’issue de la Seconde guerre mondiale, devaient tout faire pour démontrer qu’il s’agissait d’un conflit idéologique entre le capitalisme et ce que les dirigeants russes eux-mêmes présentaient comme le communisme.
Aussi le livre ne dut pas sa popularité au seul talent de l’écrivain. Si 1984 fut étudié dans les écoles, adapté au cinéma, Hommage à la Catalogne où Orwell décrit avec le même talent la Révolution espagnole ne connaîtra jamais la même publicité.

Pourtant ce que dénonce Orwell, c’est un système où une minorité utilise son pouvoir pour imposer ses intérêts à la majorité de la population, ce qui était, et est toujours, le cas dans l’ex-URSS comme dans les pays occidentaux. C’est la raison pour laquelle le livre est plus que jamais actuel... mais bénéficie de moins de publicité.
Après la chute du stalinisme en URSS et les autres pays d’Europe de l’est, dirigeants et idéologues occidentaux, envisagèrent l’avenir comme celui du “ capitalisme triomphant ” . Son triomphe est celui d’un monde qui semble plonger dans le chaos de la misère et de la guerre.
1984 est un livre d’un pessimisme absolu où, isolé, l’individu qui tente de se révolter ne peut qu’échouer. Mais la réalité nous montre autre chose. Depuis l’Afrique du sud aux pays de l’Est en passant par les pays développés, des travailleurs et des jeunes se révoltent et luttent. La réalité n’a pas qu’un visage. Le capitalisme tue, exploite, affame... et génère des résistances à sa barbarie.
Pour donner à ces résistances la possibilité de se transformer en forces qui mettront fin à la barbarie, nous devons lier ces luttes à une compréhension du monde, les relier à toute l’histoire de ceux qui luttèrent avant nous, pour tirer leçon de leurs victoires comme de leurs défaites.
Il ne s’agit pas de fermer les yeux devant l’horreur, mais de les ouvrir, en fermant nos poings. Le combat est possible. Il s’appelle le socialisme révolutionnaire.

1. Un monde dans le chaos

Période de prospérité, les années 1950-1960 avaient généré l’idée d’un progrès sans fin de la part des élites éclairées des pays occidentaux. Mai 68 leur était apparu comme “ un coup de tonnerre dans un ciel serein ” . Et après coup, les “ événements ” de 68 seront analysés comme une crise de croissance du système capitaliste, transition conflictuelle vers la modernité. Les décennies qui ont suivi ont montré combien cela était erroné.
Aux lendemains de la Seconde guerre mondiale, le sentiment dominant, c’était “ plus jamais ça ” . Ce qu’on présentait comme une sorte de folie collective ne devait plus jamais se reproduire. Plus jamais le fascisme, plus jamais la guerre, plus jamais la misère comme celle des années 1930. Les Etats devaient contrôler l’économie, assurer une plus juste répartition des richesses pour éviter de nouvelles crises. On créa l’ONU (Organisation des nations unies) comme on avait créé la SDN (Société des nations) après la Première guerre mondiale pour maintenir la paix sous l’égide des vainqueurs. Quant au fascisme, la mémoire des horreurs du nazisme devait en prévenir toute résurgence.
Paradoxalement, c’est l’industrie et le commerce des armes qui soutint la croissance et finança la reconstruction des pays détruits. On assista à une période de prospérité dans les pays développés telle que le XXè siècle n’en avait jamais connue. Sous le général De Gaulle, la France s’industrialisa pour devenir une “ grande puissance ” . Dans les années 1960 la production industrielle connut une hausse de 51 % ! On passa de 200 000 logements construits en 1955 à 430 000 en 1967.
La croissance des profits permet d’accéder plus facilement aux revendications sociales. C’est ainsi qu’en 1958 est créé le régime d’assurance chômage. Revenu minimal, congés payés, allocations retraite, construction d’HLM (Habitations à loyers modérés) et d’hôpitaux, cette période semble être celle d’un progrès constant. Les besoins des entreprises évoluent et avec elles, les besoins en formation. A partir de 1962, le nombre d’étudiants augmente de façon vertigineuse : de 230 000 en 1961, il passe à 500 000 en 1967-1968.
Même si la recherche de toujours plus de rentabilité pour le patronat s’accompagne de conditions de travail qui ne s’améliorent guère, l’idée est largement répandue parmi les travailleurs que leurs enfants auront un avenir meilleur.
Quel bouleversement ! Qui peut encore se reconnaître dans cette façon de penser aujourd’hui ? Combien de parents prédiraient, pour leurs enfants, un avenir meilleur que celui qu’ils ont connu ?
Une enquête parue en décembre 1993 dans La Rue indique que plus de 70 % des sondés craignent qu’un de leur proche devienne sans domicile fixe (SDF). Les ouvriers et les employés craignent dans la même proportion d’être exclus eux-mêmes. Fin 1991, 60 % des sondés disaient vivre plus difficilement qu’auparavant (ils étaient déjà 50 % dans ce cas quatre ans plus tôt).

Plus jamais la misère ?
Ce pessimisme n’est pas sans fondement. L’hiver 1993-1994 a vu des dizaines de sans-abris mourir dans la rue en France. On estime à plusieurs centaines de milliers le nombre de sans-abris (200 000 selon le gouvernement et 500 000 selon les associations. Officiellement, on recense 1 576 000 mal logés, c’est-à-dire vivant dans des habitations mobiles ou des logements insalubres.
L’INSEE estime qu’en 1993, 4,7 millions de gens vivaient avec moins de 2 250 francs par mois (critère qu’elle utilise pour définir la pauvreté). Le nombre de ménages les plus pauvres (c’est-à-dire disposant d’un revenu inférieur à 40 % du revenu moyen) a augmenté deux fois plus vite que la population dans les dix dernières années.
Et la machine à fabriquer la misère ne montre pas de signes de faiblesse. De 113 000 chômeurs en France en 1964, on est passé à trois millions et demi de chômeurs en 1994 et ceci selon les chiffres officiels qui ne tiennent pas compte des jeunes qui n’ont jamais travaillé, des emplois précaires ou encore des stages bidon.
La situation ne va pas en s’améliorant. Même en faisant l’hypothèse optimiste d’un retour durable de la croissance, les organismes économiques ne tablent pas sur une stabilisation du nombre de chômeurs avant 1998 !
En 1974, les salariés licenciés avaient obtenu une allocation chômage équivalente à 90 % de leur salaire en cas de licenciement économique. En 1994 ce taux est de 57 %.
En matière de logements sociaux, la situation s’est inversée par rapport aux années 1960, bien que les besoins ne soient pas moindres. La Mairie de Paris, dirigée par Jacques Chirac, a fait construire en 1992 moins de logements sociaux qu’elle n’en a fait détruire.
Alors que le nombre de lits d’hôpitaux n’avait cessé d’augmenter de 1948 à 1983, la tendance s’est inversée depuis lors. En 1994, le gouvernement de droite décide un plan de restructuration des hôpitaux devant conduire à la fermeture de 60 000 lits supplémentaires. La CGT estime à 100 000 le nombre d’emplois hospitaliers menacés par cette restructuration.
Conséquence de la lutte acharnée pour les profits que mènent les entreprises, les conditions de travail se dégradent du fait des cadences imposées. En 1992, cela a conduit à 750 000 accidents du travail recensés dont 1 060 étaient mortels (365 seulement dans le secteur du bâtiment). Le ministère du Travail lui-même établit que ce sont les ouvriers et les travailleurs précaires qui ont été majoritairement touchés. Rien d’étonnant à ce que, dans les dix dernières années, le nombre des congés maladies ait progressé de 80 %.
Est-ce que la France est un cas isolé ? Non. La misère se développe partout. Aux Etats-unis, un enfant sur cinq vit en-dessous du seuil de pauvreté et un enfant sur trois en Grande-Bretagne. Le rapport 1994 du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) déclare : “ Nous continuons de vivre dans un monde où un cinquième de la population des pays en développement connaît chaque jour la faim, un quart est privé des moyens de survie essentiels et un tiers végète dans la misère la plus extrème. [...] Riches ou pauvres, les pays voient la détresse humaine augmenter ” .
Bien loin des grandes déclarations de paix des lendemains de la Seconde guerre mondiale, cette misère est accentuée par les guerres qui se développent aux quatre coins du globe.

Plus jamais la guerre ?
C’est prétendument pour lutter pour la paix que les grandes puissances développèrent après-guerre les instruments de destruction les plus puissants qui aient jamais été créés. Pendant 50 an,s nous sommes restés suspendus aux menaces d’une guerre nucléaire capable de détruire plusieurs fois l’ensemble de la terre. Lors de la chute du stalinisme qui entraîna la fin de la guerre froide, les experts annoncèrent la fin de toute guerre.
Fin 1989, Francis Fukuyama, parlant de la “ fin de l’histoire ” , prévoyait à terme une éternité de paix libérale. L’encre de son livre n’était pas encore sêche que commençait l’opération Tempête du désert orchestrée par les Etats-unis contre l’Irak.
On sait désormais que les motifs invoqués pour cette intervention militaire n’étaient que prétextes. Il était question de guerre pour la démocratie. Le Koweit, que les vaillants chevaliers occidentaux allèrent défendre, était une autocratie et elle l’est redevenue une fois “ libérée ” par les troupes occidentales. Saddam Hussein, le “ nouvel Hitler ” est resté en place car il avait l’avantage, face à une opposition divisée, d’assurer la stabilité de son pays. Enfin, les minorités opprimées par le régime irakien, comme les Kurdes, sont retournées à leur oppression dès que les caméras occidentales ont quitté le champ de bataille. D’ailleurs les Kurdes se font aujourd’hui massacrer par un membre de la coalition alliée, la Turquie, sous le regard bienveillant des gouvernements occidentaux.
Pierre Salinger, ancien porte-parole de la Maison Blanche, démontre dans Guerre du Golfe : le dossier secret2 comment les Etats-unis ont précipité le conflit pour affaiblir une puissance régionale qui menaçait les intérêts occidentaux. De son côté, le Koweit ne manquait pas d’arguments. Ce pays est le plus riche du monde. Avant la guerre, ses investissements dans les pays occidentaux (plus gros investisseur étranger notamment au Japon et en Espagne) lui faisaient occuper une place primordiale dans l’économie des pays développés.
La “ paix libérale ” s’est traduite de 1989 à 1992 par 82 conflits armés de par le monde. Le continent européen n’est pas épargné avec la guerre en ex-Yougoslavie. Cas exceptionnel ? Les tensions qui résultent de l’éclatement de l’ex-URSS en font une gigantesque poudrière.
Alors que les peuples rêvaient d’une paix éternelle, depuis 1945, les guerres et autres conflits armés ont provoqué la mort de plus 20 millions de personnes. Dans les seules dix dernières années, un million et demi d’enfants ont été victimes de ces conflits.

Plus jamais le fascisme ?
Lors de la campagne pour les élections législatives, début 1993 en Italie, un journaliste présentait la candidature de Alessandra Mussolini (petite fille du dictateur fasciste qui se présentait sous l’étiquette du parti fasciste MSI) en disant qu’elle avait un avantage sur les autres candidats qui était son nom !
Cela suffit à démontrer comment la seule mémoire des atrocités du fascisme ne suffit pas à enrayer le retour d’organisations qui s’en revendiquent plus ou moins ouvertement. Plus la crise économique s’éternise sans que ni la classe dirigeante, ni les partis se revendiquant du mouvement ouvrier n’offrent d’alternative, et plus les idées racistes et fascistes ont la possibilité de se développer.
En France, en 1981, le Front national ne put récolter suffisamment de signatures pour présenter un candidat aux élections présidentielles. Dès 1984, aux élections européennes, le Front national obtient 11,1 % des voix et 14,5 % aux élections présidentielles de 1988. Localement, les scores du Front national sont plus impressionnants. En 1989, à la législative partielle de Dreux, Jean-Pierre Stirbois obtient 61 % des voix ! En mars 1992, le parti fasciste de Jean-Marie Le Pen obtient 239 postes de conseillers aux élections régionales. Un an plus tard, lors des élections législatives, le Front national reste présent au second tour dans 100 circonscriptions obtenant plus de 40 % des voix dans huit d’entre elles et plus de 30 % dans quarante-quatre autres.
Créé en 1972 par les dirigeants de plusieurs groupuscules ouvertement fascistes voulant une couverture respectable, le Front national se sert de la crise pour accroître son influence en se donnant une façade ordinaire. Cela ne doit pas cacher la véritable nature du Front national.
Parlant de la création du Front national, Pierre Milza explique : “ La droite ultra-réactionnaire et les nostalgiques de Vichy coéxistent dans l’organisation que préside Le Pen avec d’authentiques néo-fascistes prônant la création d’une “ troisième force ” européenne et révolutionnaire, le modèle choisi étant le MSI d’Almirante qui vient alors de réaliser son meilleur score électoral depuis sa fondation en 1946. L’emblème choisi par le Front national, la flamme tricolore, est d’ailleurs copié sur celui de la formation néo-fasciste italienne. ” 3
Le parlementarisme n’est qu’une tactique. Anne Tristan, journaliste, s’est intégrée à la vie d’une cellule du Front national pendant six mois. L’expérience qu’elle décrit dans son livre, Au Front4, est éclairante : “ Le génie de Le Pen, m’a expliqué Jean-Pierre, c’est d’avoir choisi la voie des élections. En procédant calmement, on fera mieux passer nos idées. Regarde: si tu tues un arabe quand Le Pen il fait 0.5 % t’as de suite le tollé, on te traite de raciste. Quand on est à 15 % déjà les gens ils crient moins. Alors il faut continuer et tu verras, à 30 % les gens ils ne crieront plus. C’est pour ça que pour l’instant il faut faire attention à ce que tu dis. ”
La crise économique et la faillite des partis institutionnels à proposer une alternative ne sont pas des phénomènes propres à la France. Le nombre de meurtres racistes dans l’Union européenne a augmenté de 66 en 1992 à 75 en 1993.
En Allemagne, deux femmes et trois fillettes turques ont été brûlées vives par les nazis à Solingen le 29 mai 1993. Un député allemand admettait que “ la croissance de l’influence des REP (Republikaners, un parti dirigé par un ancien SS, Schönhüber) suit une courbe parallèle à la montée des violences contre les étrangers ” .5
Dans le même temps, le SPD allemand (Parti social-démocrate) prenait la décision de soutenir le gouvernement conservateur dans la réforme du droit d’asile plutôt que d’organiser la lutte contre la montée du racisme.
En Belgique, les revenus des salariés ont baissé de 13 % de 1982 à 1992 alors que les revenus des plus riches augmentaient de 37,7 %.6 En 1991, le parti d’extrème-droite flamand, le Vlaams Blok, obtenait 25,5 % des votes à Anvers, devenant le premier parti de la ville.
L’Italie a connu depuis 1992 des mouvements de masse contre la corruption au sein des partis gouvernementaux et contre les politiques d’austérité. Les deux principaux partis politiques (démocrates-chrétiens et socialistes) se sont effondrés et ont disparu sous le poids des scandales. Surfant sur la vague de radicalisation (grève générale en octobre 1993 qui verra 14 millions de travailleurs cesser le travail pendant quatre heures), le PDS (ex-Parti communiste italien) remporte les élections municipales d’octobre 1993 se positionnant alors comme favori des élections législatives d’avril 1994. Entre ces deux dates, Ochetto, le leader du PDS, va s’employer à rassurer la classe dirigeante sur ses facultés à gérer l’austérité. Démobilisant ceux qui voulaient lutter pour changer, il a laissé la porte ouverte à une coalition hétéroclite et réactionnaire menée par un homme d’affaire, Berlusconi, remportant les élections législatives. Le gouvernement issu de ces élections comprendra cinq ministres fascistes.
Perçant en Russie, générant de véritables pogroms en Allemagne, acquiérant respectabilité à l’échelle nationale et implantation locale en France, devenu force gouvernementale en Italie, le fascisme se renforce sans opposition réelle des partis politiques traditionnels. Ils y répondent en glissant plus encore vers la droite, lui accordant toujours plus de crédibilité (de gauche à droite, on proclame “ l’immigration est un problème ” ).
Le capitalisme voulait nous faire croire qu’il pouvait assurer la paix et la prospérité éternelles. Mais loin des illusions soulevées par les années 1960 d’un progrès continu, la planète semble plonger dans un chaos qui porte avec lui la guerre et la famine. La crise est moins violente que dans les années 1930. Mais elle s’aggrave et laisse sans perspectives la majorité des gens. Elle ramène avec elle les fléaux de la guerre, de la misère, de la mort et du fascisme.


2. Rien ne justifie la misère


Personne ne peut, même en fermant les yeux, ignorer la situation dans laquelle est notre monde. La réaction la plus naturelle serait de se tourner vers ceux qui ont le pouvoir pour leur demander des comptes. Pour ceux-ci, il s’agit donc de nous convaincre qu’ils ne sont en rien responsables mais, qu’au contraire, ils font leur possible pour améliorer les choses. La crise économique, les guerres ou la famine seraient donc dues à des éléments indépendants de leur volonté. Il s’agirait d’attendre que ça passe, de s’adapter, de supporter... de faire des sacrifices. Mais leurs arguments ne sont que mensonges et hypocrisie.

Le cycle des saisons
Le fonctionnement de l’économie suivrait la même logique que celui des saisons, “ après la pluie, le beau temps ” . Il suffirait donc d’attendre que la crise soit passée pour profiter de l’embellie de la croissance. L’image n’est pas entièrement fausse. Le système capitaliste depuis ses origines a connu crises et reprises. Les crises sont même nécessaires à la survie du système : “ A cause des fermetures d’usines et de l’effondrement des marchés, les plus gros capitalistes purent avaler les plus petits, et ainsi réorganiser la production sur une base plus efficace qu’auparavant ” .7
Cependant, à la différence des saisons, les crises influencent la structure de la société et la forme de la croissance qui suit. Elles laissent des traces qui ne sont pas indifférentes. Ceux qui utilisent ce genre d’argument voudraient nous faire oublier que les crises les plus importantes du XXè siècle ont entraîné le massacre de millions d’être humains lors des deux guerres mondiales. Les crises sont loin d’être des phénomènes négligeables pour ceux qui en souffrent. Le retour du “ beau temps ” ne veut plus rien dire pour les 6 millions de juifs victimes de l’holocauste.
L’idée que sous-tend l’argument est que tout le monde doit faire des sacrifices en attendant des jours meilleurs... qui seront meilleurs pour tous.
Mais bénéfices de la croissance et sacrifices lors de la crise ne sont pas également répartis.
Lorsque l’on présente les années 1950-1960 comme des années de prospérité, on ne montre pas que sous ce terme se cachent de profondes disparités. “ La France vit une période d’expansion économique rapide. L’idéologie de la reconstruction a fait place à celle de la croissance [...] La société tend à se diviser en deux camps inégaux : les technocrates, prêtres au service du PNB (Produit national brut), et les esclaves, la piétaille des ouvriers qui ont pour seul avenir de produire encore plus ” 8.
La course à la productivité empire les conditions de travail. De 1958 à 1968, un mineur passe de 1 695 kg extraits chaque jour à 2 280. Si les profits du patronat sont en hausse vertigineuse, les salaires augmentent moins vite que la production (selon la CEE, 37 % de hausse en dix ans contre 51 % à la production). La montée des luttes qui s’opère dans les années qui précèdent 1968 montre que ce que certains appellent pudiquement “ Les événements ” ne furent pas un coup de tonnerre dans un ciel serein.
De façon encore plus marquée, les méfaits de la crise augmentent les inégalités. Les entreprises françaises ont établi des records de productivité ces dernières années, la bourse a flambé... tandis que le chômage explosait. Remise en cause des acquis sociaux, licenciements et baisse des budgets accordés à l’enseignement ou la santé sont les ingrédients de la crise, remèdes inefficaces pour juguler celle-ci mais efficaces pour permettre aux patrons de conserver et d’augmenter leurs bénéfices.
L’argument du cycle des saisons incite ceux qui l’acceptent à ne pas se rebeller contre ce qui serait une loi de la nature. En fait de loi de la nature, c’est une loi du capitalisme. On pourrait envoyer des satellites dans l’espace, créer des énergies capables de détruire la planète, mais nous ne pourrions contrôler les facteurs les plus simples qui régissent notre vie ? Nos dirigeants sont des artistes en ce qui concerne le double langage. Ces arguments sur notre prétendue incapacité à contrôler le fonctionnement économique sont du même genre que ceux utilisés lors de la famine en Somalie pour justifier l’intervention militaire. Celle-ci était nécessaire, prétendaient les gouvernements occidentaux, pour assurer la sécurité des camions convoyant l’aide alimentaire. Pourtant lors de la guerre du Golfe contre l’Irak, les mêmes déclaraient fièrement que leur technologie leur permettait d’envoyer des bombes exactement là où ils le voulaient. Alors pourquoi, soudain, ne pouvaient-ils pas envoyer des containers de nourriture là où ils le désiraient ? La réponse est simple : l’aide alimentaire n’était qu’un prétexte.
Ce qui différencie l’homme de l’animal, c’est la possibilité d’agir sur son existence pour la transformer. Ce ne sont pas des tendances climatiques qui poussent aujourd’hui des millions d’êtres humains à vivre dans la pauvreté, mais la politique menée par ceux qui contrôlent la société.

La nature humaine
Le système ne serait cependant pas en cause car il y a une chose fondamentale qu’on ne pourrait pas changer : l’homme. Celui-ci serait naturellement raciste, égoïste, avide de pouvoir.
Pourtant toute l’expérience de la vie montre que l’homme est capable du meilleur et du pire. Le racisme cotoie la solidarité. Si l’homme était fondamentalement égoïste, comment pourrait-on expliquer les dizaines de millions de francs récoltés chaque année par les diverses organisations humanitaires ?
L’appel à une nature humaine a toujours servi à justifier un ordre existant qui n’a rien d’immuable. Dans l’antiquité, l’esclavage faisait partie de la “ nature humaine ” et l’homosexualité était reconnue comme la forme la plus élevée de l’amour dans la Grèce antique. Aujourd’hui, personne ne prétendrait que l’esclavage est “ naturel ” tandis que l’homosexualité est souvent présentée comme une maladie. Au Moyen-âge, “ c’était par volonté divine que certaines personnes étaient des seigneurs et les autres des serfs. La “ nature humaine ” , par la grâce de Dieu ou autrement, a toujours été l’alibi favori des oppresseurs ” 9.
Notre société, à tous ses échelons, repose sur le culte de la concurrence. A l’école, dans le sport, il s’agit d’être meilleur que les autres. Pour trouver du travail, chacun de nous est en concurrence avec d’autres candidats. Le chômage permet d’exacerber cette concurrence pour mieux diviser les travailleurs.
Fantasme d’opposant irréductible au capitalisme ? Celui qui a sans doute le mieux exprimé cette idée ne peut être soupçonné de se classer dans cette catégorie. En septembre 1963, Georges Pompidou déclare : “ L’immigration est un moyen de créer une certaine détente sur le marché du travail et de résister à la pression sociale ” 10.
De fait, pour répondre à une situation de quasi plein emploi (moins de 100 000 chômeurs) qui donne plus de forces aux revendications des travailleurs, la politique du gouvernement entraînera une arrivée massive de travailleurs immigrés que les entreprises comme Renault ou Peugeot vont chercher directement dans leurs villages en Afrique noire ou au Maghreb. De 1962 à 1968, il est arrivé plus d’immigrés (870 000) que durant les seize années précédentes. En 1994, ce sont leurs enfants que Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur utilise comme boucs émissaires de la crise afin de “ résister à la pression sociale ” générée par les attaques du gouvernement contre l’ensemble des travailleurs.
Le racisme n’a pas toujours existé. L’oppression spécifique contre des groupes d’êtres humains en fonction de la couleur de leur peau n’a connu sa justification idéologique qu’au cours du développement du capitalisme. Alors que dans les pays européens, le capitalisme développait le travail “ libre ” (c’est-à-dire que le travailleur est “ libre ” de vendre sa force de travail), l’esclavage se perpétuait dans les colonies. Pour justifier cette contradiction apparente, les travailleurs noirs furent présentés comme une race inférieure. Si la justification du racisme a évoluée, il est toujours utilisé pour diviser les travailleurs.
Le racisme est une des formes d’oppressions spécifiques qu’utilise le capitalisme au même titre que le sexisme ou l’homophobie et dont les racines historiques montrent qu’elles n’ont rien à voir avec la “ nature humaine ” .
Parce que ces oppressions sont utilisées pour justifier et renforcer l’exploitation de l’homme par l’homme, c’est dans la lutte commune des travailleurs, noirs et blancs, hommes et femmes, homosexuels et hétérosexuels, contre cette exploitation que les préjugés peuvent commencer à disparaître. Encouragée par le tsarisme, la haine des juifs a conduit à la fin du XIXè siècle et au début du XXè à de nombreux pogroms en Russie. Pourtant, lors de la révolution de 1905, les travailleurs de St Pétersbourg créent une structure démocratique, le soviet (Conseil ouvrier) où se réunissent les délégués élus. C’est un juif, Léon Trotsky, que ceux-ci élisent pour diriger le soviet.
Les exemples sont légion de luttes plus limitées qui font reculer le racisme. En 1983, lors des grandes grèves dans l’automobile, aux revendications salariales des ouvriers de l’usine Talbot à Poissy, se trouve la revendication d’un lieu de prière pour les travailleurs musulmans. Travailleurs français et immigrés se battront aussi pour cette revendication.
Lorsque leurs délégués sont conviés à négocier avec les dirigeants de l’entreprise, un buffet les attend qui ne comporte que jambon, saucisson et vin. Aucun délégué n’acceptera de prendre part à ce buffet qui visait à briser leur solidarité.
A Cléon en 1991, les travailleurs de Renault firent grève durant deux mois sur des questions de rattrapage de salaires. “ Qu’ils le veuillent ou non, cette grève est hypermajoritaire. Ouvriers et techniciens, français et immigrés, femmes et hommes, jeunes et moins jeunes, jusqu’aux intérimaires, c’est toute une usine qui est en grève. Même si tous n’y participent pas activement ! Et cette unité gomme bien des problèmes, notamment entre français et immigrés. Plus de racisme pendant la grève ! ” 11
Lors des grèves, les cadres sont souvent utilisés pour rendre visite ou téléphoner aux femmes de grévistes pour leur faire gentiment comprendre que si leur mari persiste dans cette attitude il risque de se faire virer et que c’est tout le foyer qui en souffrira. Il est plus facile de faire pression sur quelqu’un d’isolé que sur quelqu’un qui expérimente directement la solidarité. Lors de la grève de Renault citée précédemment, un Comité de femmes et compagnes de grévistes s’est créé en soutien à la lutte. Une femme à l’origine de ce comité témoigne : “ En écrivant à la maison, le directeur, Guilmin, espérait sûrement se servir des femmes pour faire pression sur les maris contre la grève. En réunissant les femmes, on a fait un beau pied de nez à la direction. On voulait soutenir la grève, mais aussi encourager les femmes dont le mari est hésitant. La grève, ça entraîne beaucoup de perturbations sur la vie de famille, le couple, les gosses. Ca se vit mieux si on est deux d’accord à comprendre la nécessité de la grève. [...] Sur la petite vingtaine de femmes qui participent aux activités, un certain nombre sont des femmes au foyer. Aujourd’hui la priorité c’est la lutte. Comme disait une copine : “ pour une fois, le ménage, on verra après ”. Pour les enfants, on s’arrange, parfois on les emmène à la collecte (quand c’était les vacances !). Et s’il faut la voiture pour aller chercher les copines pour la collecte, eh bien, “ pour une fois je la garde, mon mari se débrouillera autrement ” . Participer à l’activité, ça remue plein de choses par rapport à l’activité habituelle du couple, de la famille. D’ailleurs, il y en a deux parmi nous qui disaient l’autre jour : “ mais après la grève, qu’est-ce qu’on va faire ? On va rentrer à la maison ? ” 12.
Non seulement des circonstances différentes produisent des gens différents, mais surtout les gens évoluent au cours du processus par lequel ils changent eux-mêmes leurs conditions d’existence.

La fatalité
Souvent nos contradicteurs admettent que, ponctuellement, les gens peuvent changer, mais c’est pour ajouter aussitôt: “ il y aura toujours des pauvres ” ; “ tout le monde ne peut pas être riche ” ; “ ça a toujours existé, ça existera toujours ” .
Nulle idée n’a mieux justifié l’inégalité, prêché la résignation et transmis avec autant d’efficacité que celle-ci issue des religions chrétiennes. Un des textes les plus connus de la Bible, Les Béatitudes, exprime cette idée maîtresse de la religion : “ Heureux vous les pauvres car le Royaume de Dieu est à vous. Heureux vous qui avez faim maintenant car vous serez rassasiés. Heureux vous qui pleurez maintenant, car vous rirez ” 13. “ Heureux les affligés car ils seront consolés. Heureux les affamés et assoiffés de justice car ils seront rassasiés. Soyez dans la joie et dans l’allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux ” 14.
A l’époque où Jésus-Christ prêchait cette idée parmi les plus pauvres, la richesse produite n’était pas suffisante pour assurer le bien-être à l’ensemble de la population. En prônant l’égalité de tous les hommes devant Dieu, la religion reconnaissait les pauvres comme des êtres humains au même titre que les riches romains.
La contradiction est bien plus éclatante aujourd’hui et il n’y a rien d’étonnant à ce que la religion chrétienne soit devenue une arme idéologique dans les mains de ceux qui dirigent la société.
C’est par millions que des hommes meurent de faim tandis qu’on stocke de la nourriture dans les silos des pays développés et qu’on met en friche des terres cultivables.
En 1992, la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) recensait 780 millions de personnes sous-alimentées dans le monde. Treize millions d’enfants agés de moins de cinq ans meurent chaque année des suites directes de la malnutrition. Plus de deux milliards d’êtres humains souffrent de carences en vitamines et en minéraux ; 500 millions d’enfants deviennent aveugles en raison de ces carences. Le rapport précise pourtant qu’“ il y a suffisamment d’aliments pour tous ” .
Quelques chiffres éclairent sur la responsabilité de nos dirigeants. Alors que pour la Somalie, on faisait appel à chacun pour venir en aide à une population qui mourait de faim, les stocks de céréales entreposées dans les silos de la CEE auraient permis de répondre aux besoins vitaux de la population somalienne pendant huit ans ! L’argent dépensé pour l’intervention militaire en Irak (en trois mois) est l’équivalent d’un siècle d’aide alimentaire pour l’ensemble de l’Afrique.
Selon l’ONU, il “ suffirait ” de 140 milliards de francs par an pour en finir avec la faim dans le monde. C’est l’équivalent des remboursements sur les dettes effectués tous les deux mois par les pays pauvres ! Lors des 25 dernières années, la France a vendu pour près de 25 milliards de francs de matériel militaire à ces pays.
Il n’y a pas d’argument “ tolérable ” pour expliquer la misère. L’accroissement des moyens de production a créé une société d’abondance. Mais cette abondance a rendu encore plus criantes les inégalités.

3. Ceux qui en profitent : la classe dirigeante


Les arguments utilisés pour “ expliquer ” le chaos ne servent pas simplement à justifier le système existant, sous prétexte qu’il serait éternel. Ils cherchent aussi à masquer les véritables raisons d’une telle situation. Car, trouver les ressorts du système capitaliste conduit à dénoncer ceux qui le gèrent et à mettre en évidence les forces à même de le transformer.
Si une société d’abondance ne supprime pas la pauvreté et la misère, cela signifie des inégalités énormes. Ceux qui en profitent s’unissent, s’organisent pour continuer de prospérer sur le dos de ceux qui en souffrent.

La logique du profit
Marx décrivait le capitalisme comme “ l’anarchie du marché ” . La concurrence entre entreprises ou entre blocs de capitaux leur impose d’accumuler toujours plus de richesses pour résister ou vaincre la concurrence. Dans un article paru dans Le Monde diplomatique, Riccardo Petrella décrit “ l’idéologie de la compétitivité ” comme “ la primauté de la logique de guerre dans les relations entre les entreprises, les opérateurs économiques, les villes, les Etats. [...] Les entreprises ne sont que des armées s’affrontant pour la conquête des marchés et la défense des positions acquises. Leurs dirigeants sont décrits comme des généraux, des stratèges. Tous les moyens sont bons dans ce combat : recherche et développement, les brevets, les aides de l’Etat, la spéculation financière, le dumping des prix, la délocalisation des unités de production, les fusions, les acquisitions ” 15.
C’est cette logique de la course aux profits qui cause les contradictions les plus scandaleuses d’une société qui ne produit pas pour le bien-être des travailleurs mais en fonction des taux de profits réalisés.
Les stocks de nourriture sont entreposés pour maintenir le cours des prix et non pas pour nourrir les millions de gens qui crèvent de faim dans le monde. Ceux qui meurent de faim ne peuvent pas payer. Des sans-abris meurent de froid dans les rues des capitales des pays les plus riches. Pourtant, dans ces mêmes pays, on licencie dans les industries liées au bâtiment. Logique d’une société où on ne construit pas les logements pour loger les gens ( revoilà 1984 d’Orwell ) mais pour les profits que cela rapporte. Le constructeur Bouygues ne s’est d’ailleurs jamais fait passer pour un philanthrope.
En 1984, des malades transfusés sont contaminés par le virus du Sida au rythme de cent à deux cents par mois, faute d’un test de dépistage du sang des donneurs. On apprend en 1994 qu’un test de dépistage américain a été, à l’époque, bloqué par les autorités françaises pendant sept mois. La raison ? L’Institut Pasteur avait pris un énorme retard dans la recherche d’un tel test et les responsables de la santé publique (quelle hypocrisie dans cette dénomination !) voulaient empêcher le test américain “ d’inonder ” ( selon les mots des rapports) le marché français. Il faut préciser que François Gros, à l’époque conseiller du Premier Ministre Laurent Fabius, qui suivait l’épidémie du Sida, avait été directeur de l’Institut Pasteur. Jean Weber, PDG de la filiale commerciale de l’Institut Pasteur en 1985, venait du ministère de la Santé où il avait été directeur de la Pharmacie. Lors des procès qui suivirent la découverte de l’origine des contaminations, les dirigeants inventèrent un nouveau slogan : “ responsables mais pas coupables ” !
Les exemples pourraient être multipliés et à toute l'échelle. Jean-François Henin, ex-PDG d’Artus, explique ainsi les objectifs de la nouvelle société d’investissements qu’il a créée et les moyens utilisés pour y parvenir : l’objectif est de “ distribuer le maximum de profits ” 16. Pour cette raison, il s’intéresse au secteur du charbon. Pour venir au secours des mineurs ? “ Notre chance est que le charbon a une très mauvaise image. C’est sale, c’est vieux, c’est cher. On peut pourtant racheter des mines rentables mais dont les réserves sont sous-exploitées et les payer selon leur niveau actuel d’activité ” 17. D’où la plus-value tirée ensuite à la vente de ces affaires. Défendant l’intérêt de “ jouer sur les dettes des pays du monde entier ”, Jean-François Henin explique que “ en 1989, nous avons investi dans un fonds de dettes tiers monde, ce qui correspond à notre savoir-faire (sic). Nous en avons tiré un rendement de 40% par an ”18. On comprend que les souffrances endurées par les populations de ces pays étranglés par le service de la dette pèsent de peu de poids face à cette logique.


Qui sont les riches ?
Cette lutte pour le profit qui implique l’ensemble de la population ne réserve pas le même rôle à tout le monde. Il y a ceux qui décident, possèdent ou contrôlent de fait les capitaux. Ce sont eux qui sont les riches. Dans ce monde qui semble un immense chaos, “ certains sont plus égaux que d’autres ” . Les 257 milliardaires recensés à travers le monde possèdent une richesse équivalente à celle du quart de la planète19 ! Mobutu, dictateur du Zaïre, a une fortune (en Suisse) estimée à l’équivalent de la dette extérieure de son pays.
Sur 26 millions de foyers fiscaux en France, 140 000 contribuables (soit un peu plus de 0,5 %) détiennent un patrimoine supérieur à 4 millions de francs, ce qui représente 67 ans du revenu total d’un salarié payé au SMIC. Les 1 % de foyers dont le revenu global est le plus élevé détenaient en 1987 le quart (25,5 %) des revenus mobiliers. Loin de se réduire, cette inégalité s’accroît puisque cette part est en augmentation de 2 % dans les trois années qui suivent.
Comment se construisent ces monumentales richesses ? La société libérale cherche à nous faire croire à une égalité des chances, à la possibilité pour chacun, à force de courage, d’intelligence et de dynamisme, d’accéder à la richesse. Les exemples de ceux qui ont “ réussi ” sont d’autant montés en épingle qu’ils sont rares. Les vrais riches ne sont pas ceux qui ont la fortune la plus tapageuse. Il est bien difficile d’accéder à des sources révélant clairement la disparité des revenus. Le gouvernement Balladur a d’ailleurs dissout en 1993 le CERC (Centre d’étude des revenus et des coûts) qui s’efforçait de faire cette étude.
La réalité de la réussite est bien éloignée de l’égalité des chances. Le pouvoir économique encore plus que politique ouvre ses bras à ceux qui sortent de ses rangs. Louis Schweitzer, PDG de Renault, est le fils de Pierre-Paul Schweitzer, directeur du FMI (Fonds monétaire international) de 1963 à 1973. Le fils du PDG de Peugeot-SA, Jérôme Calvet, est conseiller d’Edouard Balladur. Dans un livre paru en 199020, Gabriel Milesi montre cet héritage du pouvoir dans les milieux financiers. La famille Peugeot est encore fortement implantée dans les structures dirigeantes de l’entreprise. Plusieurs de ses membres sont au conseil de surveillance de l’entreprise qui s’est auto-attribué 42 % d’augmentation en 1992 en même temps qu’il entérinait de nouveaux plans d’austérité. Edmond de Rotschild, qui dirige une compagnie financière, déclarait récemment : “ Mon but est non seulement de transmettre à mon fils des affaires qui marchent mais qu’il puisse contribuer efficacement à la marche des affaires ” 21.
Mais le capitalisme ayant évolué et la concurrence se faisant plus impitoyable, les grands propriétaires se sont adaptés, laissant souvent la gestion de leurs affaires à des “ patrons de choc ” issus des grandes écoles et des grands corps d’Etat. Ainsi en 1981, 32 % des membres du Conseil d’Etat, 64 % des inspecteurs des finances et 53 % des ingénieurs des Mines étaient en fonction hors de l’administration. En se défaisant du rôle direct de gestionnaire, les grands propriétaires laissent s’exposer (dans les conflits entre entreprises, voire avec l’Etat ou lors des mouvements de colère des travailleurs) ces professionnels du “ management ” . En échange ceux-ci récoltent des contre-parties financières qui donnent une idée des intérêts en jeu. En avril 1993, José Lopez, vice-président de General motors, premier constructeur mondial, est débauché par Volkswagen. Surnommé le “ Grand inquisiteur ”, José Lopez est réputé comme spécialiste des restructurations impitoyables dans l’automobile. Selon la presse spécialisée, le montant de son salaire mensuel chez Volkswagen serait de 1,86 millions de francs par mois (l’équivalent de 30 années au SMIC). Volkswagen décide de supprimer 36 000 emplois en cinq ans malgré un bénéfice net consolidé de 500 millions de francs en 1992.
Le passage incessant des mêmes personnes, de la gestion des grands groupes à celle de l’Etat, permet en outre d’établir ainsi tout un réseau renforçant les liens entre ceux-ci et l’appareil d’Etat. Le meilleur exemple en la matière est Edouard Balladur22, fils de haut-fonctionnaire, qui fut conseiller de Georges Pompidou, ministre de l’Economie de Jacques Chirac et qui devint Premier Ministre en 1993. Il a aussi été président de plusieurs filiales de la CGE (Compagnie générale des Eaux devenue CGE-Alcatel). Il y établit des contacts auxquels il resta fidèle lorsqu’il accéda aux plus hautes fonctions de l’Etat. Les personnalités les plus en vue lors des privatisations de 1986-1988 et des remaniements à la tête des entreprises nationalisées après les élections de 1993 seront deux anciens dirigeants de la CGE, Jacques Friedmann (PDG d’UAP) et Pierre Suard (PDG d’Alcatel dont le salaire est supérieur à 1 million de francs mensuels) mais aussi Jacques Monod (PDG de la Lyonnaise des Eaux et ancien secrétaire général du RPR) et Marc Viénot (président de la Société générale, banque dont le directeur général est le beau-frère de Balladur).
Lors de son passage à la CEAC, filiale de la CGE, Balladur orchestra la suppression de 3 000 emplois. Décidant la fermeture d’une unité de production à Clichy, il s’opposera à un mouvement de grève de trois semaines marqué par des affrontements qui se conclueront par la mort d’un ouvrier. De la gestion de l’Etat à celle des entreprises, sa logique n’a pas changé.
Cet ensemble de liens, même s’il est plus naturel à la droite, n’est pas l’apanage de celle-ci. De nombreux liens entre pouvoir économique et politique existent aussi dans le Parti socialiste et ce, d’autant plus fortement après son passage à la tête de l’Etat. Edith Cresson, ancien Premier Ministre a aussi dirigé Schneider. Lors de l’arrestation de Pineau-Valenciennes, PDG de ce groupe, par la justice belge pour malversations financières, Edith Cresson sera à la tête d’un groupe de personnalités pour réclamer sa libération. Martine Aubry, ancienne ministre du Travail et accessoirement fille de Jacques Delors, président de la Communauté européenne, a dirigé Péchiney.

Les victimes du profit
Dans l’énoncé de la situation et dans la critique, évoquée au début de ce chapître, de “ l’idéologie de la compétitivité ” faite par Riccardo Petrella23, il manque un paramètre fondamental. Il décrit en effet le système dans lequel nous vivons uniquement par le haut, comme une guerre se déroulant uniquement entre ceux qui ont les pouvoirs de décision, alors que son aspect primordial est d’être une guerre opposant constamment la classe dirigeante à ceux qui produisent les richesses. Dans cette lutte vers toujours plus de compétitivité, les premières victimes sont les travailleurs.
Prenons l’exemple de la construction automobile en France. Gérard Filoche, inspecteur du travail, écrit : “ En dix ans, les constructeurs ont supprimé 121 000 emplois, soit 30 % de leurs effectifs, et augmenté leur production de 30 %. [...] Peugeot réalise ses bénéfices - 2,3 milliards, 12 % de gains de productivité... -et supprime 2 600 emplois. Renault annonce un bénéfice net de 5,7 milliards (+ 84 % ) en 1992... et supprime 2 240 emplois en 1993 ”24. Et il poursuit en citant le quotidien économique, La Tribune des fossés, “ peu soupçonnable de dénigrer à tort l’entreprise ” qui affirme : “ Lorsqu’au milieu des années 1980, Renault supprimait des emplois, c’était pour restaurer sa situation financière. Aujourd’hui, c’est pour la consolider face à ses grands concurrents mondiaux. La logique de l’entreprise est inattaquable... Il n’existe aucun autre choix que celui d’améliorer sans cesse la compétitivité. Non seulement les plans de suppressions d’emploi ne sont pas près de s’arrêter mais, dans cette logique, on ne voit pas comment ils ne s’intensifieraient pas, à mesure que la compétition économique se durcit ” 25.
Chaque année, 48 heures de productivité sont gagnées en moyenne dans les entreprises françaises. Cela n’a jamais signifié qu’on diminuait en conséquence le temps de travail... ou qu’on augmentait dans la même proportion les salaires. Licenciant pour faire faire le travail par moins de personnel, les employeurs augmentent les cadences. On emploie des intérimaires, voire des clandestins. On utilise des entreprises sous-traitantes, moins scrupuleuses sur le chapitre du droit social et de la sécurité car les syndicats y sont peu ou pas implantés et qu’elles sont plus difficiles à contrôler. “ Telle société gagne à toute vitesse des centaines de millions avec des "pin’s" : elle sous-traite et n’embauche pas, elle gonfle son chiffre d’affaires, mais les salaires restent au SMIC. Elle licencie dès que la mode est passée, les salariés n’auront rien vu de la fantastique prospérité de leur employeur. [...] La saisie au kilomètre, vous connaissez ? Probablement une des tâches les plus astraignantes, exécutée plutôt par des femmes jeunes pendant des journées entières, sans pause, devant leur ordinateur. Elles sont là, à la chaîne, à entrer mécaniquement des données, avec un garde-chiourme sur le dos qui décompte les pauses pipi et vérifie la pointeuse. Cadences terribles, fatigue usante pour les yeux, les nerfs, horaires en 3x8, pas de convention collective, sinon un “ pot de Noël ” avec remise de petite prime par le patron paternaliste autoritaire lui-même. Il paraît qu’elles ne sont pas sûres de garder leur boulot : Il est question de transférer ce genre d’activités en Asie du Sud-Est. Sous cette menace, elles ne bronchent pas et mettent les bouchées doubles. Tel est le corollaire du chômage. Les prétendus “ nantis ” qui ont du travail et auxquels certains demandent d’être “ solidaires ” subissent de plus en plus fortement la pression permanente du chantage au chômage ” 26.
C’est cette pression qui pousse les travailleurs à accepter déréglementations (échelle mobile des salaires, flexibilité des horaires, travail de nuit ou du dimanche) et baisses de salaires sous prétexte que c’est déjà un privilège d’avoir du travail. Malgré ces sacrifices, le chômage continue d’augmenter. L’acceptation d’un plan de licenciement ou d’une baisse du salaire ne garantit pas contre le prochain plan qui verra ceux-là mêmes qui n’ont rien dit, pour conserver leur boulot, être à leur tour licenciés.
Cette pression exacerbe aussi la concurrence entre travailleurs et donne plus de prise aux divisions qu’utilisent les patrons.
L’entreprise SKF est devenue “ célèbre ” pour avoir, quelques mois après l’arrivée de la droite au pouvoir en 1993, licencié des employés en leur annonçant la nouvelle pendant leur travail et les renvoyant en taxi tandis que leurs collègues continuaient leur journée. Quelques temps après, un délégué syndical de l’entreprise expliquait combien la possibilité de se mobiliser contre de nouveaux licenciements avait été amoindrie par cette absence de réaction de l’ensemble des employés. Plus on baisse la tête et plus il est difficile de la relever.

Une classe dirigeante
Le dixième des ménages qui perçoivent les revenus les plus élevés détiennent 77 % des actions et parts des sociétés. C’est cette “ rente ” du travail qui fournit la richesse. Dans la lutte pour toujours plus de compétitivité qu’attise la concurrence, les victimes sont toujours les travailleurs.
L’ensemble du système capitaliste est structuré autour de cette nécessité pour les patrons d’assurer leur domination sur ceux qui produisent les richesses. Qu'ils l'exercent par la force ou par la persuasion, par la carotte ou le bâton, cette nécessité structure en retour les riches en une classe organisée, dirigeant la société de manière à maintenir et accroître ses privilèges.
Plus du quart des ménages qui paient l’IGF (Impôt sur les grandes fortunes) habitent dans le triangle de l’ouest de Paris, Versailles-Neuilly-Passy. Nicolas Sarkosy, maire de Neuilly, affirme qu’“ il n’est pas choquant que dans une société dite libérale et dans la vie tout court, ceux qui occupent les plus grandes responsabilités aient une belle situation. Neuilly est faite pour eux, ils méritent d’y résider ” 27.
Résidant dans les mêmes zones, fréquentant les mêmes écoles, la classe dirigeante assure sa reproduction. L’enseignement, structuré en fonction des intérêts du capitalisme, séléctionne ceux qui accèderont aux plus hauts postes de pouvoir. Alors qu’en tant que catégories socio-professionnelles, ouvriers et employés constituent 57,7 % de la population active, leurs enfants ne représentent que 26,5 % des bacheliers. Le pourcentage baisse à 22,2 % pour le taux d’accès à l’Université et à 8,9 % pour la fréquentation des écoles de commerce.
Lorsque l’école publique ne suffit pas à discriminer les élèves selon leur origine sociale, l’enseignement privé vient en pallier les carences. Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur d’Edouard Balladur, a créé dans son département (les Hauts-de-Seine) une Université privée, financée par les collectivités locales (alors que la faculté de Nanterre ne reçoit pas un sou du même département) et les entreprises. Les droits d’inscription annuels s’élèvent à 30 000 francs.
Le contrôle des moyens de production, l’environnement social, l’éducation et les relations sont les rouages qui assurent à la classe dirigeante sa reproduction et lui permettent de perpétuer ses privilèges. Des exceptions existent pourtant, exemples de promotion sociale. Ces exceptions sont nécessaires à la survie du système capitaliste. Elles répondent à la même logique que celle qui préside à la réussite de sociétés de jeux comme le LOTO. Une publicité pour ce jeu annonçait que “ 100 % des gagnants avaient joué ” . Logique renversée qui fait omettre que moins d’un joueur sur un million gagnera un jour. Les gagnants sont fortement médiatisés comme le sont les “ nouveaux riches ” dont la réussite est présentée comme le résultat de leur volonté et leur courage, de leur respect du modèle dominant. Bernard Tapie est devenu riche en rachetant des entreprises déficitaires, jetant à la rue des travailleurs, pour rendre ces entreprises attrayantes et les revendre.
Ceux qui arrivent ainsi aux commandes du système sont intégrés à la classe dirigeante par tout un ensemble de liens et leur fidélité a pu être testée tout au long de leur ascension sociale.
C’est cette logique du profit qui explique l’absurdité d’un monde où la quantité de richesses produites devrait avoir fait disparaître la famine et la pauvreté. C’est cette logique qui entraîne aussi des guerres qui ne sont finalement que des luttes menées pour un contrôle plus important des marchés. C’est cette logique qui réserve à une minorité la richesse et entraîne les autres dans une lutte pour la survie.
Mais c’est aussi cette logique qui pousse la classe dirigeante à créer son propre fossoyeur : la classe ouvrière.


4. “ Unis nous sommes plus forts ” La classe ouvrière

Le chaos dans lequel est plongé le monde moderne est directement issu de la lutte pour le profit. On a vu comment, dans cette lutte, dont la caractéristique fondamentale est d’être une lutte contre les travailleurs, les riches se structurent en classe dirigeante.
Mais cette logique structure, face à la classe dirigeante, les travailleurs en une classe, la classe ouvrière.
C’est cette analyse du système capitaliste, comme la lutte incessante entre ceux qui contrôlent les richesses et ceux qui les produisent, qui permet de comprendre comment on peut transformer la société.
C’est sans doute ce qui explique pourquoi la classe dirigeante met tant d’acharnement à nous convaincre que la classe ouvrière n’existe plus.

L’exploitation
Lorqu’on parle d’exploitation, on pense souvent à des conditions de travail terribles. L’exploitation serait le fait de quelques patrons inhumains.
Pourtant, l’exploitation n’est pas un phénomène isolé. Elle est la base des rapports qui existent entre patrons et travailleurs.
“ Si un travailleur vend 40 heures de temps de travail au capitaliste et est payé 1 500 francs, assez pour qu’il subsiste pendant cette semaine, il produira en fait pour 1 500 francs de produits (ou de services) en seulement 20 heures. Les 20 heures restantes de la semaine de travail seront pour le capitaliste du travail non payé. Le travail non payé est le secret caché de l’exploitation capitaliste. Derrière l’échange apparemment “ équitable ” , il est la source de tout profit. Car, dans ces vingt heures supplémentaires - le chiffre variera bien sûr avec les circonstances -le travailleur produira pour 1 500 francs de produits en plus pour le capitaliste. C’est ce que Marx a appelé la “ plus-value ” . C’est le profit du capitaliste. La théorie de la plus-value fait plus que prouver que le capitalisme est basé sur l’exploitation. Elle révèle aussi le conflit d’intérêts irréconciliables qui repose au coeur du système et le divise en classes en guerre l’une contre l’autre. Poussés par la concurrence, les capitalistes cherchent toujours à étendre le temps de travail non payé qu’ils extraient des travailleurs. Poussés par des besoins humains, les travailleurs cherchent à le réduire, d’où d’un côté, l’accélération des cadences, les plans de productivité, les diminutions de salaires et, de l’autre côté, les revendications salariales, les grèves et toute la lutte syndicale ”28.
C’est cette exploitation qui divise la société en classes. La classe dirigeante possède ou contrôle les moyens de production, tandis que les travailleurs n’ont d’autre choix que de vendre leur force de travail pour vivre.
Les classe sociales ne peuvent exister en dehors de cet antagonisme au sein des rapports de production. C’est ainsi que Lénine définit les classes sociales : “ les classes sociales sont des groupes d’hommes dont l’un peut s’approprier le travail de l’autre, à cause de la place différente qu’il occupe dans une structure déterminée de l’économie sociale ” 29.

Un pouvoir collectif
Si la logique du profit permet de comprendre les aberrations du système capitaliste, la division de la société en classes antagonistes permet de comprendre pourquoi les travailleurs ont le pouvoir de changer la société et mettre fin à ces aberrations.
L’exploitation crée un conflit permanent entre les travailleurs et les patrons, que celui-ci s’exprime par une lutte ouverte ou non.
Contrôlant les moyens de production, détentrice du pouvoir économique, la classe dirigeante emploie tout son pouvoir à maintenir et renforcer l’exploitation.
Lorsqu’ils veulent défendre ou améliorer leurs conditions de travail, les travailleurs s’opposent aux intérêts de leur patron. La seule possibilité de faire pression sur celui-ci est de le menacer d’interrompre la production. La grève est, par excellence, l’arme de classe des travailleurs. C’est une arme qui ne peut être employée que collectivement. Un gréviste isolé est peu crédible pour négocier avec son employeur.
Dans la lutte, les travailleurs font l’expérience du pouvoir collectif qu’ils détiennent et de leur communauté d’intérêts.
Dans une grève, les valeurs et les principes qui se développent parmi les grévistes vont à l’opposé de celles que développe quotidiennement le système dominant. Plutôt que l’individualisme, la nécessaire lutte collective développe la solidarité. Plutôt que les divisions entre travailleurs selon leur religion, leur origine géographique ou leur sexe, elle développe l’unité de classe.
Dans la lutte collective pour défendre ou améliorer leurs conditions de travail, les travailleurs font, en embryon, l’apprentissage de la gestion collective de la société.

Le mythe de la société duale
Ce pouvoir potentiel que détiennent les travailleurs fait peur à la classe dirigeante. Aussi, depuis des dizaines d’années, responsables politiques, sociologues et économistes se relaient pour clamer la disparition de la classe ouvrière. Ne pouvant nier la réalité de l’inégalité, on l’analyse autrement que comme provenant de la division de la société entre ceux qui produisent les richesses et ceux qui les contrôlent. La “ société à deux vitesses ” opposerait les exclus du système à ceux qui s’y sont intégrés, les chômeurs à ceux qui ont un travail quelqu’il soit, les sans-abris à ceux qui disposent d’un logement. Cette analyse a l’avantage de pouvoir être défendue par ceux qui soutiennent le système capitaliste (il suffit de tenter de l’améliorer) comme par ceux qui condamnent ses “ excès ” .
Edouard Balladur s’est largement servi de cet argument tout au long de son mandat de Premier Ministre pour exiger des sacrifices de la part de tous les salariés. Lorsque les employés d’Air France se mirent en grève à l’automne 1993, il dénonça leur égoïsme de “ nantis ” refusant l’austérité, défendant leur boulot alors que de nombreux chômeurs auraient aimé être à leur place. A la même période, il déclara que nous étions tous responsables de la mort de plusieurs sans-abris dans les rues de la capitale. “ Nous ” signifiait, “ tous ceux qui ont un logement ” . Ce “ nous ” était pourtant majoritairement favorables à la réquisition des milliers de logements vides de Paris, mais nous n’avions pas le pouvoir de les décider. Ce “ lui ” qui versait des larmes de crocodiles à la télévision, possédait ce pouvoir, mais ne l’a pas utilisé.
Mais qui sont les pauvres, les exclus, les chômeurs ? Pour l’INSEE30, les ménages à bas revenus représentent 20 % de l’ensemble des ménages. Pour moins de 20 % d’entre eux, la cause est le chômage. Les 80 % restants se partagent entre salariés, retraités et étudiants. Et 70 % des salariés à très faibles revenus sont agriculteurs, ouvriers ou employés. Les chômeurs eux-mêmes sont enfants ou époux de salariés et le chômage a donc un impact sur le niveau de vie de toute la famille, touchant plus les familles à faible revenu.
Le corollaire de l’idée selon laquelle ceux qui ont du travail sont des privilégiés est le thème du partage. Il faudrait accepter de baisser son salaire en même temps que son temps de travail pour pouvoir donner un emploi à des chômeurs. Pourtant, si les travailleurs font des heures supplémentaires, c’est rarement par goût mais plutôt parce que leur salaire n’est pas suffisant. Baisser les revenus, cela signifie simplement accroître encore la pauvreté de ceux des travailleurs qui sont déjà les plus touchés.
Que cette idée soit erronée ne préoccupe pas les tenants de cette théorie au sein de la classe dirigeante. Elle a une emprise idéologique qui anésthésie les luttes et c’est bien le plus important. On a assisté à l’irruption de nombre d’organisations caritatives ces dernières années. Il faut donner de l’argent pour abriter les sans-abris, pour la recherche et les soins contre les maladies, pour “ réinsérer ” les chômeurs, etc. Pendant ce temps, l’Etat se désengage de la recherche scientifique, ferme des hôpitaux, ne construit plus d’HLM. C’est la création d’une forme d’impôts déguisée. Les salariés continuent de payer des impôts à l’Etat qui sont dirigés de plus en plus vers le “ soutien ” aux entreprises, vers la police ou l’armée.
L’idée d’une responsabilité partagée de la crise et de la misère conduit à ne pas pouvoir, pour des raisons morales, revendiquer, puisque les attaques du patronat et de la classe dirigeante ne viseraient pas à augmenter les profits sur le dos des travailleurs, mais à créer les conditions favorables pour une reprise de l’emploi.
Les profits dirigés vers l’emploi ? Crise ou pas crise, chômage ou pas, les profits se sont développés de façon vertigineuse. Durant les vingt dernières années, alors que le chômage augmentait, il y a eu en France, une augmentation du PIB (produit intérieur brut) équivalente à celle des vingt années précédentes considérées comme des années de prosperité.
Michel Beaud, dans un supplément au Monde diplomatique de mai 1993, donne les ordres de grandeur suivants : “ En dollars de 1975, le produit mondial de 1900 a été évalué à 580 milliards de dollars (pour 1,6 milliards d’habitants, soit 360 dollars par terrien); en 1975, le produit mondial atteint près de 6 000 milliards de dollars (pour près de 4 milliards d’habitants, soit environ 1 500 dollars par terrien). En dollars de 1985, le produit mondial atteint près de 15 000 milliards de dollars (pour presque 5 milliards d’habitants soit environ 3 000 dollars par terrien) ” .
La responsabilité de la misère et du chômage n’est pas partagée, elle incombe à la logique capitaliste, à ceux qui la gèrent et la défendent.

La classe ouvrière a-t-elle disparu ?
La théorie de la “ société duale ” est souvent la contre-partie d’une autre affirmation : “ ce qui était valable au temps de Marx ne l’est plus aujourd’hui pour la simple raison que la classe ouvrière, si elle n’a pas disparu, est en train de disparaître ” . Il suffirait pour cela de consulter les données qui montrent que les ouvriers constituent une catégorie de plus en plus faible numériquement. Faisant disparaître la classe ouvrière dans les méandres de l’histoire, on fait disparaître aussi la classe dirigeante et, jetant le bébé avec l’eau du bain, la lutte de classes. Le marxisme serait alors une vision dépassée, non adaptée aux réalités de la fin du XXè siècle.
Si, dans les pays développés, le nombre d’ouvriers tels qu’ils existaient au temps de Marx (ouvriers industriels) a tendance à baisser, ils restent une part importante de la population active (un peu moins du tiers en France31). Cette baisse est de plus assez faible. En France le nombre d’ouvriers industriels et manuels est passé de 7 488 000 en 1962 à 7 258 000 en 198932.
La réalité est toute autre au niveau mondial. Prenons l’exemple de la Corée. En 1963, il n’y avait dans ce pays que 630 000 ouvriers. Il y en a plus de trois millions aujourd’hui. C’est plus dans ce seul pays que dans le monde entier au temps de Marx. Au niveau international, le nombre d’ouvriers industriels est en constante augmentation.
Cependant, il est vrai que le capitalisme a évolué au cours du XXè siècle. Mais c’est le cas aussi de la classe ouvrière. Depuis la Seconde guerre mondiale, du fait de l’explosion des moyens de circulation des hommes et des marchandises, et sous la pression de la concurrence mondiale, il s’est produit un éclatement géographique des étapes de la production. Si les centres administratifs des entreprises sont restés dans leur pays d’origine, selon les coûts (notamment salariaux), la production peut se faire dans d’autres pays. Aujourd’hui, la voiture dite française peut facilement contenir des composants provenant d’une vingtaine de pays, et c’est le cas pour la plupart des produits de consommation. La conséquence a été une croissance fulgurante du nombre d’ouvriers industriels dans les pays en voie de développement (voir l’exemple de la Corée).
Cette internationalisation et cette expansion de l’économie ont entraîné une augmentation du nombre des salariés dans les secteurs du transport, des télécommunications et dans les autres services (financiers, commerciaux, etc.). Les travailleurs de ces secteurs ne produisent pas directement les marchandises, mais sont essentiels pour le transport, l’emballage, etc., qui permettent leur vente et donc la réalisation de la plus-value, précondition de la réalisation des profits pour l’employeur.
L’autre transformation massive du travail est due à la technologie. Des millions de travailleurs sont devenus opérateurs d’ordinateur au lieu de secrétaires, techniciens au lieu d’artisans, conducteurs d’engins au lieu de manutentionnaires etc. De nouvelles industries apparaissent pour pourvoir à de nouveaux marchés. Le nombre d’employés de bureau s’est multiplié par dix en cinquante ans dans les pays les plus industrialisés. Une entreprise type, y compris dans la manufacture, a autant d’employés “ non-manuels ” que “ manuels ” .
Ces nouvelles couches de travailleurs qui sont apparues depuis la Seconde guerre mondiale n’avaient pas les traditions de syndicalisme qu’avaient développées les ouvriers industriels à travers des luttes très longues et très dures. Cela a amené beaucoup à les considérer comme ne faisant pas partie de la classe ouvrière. Pourtant, parallèlement à l’augmentation du nombre d’employés, ceux-ci ont en grande partie perdu le statut qui les plaçait comme relais entre la classe dirigeante et la classe ouvrière. Leur situation au travail est de plus en plus semblable à celle des ouvriers, et aujourd’hui un employé de bureau gagne souvent moins qu’un ouvrier qualifié. Les bureaux modernes ressemblent à des usines. Les plus grandes concentrations de travailleurs à Tokyo, New York ou Paris sont les tours des compagnies d’assurances et les quartiers généraux des multinationales. L’importance décisive qu’ont pris les services dans les circuits de production fait de ces travailleurs un élément clef, leur donnant potentiellement un pouvoir immense.
En France, même l’INSEE, que l’on ne peut qualifier de marxiste, est dubitatif quant aux séparations établies selon les critères des conventions collectives. “ La plupart des conventions collectives de l’industrie séparent les employés des ouvriers. Mais elles restent très laconiques sur les principes de cette distinction, souvent considérée comme allant de soi ” 33. Les femmes de ménage qui travaillent pour des particuliers sont considérées comme des employées, mais celles qui travaillent dans une entreprise sont ouvrières. Les magasiniers dans le bâtiment et les travaux publics sont considérés comme des employés alors que dans l’habillement, ils sont considérés comme des ouvriers.
Toujours selon l’INSEE, “ ouvriers ” et “ employés ” regroupent 59 % de la population active en France. Et cela sans comptabiliser les professions intermédiaires dont la majorité subit une prolétarisation rapide. Ce n’est pas un hasard si on a vu ces dernières années les instituteurs ou les infirmières employer les mêmes moyens de lutte que les mineurs ou les cheminots. En 1987, les cheminots, comme les infirmières en 1988, déclenchaient une grève pendant laquelle ils créaient des coordinations nationales pour rendre leur lutte plus efficace et plus démocratique. En octobre 1993, sur les pistes de aéroports de Paris, se trouvèrent côte à côte les ouvriers de la maintenance, les employés de bureaux et même les hôtesses face aux CRS envoyés par la direction et le gouvernement pour casser la grève.
Disparue la classe ouvrière ? Rien qu’en France, ouvriers, employés, techniciens sont entre 15 et 20 millions.
Dans le monde entier on comptabilise maintenant 1 milliard de salariés. La Chine et l’Inde comptent un tiers de ces travailleurs, les Etats-unis, l’ex-URSS et l’Europe encore un tiers. Vingt pour cent des ouvriers travaillent dans la manufacture (38 millions en Chine, 7 millions au Brésil par exemple)
Il est vrai que les années de boom économique de l’après-guerre ont permis à la classe ouvrière des pays occidentaux d’arracher bon nombre d’acquis sociaux, qui ont apporté à celle-ci une considérable amélioration de ses conditions de vie. Il n’en reste pas moins, comme on s’en rend compte actuellement, que ces acquis sont loin d’être définitifs. Ils ne remettent pas en question la position objective de la classe ouvrière comme ayant des intérêts opposés à ceux de la classe dirigeante. De plus, la plupart de ces acquis n’ont été obtenus que dans les pays développés.
Des changements dans le mode de vie ou les conditions de travail ne doivent pas nous faire oublier le fait qu’en se développant le capitalisme crée son propre fossoyeur, la classe ouvrière.

Une seule classe ouvrière
A l’échelle nationale comme à l’échelle internationale, les luttes contre l’oppression et l’exploitation sont des parties constitutives de la lutte globale qui oppose la classe ouvrière à la classe dirigeante. Pour maintenir son pouvoir, celle-ci tente constamment de faire croire à une opposition d’intérêts entre les travailleurs. La concurrence que se livrent les entreprises ou les pays dans la course au profit se traduirait par une concurrence entre travailleurs.
Hiérarchisation des salaires au sein d’une même entreprise, hiérarchisation des salaires entre hommes et femmes, travailleurs nationaux et immigrés sont ainsi utilisées pour appuyer une idéologie transmise par les médias et l’école.
Est-ce que les hommes profitent de l’oppression des femmes, est-ce que les immigrés sont responsables du chômage, est-ce que ce sont les bas salaires des pays en voie de développement qui causent la crise de l’emploi ?
Les femmes sont en moyenne moins payées que les hommes pour un même travail, elles sont plus nombreuses à être au chômage ou à occuper des emplois précaires. Cela les oppose-t-il aux hommes en général ? Ce serait oublier que les femmes sont généralement épouses ou compagnes de travailleurs et que leur moindre salaire ou leur mise au chômage a des répercussions sur l’ensemble du couple.
L’immigration a été de tout temps utilisée par la classe dirigeante pour créer une pression sur la main d’oeuvre nationale, tirant les salaires vers le bas, créant le chômage et utilisant idéologiquement la concurrence créée entre travailleurs immigrés et nationaux pour renforcer le racisme et désigner des boucs émissaires à la crise.
La concurrence entre blocs de capitaux nationaux a toujours été utilisée pour faire croire aux travailleurs qu’ils avaient des intérêts divergents à ceux des travailleurs des autres pays. Les bas salaires pratiqués par les classes dirigeantes des pays en voie de développement seraient de la concurrence déloyale touchant aussi bien les classes dirigeantes des pays riches que la classe ouvrière de ces pays. L’argument, dans la bouche des dirigeants de droite et des patrons, permet de justifier la baisse des salaires et des cotisations patronales (“ il faut être compétitif ”) tout en souhaitant, pour la galerie, que les travailleurs des pays en voie de développement aient des salaires et une protection sociale plus élevés.
Voeux pieux et hypocrites. Car en fait plus de 60 % des produits importés en Europe proviennent non de pays en voie de développement mais de pays riches, Etats-unis et Japon. Le premier partenaire commercial de la France est l’Allemagne où la protection sociale et les salaires sont plus élevés. De plus, pour ne prendre que l’exemple de la France, des groupes publics comme Péchiney, Bull ou Rhône-Poulenc, ont plus de 50 % de leurs effectifs salariés à l’étranger. Les patrons profitent largement de l’exploitation plus poussée qui existe dans les pays pauvres de la planète. Ils s’en servent comme pression à la baisse sur les salaires dans leur propre pays.
L’argument est, hélas, également utilisé par les partis de la gauche institutionnelle, comme le Parti communiste français, qui parle à longueur d’articles de la souveraineté française et de la nécessité de produire français pour sauver les emplois. L’ouverture des frontières entre pays de la Communauté européenne en janvier 1993 a été suivie par une vague de délocalisations. Un exemple est particulièrement frappant. L’entreprise Hoover a fermé une usine à Dijon pour la réouvrir en Ecosse en profitant pour employer moins de salariés et obtenir au passage subventions et accords au rabais sur les conditions de travail (salaires plus faibles et bloqués pendant un an, surveillance vidéo dans l’entreprise, etc.). De même, Timex a fermé une usine en Ecosse pour l’installer à Besançon, en France. Au total, les travailleurs des deux pays ont perdu, en solde net, des emplois et ont subi un recul dans les salaires et les conditions de travail.
Lutter pour des entreprises françaises, c’est lutter pour les patrons français au détriment des travailleurs de tous les pays. Encourager le nationalisme au sein de la classe ouvrière ne conduit qu’à affaiblir sa capacité de lutte contre la classe dirigeante.
“ Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ” a toujours été le mot d’ordre du mouvement ouvrier révolutionnaire, il reste plus que jamais d’actualité.
L’histoire du capitalisme est faite de luttes, de victoires et de défaites du mouvement ouvrier. On doit apprendre, tirer expérience de ces luttes pour intervenir aujourd’hui.
La conscience d’appartenir à une classe aux intérêts communs dépend de nombreux facteurs liés à la lutte de classe et surtout de la confiance qu’ont les travailleurs de pouvoir gagner par la lutte collective. Plus cette confiance est faible et plus les arguments de la classe dirigeante sont acceptés. Mais la conscience comme la confiance naissent aussi des perspectives offertes par ceux qui tentent de structurer les luttes et aspirations de la classe ouvrière.

5. Une seule solution : la révolution

“ Les philosophes n’ont fait qu’interprétrer le monde de diverses manières ; ce qui importe, c'est de la transformer ”34.
Il ne s’agit pas de se contenter de décrire le capitalisme comme la source des maux et des inégalités qui ravagent la planète et de dire que la classe ouvrière est l’agent d’une transformation de société. Il s’agit aussi d’analyser comment cette transformation est possible pour pouvoir intervenir.
Pour la grande majorité de ceux qui désirent un changement de société, celui-ci ne peut advenir qu’en réformant progressivement le système capitaliste.
Cette idée trouve son origine dans la fin du XIXè siècle lorsque le mouvement ouvrier aborde lentement une phase d’organisation politique. Cette phase d’organisation fut aussi une phase d’adaptation au capitalisme qui connaissait une forte expansion économique. L’euphorie de la croissance incita les travailleurs à penser que l’on pouvait sans cesse obtenir des concessions du système et qu’il suffisait de multiplier les réformes pour passer progressivement à une société socialiste où la lutte de classe serait abolie. L’entrée du “ socialiste ” Millerand dans le ministère Waldeck-Rousseau en 1899, entraîna l’ouverture d’une vive polémique entre Jean Jaurès qui le soutenait et Jules Guesde pour lequel : “ la lutte des classes ne permettait pas l’entrée d’un socialiste dans un gouvernement bourgeois ”35.
Malgré les grandes envolées révolutionnaires, la politique des “ socialistes ” les conduira (en France comme en Allemagne) à soutenir leur propre classe dirigeante pendant la première guerre mondiale. Jules Guesde lui-même rentrera dans le gouvernement “ d’union sacrée ”.
L’idée réformiste, malgré tous les échecs auxquels elle a conduit, reste dominante parmi les travailleurs et ceux qui veulent changer la société. Il nous faut comprendre comment et pourquoi. C’est la condition nécessaire pour faire émerger une véritable alternative.

Les réformistes au gouvernement
Le meilleur test d’une politique est sa mise en pratique. De ce point de vue, l’expérience de l’arrivée au gouvernement du Parti socialiste et du Parti communiste français mettent en évidence les carences du réformisme.
En mai 1981, pour la première fois de l’histoire du mouvement ouvrier français, des partis réformistes se retrouvent seuls aux commandes du gouvernement. Celui-ci qui comprend des ministres communistes est dominé par le Parti socialiste.
En 1971, au Congrès d’Epinay qui consacre la naissance du Parti socialiste tel qu’on le connaît aujourd’hui, François Mitterrand déclarait : “ Réforme ou révolution ? J’ai envie de dire - qu’on ne m’accuse pas de démagogie, ce serait facile dans ce congrès - oui, révolution. Et je voudrais tout de suite préciser, parceque je ne veux pas mentir à ma pensée profonde, que pour moi, sans jouer sur les mots, la lutte de chaque jour pour la réforme catégorique des structures peut être de nature révolutionnaire. [...] Celui qui ne consent pas à la rupture avec l’ordre établi, politique cela va de soi, c’est secondaire... avec la société capitaliste, celui-là, je le dis, ne peut pas être adhérent du Parti socialiste ”36. En 1972, Mitterrand s’exclame à un meeting à la Porte de Versailles : “ Il y aura éternellement des riches et des pauvres sauf si l’union de la gauche gagne le gouvernement de la France qui à travers le monde marchera comme en 1789 et 1848 ”37.
Dès la campagne électorale de 1981, Mitterrand qui cherche à séduire une majorité de l’électorat, modère son propos. A la question de savoir si son élection entraînerait un changement de société, Mitterrand répond : “ Changer la société, changer la société [...] C’est une sorte de refrain que j’entends constamment, qui bourdonne à mes oreilles. Je ne comprends pas bien ce que cela veut dire. Ce qui est évident, c’est qu’élu Président de la République je changerai un certain nombre de choses ”38.
La pratique du gouvernement accélérera encore la remise en cause des grandes déclarations radicales.
Aux positions du programme socialiste de 1971 (“ le pouvoir socialiste se condamnerait à l’impuissance si d’emblée il ne délogeait pas le grand capital des positions clé de l’économie ”), répondait dès octobre 1981 la position exprimée au Congrès : “ Nous voulons la discussion, la concertation, la coopération avec les représentants des diverses forces économiques et sociales y compris, par conséquent, du patronat ”40.
La messe est dite. Dès 1982, la gauche entame les plans d’austérité en s’attaquant principalement aux travailleurs. La dévaluation du franc en juin 1982 fut accompagnée d’un blocage des salaires et d’un plan d’économie de 10 milliards de francs sur la Sécurité sociale. Ce plan fut suivi en mars 1983 d’un plan de “ rigueur ”, augmentant les impôts de 1 % sur tous les ménages, avançant la hausse des tarifs publics (8 %) mais surtout conduisant à la restructuration de grands secteurs industriels comme la sidérurgie, la chimie et l’automobile avec des licenciements en masse.
Le gouvernement dérivera alors de plus en plus rapidement vers une politique aux ordres de la classe dirigeante. Lors des grèves de l’automobile en 1983, le Premier Ministre Mauroy s’attaque aux grévistes en disant qu’ils sont manipulés par des ayatollahs. A Marseille, Gaston Deferre, alors ministre de l’Intérieur, se sentant en passe d’être battu aux municipales, négocia avec les listes d’extrême-droite, “ Marseille Sécurité ”. Il fit placarder des affiches vantant l’efficacité de sa politique anti-immigrée : “ Avec la droite, 20 ans d’immigration sauvage. Avec la gauche, enfin un contrôle vigilant dont on mesure les effets ”.
En décembre 1991, bouclant la boucle, à son congrès, le Parti socialiste déclare : “ Le capitalisme borde notre horizon historique ”.
Cette politique menée par un gouvernement qui collectait à son arrivée tous les espoirs des travailleurs entraînera une profonde désillusion entamant les capacités de résistance de ceux-là . Après la cinglante défaite subie par le Parti socialiste aux législatives de 1993, le journal Charlie Hebdo fait dire à Edouard Balladur, le nouveau Premier Ministre, au moment de succéder à Pierre Bérégovoy : “ Bravo pour tout. Nous tâcherons de faire aussi bien que vous. Vous ne vous appelleriez pas “ La Gauche ”, vous seriez réélus. Vous nous avez facilité le travail. Nous aurions fait la moitié de ce que vous avez fait, ça aurait déclenché une révolution. C’est pourquoi je n’ai qu’une chose à vous dire : merci ! Merci d’avoir réhabilité l’entreprise et d’avoir fait des patrons des héros positifs. Autrefois, nous, avec Dassault, on faisait ricaner tout le monde. Aujourd’hui, vous, avec Tapie, vous faites rêver la jeunesse. Merci d’avoir réduit les syndicats à une recette de cuisine : trois petites crottes de nez dans une très grande assiette. Merci de n’avoir rien fait de sérieux contre le chômage. Les chômeurs sont des gens qui glissent vers la misère sans faire la révolution. Ils sont très utiles. Ils font croire à ceux qui bossent encore qu’ils sont des privilégiés. La peur les rend dociles. C’est le triomphe des patrons ”.
Cette citation rend compte du degré de pessimisme auquel ont mené les illusions dans le réformisme. Ce pessimisme quant à l’avenir n’est pas justifié si on analyse les raisons fondamentales de l’impasse réformiste et si on en tire les leçons pour les luttes à venir.

L’impasse réformiste
L’impossibilité de réformer le système capitaliste en s’emparant des postes gouvernementaux résulte de la nature même du pouvoir sous le capitalisme.
Pour la plupart des gens, l’Etat serait neutre. Il suffirait de changer les responsables du gouvernement pour pouvoir changer radicalement la société. Selon cette idée, la démocratie s’exerce simplement par la possibilité d’élire les représentants au parlement et donc au gouvernement.
Mais le parlement n’a qu’une petite parcelle du pouvoir réel. Le centre du pouvoir réside dans les grandes entreprises et les groupes financiers. Ce sont les grands actionnaires, les holdings, qui détiennent le contrôle des investissements, le pouvoir de décision sur la création ou la fermeture d’entreprises. Et les lois qui dirigent ces décisions ne sont pas celles que promulgue le parlement, mais celles de la rentabilité et du profit. Le pouvoir réel, c’est celui que la classe dirigeante a sur les moyens de production.
En arrivant au gouvernement, socialistes et communistes mirent en place une politique de relance qui devait avoir l’avantage de combiner hausse des salaires et relance de l’économie tirée par une consommation plus forte. Cette politique se heurta très vite aux réalités d’un système capitaliste intégré au niveau mondial. “ La faible croissance économique au niveau international, la stagnation du marché mondial, la plus grande compétitivité des produits étrangers et, finalement les résistances de la classe capitaliste, de ceux qui contrôlent les entreprises et les capitaux, eurent raison du rêve réformiste du PS et du PCF. Ils croyaient pouvoir contrôler l’économie nationale grâce à la nationalisation des secteurs clé de l’économie. La réalité incontournable de l’intégration croissante des économies nationales dans l’économie mondiale brisa leur projet et du même coup leurs illusions. Ils avaient voulu “ unifier la nation ” dans la croissance et la “ réduction des inégalités ” en convainquant les dirigeants de l’Etat et de l’économie française. Ceux-ci ne furent pas convaincus. Ils ne pouvaient l’être. C’est la gauche qui fut convertie ”41.
Les conseils d’administration ne sont pas élus et contrôlés par l’ensemble de la population. Mais c’est le cas aussi de l’essentiel de l’appareil d’Etat. Hauts fonctionnaires, dirigeants de l’armée, de la police, magistrats, ne sont pas élus. Ceux qui occupent ces postes ont fait les mêmes écoles et proviennent pour la plupart des mêmes milieux que ceux qui dirigent les entreprises. “ [L’Etat] est le produit et la manifestation de ce fait que les contradictions de classes sont inconciliables ”42. Tandis que la classe capitaliste intervient rarement directement dans l’arène politique, son Etat existe pour s’assurer que le fonctionnement quotidien de l’exploitation dans les usines et les bureaux continue à son plus grand profit. La classe capitaliste préserve ainsi son pouvoir en séparant fictivement la politique de l’économie.
L’Etat n’est pas neutre. C’est un outil aux mains de la classe dirigeante. A-t-on déja vu un gouvernement envoyer l’armée ou la police pour soutenir des travailleurs en grève contre leur patron ? Quand les CRS interviennent pour casser un piquet de grève, c’est pour “ protéger la liberté du travail ” nous dit-on. En fait il s’agit de protéger la liberté d’exploiter en brisant la résistance des travailleurs.
Cet outil est, en dernière instance, une force armée au service de la classe dirigeante. Et la démocratie parlementaire n’est qu’une feuille de vigne pour cacher la dictature du profit. Et si cette feuille de vigne n’est pas suffisante pour convaincre les travailleurs qu’ils n’ont pas d’autre choix que de subir, la classe dirigeante n’hésite pas à utiliser de manière directe la force armée.
La partition “ idéale ” du réformisme a été jouée au début des années 1970 au Chili. L’accession au pouvoir d’un président socialiste se combina avec une montée des luttes, les travailleurs soutenant “ leur ” gouvernement, le poussant à l’accomplissement des réformes promises. En 1970, quand Salvador Allende devient Président, le nombre des grèves a pratiquement triplé par rapport à 1969. Ce n’est pas le contenu des réformes limitées qu’Allende met en oeuvre qui effraie la bourgeoisie chilienne, mais le contexte. Chaque victoire donne un peu plus confiance à la classe ouvrière et la radicalise, mettant de plus en plus en cause le pouvoir de la classe dirigeante. Deux fois en douze mois, les organisations de la classe ouvrière vont avoir l’initiative politique, prenant le contrôle des entreprises, parfois de villes entières, organisant la distribution et la production et brisant les offensives de la classe dirigeante lors de confrontations directes. Chaque fois, le gouvernement répondra, non en se dirigeant vers les travailleurs, mais en renforçant les pouvoirs de l’armée. Le général Pinochet rentrera même au gouvernement. A la veille du coup d’Etat dirigé par ce même Pinochet, Allende donnera carte blanche à l’armée pour récolter les armes dans les quartiers. Le 5 février, lors d’un rassemblement contre les privatisations décrétées par le gouvernement, une bannière proclame : “ un peuple désarmé est un peuple conquis ”43. Lors du coup d’Etat, Allende ne sera qu’une des victimes de ses propres illusions. Dans les douze mois qui suivirent 30 000 personnes seront tuées. Tout sera fait pour rappeler à la population son impudeur d’avoir voulu changer la société. Le fleuve Mapocho charriera chaque matin son lot de cadavres, image de ce qu’il en coûte d’avoir cru qu’on pouvait réformer le système capitaliste.

La révolution nécessaire
Le pouvoir de la classe dirigeante découle de ce qu’elle possède et contrôle les moyens de production. Détentrice du pouvoir économique, elle utilise le pouvoir politique à ses fins.
Tout changement vers une société qui serait gérée selon les besoins et non le profit implique la prise de contrôle par la majorité de ces moyens de production et des produits du travail. Cela ne peut être gagné par les élections. Seule une révolution le peut.
La classe ouvrière est le moteur de la lutte contre le capitalisme parce que les travailleurs sont les producteurs des richesses. Des mobilisations générales comme la grève de 9 millions de travailleurs en 1968 en France montrent que le pouvoir devient paralysé et que la société peut passer sous le contrôle des travailleurs.
La classe ouvrière ne peut se contenter d’une prise de pouvoir dans les entreprises. Dans leur lutte pour déposséder les patrons, les travailleurs se trouvent obligatoirement confrontés à l’appareil d’Etat, armée et police. Parce que cet Etat est un outil de la classe dirigeante, dans une période révolutionnaire, il devient un outil réactionnaire aux mains des capitalistes pour vaincre l’émergence d’une nouvelle société. Les travailleurs ne peuvent le laisser intact, ils doivent le détruire pour mettre en place une structure qui corresponde aux intérêts des travailleurs.
La classe dirigeante ne se laissera pas déposséder sans utiliser tout son pouvoir et, en dernier ressort, la police et l’armée. Il n’y a pas besoin d’attendre une révolution pour s’en apercevoir. Lorsque 5 000 grévistes bloquèrent les pistes de l’aéroport de Roissy fin 1993, la direction d’Air France et le gouvernement envoyèrent les CRS les déloger par la force. L’histoire des luttes dans les entreprises est faite de ces interventions des “ forces de l’ordre ” pour casser les grèves.
L’exemple du Chili, en 1973, montre que lorsque l’offensive ouvrière devient plus large, la classe dirigeante utilise toutes ses capacités de violence contre le pouvoir de la base. Après la révolution d’Octobre 1917, le tout nouveau pouvoir soviétique eut à affronter les armées de la contre-révolution qui s’allièrent aux armées de 16 puissances étrangères.
Face à la violence que génère constamment le système capitaliste, une des réactions courantes est de rejeter l’idée même de la violence. L’idéologie dominante elle-même encourage ce pacifisme, sachant de son côté motiver une violence institutionnelle. Mais c’est parce que nous vivons dans une société ultra-violente que refuser, par principe, toute violence, c’est finalement se résoudre à tolérer la violence étatique.
Une société contrôlée par une minorité aux dépens de l’immense majorité de la population ne peut garder son pouvoir que par un mélange de force et de persuasion. Mais que ce soit la force - répression policière, guerres - ou la persuasion, le pouvoir de cette minorité ne peut s’exercer que par la violence. Tous les canaux de l’idéologie nous font accepter que nous n’avons pas les moyens de changer notre existence, qu’il faut se résoudre à un boulot sans intérêt, qu’il faut se conformer à une sexualité définie comme normale, se conduire bien, moralement... La première violence, c’est l’aliénation.
Refuser la violence, par principe, c’est se condamner à échouer. La classe dirigeante, en même temps qu’elle la condamne à hauts cris, s’accorde le privilège de la violence. La guerre est toujours menée pour “ la démocratie ” ou pour “ la paix ”. La classe dirigeante justifie la violence policière par la nécessité de “ protéger les citoyens ”. Dans le dernier catéchisme émis par le Vatican, le pape Jean-Paul II met en avant “ le respect de la vie humaine ”. Cependant, le même catéchisme reconnaît que certaines guerres sont nécessaires de même que, “ dans certains cas ”, la peine de mort.
La lutte de classes est un rapport de forces. Dans des conflits limités qui ne remettent pas en cause l’ensemble des intérêts de la classe dirigeante, la détermination des travailleurs peut faire reculer le patronat et le gouvernement. Mais laisser le monopole de la force armée et le monopole de son utilisation à la classe dirigeante, c’est se condamner à subir sans fin la violence du système capitaliste. L’insurrection révolutionnaire de Petrograd en Octobre 1917, en Russie, fit moins de victimes que l’hiver capitaliste 1993-1994 à Paris.
La violence révolutionnaire est une violence de masse. Elle a donc peu à s’exercer, d’autant moins que la détermination à gagner est large. Une révolution ne peut être pacifique, non parce que les travailleurs et les opprimés sont assoiffés de sang mais parce que la classe dirigeante défend ses privilèges avec toutes les armes dont elle dispose, d’autant plus violemment qu’elle est une minorité.
C’est parce que l’Etat n’est pas réformable qu’il faut le détruire et c’est parce que, seule, la classe ouvrière a le pouvoir économique de s’opposer à la classe capitaliste qu’elle doit diriger la révolution. Ne pouvant exercer ce pouvoir que collectivement, elle seule porte en germe les fondements d’une société réellement égalitaire. “ La révolution est nécessaire ”, écrivit Marx, “ non seulement parceque la classe dirigeante ne peut être renversée d’aucune autre manière, mais aussi parceque la classe qui la renverse ne peut réussir à se débarasser elle-même de toutes les souillures des époques précédentes et se préparer à fonder une nouvelle société qu’au cours d’une révolution ”.

6. L'alternative socialiste

Détruire le capitalisme n’est pas une fin en soi. Il s’agit de mettre en place une société qui ne déclenche pas les mêmes maux.
“ Le socialisme n’est pas un état de la société prêt à l’emploi, qui peut simplement être introduit au lendemain de la révolution. Au contraire, c’est un processus historique. Ce processus commence avec la destruction de l’Etat capitaliste par la révolution des travailleurs. Il n’est achevé que quand une société sans classe a été mise sur pied à l’échelle mondiale - c’est-à-dire quand l’espèce humaine toute entière gère collectivement ses affaires sans aucun antagonisme de classes. Entre le renversement du capitalisme et la société sans classes se déroule une période de transition. Lorsqu’on discute d’un avenir socialiste, il est toujours essentiel de garder cela à l’esprit. Car ce qui peut être fait, et sera fait, au cours de l’étape initiale, lorsque les travailleurs, bien qu’au pouvoir, seront toujours engagés dans la lutte contre les patrons dépossédés, n’est pas du tout la même chose que les possibilités qui s’ouvriront lorsque l’humanité sera enfin unie ”44.
Il n’est pas possible d’édifier une société sans classes tant que l’ancienne classe dirigeante continue de lutter contre le contrôle mis en place par les travailleurs, à l’échelle locale, nationale ou internationale. C’est la raison pour laquelle la classe ouvrière doit édifier son propre Etat, contrôlé par les travailleurs et les opprimés eux-mêmes, c’est-à-dire la majorité de la population, pour vaincre les tentatives de l’ancienne classe dirigeante de rétablir son pouvoir.
Cet Etat sera radicalement différent de l’Etat capitaliste parce qu’il sera contrôlé par la majorité de la population. Mais il sera différent aussi parce que ses buts ne seront pas les mêmes. Il ne sera pas un outil visant à renforcer les privilèges d’une minorité, mais son objectif sera l’édification d’une société sans classes.
La forme que pourra prendre cet Etat ne provient pas des plans établis par les révolutionnaires, mais émerge des luttes menées par la classe ouvrière pour renverser la classe capitaliste. C’est pourquoi on ne peut prétendre décrire précisément la société socialiste. On peut cependant en établir les grandes lignes à partir des formes que prend la lutte, ainsi qu’à partir des exemples historiques de la prise du pouvoir par les travailleurs.

Démocratie
Parce qu’il est issu de la lutte collective des travailleurs et des opprimés, le socialisme est irrigué par la démocratie comme l’organisme l’est par le sang.
La prise du pouvoir par les travailleurs se fait sur la base d’une mobilisation sur les lieux de travail, là où la classe ouvrière peut exercer son pouvoir. L’Etat ouvrier aura donc comme base principale, des conseils ouvriers centrés sur le lieu de travail (forme supérieure des comités de grève qui se mettent en place lors des luttes dans les entreprises). Ces conseils seront coordonnés en Congrès.
Les représentants seront élus par l’ensemble des travailleurs qui les contrôleront de façon permanente. Ces représentants ne seront pas élus pour une durée déterminée, mais seront révocables à tout moment. La démocratie deviendra alors quelque chose d’actif, impliquant réellement les “ électeurs ”. En effet, les structures de délégation étant basées sur le lieu de travail, les “ électeurs ” se rencontreront tous les jours, discutant et décidant ensemble de chacun des problèmes qui les concernent.
L’exercice de la démocratie ne sera pas localisé à des domaines très limités comme aujourd’hui où les juges, les généraux et les patrons ne sont pas élus. Les conseils ouvriers auront en charge l’ensemble de la gestion de la société sans séparation des pouvoirs. La force armée nécessaire pour lutter contre la minorité contre-révolutionnaire ne sera pas une force “ professionnelle ” mais sera constituée par l’ensemble des travailleurs armés et sera contrôlée par les conseils.
Tous les représentants ne seront pas seulement élus et révocables à tout moment, ils n’auront de plus aucun avantage matériel dû à leur position. Leur salaire sera le même que celui des travailleurs.
Les modalités exactes de cette structure dépendront évidemment des besoins qui se feront sentir lors de la lutte. Les grandes lignes qui ont été tracées proviennent elles-mêmes des exemples passés. L’élection et la révocabilité des délégués proviennent de l’expérience de la Commune de Paris de 1871 où ces structures correspondaient aux nécessités de la lutte. De même, les conseils ouvriers (soviets) basés sur les lieux de travail ont été inventés par les travailleurs russes lors de la Révolution de 1905. La généralisation de ces conseils est le produit de la Révolution russe de 1917.
Sous des formes différentes, mais avec les mêmes caractéristiques fondamentales, on retrouve ces conseils dans tous les cas où la classe ouvrière a entamé des processus révolutionnaires, de l’Italie en 1919 à la Pologne en 1980, en passant par la Hongrie en 1956 ou l’Iran en 1979.

La répartition des richesses
A la base de toute société se situe l’économie. Sous le capitalisme, l’économie est dirigée par la loi du profit, elle est contrôlée par une minorité exploitant la majorité. Sous le socialisme, l’économie sera contrôlée par la majorité de la population et dirigée selon les besoins. La production et la répartition des richesses seront sous le contrôle de l’Etat ouvrier, planifiées pour faire correspondre la production aux besoins.
Une réelle planification, dirigée vers les besoins, ne peut se faire sans disparition de la concurrence. En URSS, la gestion bureaucratique n’a jamais permis d’atteindre les objectifs fixés par les plans parce qu’en dernier ressort l’économie était soumise à la concurrence du marché à l’échelle internationale. Pour que la planification soit possible, le moteur de la répartition des richesses ne peut être que l’évaluation démocratique des besoins et sa seule limite, le niveau des capacités de production. La planification ne peut résulter que de la prise de contrôle par les travailleurs de l’économie.
La planification de l’économie n’est pas un but en soi, mais un moyen. Il ne peut être un préalable à la prise du pouvoir par les travailleurs.
Il existe un mythe tenace entretenu par l’idéologie dominante selon lequel c’est la concurrence qui est le moteur de la création. En supprimant la concurrence on donnerait naissance à un monde uniformisé. Rien n’est plus uniforme pourtant que la production capitaliste. Pour l’immense majorité nous mangeons la même chose, lisons les mêmes journaux, nous habillons de la même façon. Un système d’éducation rigide assure que la majorité, d’entre nous ait peu d’aspirations intellectuelles ou culturelles. Les produits tendent à être identiques. La compétitivité s’exerce bien peu au niveau de la qualité ou de l’identité des produits, mais plutôt au niveau des coûts de production, ce qui revient essentiellement aux coûts de main d’oeuvre. Libérant les travailleurs de la pression de la lutte pour les profits, leur donnant le contrôle de leur propre vie, le socialisme, permettra au contraire aux être humains d’exprimer bien plus largement leur propre créativité.
Non limitée par la recherche du profit et les nécessités de la concurrence, la production pourra se développer de telle façon qu’on aille réellement vers une société d’abondance procurant à chacun selon ses besoins. Au cours d’un tel processus la nécessité de l’argent disparaîtra. L’Etat, comme outil défendant les intérêts d’une partie de la population (soit-elle la majorité), disparaîtra aussi.
“ Ceci marquera la disparition du dernier vestige du terrible héritage de la société de classes et l’achèvement final du passage de l’humanité du règne de la nécessité à celui de la liberté - ce qui constitue l’essence du socialisme ”45.

ET L’URSS ?
Les dirigeants de l’URSS, comme les dirigeants des pays capitalistes ont toujours montré la dictature stalinienne comme l’exemple du socialisme réel.
Mais l’URSS n’avait rien à voir avec le socialisme et tous ceux qui ont eu des illusions dans l’URSS se trouvent aujourd’hui démunis pour proposer des perpectives aux luttes.
Le socialisme s’édifie par la prise de pouvoir des travailleurs et par le contrôle direct, démocratique et permanent de ceux-ci sur l’Etat qu’ils édifient, sur la production et la répartition des richesses. Or les travailleurs en URSS n’avaient pas plus de contrôle sur leur travail et sur l’Etat que les travailleurs occidentaux. Pire même, depuis la fin des années 1930, ils n’avaient plus le simple droit de faire grève ou de s’organiser dans les syndicats de leur choix, ils n’avaient plus le droit de manifester que sous les bannières de la bureaucratie. Dans un pays économiquement arriéré, l’industrialisation menée par la classe dirigeante russe sous la domination de Staline a conduit à une exploitation encore plus féroce des travailleurs.
La Révolution russe d’Octobre 1917 a été l’oeuvre des travailleurs qui ont su se débarasser de leurs oppresseurs et commencer à diriger la société eux-mêmes. Organisés massivement dans les conseils ouvriers, ils avaient un contrôle direct et permanent sur les délégués qu’ils avaient élus.
Il faudra tout l’acharnement des bourgeoisies occidentales alliées aux anciens tsaristes pour que, après une guerre civile atroce qui ravagera le pays et détruira presque complètement la classe ouvrière, le premier Etat ouvrier de l’histoire se vide de sa substance et passe sous le contrôle d’une nouvelle bureaucratie.
Le socialisme ne peut s’édifier dans un seul pays. Quatre mois après la révolution russe, Lénine écrivait : “ C’est une vérité absolue que sans la révolution allemande nous sommes perdus ”46. Tant que l’organisation de la production et des échanges reste dans les mains des capitalistes au niveau international, un Etat ouvrier, isolé, ne peut subsister. Exploitant les travailleurs, utilisant toutes ses forces pour assiéger et affamer un pays qui risque de donner un exemple contagieux aux travailleurs du monde entier, le capitalisme ne peut être vaincu sans propagation de la révolution internationalement.
Le capitalisme n’est pas un bloc indestructible. Dans chaque pays, il donne naissance à une classe ouvrière capable de le renverser. L’interdépendance des économies à l’échelle internationale fait qu’une crise politique et économique telle qu’elle déclenche une révolution dans un pays, ne sera pas localisée à ce seul pays. La possibilité d’un mouvement révolutionnaire de se propager n’en sort que renforcée.
Le socialisme ne peut naître que de la prise du pouvoir par les travailleurs. Il ne peut se mettre en place que par l’édification d’un Etat qu’ils contrôlent et non pas un parti ou une minorité, aussi consciente soit-elle. Il ne peut se maintenir que par l’extension internationale de la révolution.
Alors, “ A la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ”47.


7. Où est l'utopie ?

“ L’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes ” est un principe fondamental du marxisme. Il implique qu’en dehors de la classe ouvrière, il n’y a pas de direction effective pour changer la société. Que devient cette belle idée si les travailleurs ne veulent pas lutter, s’ils se satisfont de leur sort ? Du travailleur “ moyen ” considéré comme embourgeoisé à celui considéré comme un “ beauf ”, les positions ne manquent pas pour décréter l’impossibilité pour la classe ouvrière de s’organiser. Ces positions développées tout au long des années 1980 reflétent la démoralisation profonde du mouvement ouvrier.

Les causes de la démoralisation
La crise qui durcit la concurrence entre les entreprises durcit aussi la concurrence entre les travailleurs pour le travail. Dans ce contexte, l’incapacité qu’ont les réformistes d’offrir des solutions entraîne une perte de confiance des travailleurs dans leur capacité de résistance collective.
Jusqu’au milieu des années 1970 et dans la foulée de mai 68, le niveau de luttes dans la classe ouvrière a été élevé. La campagne pour les élections présidentielles de 1974, fut l’occasion d’une vaste mobilisation avec meetings unitaires et mouvements de grèves. Mais déjà le reflux s’amorçait.
Dans un contexte de crise économique, la pression du chômage aidant, la gauche institutionnelle comme les directions syndicales qui y sont liées, ne voyaient comme seule possibilité une arrivée au pouvoir de la gauche aux élections. Cela eut des conséquences énormes sur la combativité des travailleurs. De 1976 à 1981, le nombre de journées de grève passe de 5 millions à moins d’un million cinq cent mille.
La crise aiguise les conflits de classe. Les attaques de la classe dirigeante sont plus dures, sa marge de manoeuvre plus étroite. Les conflits sont donc plus longs et plus violents. Cela nécessite une détermination des travailleurs plus importante pour gagner et donc une direction des luttes plus claire et décidée. En l’absence de direction révolutionnaire conséquente, les luttes se traduisirent souvent par des défaites. La défaite des sidérurgistes après les grandes luttes de décembre 1978 à mars 1979 affaiblit des sections entières de la classe ouvrière et renforça parmi les travailleurs le sentiment d’impuissance.
Lorsque François Mitterand arrive au pouvoir en mai 1981, ce n’est donc pas sur un fond de montée des luttes, mais au contraire sur la base d’un reflux constant. C’est principalement “ en spectateurs ” (des spectateurs peuvent être enthousiastes) que les travailleurs assistent aux débuts du gouvernement d’union de la gauche.
La désillusion qui suit le revirement de ce gouvernement vers des politiques d’austérité accentuera encore une démoralisation. C’est désormais un gouvernement dont ils pensaient qu’il était le leur qui attaque les travailleurs. Le 31 décembre 1983, les CRS envahissent les locaux de Citroën-Poissy pour en chasser les ouvriers qui refusent le plan de licenciement signé entre le gouvernement et la direction du trust.
Les directions des syndicats, liées aux partis gouvernementaux, isolent les travailleurs les plus combatifs, menant les luttes à des défaites qui démoralisent encore plus les travailleurs. “ Le fait d’avoir été abandonnés par ceux-là mêmes qu’ils avaient portés au pouvoir, de n’avoir pu ou su se défendre d’une politique qui les réduisaient à n’être que de simples facteurs de production et non plus des acteurs historiques, favorisa le découragement chez les ouvriers, le renoncement, le développement de l’individualisme, voire du racisme ”48.

Une démoralisation définitive ?
“ Pour s’engager dans la lutte de classes, il n’est pas nécessaire “ d’y croire ”, pas plus qu’il est nécessaire de croire en Newton pour tomber d’avion... La classe ouvrière va vers la lutte de classe dans la mesure où le capitalisme échoue à satisfaire ses besoins économiques et sociaux et ses aspirations, non parce que des marxistes lui disent de le faire. Il n’y a aucune preuve de ce que les travailleurs aiment se battre plus que n’importe qui d’autre; c’est le capitalisme qui les y oblige et les y habitue ”49.
La fin de l’année 1993, avec une grève à Air France, et 1994, avec la mobilisation d’un million de personnes dans les rues de la capitale pour défendre l’école publique, puis celle des étudiants contre un projet de baisse du salaire minimum pour les jeunes, ont montré comment il est possible de faire reculer un gouvernement qui semblait tout-puissant.
“ Mais même les périodes de calme ne sont jamais que des périodes de calme relatif. Pendant les années de gouvernement de gauche en France, qui ont vu une baisse des luttes et une certaine démoralisation, les attaques du patronat ont continué. Pour tous, il restait l’obligation d’aller travailler avec les chefs sur le dos, etc. Cela a rencontré souvent une opposition retenue, une amertume croissante et, de la part d’une minorité, une résistance syndicale. Le résultat dans la tête des gens est une conscience double ou contradictoire entre ce que disent les médias, d’un côté, et leur expérience personnelle et immédiate, de l’autre. Dans un sondage quelqu’un peut être influencé par la propagande capitaliste et affirmer accepter que des salaires qui augmentent trop vite mettent en péril l’économie nationale. Mais en même temps, le même n’acceptera pas le gel de son propre salaire. Il peut partager des idées racistes et en même temps affirmer qu’elles ne concernent pas son pote Mohammed “ parce qu’il est différent ”. Quand la situation change (intensification des attaques des patrons, remontée de la confiance, etc.), l’amertume accumulée peut éclater et une conscience contradictoire n’empêchera pas le travailleur de refuser le discours du patron, des médias et du gouvernement. Une fois entré dans la grève, la clarification des éléments contradictoires de la conscience peut avancer très vite. Tout d’un coup, le fonctionnement normal du système est interrompu, le voile qui masque la vraie nature des rapports sociaux commence à être levé et un tas d’idées reçues sont remises en question ”50.
C’est parceque la logique du fonctionnement capitaliste oppose constamment les intérêts des travailleurs à ceux des patrons que cette opposition larvée émerge régulièrement en conflits ouverts. La portée de ce conflit dépend ensuite de tout un nombre de facteurs qui se résument au rapport de forces qui se crée dans la lutte.
Divisée et sans perspectives cohérentes, la classe ouvrière a toutes les chances d’être défaite. De l’issue d’un conflit limité peut dépendre le cours de la lutte, l’exemple de la combativité dans un secteur donnant la confiance à d’autres travailleurs pour relever la tête.

La grève : une arme de classe
La plupart des luttes se finissent, soit par une défaite, quand la classe dirigeante se sent en position de force et réussit à isoler la lutte, soit en compromis, négocié par la direction des syndicats. L’issue a une conséquence non seulement sur les travailleurs qui ont lutté, mais aussi sur ceux qui ont eu connaissance de la lutte.
Dans certains cas, en fonction de l’environnement politique et économique et du rapport de forces qui existe entre la classe dirigeante et le mouvement ouvrier, les luttes peuvent se généraliser et les revendications économiques des travailleurs être relayées par des revendications politiques remettant en cause la structure même du pouvoir. Ce fut le cas à de nombreuses reprises dans l’histoire, de la Révolution russe de 1917 à mai 68 en France ou, 1980 en Pologne, ou encore lors de la lutte contre l’apartheid en Afrique du sud.
Une grève ne peut gagner en puissance et en efficacité que si elle implique le plus possible de travailleurs. “ Une grève, ce n’est pas un vote : on ne va pas demander à chaque ouvrier, comme ça, tu veux ou tu veux pas faire grève. Une grève, c’est une dynamique qui en brise une autre, la dynamique que le patron a imposée aux ouvriers : travailler chez lui pour pouvoir bouffer. L’ouvrier retourne la logique : si tu veux que ton usine tourne, augmente-nous. Le patron est maître du système social, lui et ses potes. Les ouvriers n’ont que leurs bras croisés pour dire non. Pour enrayer la force du patron, son pouvoir social, il faut une dynamique forte en nombre, efficace, consciente. Presque toujours, un mouvement de grève démarre petit, avec les plus décidés ce jour-là, et il peut s’étendre quand les autres voient qu’il y a du monde, qu’il fait beau dehors, que la revendication vaut le coup, qu’il y en a ras le bol ”51.
Tout ce qui concerne l’activité des travailleurs, les modes de production et la distribution des produits est en dehors de leur contrôle, ils n’ont aucun pouvoir de décision. Lors d’une grève le pouvoir est collectif. Chacun a donc son mot à dire. C’est une situation complètement nouvelle. “ La grève est terriblement libératrice : dès qu’on est dedans, on n’a plus envie d’en sortir. Cela a été bien dur, à la fin du mois de juin 1978 (grève à Flins chez Renault - NDLA), de reprendre définitivement le travail après un mois de grève, l’occupation, les défilés, la manifestation... On acceptait de se réunir le dimanche, de passer des nuits à tirer des affiches. Une période de lutte est à la fois épuisante et enthousiasmante: on vit autrement, on a d’autres rapports avec les copains ; on milite ensemble, on vit ensemble. C’est la fête de la liberté ”52.
En 1899, Lénine écrit : “ Chaque grève rappelle aux capitalistes que ce ne sont pas eux les vrais maîtres, mais les ouvriers, qui proclament de plus en plus hautement leurs droits. Chaque grève rappelle aux ouvriers que leur situation n’est pas désespérée, qu’ils ne sont pas seuls. ”53 Dans le même article, il cite un ministre de l’Intérieur allemand : “ Derrière chaque grève se profile l’hydre de la révolution. ”
La révolution ne sort pas d’un schéma établi par une poignée de révolutionnaires. Elle émerge directement des luttes que mène la classe ouvrière.
En janvier 1905, une manifestation pacifique se déroule à Petrograd pour porter une supplique au tsar. Les soldats du tsar tirèrent sur la foule tuant des centaines de manifestants et provoquant une vague de grèves et de manifestations qui constituèrent la Révolution russe de 1905.
Ces grèves étaient souvent à la fois économiques (sur les salaires ou les conditions de travail) et politiques (contre des aspects du tsarisme). Même une grève qui commence sur des revendications qui semblent anecdotiques peut se généraliser. A Moscou, le 19 septembre 1905, une grève débute dans une imprimerie. Les typographes payés à la lettre réclament une plus haute rémunération par pièce et d’être payés pour les marques de ponctuation ! Dans l’atmosphère de lutte générale, la grève se propage rapidement à l’ensemble de l’industrie de l’imprimerie, puis aux autres entreprises de Moscou. Les ouvriers des chemins de fer répandent le mouvement à travers toute la Russie et, en octobre, une grève générale, contre le régime, paralyse tout le pays.
Le 13 octobre, les travailleurs créent un conseil (soviet) à St Pétersbourg rassemblant 500 délégués de 180 entreprises de la ville. Moscou et d’autres villes suivent l’exemple de St Pétersbourg.
Le soviet de St Pétersbourg avait été organisé comme un comité de grève. Mais les circonstances l’obligèrent tout de suite à être bien plus que cela. Il dut organiser la distribution des marchandises et en premier lieu de la nourriture mais introduisit aussi la liberté de presse et la journée de travail de huit heures. Ce soviet, comme les autres, se trouva donc comme un gouvernement alternatif face au tsarisme.
L’exemple sera repris dans de nombreux cas, en Russie en 1917 mais aussi en Allemagne en 1918, en Italie en 1919, en Hongrie en 1956, au Chili en 1972-73.

L’école de la révolution
La grève est l’école de la révolution. Dans une grève, les travailleurs font l’expérience de leur pouvoir, l’expérience de la démocratie réelle. Mais ils font ausssi l’expérience de la nature de classe de l’ensemble de la société. S’opposant à leur patron, ils s’opposent à l’ensemble de la classe dirigeante, à sa presse et à son Etat. Lors de la grève d’Air France en 1993, les PDG des 21 plus grosses entreprises françaises firent passer une page dans Libération et Le Figaro, appelant à la fin de la grève qui entravait l’ensemble de l’économie nationale. France Soir titrait : “ La chienlit ”, apportant le doute dans la tête des travailleurs sur la supposée neutralité de la presse.
A l’occasion d’une lutte ouverte, la nécessité de s’organiser face aux attaques prend une nouvelle évidence. La première forme d’organisation des travailleurs est le syndicat. Le taux de syndicalisation et le niveau d’engagement dans le syndicat reflètent la détermination et la confiance des travailleurs. Aujourd’hui, le taux de syndicalisation en France est très faible (inférieur à 10 %). Cela ne signifie pas que le syndicat soit une forme d’organisation dépassée. Ce taux est identique à celui qui existait en 1934 en France. En 1936, après la grève générale et les occupations d’usines, le taux de syndicalisation dépassait les 50 %.
Un exemple est très parlant, celui des restaurants Mac Donald’s. Cette forme de restauration rapide importée des Etats-unis est très récente en France. L’implantation de cette multinationale commence en 1979. Aussi, il n’y avait pas, avant l’été 1994, de tradition de lutte. Les employés sont jeunes et généralement étudiants. Contrats à temps partiel et à durée déterminée font qu’il y a un renouvellement continuel de la main d’oeuvre et que celle-ci est peu fixée sur le lieu de travail. Pourtant, en 1994, à Massy, les employés vont déclencher une grève pour réclamer de meilleures conditions de travail, le respect des conventions collectives et du droit syndical. Pour éviter de se faire licencier avant d’avoir pu s’organiser, les employés vont se retrouver pendant plusieurs semaines en dehors du restaurant, constituer un noyau, prendre des contacts avec les autres employés, ceci en se liant et se faisant conseiller par la CGT. Lorsque la grève se déclenche, il y a 100 % de grévistes. Ils vont gagner sur toutes leurs revendications, donnant l’exemple à tous les autres restaurants de la chaîne. A l’issue du mouvement à Massy, 30 employés sur les 67 que compte le restaurant de Massy s’organisent en section syndicale CGT. La confiance et l’organisation rendent alors plus difficile la tâche de la direction.
Le syndicat permet non seulement d’avoir une structure de délégués capables de défendre les travailleurs au jour le jour, mais aussi une organisation qui peut réagir rapidement aux attaques du patronat. Organisé en confédération, le syndicat permet d’exprimer la solidarité entre entreprises d’un même secteur ainsi que de généraliser les luttes aux travailleurs d’autres secteurs.
Pourtant, ce qui fait la force du syndicat en fait aussi les limites. Le syndicat est essentiellement une forme de défense des travailleurs à l’intérieur du système capitaliste. A ce titre, le syndicat doit défendre les travailleurs quels qu’ils soient et quelles que soient leurs positions politiques. Exprimant l’unité d’intérêt des travailleurs face aux patrons, le syndicat défend aussi bien celui qui accepte encore des préjugés racistes que le travailleur immigré qui en souffre, le militant socialiste que celui qui a des idées plus conservatrices. Le syndicat défend tous les travailleurs parce que les idées qui les divisent sont les idées dominantes développées par la classe dirigeante. Mais il exclut de ses rangs le briseur de grève, le fasciste, l’agent provocateur de la police, etc.
Cela signifie que, pour réunir la majorité des travailleurs autour de la défense de leurs intérêts, le syndicat représente la classe dans son ensemble et donc le niveau de conscience de celle-ci. Lorsque les travailleurs sont démoralisés, les syndicats sont faibles et peu confiants dans les capacités de lutte. Lorsque des luttes se développent, elles se font sur des bases réformistes. “ La classe ouvrière va spontanément au socialisme, mais l’idéologie bourgeoise la plus répandue (et constamment ressuscitée sous les formes les plus variées) n’en est pas mois celle qui, spontanément, s’impose à l’ouvrier ”54. Même lorqu’ils commecent à lutter, à passer de la passivité et de l’individualisme à la solidarité, la majorité des travailleurs continue d’accepter l’inviolabilité de la propriété privée, le “ droit ” des capitalistes à un profit “ raisonnable ” ou la défense de l’intérêt national. Vouloir créer des syndicats révolutionnaires lorsque les travailleurs sont en majorité réformistes conduit à diviser ceux-ci, à constituer des syndicats minoritaires et provoquer des défaites.

La bureaucratie syndicale
Il ne s’agit pas d’idéaliser les syndicats. Même puissants, comme en 1936 ou en 1945, ils n’ont pas entraîné l’émancipation des travailleurs et le renversement du capitalisme.
A de multiples reprises dans l’histoire, les directions des syndicats ont trahi les luttes, appelant à la reprise du travail lorsque les travailleurs pouvaient continuer la lutte et emporter la victoire. En juin 1968, des travailleurs reprirent le travail en pleurs, dégoûtés des syndicats. Assimilant le syndicat à sa direction, nombreux furent ceux qui déchirèrent leur carte syndicale.
Pour comprendre comment il se fait que les directions syndicales sont amenées à trahir les travailleurs, il faut analyser l’évolution qu’ont subi les syndicats.
Tant que le système capitaliste est sur pied, les syndicats ne peuvent que négocier les termes de l’exploitation. Le droit de se syndiquer existe depuis plus de cent ans en France. Des acquis ont été obtenus lors des luttes qui ont permis que les syndicats se structurent de plus en plus. Dans la mesure où la négociation des termes de l’exploitation assume un caractère régulier et de plus en plus complexe, elle devient le domaine réservé d’un groupe de négociateurs professionnels. La masse des syndiqués n’a ni le temps, ni la formation nécessaire pour connaître la législation du travail, représenter leurs camarades devant les tribunaux ou calculer les grilles de salaires. De plus, les syndicats sont devenus des structures nationales avec toute une administration interne.
Spécialisés dans leur rôle de négociateurs, les dirigeants syndicaux donnent aux accords qui en résultent un caractère “ sacré ” oubliant que les termes de cet accord ne sont que le reflet du rapport de forces créé par les luttes. Ils déplorent ce qui menace leurs “ bons rapports ” avec les patrons et le gouvernement. Détachés du lieu de travail, ils subissent l’influence de milieux étrangers au mouvement syndical, participant à d’innombrables réunions avec les représentants patronaux ou gouvernementaux, répondant aux interviews des journalistes.
De cela découle que la bureaucratie qui s’est formée dans ce processus a développé un ensemble d’intérêts particuliers qui ne sont plus directement liés aux conditions de travail de ceux qu’elle est censée défendre. La bureaucratie syndicale préfère quand “ tout se passe bien ”. Son idéologie de base est celle du contrat passé entre le monde du travail et le monde du capital, le compromis, la solution négociée des conflits plutôt que la lutte ouverte qu’elle risque de ne pas pouvoir contrôler. La bureaucratie syndicale a besoin des patrons, sans lesquels sa position de négociation n’existe plus. C’est ce qui la conduit à s’opposer à un mouvement dépassant le cadre des lois et des institutions bourgeoises, défendant le respect de la propriété privée, de la Constitution et des représentants de “ l’ordre ”.
Cela ne signifie pourtant pas que la bureaucratie syndicale soit devenue partie de la classe dirigeante parce que son existence dépend aussi de la confiance que lui accordent les travailleurs. Pour être crédibles en tant que négociateurs aux yeux des patrons, les dirigeants syndicaux doivent être capables non seulement de brandir la menace d’une grève, mais aussi de se servir de cette arme de temps en temps. Lorsque les travailleurs sont exaspérés par leurs conditions de travail et de vie, les syndicats doivent être combatifs pour conserver leur confiance.

Démocratiser les syndicats
C’est à partir de ces contradictions que se trouve la possibilité pour les travailleurs les plus combatifs d’utiliser les syndicats pour mener la lutte. Il ne s’agit pas de convaincre les dirigeants syndicaux mais, à la base, d’organiser les travailleurs pour démocratiser le syndicat, exercer la pression pour obliger la direction syndicale à lancer les luttes puis, à les généraliser.
Les révolutionnaires défendent l’organisation syndicale, tentant de convaincre le plus de travailleurs possible de se syndiquer et de s’impliquer dans l’activité syndicale. Lors de périodes de repli, ce combat est difficile à mener. Lors des luttes, quand les travailleurs sont plus nombreux à participer, les révolutionnaires doivent les pousser à s’organiser démocratiquement, à prendre les décisions dans des assemblées réunissant ceux qui s’engagent, qu’ils soient expérimentés ou non, syndiqués ou non, à mettre le syndicat au service des travailleurs et non l’inverse. Quand la lutte prend une certaine ampleur, il est possible de pousser les travailleurs à élire leurs représentants sur la base de la lutte (en formant des comités de grève élus) et ainsi à remettre en cause le pouvoir de la bureaucratie.
Non, l’utopie ne réside pas dans l’espoir de changer la société, de mettre fin aux atrocités du système capitaliste. L’utopie réside dans la confiance accordée à des dirigeants prenant en main la gestion de la société dans l’intérêt des travailleurs. Ceux-ci détiennent le pouvoir pour le faire par eux-mêmes. Le capitalisme n’a pas toujours existé, il n’est pas éternel. Cela ne signifie pas que le socialisme soit inévitable. Ce sont les hommes qui font l’histoire et cela suppose qu’ils s’organisent pour changer leurs conditions de vie. Pour intervenir dans les syndicats, pour offrir une alternative à l’ensemble des travailleurs et des opprimés, pour combattre l’impasse d’une direction réformiste, il faut que les travailleurs les plus conscients et les plus combatifs s’organisent avec ceux qui sont solidaires de leur lutte. ils doivent construire un parti révolutionnaire afin de coordonner leur intervention et de résister aux pressions des idées dominantes


8. Construire l'alternative socialiste révolutionnaire


Le capitalisme connaît une crise profonde. Partout et toujours, la classe dirigeante répond à cette crise de la même manière, en s’attaquant à la classe ouvrière. Cette crise n’est pas passagère. Elle représente un phénomène de fond qui peut connaître des acalmies, mais qui aggravera l’instabilité et les conflits.
L’antagonisme qui existe entre le Capital et le Travail entraînera des affrontements majeurs. Les travailleurs doivent se préparer à de tels conflits dont l’issue finale ne peut être que la victoire ou le développement de la réaction à une échelle encore plus grande. Dans les années 1930 la défaite des travailleurs se fit au prix du nazisme, de l’Holocauste et des explosions atomiques de Nagasaki et Hiroshima.
Tous ceux qui veulent lutter pour une autre société doivent s’organiser. Parce que la bourgeoisie est regroupée autour de ses médias, de son administration, de sa police, de sa justice, de son armée, etc., ses attaques sont planifiées, organisées. De même, les travailleurs et les opprimés doivent s’organiser non en multiples fronts mais en une seule organisation. Cinq doigts déployés sont moins efficaces qu’un poing pour lutter.
En 1917, les travailleurs russes réussirent à renverser leur classe dirigeante. Il faut s’inspirer de cet exemple, non pour le reproduire schématiquement comme si les conditions étaient exactement les mêmes, mais pour en tirer les éléments qui permettent aujourd’hui aux travailleurs d’édifier l’organisation dont ils ont besoin.

La Révolution russe
En 1905, les conseils ouvriers qui se développèrent à St Pétersbourg, Moscou et dans d’autres villes de Russie, constituèrent un gouvernement alternatif au régime tsariste. Le pays se trouvait dans une situation de double pouvoir. Le gouvernement tsariste était toujours là. Mais il ne pouvait y avoir d’accord durable entre ces deux types de gouvernements. Par nature, chacun était fondamentalement hostile à l’autre. En décembre 1905, le gouvernement tsariste dispersa par la force le soviet de St Pétersbourg et arrêta ses dirigeants. Le soviet de Moscou lança alors une grève générale et l’insurrection armée. Mais après neuf jours, il fut battu. Le double pouvoir avait duré deux mois.
En 1917, la période de double pouvoir dura huit mois. Elle s’acheva avec l’insurrection d’octobre où les soviets renversèrent le gouvernement provisoire et prirent le pouvoir.
L’insurrection était nécessaire pour renverser l’Etat bourgeois. Mais pour réussir, cette insurrection nécessitait une bonne coordination et une énorme discipline de la part de ceux qui la réalisèrent. Sa planification exacte exigeait que peu de personnes soient au courant quant à la date et aux formes exactes que prendrait cette insurrection. Ainsi préparée soigneusement, elle ne fit à Petrograd que quinze victimes, loin de l’idée des révolutions sanglantes, propagée par l’idéologie dominante.
Visant à l’édification socialiste, cette insurrection devait aussi se faire au bon moment, c’est-à-dire quand, et uniquement quand, la majorité de la classe ouvrière était convaincue du besoin de prendre le pouvoir en mains propres. Les Bolcheviks remirent le pouvoir au congrès des soviets de soldats et d’ouvriers au lendemain de l’insurrection.
Ces éléments seuls démontrent l’importance de construire un parti hautement conscient de ses tâches et hautement discipliné. Ce qu’il faut analyser, c’est comment les travailleurs arrivèrent à cette conviction qu’ils devaient prendre eux-mêmes le pouvoir et pourquoi cette conscience n’émergea pas spontanément.
En février 1917, les soldats et les travailleurs renversèrent le régime du tsar en s’organisant spontanément en soviets. Mais ces soviets laissèrent le pouvoir à un gouvernement provisoire constitué de ministres “ libéraux ”. Ce gouvernement allait s’efforcer de vider les soviets de leur substance tout en reconstruisant un Etat capitaliste. La disparition des soviets devint même un des objectifs de ce gouvernement.
Le fait que les travailleurs abandonnent leur pouvoir en février 1917 n’était pas un accident. La même chose se produisit en Allemagne en novembre 1918 et en Espagne en 1936. La raison est que la grande majorité des délégués des soviets en 1917 étaient réformistes, reflétant le niveau de conscience de l’ensemble de la classe ouvrière à ce moment-là.
Même dans les périodes de lutte majeures, lorsque la conscience de classe se développe extrêmement rapidement, les travailleurs conservent un certain respect envers les dirigeants (et dans ce cas il s’agit des dirigeants réformistes) et un manque de confiance dans leurs propres forces.
Pourtant de février à octobre 1917, le niveau de conscience des travailleurs va se modifier considérablement, en grande partie à cause de l’expérience que soldats et travailleurs firent lors du gouvernement provisoire. Celui-ci continua une guerre très impopulaire contre l’Allemagne, rétablit la peine de mort dans l’armée et ne réalisa pas les réformes promises, dont la réforme agraire.
Mais cette explication n’est pas suffisante. Dans d’autres cas, comme au Chili en 1973, les travailleurs ont vécu des expériences similaires sans en tirer la nécessité de prendre le pouvoir.
L’explication réside dans le rôle que joua le Parti bolchevique depuis le début, tirant les leçons de la situation, insistant plus que tout sur la nécessité pour les travailleurs de prendre le pouvoir.
C’est ainsi que le Parti bolchevique gagna la majorité des soldats et des travailleurs à son slogan “ Tout le pouvoir aux soviets ”. Pour cela, il devait résister aux pressions pour s’adapter à la situation, pour accepter les idées les plus répandues, qui ont conduit les autres partis à être révolutionnaires en paroles et réformistes en actes. Les Bolcheviks réussirent à garder le cap tant grâce à la discipline de leurs militants - nécessaire pour intervenir efficacement et tirer les leçons de l’intervention - que parce qu’ils s’appuyaient sur une théorie solide.
Mais gagner la majorité des travailleurs signifie avoir une implantation dans la plupart des secteurs de la classe ouvrière. Sans cette implantation les Bolcheviks n’auraient même pas été entendus. Ils avaient déjà en février des militants ou des sympathisants dans la plupart des entreprises. Ils avaient cette position parce qu’ils avaient construit le parti pendant les périodes précédentes, sachant se développer durant les montées de lutte, comme en 1905, et se replier autant que possible en ordre lors des périodes difficiles, comme les années qui suivirent la défaite de la révolution de 1905.
Il ne suffit pas de savoir ce qu’il faut dire et d’avoir la force de le dire. Il s’agit aussi de savoir comment faire passer ses idées. C’est une chose de dire : “ Tout le pouvoir aux Soviets ” et de posséder les arguments abstraits qui en expliquent la raison. C’est une autre chose de savoir comment relier ces arguments à l’expérience directe des travailleurs. Cela nécessite des militants qui aient l’expérience de l’intervention et de l’agitation concrète dans la classe ouvrière.
Une organisation capable de combiner la théorie solide pour résister aux pressions des idées réformistes avec l’expérience pratique de l’intervention dans les luttes et la faculté de savoir quand il faut avancer et quand il faut reculer ne se crée pas lors de la révolution. Une telle organisation développe ses qualités auparavant.
C’est cette leçon que nous devons retenir d’octobre 1917.

Construire le parti
Nous devons construire ce parti dès aujourd’hui. Un tel parti ne peut regrouper l’ensemble des travailleurs dans une période où la passivité est dominante. Il ne peut organiser que les travailleurs qui sont les plus déterminés et les plus combatifs et les convaincre de la nécessité de la révolution.
Quand les idées dominantes sont les idées réformistes ou fatalistes, un tel parti ne peut être que minoritaire. Il doit combiner cependant l’organisation la plus disciplinée possible autour d’une théorie solide pour se développer.
C’est cela qui lui permet d’intervenir aux côtés de ceux dont les positions politiques sont les plus floues et diverses pour les convaincre par les perspectives concrètes qu’il donne aux luttes. Les révolutionnaires sont les combattants les plus déterminés pour les réformes, parce que c’est au travers du combat pour les réformes que les travailleurs construisent leur conscience, leur assurance et leur combativité. Mais ces luttes ne sont efficaces qu’éclairées par la perspective de la prise du pouvoir par la classe ouvrière.
Les formes d’intervention des révolutionnaires sont bien sûr dépendantes de leur force et de la situation politique générale. Dans des périodes de reflux des luttes et quand les révolutionnaires ne sont qu’une poignée, leur activité réside essentiellement dans la diffusion des idées de base. Lorsque la situation change et que la colère des travailleurs s’exprime au travers de luttes, les révolutionnaires doivent intervenir pour leur offrir des perspectives, combattre l’influence des idées réformistes et gagner beaucoup plus rapidement les travailleurs aux idées révolutionnaires. Au travail de propagande se lie alors un travail d’agitation dans et hors des syndicats. Les révolutionnaires tentent de relier les différentes luttes et de généraliser l’expérience acquise dans un secteur aux autres secteurs.

Socialisme International
Nous vivons une période de chaos, dans un système qui se déstabilise rapidement. Plus que jamais, les termes de l’équation posée par Engels “ socialisme ou barbarie ” sont ceux auxquels nous nous affrontons.
C’est la faillite des partis réformistes et des partis staliniens à proposer une alternative cohérente qui a permis à Hitler d’arriver au pouvoir en Allemagne dans les années 1930.
Alors que, à un rythme plus lent, la crise du capitalisme et l’incapacité des partis réformistes à offrir des perspectives à ceux qui veulent lutter, recrée l’instabilité et redonne naissance à des partis fascistes, il est urgent de construire un parti révolutionnaire capable de mobiliser contre la montée du fascisme et contre les attaques de la classe dirigeante. Capable de s’opposer à la barbarie.
Il est urgent de créer un parti révolutionnaire indépendant capable de mener la lutte unitaire contre la montée du fascisme. Nombreux sont ceux, en France, qui veulent s’opposer au Front national. Mais enfermés dans la logique électoraliste et dans le respect religieux de la légalité, les organisations réformistes qui ont la puissance pour créer et diriger un tel mouvement sont incapables de le faire. Il faudra créer un front unique réunissant travailleurs français et immigrés, femmes et hommes, homosexuel(le)s et hétérosexuel(le)s pour contrer les arguments racistes, diffuser des tracts rappelant la barbarie du nazisme, s’opposer, physiquement s’il le faut, aux démonstrations de force des fascistes. La force et l’efficacité d’un tel front repose sur un accord pour l’action contre les fascistes et non sur des idées générales qui diviseraient ses rangs. Un tel front n’est donc pas un parti. Les révolutionnaires ne sont pas seuls à vouloir un tel mouvement unitaire, ils ne sont même pas une majorité. Mais, organisés dans un parti, ils sont les seuls à pouvoir l’organiser et le lancer.
La possibilité qu’a un parti fasciste de se développer repose aussi sur le désespoir de ceux qui sont soumis à l’oppression et l’exploitation capitaliste et qui ne voient pas de perspectives pour changer leur situation. Dans le chaos capitaliste et la misère qu’il génère, l’intervention des révolutionnaires pour donner des perspectives aux luttes, promouvoir la solidarité et l’esprit de résistance, partout où c’est possible, est un facteur déterminant pour donner à la société un autre avenir que la barbarie.
Les luttes et la volonté de lutter existent. Elles rendent plus possible et plus nécessaire que jamais la construction d’un parti révolutionnaire recrutant dans toutes les couches de la population pour s’implanter dans la classe ouvrière.
Socialisme International est une organisation qui se donne cette tâche. Tous ceux qui veulent changer la société doivent y adhérer et lutter pour la construire afin d’en faire le parti révolutionnaire nécessaire à la victoire du socialisme.
“ Grise est la théorie, mais vert est l’arbre de la vie ” disait Lénine. La théorie ne vaut que comme guide pour l’action. C’est pourquoi il faut devenir socialiste révolutionnaire. Rejoins-nous !



Notes :

1. George Orwell, 1984, Gallimard (Folio).
2. P. Salinger et Eric Laurent, Guerre du Golfe, le dossier secret, Ed. Olivier Orban, 1991
3. Pierre Milza, Les fascismes, Seuil, Collection Points Histoire 1991.
4. Anne Tristan, Au Front, Seuil (Collection Folio Actuel) 1968.
5. Cité par G. Ford in Fascist Europe, Pluto Press 1992.
6. National Bank Report, 1992.
7. Chris Harman, L’économie marxiste et le monde aujourd’hui, Brochure de SI.
8. Alain Delale et Gilles Ragache, La France de 68, Seuil 1978.
9. John Molyneux, Arguments pour le socialisme révolutionnaire.
10. Jules Guesde, cité dans Jean Bron, Histoire du mouvement ouvrier, Ed. ouvrières, 1970.
11. LCR, Renault Cléon en grève ! Pour les salaires... Une grève offensive... Une grève de masse... et ses limites, Brochure de la LCR, 1991.
12. Ibid.
13. Nouveau Testament. Luc. 6.
14. N.T. Mathieu. 4.
15. Riccardo Petrella, Le Monde diplomatique, février 1994.
16. Libération, 19 février 1994.
17. Ibid.
18. Ibid.
19. Michael Kidron et Ronald Segal, Atlas du nouvel état du monde, Ed. Autrement (Série Atlas), 1992.
20. Gabriel Milesi, Les nouvelles 200 familles : Les dynasties de l’argent, du pouvoir financier et économique, Belfond, 1990.
21. Ibid.
22. Claire Chazal, Balladur, Flammarion, 1993.
23. Riccardo Petrella, Le Monde diplomatique, ibid.
24. Filoche, E. Balladur.
25. Ibid.
26. Ibid.
27. André Bercoff (sous la direction de), La France des seigneurs. Robert Laffont, 1989.
28. J. Molyneux, Arguments pour le socialisme révolutionnaire, Brochure de SI.
29. Lénine, Oeuvres, Vol. 29, Ed. sociales, p. 425.
30. INSEE, Données sociales, 1993.
31. Ibid.
32. Ibid.
33. INSEE, 1987.
34. Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, in L’idéologie allemande, Ed. sociales, 1982.
35. Jules Guesde, cité dans Jean Bron, ibid.
36. Cité dans Melchior.
37. Ibid.
38. Ibid.
39. Ibid.
40. Ibid.
41. Jacques Fournier, La voie parlementaire au ... capitalisme, Brochure de SI.
42. Lénine, L’Etat et la Révolution, Ed. Pékin, p. 7.
43. Colin Barker, Révolutionary rehearsals, Bookmarks, 1987.
44. J. Molyneux, La future société socialiste, Brochure de SI.
45. Ibid.
46. Lénine, Oeuvres, Vol.27, p. 95.
47. Karl Marx, Le manifeste du Parti communiste, Ed. Pékin.
48. Eric Melchior, Le PS, du projet au pouvoir.
49. Hal Draper, Karl Marx’s theory of revolution, Vol. 2, The politics of social classes, New York, 1978.
50. Ross Harrold, Pourquoi les travailleurs ne sont-ils pas tous révolutionnaires, SI n° 68.
51. Nicolas Dubost, Flin sans fin, Maspero (Luttes sociales), 1979.
52. Ibid.
53. Lénine, Oeuvres, Vol.4, p. 325.
54. Lénine.

Des lectures pour approfondir. Des classiques :
- Dix jours qui ébranlèrent le monde de John Reed : Octobre 1917 raconté par un journaliste américain. Un des meilleurs témoignages jamais écrits sur une révolution.
- Le manifeste du parti communiste de Marx et Engels : L’écrit fondateur de l’analyse communiste. Un classique qui n’a rien perdu de son actualité.
- L’Etat et la Révolution de Lénine : Une analyse de la nature de l’Etat, instrument de la domination d’une classe sur les autres et pourquoi une révolution est nécessaire.
- Hommage à la Catalogne de George Orwell : La révolution espagnole de 1936 vécue et racontée par un écrivain britannique. Passionnant.
- Ma vie de Léon Trotsky : Un des principaux acteurs de la Révolution russe, en racontant sa vie, Trotsky est amené à raconter de l’intérieur les événements historiques auxquels sa vie est liée.