Anticapitalisme : théorie et pratique ANTICAPITALISME : THEORIE ET PRATIQUE
Chris Harman

(2000)

Les médias ont découvert en 1999 un vocable nouveau : « anticapitalisme ». Ce mot a commencé sa carrière en faisant la « une » des journaux anglais lors des protestations contre les institutions financières de la City de Londres, le 18 juin. Il s’est répandu dans le monde, à une échelle décuplée, avec les manifestations contre l’Organisation mondiale du commerce, à Seattle, le 30 novembre. Pour les médias, c’était la désagréable découverte de quelque chose de très réel : dix ans après le soi-disant triomphe du capitalisme de marché consécutif à la chute du Mur de Berlin et à l’effondrement de l’URSS, un nombre toujours croissant d’individus proclament leur rejet du système.

Les dizaines de milliers de personnes qui ont manifesté à Seattle, Paris, Londres, Washington, ainsi que dans nombre de grandes villes du monde, constituent l’expression la plus visible de ce sentiment anticapitaliste. Mais on peut aussi le trouver, de façon bien plus large, en France dans les dizaines de milliers de membres d’ATTAC et le million de voix recueilli par la liste trotskyste aux élections européennes, parmi de nombreux supporters de Ken Livingstone lors de l’élection municipale londonienne, dans les sondages d’opinion qui montrent que le mot « capitalisme » a une connotation négative pour 58% des Polonais, 63% des anciens Allemands de l’Est et 51% des Italiens, dans la longue grève des étudiants de Mexico, et dans la série de grèves et de manifestations qui ont éclaté en divers endroits d’Amérique Latine. L’anticapitalisme des manifestants est la partie émergée de l’iceberg de la colère contre le système.
C’est sur cette partie émergée que les médias ont concentré leurs efforts – ne serait ce que pour la dénigrer. Mais ce faisant ils ont alimenté un point de focalisation, comme à l’époque des manifestations étudiantes et anti-guerre du Vietnam à la fin des années 1960, permettant à un plus grand nombre de gens d’exprimer leur mécontentement.
Si l’on veut rendre compte de ce nouvel anticapitalisme, le point de départ ne peut être que la manifestation de Seattle. Beaucoup a été dit sur ce sujet (1). Pour résumer, il suffit de dire que Seattle a été le résultat de la jonction de groupes auparavant dispersés. Chacun de ces groupes s’est rendu compte que des réunions comme celle de l’OMC représentaient une menace pour leur cause particulière. Luis Hernandez Navarro, journaliste du quotidien de gauche mexicain La Jornada, décrit ceux qui étaient présents : « Des écologistes, des agriculteurs du monde développé, des syndicalistes, des militants gays, des ONG luttant pour le développement, des féministes, des punks, des militants des Droits de l’Homme, des jeunes et des moins jeunes, des gens venus des USA, du Canada, d’Europe, d’Amérique Latine et d’Asie » (2). Ce qui les unissait, dit-il, était « le rejet du slogan « tout le pouvoir aux multinationales ! » résumant le programme libre-échangiste ».
Il y avait dans la protestation un élément important de spontanéité. Beaucoup de participants, en ayant entendu parler, ont tout simplement décidé d’y aller. Mais il y avait bien plus que de la spontanéité. Beaucoup sont venus en tant que membres de groupes locaux qui se préparaient à l’événement depuis plusieurs mois. Et le fait que l’événement soit devenu un point de ralliement a été le résultat des efforts d’un noyau de militants qui considéraient l’OMC comme l’ennemi commun des différentes campagnes. Cela avait nécessité un travail intensif d’organisation durant la plus grande partie de l’année, avec des groupes entrant en contact par internet. Et derrière tout cela encore, il y avait une période plus longue d’agitation. Noam Chomsky, qui est en principe anarchiste, a raison de souligner cet élément d’organisation : « Le succès éclatant de la manifestation contre l’OMC témoigne de façon impressionnante de l’efficacité des efforts d’éducation et d’organisation à long terme, mis en œuvre avec dévouement et persévérance » (3) . Paul Hawken parle des « leaders de pensée » (thought leaders) qui ont motivé nombre de manifestants :
Martin Khor du Third World Network (Réseau Tiers Monde) en Malaisie, Vandana Shiva d’Inde, Walden Bello de Focus on the Global South, Maude Barlow du Council of Canadians, Tony Clarke du Polaris Institute, Jerry Mander de l’International Forum on Globalisation (IFG), Susan George de l’Institut Transnational, Dave Korten du People-centered Development Forum, John Cavanagh de l’Institute for Policy Studies, Lori Wallach de Public Citizen, Mark Ritchie de l’Institute for Agriculture and Trade Policy, Anuradha Mittal de l’Institute for Food and Development Policy, Helena Norberg-Hodge de l’International Society for Ecology and Culture, Owens Wiwa du Mouvement pour la Survie du Peuple Ogoni, Chakravarthi Raghavan du Réseau Tiers Monde à Genève, Debra Harry de l’Indigenous Peoples Coalition Against Biopiracy, José Bové de la Confédération Paysanne Européenne, Tetteh Hormoku du Réseau Tiers Monde en Afrique (4).
D’autres noms pourraient être ajoutés à cette liste si on l’élargit à ceux qui n’étaient pas directement impliqués dans la mobilisation de Seattle, comme par exemple Noam Chomsky. Il faudrait aussi inclure le groupe français associé au mensuel Le Monde Diplomatique et à l’organisation ATTAC, ainsi que le regroupement d’intellectuels Raisons d’Agir autour du sociologue Pierre Bourdieu. En Angleterre, le journaliste du Guardian George Monbiot, l’organisation Jubilee 2000 et People and Planet, basée dans les collèges, en Belgique Eric Toussaint, Gérard de Sélys et Nico Hirtt, au Canada Naomi Klein, auteur du best-seller No Logo, complètent la liste.
Certains de ces noms sont ceux d’anciens activistes des années 70 et même des années 60. C’est le cas de Chomsky et de Susan George. D’autres, comme Naomi Klein, sont apparus sur le devant de la scène dans les années 90. Ce qu’ils ont en commun est le fait qu’à partir d’angles différents ils critiquent sévèrement les idées qui ont déterminé les politiques gouvernementales dans le monde au cours des années 90 – ce qu’on appelle aujourd’hui le néolibéralisme, ou tout simplement, dans les pays d’Europe continentale, le libéralisme (ce qui peut créer des confusions dans les pays anglo-saxons où l’appellation liberals désigne plutôt les radicaux, voire les « extrémistes »).

Le rejet du tir de barrage néolibéral

Les doctrines néolibérales ont trouvé une première expression dans le thatchérisme et dans le monétarisme des années 80 (5). Aujourd’hui elles imprègnent les notions de « troisième voie » épousées par des dirigeants sociaux démocrates européens comme Tony Blair ou Gerhard Schroeder. Ce sont les idées contenues dans la politique des principales organisations internationales comme le FMI, la Banque mondiale et l’OMC. Elles sous-tendent tous les programmes de « réforme économique » et de « modernisation » mis en œuvre par les politiciens et les économistes « normaux », et sont présentées comme étant le produit du simple « bon sens » par les journalistes de la presse écrite et de la télévision.
L’idée de base prêchée par le néolibéralisme consiste à dire que dans la société moderne l’Etat ne devrait jouer aucun rôle économique. Il faudrait revenir à l’orthodoxie qui dominait avant la crise des années 30 – la doctrine du « laissez-faire » défendue par Adam Smith en 1776 (en fait bien plus par des vulgarisateurs de ses idées comme Jean-Baptiste Say). Cette orthodoxie porte le nom de « libéralisme économique » - sa renaissance étant le « néolibéralisme », dont la pièce centrale est la « liberté » des capitalistes vis-à-vis des « interférences ». Au cours des années, elle en est venue à englober la réduction de l’imposition des profits des sociétés et des hauts revenus personnels, la privatisation des industries et des services aux mains de l’Etat, la déréglementation dans les entreprises privées, la fin du contrôle des flux financiers internationaux, et l’abolition des tentatives de contrôler les importations par l’usage de droits de douane ou de quotas (limites apportées à la quantité des importations).
L’intervention étatique depuis la fin des années vingt, entend-on, n’a provoqué que gabegie et gaspillage. L’effondrement économique de l’ancien bloc de l’Est, ainsi que la stagnation et la pauvreté en Amérique Latine et en Afrique, portent témoignage des désastres qu’apporterait le contrôle étatique. La seule façon de surmonter la pauvreté et « l’arriération » est de suivre un programme inexorable de destruction des contrôles subsistants, à travers l’activité de l’Organisation mondiale du commerce, du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale.
Cette « libération » de l’entreprise d’un contrôle « artificiel » amènera, proclame-t-on, une amélioration du sort de l’humanité dans son ensemble. La libre circulation du capital partout où il est appelé aboutira à la production de marchandises dans les endroits où il est le plus performant. La richesse accumulée ne sera plus attachée à des industries « inefficaces », « dépassées ». La privatisation et les « marchés internes » mettront un terme aux contrôles « bureaucratiques » ou aux « monopoles syndicaux » qui entravent une progression « dynamique » de la productivité. Des régions données du monde pourront ainsi se spécialiser dans ce qu’elles font de mieux. Il est possible que dans ce processus les riches deviennent plus riches, mais ce n’est pas cela qui est important. La richesse « s’égouttera » (« will trickle down ») sur les plus pauvres en même temps qu’un accroissement du produit mondial bénéficiera à tous.
Les vues « néolibérales » sont habituellement associées aux théories de la « mondialisation », qui considèrent non seulement que le monde devrait être organisé sur la base de la libre circulation du capital, hors de toute intervention des gouvernements, mais que de toutes façons ceci constitue d’ores et déjà un fait acquis. Nous vivons à l’âge du capital multinational (ou parfois transnational). Les Etats sont des institutions archaïques, incapables d’empêcher les firmes de délocaliser la production à volonté partout où elle peut être réalisée plus efficacement. Les gouvernements ne devraient pas tenter de stopper cela, car le résultat serait la constitution d’ « économies de siège » comme la Corée du Nord ou le Cambodge sous Pol Pot – mais de toutes façons les gouvernements ne peuvent pas, parce que les firmes seront toujours les plus habiles. Tout ce que les gouvernements qui se soucient de leur peuple peuvent faire, c’est fournir aux entreprises l’environnement le plus favorable à leur fonctionnement – une fiscalité basse, « des marchés du travail flexibles », des syndicats faibles, une réglementation minimale – dans l’espoir d’attirer un investissement qui autrement ira ailleurs.
Certains néolibéraux qui persistent à se prétendre sociaux-démocrates, comme le sociologue de cour de Tony Blair, Anthony Giddens, concèdent qu’il fut un temps où l’intervention étatique pouvait jouer un rôle bénéfique. Mais l’émergence d’une économie globale a changé la donne. Quel qu’ait pu être le cas dans le passé, l’imposition d’un contrôle d’Etat signifie aujourd’hui l’inefficacité, laquelle mène à l’appauvrissement. « Mondialisation » et « néolibéralisme » deviennent ainsi deux concepts étroitement liés.
Dans certaines versions très influentes de la théorie de la « mondialisation », la capacité du capital à se déplacer serait devenue absolue. Nous vivons, proclament-elles, dans un monde de production immatérielle ». Les logiciels informatiques et l’Internet sont beaucoup plus importants que les industries « emboutisseuses de métal démodées », et les sociétés peuvent échapper au contrôle à la fois des Etats et des travailleurs en déplaçant la production du jour au lendemain d’un pays à un autre. Les pays développés sont « post-industriels », et la vieille classe ouvrière n’est plus une force réelle, du fait que l’industrie manufacturière se déplace vers les pays nouvellement industrialisés et le tiers monde. Ce qui reste est une société composée, pour les deux tiers, d’une vaste classe moyenne porteuse d’un « capital humain » lui permettant de continuer à bénéficier de hauts revenus, et, pour un tiers, d’un sous-prolétariat composé des « exclus » sociaux qui, dans le meilleur des cas, peuvent obtenir des emplois temporaires, « flexibles », non qualifiés, pour des salaires tirés vers le bas par la concurrence avec les productions du tiers monde.
En même temps, dans le tiers monde et les nouveaux pays industriels, les gens n’auraient d’autre choix que de se vendre au meilleur prix possible aux multinationales. Tout ce que les gouvernements peuvent faire se limite à encourager les individus à se tourner vers le marché mondial. L’agriculture doit s’adapter pour fournir les produits que les multinationales peuvent vendre sur le marché mondial. Les travailleurs doivent produire pour les salaires et dans les conditions qui conviennent. Les impôts destinés à la santé, la protection sociale et l’éducation doivent être réduits au strict minimum.
Les critiques du néolibéralisme et de la mondialisation ont mis en évidence lacune après lacune dans ces doctrines. Ils ont montré que le fait de se tourner vers le marché n’apporte habituellement aucune amélioration dans les pays du tiers monde. Depuis une vingtaine d’années, la plupart des peuples d’Afrique et d’Amérique Latine ont vu leurs conditions d’existence se détériorer et non s’améliorer. Le fait que de vastes superficies aient été consacrées à la production d’un seul type de récolte (la « monoculture ») pour les multinationales n’élève pas les revenus (les cours mondiaux étant tirés vers le bas du fait que les mêmes denrées sont produites de la même façon dans d’autres pays). Les revenus dégagés sont absorbés par le paiement des intérêts de la dette, et la dégradation de l’environnement est souvent considérable.
Ceux qui quittent les campagnes pour émigrer vers les villes vivent dans d’affreux taudis et peuvent, au mieux, obtenir des emplois où ils triment 10, 12 ou même 16 heures par jour dans les conditions les plus malsaines – et ne peuvent même pas être assurer de conserver ces emplois du fait des hauts et des bas du marché global. En même temps que les travailleurs des pays avancés peuvent avoir un niveau de vie plus élevé, ils ne « bénéficient » d’aucune manière d’un système qui leur impose des journées de travail plus longues et plus pénibles (le salarié américain moyen travaille un mois de plus par an qu’il y a 25 ans) et un niveau de vie réel stagnant ou même inférieur (ce n’est que durant les deux dernières années que les salaires américains se sont rapprochés quelque peu des chiffres des années 70).
Parallèlement, les critiques ont montré que le refus des gouvernements d’imposer des règles aux entreprises aboutit à ce que la dévastation écologique ne menace plus seulement certaines régions du monde, mais l’écostructure de la planète dans son ensemble.

L’OMC, le FMI, les multinationales et l’impact de Seattle

Les grands prêtres du néolibéralisme exigent le démantèlement de toute activité économique étatique, de tous les obstacles à la libre circulation des marchandises, de la finance et du capital, et de toutes les barrières à l’exercice des droits de propriété. L’OMC s’emploie à mettre en place ces exigences. Elle menace de sanctions économiques tout pays qui n’ouvre pas des services comme les télécommunications aux investissements étrangers et à la concurrence. Elle leur interdit de refuser des produits étrangers qui menacent la santé ou l’environnement. Elle prohibe comme « piratage intellectuel » la production de médicaments ou de logiciels informatiques sans verser des royalties massives aux multinationales détentrices des brevets.
Le Fonds monétaire international (FMI) va encore plus loin avec ses Programmes d’ajustement structurel, qui imposent aux gouvernements nationaux des réductions dans les dépenses de santé et d’éducation ainsi que la privatisation de la plus grande partie de leur économie.
En même temps qu’ils exercent de telles pressions, les tenants du néolibéralisme font de grands efforts de persuasion. Une prolifération de réunions, de conférences et de forums, dirigés par les représentants des multinationales, établissent des plans pour modeler les politiques gouvernementales à partir de leurs exigences, les incluant ensuite dans les discussions du FMI, de la Banque mondiale, de l’OMC, ainsi que d’organisations intergouvernementales comme l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) et la Commission européenne. De façon caractéristique, la Table ronde européenne des industriels a poussé ces institutions à soutenir des « réformes » des systèmes d’éducation (6) (y incluant les droits d’inscription universitaires), le Conseil mondial de l’eau a prévu la privatisation des réserves d’eau (7), et le Transatlantic Business Dialogue, un groupe de travail des 100 plus puissants chefs d’entreprise occidentaux, collabore avec des représentants des USA et de l’Union européenne pour mettre en place l’agenda de l’OMC (8). De telles réunions ont eu une large part dans la manipulation de « l’opinion publique ». Par le canal des journaux, des sujets d’actualité, des commentaires télévisés, des rapports de « groupes de réflexion » et des filières universitaires, les plans néolibéraux les plus récents ont bénéficié d'une propagande absolument massive.
Tout ceci, bien évidemment, satisfait les multinationales. Elles ont utilisé la propagande contre la « sur-régulation », « les obstacles au commerce » et le « protectionnisme » pour neutraliser ceux qui pouvait les empêcher de s’étendre à de nouveaux domaines profitables d’investissement et de marketing, que ce soient des syndicalistes, des capitalistes rivaux basés nationalement, des petits producteurs ou des considérations de nature écologique. Durant la plus grande partie de la décennie, il semblait que la propagande néolibérale fût couronnée de succès. C’est la raison pour laquelle Seattle a constitué une telle défaite.
Le succès des manifestations de Seattle était, en partie, le résultat d’une contre-propagande constante de la part d’activistes tels que ceux énumérés plus haut. Au moyen de livres, de séminaires, d’articles de presse (relégués aux pages intérieures de journaux par ailleurs néolibéraux), d’occasionnels documentaires télévisés et de déclarations d’intellectuels, ils se sont employés à dénoncer le caractère mensonger des prétentions néolibérales. Leurs efforts étaient parallèles à ceux de la gauche marxiste. Comme nous, ils se sont trouvés au début des années 90 dans un véritable no man’s land intellectuel, nageant contre un courant apparemment incoercible qui proclamait que l’effondrement du bloc de l’Est était celui de toute alternative au capitalisme de marché. Mais dès la fin de la décennie ils bénéficiaient d’une immense audience. Si la nôtre avait doublé ou quadruplé de taille, la leur avait été multipliée par dix, voire par cent.
Ce n’était évidemment pas le résultat de leurs seuls efforts. Les années 90 sont celles d’un échec retentissant des promesses néolibérales. Le « nouvel ordre mondial » s’est désintégré, avec la guerre du Golfe au début de la décennie et les guerres contre la Serbie et la Tchétchénie à la fin, et entre-temps des douzaines de guerres civiles dans les Balkans, le Caucase, l’Asie Centrale et l’Afrique. Le « miracle économique » que les conseillers néolibéraux avaient promis aux pays de l’ancien bloc soviétique s’est transformé en catastrophe dans l’ex-URSS et l’Europe du Sud-Est, à une échelle jamais vue dans l’histoire du système capitaliste. La seconde puissance économique mondiale, le Japon, ne voit pas d’issue à la récession qui s’est installée en 1991-92, et l’Europe occidentale connaît un taux de chômage continu de l’ordre de dix pour cent. Aux Etats-Unis, la condition de la plupart des gens est pire, après huit années de « rétablissement » économique, qu’elle ne l’était un quart de siècle auparavant. En Afrique, la famine paraît aussi banale que les guerres civiles qu’elle contribue à alimenter. En Amérique Latine, il n’y a pas eu de rétablissement de la « décennie perdue » des années 1980. Et le seul succès apparent du capitalisme dans la première moitié des années 1990, l’Asie du Sud-Est, a connu une crise soudaine en 1997, produisant de profonds clivages dans le camp néolibéral, et conduisant des financiers de renom comme George Soros et l’ancien dirigeant du FMI Jeffrey Sachs à critiquer sévèrement ceux qu’ils rendaient responsables du désastre aussi bien en Asie que dans l’ex-URSS.
En plus, l’effet de serre, menaçant le climat de la planète et sa capacité à perpétuer la vie humaine, compris seulement par une faible minorité de scientifiques inquiets au milieu des années 80, est identifié comme un problème majeur par la plupart des gouvernements à la fin des années 90 – même s’ils sont peu préparés à prendre des mesures adéquates pour le résoudre.
L’importance des « leaders de pensée » mentionnés par Paul Hawken réside dans leur critique des pratiques néolibérales, montrant qu’elles ne sont que des façades à la cupidité des multinationales, en direction de groupes exaspérés par leurs conséquences. Ils ont pu être entendus parce qu’en général ils ne se limitaient pas à des critiques théoriques, mais sont également impliqués dans la construction pratique des mouvements d’opposition. Ils ont joué ainsi un rôle semblable à celui de l’historien Edward Thompson dans le mouvement antimissile en Angleterre au début des années 80. Mais alors que la campagne contre les missiles était centrée sur une seule question, l’opposition au néolibéralisme tend à unifier différentes luttes particulières en un défi composite à quelque chose que les gens commencent à voir comme un système unique. Seattle était important parce que c’était le point culminant de cette tendance, le point où les mouvements divers commencèrent à n’en former qu’un, où de l’addition quantitative a surgi quelque chose de qualitativement nouveau.
Mais, ce faisant, elle commence aussi à poser d’importantes questions, dont doivent débattre ceux qui ont joué un rôle si important dans la construction du nouveau mouvement. Ces questions concernent les alternatives qui doivent être proposées, les forces qui peuvent leur permettre de triompher, les tactiques de mobilisation nécessaires et, sous-tendant ces interrogations, la relation du néolibéralisme et de la mondialisation au système dans son ensemble.

Les débats avant et après Seattle : réforme ou dissolution ?

La question qui devait inévitablement se poser dans les différents teach-ins et les discussions à Seattle était de savoir si la lutte devait se donner comme but la réforme ou bien la dissolution de l’Organisation mondiale du commerce.
L’opinion générale dans la fédération syndicale américaine, l’AFL-CIO, était qu’il fallait proposer une « clause sociale », qui incorporerait dans les accords commerciaux futurs des standards sociaux fondamentaux, pour l’interdiction du travail des enfants et des détenus, contre la discrimination, et contre les violations du droit des travailleurs à s’organiser en syndicats et à négocier. Les pouvoirs coercitifs de l’OMC, destinés à protéger la capacité des multinationales à déplacer librement les investissements et la production à travers les frontières, pouvaient aussi être utilisés pour protéger les droits des travailleurs (9). Steven Shrybman avança un argument similaire du point de vue écologiste : le but devrait être de transformer l’OMC pour faire en sorte qu’elle soit « aussi soucieuse du changement climatique qu’elle l’est du développement des compagnies pharmaceutiques transnationales » (10). Certains activistes allèrent jusqu’à suggérer que la Banque mondiale et le FMI pouvaient être réformés, à travers une « vision alternative » qui « exige davantage de transparence et de responsabilité de la part d’institutions telles que la Banque mondiale et les sociétés multinationales » (11).
Inversement, des gens comme l’économiste tiers-mondiste Walden Bello proclamaient avec insistance que c’était « une erreur de vouloir réformer l’OMC » (12). Ce qui n’impliquait pas pour autant d’appeler à son abolition, mais plutôt à « une combinaison de mesures actives et passives destinées à réduire radicalement ses pouvoirs et à en faire simplement une organisation internationale parmi d’autres, coexistant avec elles et neutralisée par elles » (13). Le mot d’ordre de dissolution devait connaître une certaine progression à la suite du rejet par l’OMC des revendications des manifestants.
Des arguments semblables ont été entendus lors de la grande manifestation française de Millau le 30 juin 2000. Les intervenants qui proposaient de « démanteler » des institutions comme l’OMC se virent taxer, par les partisans de réformes limitées, non seulement d’ « utopisme » mais aussi d’ « alignement » sur les libre-échangistes, qui refusent toute réglementation (14). Le débat sur la réforme ou la dissolution est relié à une autre question – celle de savoir quelle serait la finalité de toute alternative au régime commercial actuel.

Clauses sociales, travail des enfants et droits syndicaux

Les syndicats américains prétendent que les « clauses sociales » permettraient d’éviter que les travailleurs du tiers monde ne soient réduits à une condition de quasi-esclavage et, en même temps, d’empêcher les multinationales de délocaliser la production dans le seul but de réduire les coûts salariaux et d’aggraver les conditions de travail. Comme le dit le journaliste William Greider, « la réforme du commerce peut récompenser et apporter la prospérité aux nations qui luttent pour s’affranchir de la course à l’abîme » (15). Des gens comme Greider pensent obtenir la réforme du commerce par l’action des gouvernements, et on entend les mêmes arguments dans les mouvements pour le « commerce équitable » ou « No Sweats » qui se sont répandus sur les campus américains ces deux dernières années. Le mouvement est motivé par le scandale moral soulevé par les conditions subies par les travailleurs du tiers monde qui produisent pour Nike et Starbucks (16), et se propose, à l’aide du boycott de la part des consommateurs, de les obliger à interdire le travail des enfants et à « payer un salaire équitable » (17).
Cette approche est critiquée par divers militants sur deux bases différentes. D’abord, parce qu’elle sous-estime la capacité des multinationales à contourner les réglementations gouvernementales et les protestations des consommateurs. David Bacon, par exemple, indique :
L’administration Clinton, qui au départ était peu désireuse de discuter de la protection des travailleurs, est devenue plus réaliste : se préoccuper des pires abus dans les entreprises étrangères… est une façon de désamorcer les pressions locales. Mais la Maison Blanche n’a aucun intérêt à faire face aux questions fondamentales de la pauvreté et au rôle que joue la politique américaine dans sa perpétuation. En fait, le nouvel intérêt de Clinton pour les conditions de travail est une autre façon de contribuer à la mise en place de ces mêmes politiques. Ainsi le Département du Travail propose un code de conduite squelettique qui interdit les heures supplémentaires obligatoires et non rémunérées après 60 heures, ou le travail des enfants de moins de 14 ans, dans les sweatshops d’Amérique Centrale… Les sociétés qui violent ce code sont dénoncées, et celles qui le respectent sont approuvées.
Les propositions de standards et de codes de conduite laissent sans réponse une question fondamentale : d’où vient la pauvreté, qu’est-ce qui oblige les travailleurs à franchir les grilles de l’usine ? Quelle est la politique poursuivie par le gouvernement américain qui aboutit à perpétuer cette pauvreté ? (18)
Naomi Klein n’est pas aussi claire que David Bacon dans sa critique des revendications de « clause sociale » et de « commerce équitable ». Elle considère que se concentrer sur le comportement de firmes comme Nike ou Starbucks peut amener les gens à examiner « le système tout entier… au microscope ». Mais elle avertit que « lorsqu’une marque attire la totalité de l’attention, d’autres sont laissées en paix… Chevron s’est vu attribuer les contrats que Shell a perdus, et Adidas a fait un retour massif sur le marché en imitant les stratégies d’emploi et de marketing de Nike, tout en évitant la controverse » (19). Et plus loin : « Même lorsque les codes échouent à mettre en évidence les abus, ce qu’ils arrivent à faire, assez efficacement, c’est dissimuler le fait que les multinationales et les citoyens ne partagent pas les mêmes buts lorsqu’il s’agit de décider comment prévenir les abus au niveau de l’emploi et de l’environnement… Derrière les discours sur l’éthique et le partenariat, les deux parties n’en sont pas moins engagées dans une classique lutte de classe » (20).
Mais le débat ne concerne pas seulement l’efficacité des clauses sociales. Il y a aussi une discussion plus large – sur le point de savoir si elles sont justes dans leur principe. Certains militants pensent que leur seul impact sera de maintenir les pays pauvres dans la pauvreté. David Bacon, par exemple, proclame :
Les clauses sociales que propose l’AFL-CIO reflètent les besoins institutionnels des syndicats dans un pays industriel riche. Les syndicats et les travailleurs dans d’autres pays ont d’autres besoins, en particulier de développement économique.
Les paysans des exploitations familiales aux Philippines et au Mexique, par exemple, sont d’accord de manière majoritaire pour préférer que leurs enfants aillent à l’école plutôt que de travailler. Mais se limiter à interdire le travail des enfants ne permet pas cela, cela ne fait que réduire le revenu dont dépend la famille pour sa survie. (21)
Bacon, on peut le voir, suggère que les causes réelles de la pauvreté résident dans la politique globale de l’impérialisme, plutôt que simplement dans l’existence du travail des enfants et des restrictions aux droits des travailleurs. Mais cet argument se rapproche sur certains points de celui utilisé par ceux qui, comme la ministre New Labour Clare Short, embrassent les doctrines néolibérales avec l’enthousiasme des convertis de fraîche date. Restreindre les conditions dans lesquelles les entreprises exploitent les gens, proclament-ils, détruit les emplois et aggrave la situation des salariés. Bacon lui-même semble conclure que les militants des pays avancés devraient s’identifier avec les gouvernements et les syndicats gouvernementaux des pays du tiers monde plutôt qu’avec leurs travailleurs :
En même temps que les droits des travailleurs sont importants, il y a un combat plus important en cours sur le point de savoir qui contrôle les économies des pays en développement… Les syndicats américains ont besoin de négocier un programme commun avec les travailleurs des pays en développement, et de reconnaître et respecter les différences de perspective et d’opinion. Dire, par exemple, que la Confédération Chinoise des Syndicats n’est pas une organisation légitime parce qu’elle n’est pas d’accord avec le programme commercial de l’AFL-CIO est une forme de chauvinisme national. (22)
Ainsi, d’un côté on a des appels à la mise en place de clauses particulières dans les accords commerciaux, qui dans le meilleur des cas sont vouées à l’inefficacité – au pire, elles peuvent servir de couverture aux multinationales et être utilisés par des politiciens occidentaux pour leur propre programme de politique étrangère (comme lorsque des républicains américains de droite demandent des sanctions commerciales contre la Chine). De l’autre, il y a des arguments étrangement semblables à ceux utilisés contre la limitation du travail des enfants en Angleterre il y a un siècle et demi par l’économiste libéral Senior – selon lequel cela aboutirait à ralentir la croissance de l’économie et donc à accroître la pauvreté (23). Le fait que des gens comme Bacon puissent parler d’un développement économique impulsé par les classes dominantes et les Etats du tiers monde, et non des pays avancés, ne change pas les choses fondamentalement.
L’une des positions abandonne la prise de décision aux gouvernements des pays avancés qui dominent l’OMC, et qui sont prêts à utiliser toute « clause sociale » dans le sens des intérêts de leurs propres multinationales. L’autre peut facilement aboutir à justifier l’exploitation par les entreprises et les gouvernements du tiers monde de leurs propres travailleurs comme la seule façon de parvenir au « développement ». La façon dont chaque camp accumule les arguments pertinents contre l’autre suggère qu’aucun ne veut voir les causes profondes du problème qu’ils essaient de résoudre – des causes qui vont bien plus loin que le commerce ou les tentatives de développement des pays du tiers monde.

Les campagnes contre la dette sont-elles suffisantes ?

On rencontre les mêmes arguments dans les campagnes contre la dette telles que Jubilee 2000. Ces actions ont magnifiquement réussi à mettre en évidence la situation scandaleuse qui voit les peuples des pays les plus pauvres remplir les coffres des banques les plus riches. Mais leur succès même a posé une série de questions. Avancent-ils des exigences « modérées » pour essayer d’influencer les gouvernements, ou sont-ils partisans d’une annulation pure et simple de la dette ? Et s’en tiennent-ils au seul problème de la dette, ou élargissent-ils leur agenda aux questions concernant le système dans son ensemble ? Susan George, qui a probablement fait plus que quiconque pour mettre en évidence le fardeau de la dette sur les pauvres du monde, explique le problème :
Beaucoup de gens de bonne volonté demandent l’annulation de la dette en disant que c’est la seule chose à faire : j’ai peur que cette solution ne soit un piège… Si les débiteurs du Sud peuvent s’unir et décider d’un refus partiel ou total, j’applaudis. Mais j’ai bien peur que cette action soit improbable…
Si une action conjointe du Sud n’est pas à espérer, devrions-nous donc organiser des campagnes dans le Nord pour demander l’annulation unilatérale de la dette par nos propres gouvernements ?… L’annulation de la dette tournerait de toute façon à l’avantage du système même qui répand à une échelle sans précédent la faim et la pauvreté dans tout le tiers monde. Comment ?
D’abord, cela risquerait de profiter aux pires gouvernements corrompus…
Deuxièmement, l’annulation transformerait les pays bénéficiaires en parias financiers dans un futur prévisible…L’annulation donnerait à l’ancien débiteur un peu plus d’aisance au départ. Peu après, malgré tout, en l’absence d’une aide nouvelle massive… il se trouverait acculé à l’autarcie, incapable d’importer les produits de première nécessité, son crédit réduit à zéro.
Troisièmement, l’annulation, si elle est de moins de 100%, serait un mirage ou tout simplement dommageable pour la majorité des populations du tiers monde. (24)
Beaucoup de pays sont d’ores et déjà incapables de rembourser la plus grande partie de leur dette. Une annulation partielle signifierait qu’ils devraient payer 100% de la moitié de la dette existante, au lieu de, comme à présent, 50% de la totalité.
Susan George ne donne pas ces explications dans le but de décourager les critiques du comportement des banques. Bien au contraire, elle tente d’élargir le programme pour y inclure le problème du flux des « ressources totales » vers les pays du tiers monde, et le comportement de leurs « élites » aussi bien que celui des banques occidentales et des multinationales. Elle montre de manière très convaincante que se borner à régler le problème de la dette n’apporte pas les solutions que recherchent les peuples.
La force de son argument est démontrée dans la pratique par l’expérience de Jubilee 2000 en Angleterre. Son succès même à mettre en évidence l’effet handicapant de la dette sur les peuples du tiers monde provoque une discussion parmi ses militants. Certains de ses dirigeants pensent qu’ils doivent poursuivre une approche « modérée » s’ils veulent « gagner » les gouvernements à leur point de vue. Ils recherchent un soutien parmi les semblables de l’ancien homme fort du FMI Jeffrey Sachs (qui du reste continue à soutenir les politiques néolibérales mises en œuvre, par exemple, par Jamil Mahaud, le président de l’Equateur, qui a été chassé par une quasi-insurrection des peuples indigènes en janvier 2000) (25). Ils ont aussi félicité, lors du sommet du G8 à Cologne en 1999, les dirigeants des principaux pays industriels pour leur promesse de réduction de la dette. Mais l’échec des gouvernements à tenir leurs engagements provoque une révision de la pensée. Comme le dit un militant, « je regrette d’avoir donné crédit au G8 pour ses promesses… Mais c’était formidable de travailler pour J2000. La campagne a amené les gens à remettre en question les racines même de la pauvreté ». (26)

Pauvreté, développement et destruction écologique

Entremêlé avec les questions du commerce et de la dette apparaît un troisième argument – à savoir quel développement devrait être mis en œuvre dans les pays les plus pauvres. Nombreux parmi les dirigeants de Seattle préoccupés par les problèmes du « tiers monde » sont ceux qui n’ont aucun doute sur ce qui est nécessaire. Les pays du tiers monde, disent-ils, devraient être capables de s’industrialiser pour « rattraper » les pays avancés. C’est la logique à l’œuvre derrière la position de David Bacon. Elle est aussi acceptée par William Greider, qui se prononce favorablement sur le « développement industriel des économies à bas salaires » (27), ainsi que par Juliette Beck et Kevin Danaher, qui désirent « protéger les jeunes industries locales jusqu’à ce qu’elles soient compétitives sur le plan international » (28). Danaher va jusqu’à considérer la Corée du Sud comme un modèle, du fait que « pendant les années 60, 70 et 80…, malgré de nombreuses années de répression gouvernementale, le pays s’est bien débrouillé économiquement » (29). Walden Bello prend une position tout à fait semblable, s’identifiant avec la stratégie d’industrialisation des pays du tiers monde basée sur le contrôle des importations, et associée à l’agence des Nations Unies UNCTAD et son dirigeant de toujours Raul Prebisch – tout en suggérant que son « modèle d’intégration dans l’économie mondiale… doit être remis en question ». (30)
Cela dit, d’autres militants contestent l’approche industrialisatrice dans son ensemble, recherchant des « alternatives viables au modèle dominant de développement orienté vers la croissance économique et les exportations » (31). C’est particulièrement le cas de ceux qui défendent les droits des peuples indigènes, ou de militants écologistes comme l’Indienne Vandana Shiva.
De telles contestations des notions dominantes de « développement » trouvent leur origine dans le constat que l’industrialisation du tiers monde – et c’est valable également pour celle des pays avancés et des anciens pays communistes – a apporté avec elle un cortège de maux innombrables, détruisant les anciens modes de vie, précipitant dans la pauvreté de larges masses et polluant l’environnement. Comme le note Susan George avec pertinence en appelant à la définition d’un nouveau modèle économique, le « paradigme dirigeant » de développement signifie que « beaucoup perdent leur terre, doivent quitter leurs villages, voient leurs enfants dépérir, travaillent 14 heures par jour pour presque rien ou ne travaillent pas du tout, boivent de l’eau polluée, souffrent de la faim ou de maladies faciles à soigner, et sont emprisonnés, torturés ou massacrés s’ils protestent ou essayent de changer leur vie » (32).
Mais ceux qui contestent le vieux « paradigme » vont rarement jusqu’à proposer des alternatives de leur cru. La généticienne Mae Wan Ho, par exemple, combine à sa critique scientifique dévastatrice des techniques utilisées pour obtenir des organismes génétiquement modifiés un appel au retour aux « formes traditionnelles de l’agriculture ». Vandana Shiva montre l’effet destructif sur la vie des gens de l’approche agronomique encouragée par les multinationales géantes, mais refuse de reconnaître que les méthodes « traditionnelles » d’agriculture paysanne reposaient sur l’oppression impitoyable de masses énormes de paysans et d’ouvriers agricoles, des basses castes et de l’immense majorité des femmes. On trouvait, dans les générations précédentes, des intellectuels indiens qui s’identifiaient suffisamment avec les masses rurales pour reconnaître ces faits – notamment l’écrivain Premchand, dont les nouvelles et les romans ne craignent pas de décrire les réalités de classe, de caste et de préjugés religieux (33). A l’inverse, Vandana Shiva célèbre « les femmes travaillant aux champs, préservant la biodiversité, produisant et cuisinant la nourriture » (34).
Les « méthodes traditionnelles » en elles-mêmes n’auraient absolument pas pu produire les denrées alimentaires nécessaires pour faire face à la croissance de la population indienne durant les trente dernières années. Questionnée, après sa conférence à Reith, sur la façon de nourrir une population en telle expansion, elle s’est bornée à se livrer à des considérations sur la « croissance démographique impossible à soutenir » et à blâmer le « développement impossible à soutenir » :
Regardons les chiffres. La population indienne a été stable jusqu’en 1800. La colonisation, la dépossession des terres ont commencé à faire croître notre population. Les taux de croissance démographique les plus élevés de l’Angleterre se situent après les enclosures des terrains communaux… La croissance démographique est le résultat d’un développement impossible à soutenir. (35)
En réalité, la pauvreté était un trait caractéristique des campagnes indiennes bien avant l’arrivée des Anglais : l’historien économique indien Irfan Habib a étudié l’appauvrissement des populations rurales à l’époque de la dynastie Mogul, sous laquelle « des famines provoquaient de gigantesques mouvements de population » (36). Et en Angleterre il y a eu assurément des périodes de grave disette bien avant les enclosures – notamment dans les premières décennies du 14ème siècle. La nostalgie du passé se réduit à un attrait pour des sociétés de classe, même si elles n’étaient pas capitalistes, dans lesquelles la vie de la masse du peuple était faite d’un labeur sans fin, accompagné trop souvent par la sous-alimentation, et régulièrement par des famines et des épidémies meurtrières. (37)
Au surplus, « l’agriculture traditionnelle » ne peut fournir une réponse à la question de savoir comment nourrir une population mondiale que l’on s’attend généralement à voir doubler dans les trente prochaines années. Même si elles se sont basées sur l’emploi massif d’engrais et de pesticides, même si elles ont été accompagnées par le développement de rapports capitalistes dans l’agriculture (et donc par l’élimination de nombreux petits paysans), et même si elles ont causé des dommages persistants à l’environnement, les méthodes associées à la « révolution verte » en Inde durant les trois dernières décennies ont permis une augmentation de la production suffisante pour que le pays puisse fournir une ration alimentaire minimale à sa population sans recourir aux importations. La production céréalière s’est accrue de 3,2% par an dans les années 80 (plus vite que le taux démographique) alors qu’elle n’augmentait que de 1,8% par an dans les années 70 (moins vite que le taux démographique) (38). Vandana Shiva elle-même doit reconnaître, en passant, « les gains limités de la révolution verte » (39). Si la masse de la population n’a rien gagné, ou très peu, à cette occasion (certaines statistiques suggèrent une légère amélioration dans les calories moyennes absorbées et un faible déclin de la pauvreté, d’autres proclament qu’il n’y a eu aucun changement dans les deux domaines), c’est à cause de la distribution inégale, sur une base de classe, de ressources alimentaires accrues, les bénéfices allant aux sections les plus riches de la population (soit sous forme de davantage de nourriture pour elles-mêmes, soit, indirectement, comme sources de revenus leur permettant d’acquérir des produits d’importation de luxe).
Un modèle soutenable de développement doit au moins égaler la production alimentaire accrue des dernières décennies aussi bien qu’assurer une distribution équitable – en fait, plus que l’égaler, si l’on veut que la majorité de la population accède à une ration alimentaire supérieure aux 2000 calories par jour dont elle doit se contenter à présent. Cela ne peut pas se faire en s’appuyant sur les méthodes « traditionnelles ». Cela nécessite l’application de la recherche scientifique et l’investissement de capitaux – mais d’une autre manière que celle en vigueur aujourd’hui. En fait, il y a lieu de critiquer le schéma actuel de développement de l’Inde en ce qu’il met en évidence un déclin dans la part de l’investissement total allant à la production vivrière et une recherche scientifique insuffisante sur les moyens d’obtenir un accroissement continu des ressources alimentaires.
Ceux qui fort justement attaquent les modèles existants de développement en déduisent souvent qu’il doit y avoir un transfert massif vers la « production locale » ou « l’usage local ». Mais la dépendance à l’égard d’une production vivrière locale peut avoir des effets aussi néfastes, à leur façon, que la dépendance envers la production dans un marché mondial fluctuant. La production locale, historiquement, a toujours été accompagnée de famines locales lorsque les conditions météo ou les invasions d’insectes endommageaient les récoltes locales. Les mouvements de denrées alimentaires à l’échelle internationale, qui sont possibles avec les technologies modernes, peuvent aboutir à ce que partout dans le monde les famines ne soient rapidement plus qu’un vieux souvenir. Et si celles-ci persistent dans la plus grande partie de l’Afrique, ce n’est pas parce que les gens dans une partie du monde ne doivent pas ou ne veulent pas consommer de la nourriture produite ailleurs, mais bien parce que la distribution de nourriture au plan mondial se fonde sur des considérations de profit et non sur les besoins humains.
Il y a des pays dont les économies sont dépendantes depuis des dizaines, voire des centaines d’années, de la production de denrées alimentaires sur des marchés distants – par exemple le sucre cubain ou les arachides sénégalaises. Les habitants de ces pays connaîtraient la faim si nous cessions, du jour au lendemain, d’acheter leurs produits. Nous vivons dans un système mondial qui ne s’est pas développé seulement durant les vingt ou trente dernières années, mais au moins depuis le 16e siècle. La réponse aux horribles défauts du système n’est pas de couper des pays ou des régions entières du reste du monde, mais d’utiliser la richesse qui existe à l’échelle internationale pour le bénéfice de tous les habitants de la planète.
Finalement, ceux qui attaquent le modèle capitaliste de développement utilisent souvent un bien mauvais argument. Ils disent que ce qui est grave, ce n’est pas qu’il oblige les gens à trimer sans fin, mais que le travail n’y est pas suffisamment « intensif ». Ainsi, par exemple, la Fondation pour la recherche sur l’environnement indique, parmi les défauts des méthodes agricoles modernes, que « des emplois sont perdus lorsque des machines remplacent le travail humain ou les animaux de trait » (40). Cela revient à accepter l’idée que s’épuiser de travail est une bonne chose, et que les humains souffrent parce qu’il n’y a pas assez d’emplois pour tout le monde. Mais c’est voir les choses complètement à l’envers ! Dans une société saine d’esprit, plus il y aurait de machines et plus il serait facile pour chacun de gagner sa vie sans labeur excessif. Si la société que nous connaissons n’est pas ainsi, c’est parce qu’elle est porteuse d’une tare fondamentale. Et les méthodes qui demandent davantage de travail ne sont pas forcément meilleures que celles qui en demandent moins. Comme le disait Brendan Behan : « Si le travail est une si bonne chose, pourquoi les riches ne le gardent-ils pas pour eux ? »

Néolibéralisme, mondialisation et capitalisme

Derrière les différents débats se dissimule une question fondamentale. Contre quoi nous battons nous ? Est-ce un système économique établi depuis longtemps ? Ou s’agit-il seulement d’une série de changements institutionnels et idéologiques qui se sont produits, en gros, au cours de la décennie passée, et qui portent les noms de « mondialisation » et de « néolibéralisme » ?
Parfois ces phrases sont simplement des noms de code pour un système plus large. Condamner la mondialisation et le néolibéralisme peut dès lors constituer un premier pas pour combattre le capitalisme en tant que système ainsi que les diverses idéologies utilisées pour le défendre. La « rapacité des trusts » est un synonyme pour le système du profit, les « sociétés transnationales » pour les firmes capitalistes, la « mondialisation » pour la façon dont le capitalisme international ruine les espoirs des gens ordinaires. Ainsi, tout cela contribue à ouvrir les yeux des gens sur le caractère globalement inhumain du capitalisme.
Mais souvent les critiques de la mondialisation et du néolibéralisme les présentent comme des forces en tant que telles, sans référence au système dans son ensemble. Par exemple, Ignacio Ramonet écrit dans Le Monde Diplomatique de janvier 2000 : « Assez d’accepter la mondialisation comme une fatalité.… Les citoyens réclament, devant les ravages de la mondialisation, une nouvelle génération de droits, cette fois collectifs » (41). Vandana Shiva proclamait dans une émission de la BBC que c’étaient la « mondialisation » et la « nouvelle économie globale » qui avaient des conséquences aussi affreuses pour la vie des gens ordinaires, et qui menaient à des « désastres » dans des pays comme l’Inde, « en particulier en ce qui concerne la nourriture et l’agriculture » (42). Pour Pierre Bourdieu, la « mondialisation » et le « néolibéralisme » sont l’ennemi à abattre. « Le problème essentiel », écrit-il, « c’est le néolibéralisme et le recul de l’Etat. En France, la philosophie néolibérale a été incorporée à toutes les pratiques sociales et politiques de l’Etat » (43). Certains dirigeants d’ATTAC vont jusqu’à dire que leur mouvement n’est pas « anticapitaliste », mais se borne à vouloir mettre une barrière aux flux financiers qui déstabilisent les économies nationales (44).
Le dernier livre de Susan George, Le rapport Lugano, se réfère au capitalisme dans son sous-titre : Préserver le capitalisme au 21e siècle (45). Pourtant elle a parlé, après Seattle, des gens qui se mobilisaient contre « les conséquences néfastes de la mondialisation » comme si c’était quelque chose d’autre, et de foncièrement pire, que le capitalisme. Dans certains passages, le best-seller de Viviane Forrester, L’horreur économique, considère des phénomènes tels que le chômage non pas comme des produits du capitalisme, avec derrière eux une longue histoire, mais comme des « effets secondaires » de la « mondialisation » (46) - et donc, sans doute, un produit de la dernière décennie : « Une véritable révolution était et est en jeu, qui a réussi à mettre en place le système néolibéral, à l’incorporer, à l’activer et à le rendre capable d’invalider toute logique autre que la sienne… Sans ébranlement spectaculaire, ou même visible, un nouveau régime s’est installé » (47).
De tout cela il est facile de conclure que le « néolibéralisme » et la « mondialisation » sont des traits négatifs de ce qui serait autrement un système tolérable. Eric Toussaint, par exemple, s’y emploie en mettant en opposition un ancien stade de l’histoire du capitalisme et ce qui existe aujourd’hui : « Bien que le consensus social fordiste au Nord, le consensus développementiste au Sud et le contrôle bureaucratique à l’Est n’aient pas dispensé ceux qui étaient en position dominante de faire usage de la force – loin de là – chacune de ces voies a permis un authentique progrès social » (48).
Cassen, le directeur du Monde Diplomatique, adopte une vision assez semblable lorsqu’il propose un retour au modèle « protectionniste » d’une économie nationale organisée selon des principes capitalistes. C’est également le cas de Colin Hines, qui prêche la « production locale » réalisée par des hommes d’affaires et des firmes « locaux » (49). On a l’impression qu’un modèle viable et au moins partiellement humain de capitalisme a été renversé par les néolibéraux pour le seul bénéfice des sociétés multinationales. Mais leurs efforts ne suffisent pas à expliquer les horreurs si puissamment décrites par les pourfendeurs de la mondialisation et du néolibéralisme.
La plupart de ces horreurs sont aussi vieilles que le capitalisme lui-même, et non pas simplement un produit des deux dernières décennies. La réduction des êtres à la condition de marchandise, la fabrication des produits les plus sophistiqués dans des sweat shops, les longues heures de travail qui détruisent la vie des femmes, des hommes et des enfants, la destruction des moyens d’existence des paysans chassés de leurs terres et des salariés licenciés, la désolation de l’environnement – aucun de ces phénomènes n’a émergé dans les seules 20 ou 30 dernières années. Vous pouvez les rencontrer dans des écrits vieux de 100, 150 ou même 200 ans – dans le journalisme de Cobbett, dans Dickens (Hard Times), dans Zola (Germinal), dans La jungle d’Upton Sinclair, dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre, d’Engels, et dans le chapitre « La loi générale de l’accumulation capitaliste » du Capital, de Karl Marx. Ce sont des traits caractéristiques qui accompagnent le capitalisme tout au long de son histoire.
Ce qui est le plus impressionnant dans les écrits des critiques contemporains de la mondialisation est précisément ce qu’ils partagent avec nombre de ces anciens – une description terrible, bouleversante, de la déshumanisation causée par le système, de la soumission des vies humaines à des forces aveugles échappant à tout contrôle, de la destruction de l’environnement dans lequel ils doivent vivre. Ils montrent que, derrière les belles phrases des « modernisateurs » néolibéraux, se cache la triste réalité des vies brisées et de la destruction écologique qui menace la survie de l’humanité.

Les théories du néolibéralisme et de la mondialisation : un monde à l’envers

Il y a un aspect important sur lequel la plupart des critiques du néolibéralisme et de la mondialisation ne vont pas assez loin. En fait, ils acceptent de nombreuses affirmations de ces théories, notamment sur la façon dont le système global fonctionne. Les théories en question ne se limitent pas à prescrire des remèdes désastreux aux problèmes auxquels fait face la grande majorité des humains, elles reposent en même temps sur une vision complètement superficielle du système mondial.
Marx, il y a bien longtemps, a mis en évidence le fait que la façon dont le capitalisme se comporte dissimule aisément ce qui se passe dans la réalité. Ceux qui achètent et vendent sur les marchés ne voient que l’interaction des biens sur ces marchés, et non l’activité humaine contenue dans ces rapports. Ceux dont le revenu provient de dividendes et d’intérêts, ou de la spéculation sur les marchés monétaires, croient que l’argent possède en soi la capacité de se multiplier sans rapport avec le travail des gens dans les usines, les champs, les mines et les bureaux. Les capitalistes qui vivent du travail des salariés croient qu’ils leur donnent du travail. Le chômage est vu comme le résultat d’une raréfaction du travail à accomplir, et non comme l’absurdité d’un système dirigé par la concurrence aveugle entre possédants rivaux des moyens d’existence.
Marx a appelé cette vision inversée du monde qu’encourage le capitalisme le « fétichisme de la marchandise » - le comparant avec la notion religieuse selon laquelle dieu a créé les hommes et non l’inverse. C’est un monde dans lequel le labeur, la sueur et l’exploitation contenus dans la création de richesses nouvelles existent à peine.
Les théories néolibérales portent cette vision inversée du monde à ses extrêmes limites. Comme les versions courantes, « néoclassiques » ou « marginalistes », de l’économie auxquelles elles sont reliées, elles ne voient les choses que du point de vue des capitalistes financiers et des marchands. C’est une vision qui ignore totalement ce qui est à l’œuvre dans le monde réel de la production et de l’exploitation.
C’est particulièrement le cas lorsqu’il s’agit de décrire ce qui s’est vraiment modifié dans la structure de l’économie mondiale durant le dernier quart de siècle. Les transactions au-delà des frontières ont joué un rôle croissant. Mais cela a été beaucoup plus marqué dans le domaine des transactions financières que dans l’organisation matérielle de la production. Je renvoie ici aux autres articles que j’ai écrits sur cette question (50).
En même temps que les financiers internationaux déplacent des milliers de milliards de dollars quotidiennement par-dessus les frontières, les sociétés multinationales continuent à réaliser leur production dans un seul pays, parfois deux. De la même manière, le personnel de direction des plus importantes multinationales présente invariablement un aspect national. Loin d’être indifférentes à ce que fait l’Etat, les multinationales dépendent toutes de « leur » Etat pour œuvrer dans le sens de leurs besoins lorsqu’il s’agit d’influencer les taux d’intérêts ou le cours des monnaies, ainsi que dans les négociations économiques et financières internationales. Et, dans des moments décisifs, les multinationales basées dans un pays donné pousseront même le gouvernement de ce pays à intervenir pour nationaliser toute grosse compagnie dont la faillite menacerait leurs intérêts communs (cela s’est produit avec la US Savings and Loans sous Reagan et Bush, avec des banques scandinaves et japonaises au cours des années 90, et récemment avec le géant coréen Daewoo).
Les multinationales sont également loin d’être ‘immatérielles’. Elles ne peuvent tout simplement pas déplacer d’énormes bases productives d’un pays à un autre en un clin d’œil. « L’emboutissage de métal » est toujours central pour la plupart d’entre elles. Les voitures, les camions, l’acier des charpentes métalliques, des ponts et des châssis de véhicules, les réfrigérateurs, les machines à laver, les produits pharmaceutiques, ainsi que les ordinateurs et les composants électroniques, doivent toujours être fabriqués dans des usines très coûteuses qui ne peuvent être délocalisées instantanément. Les industries faciles à déplacer – en particulier le prêt-à-porter utilisant des machines à coudre bon marché – sont l’exception et non la règle. Dans 90% de l’industrie tout transfert de production prend des années et non des jours (Ford-Angleterre, par exemple, prévoit d’étaler sur deux ans le déplacement de la production de Dagenham vers l’Allemagne). Et lorsque des délocalisations sont opérées, c’est de manière habituelle d’un pays avancé à un autre. Au début des années 90, les ¾ des investissements étrangers étaient concentrés dans ces pays, 16,5% allant aux dix plus importants pays nouvellement industrialisés. Cela laissait le Tiers Monde avec seulement 8,5% du total.
Des chiffres récents concernant la taille relative des économies du continent américain et des Etats des USA sont révélateurs des endroits où se trouve le cœur du système productif mondial. Si l’on attribue la base 100 à la totalité de ces pays, les Etats-Unis dans leur ensemble en ont déjà 76%. Par contraste, le plus grand pays d’Amérique Latine, le Brésil, a seulement 8% (moins que la Californie avec 10%) ; le Canada a 6% (le même chiffre que l’Etat de New York) ; le Mexique, 4% (comme l’Illinois, et moins que le Texas qui a 5%) ; l’Argentine seulement 3% (comme l’Ohio, et moins que la Floride, 4%). Le Chili, le Pérou, l’Equateur, la Colombie, le Guatemala, l’Uruguay et le Vénézuéla pris ensemble atteignent à peine 3% (51).
La pauvreté existe dans de vastes zones d’Amérique Latine, d’Afrique et d’Asie, non seulement parce que le capital paie de bas salaires quand il investit dans ces régions, mais aussi parce que tout simplement y investir ne satisfait pas l’exigence de profits illimités.
Si les firmes ne peuvent se dispenser d’installations productives implantées géographiquement, elles ne peuvent pas davantage se passer de travailleurs salariés. Malgré tout le discours à la mode sur la « mondialisation », le nombre d’ouvriers dans les pays industriels avancés est bien plus élevé qu’il y a cinquante ans et a peu décru dans la dernière décennie. Le nombre d’ouvriers d’industrie dans les 24 économies majeures était de 51,7 millions en 1900, 88 millions en 1950, 120 millions en 1971 et 112,8 millions en 1998. Aux Etats-Unis leur nombre était de 8,8 millions en 1900, 20,6 millions en 1950, 26 millions en 1971 et 31 millions en 1998 (52).
Et ces chiffres ne sont qu’une partie du paysage. Un grand nombre d’emplois du « secteur des services » sont impossibles à distinguer, en termes de conditions de travail, des emplois industriels. Ceci a toujours été le cas des dockers ou des éboueurs, mais s’applique aussi aux travailleurs des transports et des sociétés de courses – des groupes qui ne pourront que s’agrandir si la e-économie se développe (puisqu’ils font des livraisons pour les plus légères des sociétés « sans poids »). Et la croissance des chaînes de restauration rapide et des centrales d’appel augmente quotidiennement le nombre de ceux qui sont employés dans des conditions d’usine.
Aucun de ces groupes n’est fondamentalement impuissant face aux multinationales. Ford-Grande Bretagne a stoppé toute la production européenne de Ford lors de la dernière grève de 1988. Des usines isolées de General Motors ont eu le même impact sur l’Amérique entière. Plus récemment, les postiers et les convoyeurs de fonds ont fait la preuve de leur pouvoir potentiel en France.
De façon regrettable, les critiques du néolibéralisme comprennent rarement le caractère fallacieux des discours et des théories de la mondialisation. Comme l’écrit Viviane Forrester:
Le monde dans lequel le travail et l’économie fusionnaient, et où les multitudes étaient indispensables aux décideurs, s’est comme volatilisé... Le monde tout neuf dominé par la cybernétique, l’automation et les technologies révolutionnaires ... n’a pas de liens réels avec le « monde du travail » dont il n’a plus besoin. (53).
Le ton de Naomi Klein est souvent semblable, comme lorsqu’elle écrit que beaucoup de multinationales se basent sur « un système d’usines mobiles employant une main d’œuvre mobile » et qu’elles « échouent à tenir leur rôle traditionnel d’employeurs de masse » (54). Elle parle de General Motors « déplaçant la production vers les maquiladoras (la ceinture industrielle au sud de la frontière USA-Mexique) et leurs clones dans le monde » (55). On a l’impression qu’il se produit une gigantesque hémorragie d’emplois des Etats-Unis vers le Mexique. Mais Naomi Klein évalue plus loin la force de travail employée dans les maquiladoras à 900 000 personnes (56) – moins du 25e de celle des Etats-Unis. Les effectifs de la firme General Motors aux Etats-Unis sont de 200 000 salariés, infiniment plus que ceux qui travaillent pour elle au Mexique.
David Bacon, qui emploie souvent une terminologie marxiste, commet la même erreur lorsqu’il voit le mouvement des capitaux vers les pays du tiers monde comme la principale cause des pertes d’emplois aux Etats-Unis : « La différence entre les niveaux de vie des pays riches et des pays pauvres… est la cause des pertes d’emplois aux Etats-Unis du fait des délocalisations de la production » (57).
En réalité, la cause principale des pertes d’emplois dans tous les pays industriels avancés est la restructuration destinée à imposer des gains de productivité à l’intérieur des complexes industriels existants, et non les délocalisations. Lorsqu’il y a eu déplacement des industries, c’est à l’intérieur des frontières américaines qu’elle s’est effectuée et non pas au dehors. Les plus grandes défaites subies par les travailleurs britanniques – celle des mineurs en 1985 et celle des imprimeurs en 1987 – n’étaient pas le résultat de délocalisations de la production.
Il ne s’agit pas là de faiblesses mineures dans l’argumentation de Forrester, Klein ou Bacon. L’une des fonctions des théories néolibérales et globalistes est précisément de donner l’impression que le système n’est pas seulement incontrôlable, mais impossible à mettre en échec par ceux qui travaillent à l’intérieur de ce système. L’argument selon lequel les firmes peuvent se déplacer à volonté est une excuse pour les gouvernements qui se plient à leurs exigences et pour les dirigeants syndicaux qui refusent d’appeler contre elles à la grève. Leur argument est : « Nous ne pouvons pas les battre, alors il faut se mettre de leur côté ». Tomber dans ce piège est une grave erreur de la part des opposants au néolibéralisme.

Mondialisation, néolibéralisme et guerre

Il y a un élément caractéristique du monde moderne sur lequel les théories du néolibéralisme et de la mondialisation n’ont rien à dire, et qui pourtant devrait être un sujet de grand intérêt pour leurs critiques, c’est la tendance à la guerre.
La logique des théories de la mondialisation suggère qu’il importe peu aux firmes dans quel Etat elles opèrent ou quelle est la puissance de cet Etat. La liberté du commerce et des mouvements de capitaux, proclament-elles, signifie la fin de la guerre. Ou, comme elles l’ont dit aussi : « Jamais deux pays où l’on trouve des McDonald’s ne se sont fait la guerre ».
La réalité du monde dans les dernières décennies a démenti de telles assertions. Des guerres se sont produites avec une horrible régularité, jetant brutalement dans la confusion des régions entières du globe – la guerre de l’Occident contre l’Irak, la succession de guerres, civiles ou non, en Afrique, les guerres en ex-Yougoslavie, la guerre de l’OTAN contre la Serbie, les guerres de la Russie contre la Tchétchénie. Pour couronner le tout, il y a eu les mini-guerres ou menaces de guerre entre l’Inde et le Pakistan, la Grèce et la Turquie, la Chine et Taiwan, l’Equateur et le Pérou. Dans beaucoup de ces pays il y avait en fait des McDonald’s – la Croatie et la Serbie, l’Inde et le Pakistan, l’Equateur et le Pérou, la Grèce et la Turquie, les puissances de l’OTAN et les vestiges de la Yougoslavie.
De tels affrontements entre Etats armés font tout aussi partie du système actuel que les programmes d’ajustement structurel ou les négociations sur la liberté du commerce. Ceci est dû au fait que la destinée des capitalistes individuels est toujours, à un degré extrême, liée à la puissance et à l’influence d’Etats particuliers. Des firmes comme Boeing, Monsanto, Microsoft, Texaco et General Motors ne seraient pas ce qu’elles sont si elles ne jouissaient pas de liens anciens et solides avec l’Etat US en général et l’armée américaine en particulier. Le pouvoir et l’influence d’un Etat dépendent de sa capacité à « frapper » militairement d’autres Etats – ou de son appartenance à un système d’alliances qui peut le faire.
Le début des années 90 a vu une coalition regroupée derrière les USA bombarder Bagdad dans le but de préserver son influence sur les ressources pétrolières du Koweit. A la fin des années 1990, une autre coalition dirigée par les Etats-Unis a bombardé Belgrade pour sauvegarder la « crédibilité » de l’OTAN – en réalité, afin d’assurer le contrôle stratégique d’une alliance dominée par l’Amérique sur le flanc sud-est de l’Europe et sur l’accès aux régions pétrolifères du Moyen-Orient et de la Caspienne. Quels que soient les prétextes utilisés dans le tir de barrage propagandiste qui a accompagné les guerres, la raison pour laquelle le Département d’Etat a engagé ces actions était de montrer que les Etats-Unis sont capables d’assurer leur pouvoir par la force n’importe où dans le monde. De telles interventions ont confirmé une hégémonie qui détourne les pays du tiers monde de nuire aux intérêts des capitalistes américains, et qui s’assure que les pays européens et le Japon se soumettent au leadership US en matière de commerce, d’investissement et de négociation de la dette.
Thomas Friedmann, un journaliste proche du Département d’Etat américain, a résumé la relation qui existe entre le big business et la puissance militaire :
La main cachée du marché ne peut pas fonctionner sans le poing caché. McDonald ne peut pas prospérer sans McDonnel Douglas (firme aéronautique américaine – NDT). Le poing caché qui assure la sécurité du monde pour que les technologies de Silicon Valley prospèrent s’appelle US Army, US Air Force, US Navy et Corps des Marines (58).
La plupart du temps les gouvernements et les apologistes du néolibéralisme essaient de dissimuler de telles connexions et de donner l’impression que lorsqu’ils font la guerre c’est pour sauvegarder les droits de l’homme. Les opposants au néolibéralisme ne doivent pas croire de pareils mensonges. Le FMI, la Banque mondiale, l’OMC, le Pentagone et l’OTAN ne sont que des aspects différents d’un même système. On ne peut pas en combattre un et soutenir les autres.

Les origines du néolibéralisme

Les théories du néolibéralisme et de la mondialisation ne sont que des idéologies qui dissimulent le fonctionnement réel du monde dans lequel nous vivons, y compris les relations entre firmes et Etats ainsi qu’entre industrie et finance. Une critique de ces théories, pour être efficace, ne saurait se limiter à démontrer leur caractère inhumain. Elle doit identifier à la fois le degré auquel elles cachent les contradictions dans leur propre système et les possibilités qui existent de les combattre.
Ceci se relie à une autre question – celle de savoir pourquoi le néolibéralisme a pu devenir aussi puissant. Nombre de ses opposants tendent à y voir le résultat des conspirations des multinationales et d’intoxications idéologiques. Les conspirations sont incontestables – si l’on veut dire par là une réunion secrète des parties intéressées pour manipuler les choses à leur avantage. Les capitalistes l’ont toujours fait et ne sont pas prêts de cesser. Comme Adam Smith l’a noté il y a plus de 200 ans : « Quiconque s’imagine que les maîtres s’entendent rarement est aussi ignorant du monde que du sujet » (59). Mais ce n’est pas en soi suffisant pour expliquer l’influence du néolibéralisme aujourd’hui, alors qu’il y a seulement 30 ans des doctrines totalement différentes avaient une force égale dans les cercles dirigeants. Les explications en termes d’emprise des idées, comme lorsque Bourdieu parle des « effets d’une croyance partagée… le travail des « nouveaux intellectuels », qui a créé un climat favorable au recul de l’Etat et à la soumission aux valeurs de l’économie » (60), ne valent guère mieux.

Marx et l’anticapitalisme

Il n’y a pas d’autre choix, si l’on veut comprendre ces choses, que de retourner à Marx. De nombreux critiques du capitalisme sont réticents à le faire, d’abord à cause de la version falsifiée de sa pensée qui avait cours du temps de la domination du stalinisme, et puis aussi du marxisme académique sophistiqué des années 70. Pourtant Marx a créé les bases d’une analyse du système qui fournit une clé pour comprendre – et combattre – tous les éléments de déshumanisation mis en évidence aujourd’hui par les critiques de la mondialisation et du néolibéralisme.
Le jeune Marx débuta comme opposant libéral-démocrate à l’oppression semi-féodale qui caractérisait l’Europe continentale de la fin des années 1830 et du début des années 1840. Mais il se rendit rapidement compte que le nouveau mode, capitaliste, d’organisation de la société, qui était en train d’émerger à côté de l’ancien, était porteur de ses propres formes d’exploitation et d’oppression. Il commença à essayer de comprendre comment ce système en cours d’apparition fonctionnait, et par quels moyens il pouvait être combattu, un peu à la façon dont les « leaders de pensée » de Seattle affrontent aujourd’hui les problèmes posés par le système mondial du capitalisme des multinationales.
Son point de départ était le phénomène qu’il appelait « aliénation ». Ce qu’il commençait à découvrir sur le fonctionnement de ce système alors nouveau le porta à entreprendre une lecture critique de ses théoriciens les plus éminents – les économistes politiques Adam Smith et David Ricardo. Sa conclusion était que, bien que le système accroisse énormément la quantité de richesse que les ouvriers pouvaient produire, il privait la majorité d’entre eux des bénéfices de cette richesse :
Plus le travailleur produit, moins il consomme. Plus il crée de valeurs, plus il devient sans valeur… (Le système) remplace le travail par des machines, mais il rejette une partie des travailleurs dans un type de travail barbare, et il transforme l’autre partie en une machine… Il produit l’intelligence – mais, pour le travailleur, la stupidité… Il est vrai que le travail produit des choses merveilleuses pour les riches – mais pour le travailleur il produit la privation. Il produit des palais – mais pour les travailleurs, des taudis. Il produit la beauté – mais pour l’ouvrier, la difformité… Le travailleur ne se sent lui-même qu’en dehors de son travail, et dans son travail il se sent hors de lui-même. Il se sent chez lui lorsqu’il ne travaille pas, quand il travaille il ne se sent pas chez lui.
L’ouvrier travaille pour vivre. Il ne considère même pas le travail comme un élément de sa vie, mais plutôt comme un sacrifice de sa vie… Ce qu’il produit pour lui-même n’est pas la soie qu’il tisse, l’or qu’il extrait de la mine, ni le palais qu’il construit. Ce qu’il produit pour lui-même est le salaire ; la soie, l’or et le palais se réduisent pour lui à une quantité définie de moyens de subsistance, peut-être une veste de coton, quelques pièces de monnaie et un logement dans une cave. Et le travailleur qui pendant 12 heures tisse, file, fraise, tourne, construit, terrasse, taille la pierre, transporte des charges, etc. – considère-t-il ces 12 heures de tissage, filage, fraisage, tournage, construction, terrassement, taille de pierre comme une manifestation de sa vie, comme la vie ? Au contraire, la vie pour lui commence lorsque cette activité cesse, à table, au café, au lit.
Il n’est pas difficile de voir à quel point les mots de Marx s’appliquent aujourd’hui aux jeunes travailleuses de la confection d’Indonésie ou d’Amérique Centrale, décrites par Naomi Klein, qui fabriquent de luxueux vêtements qu’elles ne pourront jamais porter avec un salaire d’un dollar par jour, ou aux paysans de l’Inde qui perdent leurs terres reconverties dans la production agro-industrielle de récoltes dont ils n’obtiendront aucune part, ou aux métallos américains privés de leur emploi parce que « trop d’acier » est produit dans le monde. Mais Marx ne s’est pas borné à décrire cet état de choses. D’autres l’avaient fait avant lui, et beaucoup devaient continuer à le faire longtemps après sa mort. Il s’est attaché, au cours d’un quart de siècle de labeur intellectuel acharné, à tenter de comprendre comment le système était venu au monde et comment il créait des forces susceptibles de s’opposer à lui.
Il localisa son origine dans la monopolisation par une classe minoritaire des « moyens de production » - des ces produits du travail du passé, tels que les outils et les équipements auxquels les gens ont besoin d’accéder pour gagner leur vie. Cela laissait la majorité des gens sans autre choix que de proposer leur travail (ou, plus exactement, leur capacité à travailler, leur « force de travail ») aux membres de la minorité, l’alternative étant l’inanition. Mais cela mettait les détenteurs de la richesse en situation de payer le travail moins cher que la valeur des biens que les travailleurs pouvaient fabriquer. Ils obtenaient une portion du travail gratuitement. Cette « plus-value » fournissait le profit, les dividendes, l’intérêt et la rente.
En même temps, les firmes possédées par les membres de la minorité étaient en concurrence les unes contre les autres, ce qui amenait chacune d’entre elles à tenter de se développer plus rapidement que ses rivales. Elle ne pouvait y parvenir qu’en élevant au maximum le montant de la plus-value en sa possession en traitant les travailleurs le plus durement possible. Le résultat était l’absurdité d’une croissance économique qui n’avait rien à voir avec l’amélioration du bien-être économique de la grande masse du peuple. Comme Marx l’écrit dans Le Capital :
Accumulez, accumulez ! C’est la loi et les prophètes ! …Epargnez, épargnez toujours, c'est-à-dire retransformez sans cesse en capital la plus grande partie possible de la plus-value ou du produit net! Accumuler pour accumuler, produire pour produire, tel est le mot d'ordre de l'économie politique proclamant la mission historique de la période bourgeoise (61).
C’est ainsi qu’émerge un système global qui emprisonne la masse du peuple :
Le pouvoir du capitaliste sur le travailleur est le pouvoir de l’objet sur l’humain, du travail mort sur le travail vivant, du produit sur le producteur, puisque en fait les marchandises qui deviennent le moyen de dominer les travailleurs sont… les produits du processus de production… C’est le processus d’aliénation de son propre travail social (62).
Les capitalistes individuels sont les agents humains qui mettent en œuvre ce processus et l’imposent à la masse du peuple. S’ils veulent rester capitalistes, ils n’ont pas le choix. S’ils ne font pas des profits comparables à ceux des autres capitalistes, leurs rivaux, ils seront acculés à la faillite ou rachetés par leurs concurrents. De ce point de vue les capitalistes sont tout autant les prisonniers du système que les salariés – à ceci près qu’ils en sont des prisonniers hautement privilégiés. Ainsi, pendant que « le travailleur, étant sa victime, est dès le départ dans un rapport de rébellion à son égard et perçoit le processus comme un esclavage », le capitaliste, lui, « est enraciné dans le processus d’aliénation et y puise sa plus grande satisfaction » (63).
Ces capitalistes président à tout un monde de « travail aliéné », un monde dans lequel les produits de l’activité des humains acquièrent une vie propre et les dominent. C’est un monde de pression permanente au travail et de chômage périodique, de surproduction et de famine, de déplacement des masses rurales vers les villes et de refus de les employer lorsqu’ils y sont. C’est une spirale sans fin. Plus le capital devient puissant, plus les individus dépendent de lui pour gagner leur vie. Chaque fois qu’ils vendent leur force de travail au capital, il extrait d’eux davantage de travail et devient encore plus puissant. Même s’ils sont dans une position avantageuse et parviennent à imposer une augmentation de leurs salaires pendant un certain temps, ce processus ne cesse pas : « Si le capital croît rapidement, les salaires peuvent s’élever ; le profit du capital augmente incomparablement plus vite. La situation matérielle du travailleur s’est améliorée, mais au prix de sa position sociale ». Le travail salarié continue à « forger pour lui-même la chaîne d’or avec laquelle la bourgeoisie le traîne derrière elle » (64).
Dans un passage célèbre du Manifeste communiste, Marx et Engels décrivent comment le système se répand, à partir de ses bases d’Europe occidentale, pour conquérir le monde entier :
Poussée par le besoin de débouchés toujours plus larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit toute la surface du globe. Partout elle doit s’incruster, partout il lui faut bâtir, partout elle établit des relations.
En exploitant le marché mondial, la bourgeoisie a donné un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand regret des réactionnaires, elle a dérobé le sol national sous les pieds de l’industrie. Les vieux métiers nationaux sont détruits, ou le seront bientôt. Ils sont détrônés par de nouvelles industries… qui emploient des matières premières provenant, non plus de l’intérieur, mais des régions les plus éloignées. Les produits industriels sont consommés non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du monde…L’ancien isolement et l’autarcie locale et nationale font place à un trafic universel, une interdépendance universelle des nations…
Par suite du perfectionnement rapide des instruments de production et grâce à l’amélioration incessante des communications, la bourgeoisie… contraint toutes les nations, sous peine de courir à leur perte, d’adopter le mode de production bourgeois ; elle les contraint d’importer chez elles ce qui s’appelle la civilisation, autrement dit elle en fait des nations bourgeoises. En un mot, elle crée un monde à son image (65).
En même temps que tout cela se produisait, un élément nouveau faisait, du temps de Marx, son apparition dans le paysage. Les gros capitalistes poussaient les petits capitalistes à la faillite ou les absorbaient, provoquant ce qu’il a appelé « la concentration et la centralisation du capital ». Ce fut un long processus, au cours duquel des petits capitalistes nouveaux émergeaient continuellement, spécialement dans les secteurs de production nouveaux négligés par les vieilles firmes ayant pignon sur rue. Bien que lente, la tendance était claire. Malgré tous les beaux discours des économistes capitalistes sur le rôle des petites et moyennes entreprises, le système était de plus en plus dominé par une poignée de firmes géantes.
Le résultat était une situation d’incertitude croissante pour les travailleurs. Aussi sûr que semblât leur gagne-pain, il n’y avait jamais de garantie que le capitaliste qui les employait ne trouverait pas profitable de les licencier et d’installer son affaire ailleurs – ou de menacer de le faire si les ouvriers n’acceptaient pas une baisse de salaire ou une aggravation de leurs conditions de travail. Pas plus qu’il n’y avait de certitude que l’entreprise ne ferait pas faillite du fait de la concurrence d’une autre, mieux équipée ou avantagée par de bas salaires.
Ce n’étaient pas seulement les travailleurs en activité qui étaient pénalisés. En même temps que le capital se renforçait, il acquérait le pouvoir de se soumettre toutes les branches de la production qui auparavant lui échappaient. Marx a décrit dans Le Capital comment le développement du capitalisme, à chaque étape, menait à une transformation des relations à la campagne. La vieille paysannerie était détruite et remplacée, d’un côté par une petite minorité d’exploitants capitalistes, et de l’autre par une masse de laboureurs sans terre dont la seule possibilité de survie était de travailler pour les autres. Il cite largement des témoins contemporains de ce qui se passait en Angleterre, en Ecosse et en Irlande. Les récits de dépeuplements de villages, de destructions de maisons et d’appauvrissement de la population pourraient venir des pays du Tiers Monde d’aujourd’hui (66). Par exemple, il décrit comment l’incorporation des Highlands écossais à l’économie capitaliste ambiante a provoqué un double processus modifiant l’aspect du pays : d’abord, l’expulsion des paysans pour reconvertir les terres en pâturages ovins, puis le remplacement des moutons par des cerfs en même temps qu’on laissait la forêt envahir ce qui avait été autrefois des surfaces cultivées (67).
Mais Marx montre aussi autre chose. Le monde du travail aliéné n’est pas statique. L’accumulation continue de travail mort et l’expansion constante de la production aboutit à une production de richesse supérieure à tout ce que l’humanité a connu :
Au cours de sa domination de classe à peine séculaire, la bourgeoisie a créé des forces productives plus massives et plus colossales que ne l’avaient fait dans le passé toutes les générations dans leur ensemble. Asservissement des forces de la nature, machinisme, application de la chimie à l’industrie et à l’agriculture, navigation à vapeur, chemins de fer, télégraphe électrique, défrichement de continents entiers, canalisation des rivières, populations entières surgies du sol – quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces de production sommeillaient au sein du travail social ? (68)
Pourtant chacun de ces progrès dans la richesse sert en même temps à opprimer davantage ceux dont le travail la crée. Comme l’a dit Marx, « le progrès humain » ressemble à « cette idole païenne qui ne boirait pas le nectar mais l’habileté de ses victimes » (69).
Mais le potentiel existe pour prendre le contrôle de cette richesse et réorganiser la production dans le sens de la satisfaction des besoins humains de la façon dont le rêvait le passé. L’accumulation capitaliste est l’expression suprême de l’aliénation humaine, mais elle prépare aussi le terrain pour un renversement révolutionnaire de l’aliénation, pour la création d’une société qui élimine la misère et le labeur qui ont été le lot de l’humanité depuis le Nouvel Age de Pierre.

Le marxisme au 20e siècle

Marx est mort au début des années 1880. Il n’a donc pas eu la possibilité de voir si les tendances qu’il avait mises en évidence, en se basant essentiellement sur le développement du capitalisme anglais, étaient confirmées par l’histoire. Mais la génération de marxistes qui a écrit dans le premier tiers du 20e siècle a, elle, assisté à cette confirmation. L’Autrichien Rudolf Hilferding a dépeint le rôle croissant joué par des institutions financières telles que les banques et les marchés boursiers, et analysé comment s’établissait un lien de plus en plus étroit entre les firmes d’un même pays et l’Etat, donnant naissance au « capital financier » (70). Rosa Luxemburg a montré comment les capitalistes d’Europe et des Etats-Unis se précipitaient sur le reste du monde dans une course aux marchés et aux matières premières, réduisant les autres pays à la condition de colonies ou de vassaux tout en appauvrissant leur propre peuple (71). Nicolas Boukharine et Vladimir Lénine ont analysé la montée en puissance du « capitalisme monopoliste d’Etat ». Ils ont décrit comment la fusion croissante des firmes capitalistes de chaque pays avec l’Etat dans le but de constituer des empires permettait d’ajouter les profits ainsi réalisés à ceux obtenus dans le cadre de la « compétition pacifique » - et le résultat inévitable, les guerres entre grandes puissances pour le partage du monde. Léon Trotsky a examiné en profondeur la manière dont les classes dominantes, confrontées à une crise économique majeure et à la menace du mouvement ouvrier, se tournaient vers les dirigeants des mouvements fascistes de la petite bourgeoisie pour sauvegarder leur position, même si le résultat devait être la barbarie la plus épouvantable jamais vue dans l’histoire.
Le monde analysé par Hilferding, Luxemburg, Boukharine, Lénine et Trotsky était très différent, sous un certain nombre d’aspects, de celui décrit par Marx. L’Etat et la guerre, à peine évoqués dans les écrits économiques de Marx, jouaient désormais un rôle énorme. L’établissement concerté des prix par les monopoles, les marchandages commerciaux entre Etats nationaux, les manipulations financières sur la monnaie et les cours des denrées, étaient également des phénomènes nouveaux d’une portée considérable. De plus, le système qui, du temps de Marx, était essentiellement basé en Europe et en Amérique du Nord s’étendait au point d’enserrer le monde entier dans un réseau de commerce et, de plus en plus, de production.
Mais il y avait un élément important de continuité. La force motrice du système dans son ensemble demeurait l’extraction de la plus-value du travail des ouvriers et sa transformation en capital, « travail mort » dont les circuits internationaux posaient les limites dans lesquelles devait vivre la grande masse de la population mondiale. C’est la concurrence entre ceux qui contrôlaient ces immenses accumulations de travail mort qui a conduit à la Première Guerre Mondiale et à la Grande Dépression du début des années 30.

L’apogée de l’intervention étatique

La tendance générale notée par Hilferding, Luxemburg, Lénine et les autres, à savoir l’intégration croissante de la direction de l’industrie et de l’Etat, continua et s’accéléra avant, pendant et après la Deuxième Guerre Mondiale. Confrontés à des guerres et à des situations de crise économique, les Etats intervinrent pour faire fusionner les firmes nationales et coordonner leur fonctionnement avec celui de la bureaucratie étatique. L’Italie fasciste, l’Allemagne nazie, puis, dès le déclenchement de la guerre, l’Angleterre et les Etats-Unis suivirent cette voie. Les classes capitalistes plus faibles d’autres pays leur emboîtèrent le pas, sentant que seule l’utilisation de l’Etat pour mobiliser les ressources pourrait leur permettre de faire face à leurs rivaux internationaux : des pays aussi variés que la dictature de Pilsudsky en Pologne, le régime populiste brésilien, le gouvernement péroniste en Argentine se convertirent aux nationalisations et même souvent à un certain degré de « planification ». De nombreux pays du Tiers Monde indépendants depuis peu empruntèrent la même démarche dans les années d’après-guerre. Et même dans des pays comme la France ou l’Angleterre, d’importantes portions de l’industrie productive, ainsi que des transports, de la distribution d’eau et d’électricité furent prises en main par l’Etat. C’est le gouvernement présidé par de Gaulle qui devait nationaliser Renault, comme le conservateur Chamberlain l’avait fait pour les lignes aériennes britanniques.
Ce contexte nous permet de comprendre une autre composante du monde dans cette période : le stalinisme. Il était convenu à gauche de considérer le stalinisme comme une forme de socialisme, même déformé. Aujourd’hui il est devenu à la mode de le regarder comme un genre de société radicalement différent du capitalisme, mais pire. Il paraît cependant préférable de le comprendre comme un type extrême dans un continuum de stratification croissante d’économies soumises, comme le vieux capitalisme démodé du temps de Marx, à la pression de l’accumulation concurrentielle. C’était la forme la plus entière et la plus résolue du capitalisme d’Etat.
L’économie stalinienne est apparue, non pas au début des années 20, dans le sillage immédiat de la révolution russe, mais à la fin de la décennie, en même temps qu’une nouvelle classe exploiteuse s’installait sur le dos de la contre-révolution. Une telle classe ne pouvait maintenir sa position, dans un monde dominé par les grandes classes capitalistes existantes, que si elle essayait d’industrialiser de manière à les rattraper. C’est ce qu’entreprit Staline, imitant en Russie de nombreux moyens utilisés plus d’un siècle auparavant par la révolution industrielle anglaise – l’expulsion des paysans de leurs terres, la réduction forcée des salaires réels, l’utilisation du travail des enfants, la mise en place du gigantesque système esclavagiste qu’était le goulag. Tout cela s’accompagnait, comme dans tant d’autres pays développés, d’une dépendance envers l’Etat pour remplir les tâches que les industriels privés ne voulaient ou ne pouvaient pas accomplir.
L’Etat était central pour la base productive du capitalisme virtuellement partout, du début des années 30 jusqu’au milieu des années 70. Les doctrines justifiant ce rôle variaient d’une partie du monde à une autre. A l’Ouest, la principale était le keynésianisme, d’après l’économiste J.M. Keynes, qui pensait que l’intervention étatique était le seul moyen de maintenir le capitalisme à flot après la grande crise du début des années 30. Du côté du bloc russe – ainsi que parmi ceux qui admiraient ses méthodes à l’Ouest et dans le Tiers Monde – la doctrine stalinienne était dominante, bien qu’elle portât un nom différent après 1956. Dans le tiers monde, les notions « développementistes » prévalaient, qui tentaient de réaliser l’industrialisation en confiant à l’Etat le soin de tenir en respect la concurrence étrangère et de construire des industries nouvelles.
Indépendamment des doctrines utilisées, il y avait une trajectoire commune dans les politiques poursuivies par chaque pays. Les firmes s’en remettaient à l’Etat pour assurer une certaine stabilité à leurs marchés, pendant que les Etats comptaient sur les entreprises pour construire leur puissance industrielle nationale, avec le projet – du moins dans les pays les plus grands – de mettre en place à l’intérieur de leurs frontières toute la gamme des industries nécessaires à la satisfaction des besoins d’une économie moderne.
Durant cette période, ceux qui voulaient réformer le capitalisme tout en évitant la révolution se tournaient vers l’intervention de l’Etat pour réaliser leur projet. Dans les pays avancés, les keynésiens proclamaient que de telles réformes sauveraient le capitalisme de lui-même, et les sociaux-démocrates disaient qu’elles dispenseraient de tout changement brutal dans le sens du socialisme. Dans le tiers monde, les politiciens communistes, sociaux-démocrates, populistes, de même que les intellectuels de la classe moyenne, voyaient cette intervention comme devant permettre à la classe exploiteuse locale, aux ouvriers et aux paysans de faire alliance pour briser l’emprise économique des puissances impérialistes et impulser la croissance économique. C’est seulement après que cela aurait été réalisé que les travailleurs pourraient se lancer à la conquête du pouvoir pour eux-mêmes. Ceux qui, parmi les activistes d’aujourd’hui, prétendent que le problème central est l’érosion du pouvoir de l’Etat dans le cadre de la « mondialisation » de l’économie souhaitent apparemment un retour à de pareilles conceptions.
En réalité, cette caractérisation de l’Etat comme une agence bénéfique dans le contrôle du capitalisme repose sur une notion à courte vue de la nature de l’Etat. Celui-ci est construit sur la base de « corps d’hommes armés » dont le métier est de tuer. L’époque de la direction étatique de l’industrie était tout sauf celle d’un traitement bienveillant du peuple. C’est la période dans laquelle l’image dominante de la vie du travailleur était celle d’un appendice de la machine, tel que représenté dans Les temps modernes de Charlie Chaplin ou sur les fresques de Detroit de Diego Rivera. Cette phase comporte le régime nazi en Allemagne, avec l’épouvantable horreur de l’Holocauste, la mort par inanition de 4 millions de personnes dans le Bengale sous administration anglaise au début des années 40, les guerres coloniales françaises en Indochine et en Algérie, et la guerre des Etats-Unis contre le Vietnam. Elle inclut également les horreurs associées à l’industrialisation forcée stalinienne dans l’ex-URSS. C’est l’époque à laquelle l’Amérique Latine était le plus souvent livrée à des dictatures militaires, comme au Brésil à la fin des années 60, et celle où le « Grand Bond en Avant », qui entendait réaliser une industrialisation instantanée de la Chine dans les années 1958-1960, a provoqué une famine qui a fait des dizaines de millions de morts.
Le capitalisme dirigeait le monde tout au long de cette période, comme il l’avait fait auparavant et devait le faire ensuite. Et, sous sa domination, le monde connut alors des horreurs sans exemple dans l’histoire de l’humanité. Quiconque porte un regard nostalgique sur cette époque du capitalisme permet aux horreurs d’aujourd’hui de faire oublier celles d’il y a quelques décennies.
Il est exact que pendant une trentaine d’années après la Deuxième Guerre mondiale le système a connu une prospérité économique considérable, et que durant ces années certains peuples du monde ont pu contraindre leurs dirigeants à concéder des améliorations du niveau de vie. Même alors, malgré tout, le moteur de l’expansion n’était pas la bienveillance ou la rationalité des gouvernants. C’était en réalité une injection massive de dépenses d’armements, provoquée par la Guerre Froide, et atteignant des niveaux sans précédent en temps de paix (72). Au summum de la Guerre Froide, au début des années 50, près du cinquième de la production du pays le plus riche du monde, les USA, allait directement ou indirectement au budget militaire, et sans doute le double de cette proportion chez son concurrent militaire plus pauvre, l’URSS.
Pendant ce temps, la vieille logique du capitalisme poursuivait son œuvre sans désemparer. Les grosses firmes continuaient à absorber les plus petites ou à les acculer à la faillite, jusqu’à ce qu’une poignée d’ « oligopoles » en viennent à dominer les principaux secteurs économiques de la plupart des pays. En Angleterre, par exemple, quelque 200 entreprises, dirigées en gros par 600 ou 800 directeurs, produisaient plus de la moitié du PNB. Et dans les campagnes, la plus grande partie de l’agriculture mondiale reproduisait le schéma inauguré par l’Angleterre, avec une immigration massive vers les villes, en même temps que l’agriculture capitaliste employant une main d’œuvre salariée éliminait les paysans cultivant leurs propres parcelles.
C’est en Europe et en Amérique du Nord que ce processus est allé le plus loin, le nombre de personnes employées dans l’agriculture tombant de 30-40% de la population en France, en Italie, en Irlande ou en Espagne au début des années 50 à moins de 20% au milieu des années 70. Mais il était aussi en cours dans beaucoup d’anciennes colonies bien avant qu’on entende parler de « mondialisation ». En Inde, par exemple, les terres les plus fertiles de régions comme le Pundjab passaient de plus en plus entre les mains d’exploitants capitalistes de taille moyenne employant des salariés – et pouvant s’offrir les nouvelles semences, les puits tubulaires et les engrais associés à la « révolution verte ». En Algérie, c’est une classe nouvelle de fermiers capitalistes, et non pas les pauvres ruraux, qui fut la principale bénéficiaire de la réforme agraire entreprise après l’expulsion des colons français. Partout, le capitalisme remodelait la société à son image.

La naissance du néolibéralisme

La phase d’expansion économique rapide trouva une fin soudaine au milieu des années 70. Ce que les historiens économiques appellent parfois « l’âge d’or du capitalisme » céda la place à un « âge de plomb ». Pays après pays connurent une succession de crises traumatisantes. Et, l’une après l’autre, les doctrines associées à la période désormais révolue – le keynésianisme, le stalinisme et le développementisme – s’effondrèrent. C’est alors que les classes dirigeantes et leurs domestiques intellectuels se convertirent aussi soudainement que massivement à la doctrine connue d’abord sous le nom de monétarisme, puis de « thatchérisme » ou « reaganisme », appelée aujourd’hui néolibéralisme.
De telles conversion n’étaient pas le résultat, comme Bourdieu semble le croire, de la seule propagande insidieuse des apôtres du néolibéralisme. Elles reflétaient plutôt la tentative désespérée des divers groupes qui bénéficiaient du fonctionnement des économies dans la période précédente d’imposer leurs intérêts au reste de la société face aux crises successives. Le premier groupe à aller dans ce sens était les chefs de file des plus grosses firmes mondiales. Après des décennies de croissance facile des marchés, elles étaient soudain confrontées à la nécessité de restructurer leurs opérations et de trouver de nouvelles sources de profit.
Restructurer signifiait à la fois « rationaliser » la production – licencier des salariés et fermer des usines – et se projeter au-delà des bases nationales établies. Habituellement cela impliquait améliorer leur pénétration des marchés étrangers et, à une vitesse plus lente, commencer à organiser la production sur le plan international (mais pas toujours : pour Chrysler et British Leyland, par exemple, rationaliser signifiait se retirer de leurs opérations à l’étranger).
De nouveaux profits ne pouvaient être obtenus qu’en trouvant des sources de plus-value non exploitées auparavant. L’une de ces sources résidait dans les industries et les services mis en place dans le passé par l’Etat parce que le capital privé n’était pas à la hauteur, même s’ils étaient directement ou indirectement nécessaires à ses opérations. S’emparer de ce qui était désormais devenu rentable pouvait permettre un accroissement lucratif des profits – surtout lorsqu’il s’agissait de monopoles qui permettaient en fait au capital privé de lever un impôt sur les consommateurs. Une autre de ces sources consistait à faire main basse sur des ressources dans les Etats les plus faibles du monde, en s’appuyant sur la puissance des plus forts, en particulier les USA, pour y parvenir au moyen des négociations de la dette et du commerce. Finalement, les profits après impôt pouvaient être augmentés d’une manière générale en transférant la charge fiscale des bénéfices aux salaires et aux biens de consommation.
Bien que le néolibéralisme, comme idéologie, s’oppose à l’intervention étatique, la mise en place pratique de ces politiques dépendait de l’Etat – ou du moins des négociations entre les Etats les plus puissants. C’est la raison pour laquelle cette mise en place au moyen des réunions économiques et commerciales mondiales a été loin d’être facile. Le Financial Times peut dès lors s’alarmer de la dispute entre l’Europe et les Etats-Unis à propos des importations de bananes, en apparence d’intérêt secondaire, qui « pourrait déboucher sur une escalade de mesures de rétorsion transatlantiques qui mettrait à genoux une OMC déjà bien affaiblie » (73). Il existe aussi des conflits sur les mesures que devrait prendre le FMI pour intervenir dans une éventuelle crise financière internationale semblable à celle qui a frappé l’Asie en 1997 (74). Les « théoriciens » du néolibéralisme eux-mêmes n’ont pas de solutions toutes prêtes à ces conflits. Bien que leur credo prêche la non-intervention étatique, c’est une idéologie qui a reflété les besoins des complexes industriels d’Etat des USA, des puissances européennes et du Japon dans leurs affrontements entre eux et avec les Etats plus petits.
Le deuxième groupe à se convertir globalement au néolibéralisme à été celui des dirigeants des Etats. Pendant la période de plein emploi des « trente glorieuses », ils avaient été obligés de concéder aux travailleurs une certaine dose de protection sociale et de services. « L’Etat-providence » s’était développé comme une annexe des institutions centrales de l’Etat, basées sur les corps spéciaux d’hommes armés, les armes de destruction massive, les prisons, les tribunaux, etc. Aussi longtemps que l’expansion économique garantissait la croissance des profits, les intérêts capitalistes consentaient à tolérer la protection sociale comme un mal nécessaire. Mais dès que les profits ont commencé à donner de la bande, ils ont déployé toutes sortes de pressions pour mettre fin à ce système. Les dirigeants de l’Etat étaient piégés. Ils n’osaient pas résister à ces pressions – de peur d’une crise de la balance des paiements, de mouvements massifs de capitaux hors des frontières, et même de menaces de banqueroute nationale. Ils ne pouvaient pas davantage démanteler aisément les services sociaux, car cela risquait de provoquer des troubles importants. Ils pouvaient par contre utiliser des mécanismes de concurrence pour dresser les producteurs et les consommateurs de ces services les uns contre les autres. De cette façon ils pouvaient réduire la facture qu’ils payaient pour les salaires et pour le « salaire social ».
Ceci prenait parfois la forme de la privatisation et d’un « retrait de l’Etat » de la fourniture de certains services. Mais souvent les mêmes buts étaient poursuivis par d’autres moyens : l’imposition de limites budgétaires aux divers ministères, la réduction des budgets des collectivités locales ou des établissements publics parallèlement à l’augmentation des prestations qu’ils devaient fournir, l’introduction de mécanismes de marché « internes » dans des structures dirigées par l’Etat. Dans ces derniers cas l’Etat ne se « retirait » pas. Malgré tout, il avait pour tâche d’améliorer la profitabilité des capitalistes opérant sur son territoire en accroissant la pression sur la masse des gens ordinaires.
La privatisation avait un intérêt supplémentaire pour les gouvernants. Ils pouvaient l’utiliser un peu à la manière dont certains Etats avaient dans le passé utilisé les contrats d’affermage des impôts à des individus privés (les « fermiers généraux » de l’Ancien Régime). L’Etat pouvait payer la fourniture courante de certains services en vendant à des firmes privées le droit de percevoir les revenus futurs (ce qui s’est passé récemment avec la « mise aux enchères » de droits de téléphones portables : le gouvernement anglais a récolté 200 millions de francs et le gouvernement allemand près de 300 millions en autorisant des sociétés privées à fixer des prix de monopole – en fait des impôts sur ceux qui utiliseront les téléphones dans l’avenir).
Le troisième groupe qui s’est rallié aux thèses néolibérales a été celui des classes dirigeantes en dehors des pays industriels avancés. Des années 40 aux années 70, beaucoup d’entre elles avaient essayé de bâtir une industrie sous leur contrôle à l’aide d’une dose plus ou moins forte de capitalisme d’Etat. Ce fut difficile à mettre en œuvre, même pendant les années de prospérité mondiale, et leurs populations ont souvent dû payer un prix élevé. La fin du boom mondial et les crises économiques successives du milieu des années 70, du début des années 80 et du début des années 90 ont réduit ces efforts à néant. Les dirigeants naguère engagés dans la « planification » capitaliste-étatique se sont tôt ou tard convertis à l’intégration au marché mondial. Cela commença en Egypte, en Pologne, en Hongrie et en Yougoslavie au milieu des années 70, en Inde et dans divers pays d’Amérique Latine dans les années 80, dans l’ancien bloc soviétique et en Afrique au cours des années 90. En fait, ceux qui avaient la direction de complexes industriels protégés ou dirigés par l’Etat consentirent, en même temps que leurs amis de la bureaucratie d’Etat, à abandonner une domination quasi-monopolistique de l’économie locale pour le sort plus enviable d’associés minoritaires dans une section ou une autre du capital multinational.
Ce fut Sadate, qui, comme membre du groupe des « officiers libres », avait procédé avec Nasser aux nationalisations des années 50 et 60, qui ouvrit l’Egypte au marché au milieu des années 70. En Inde, le même Parti du Congrès qui prêchait le contrôle étatique dans les années 60 commença à le démanteler dès la fin des années 80. En Chine, Deng Xiaoping, qui avait contribué à mettre en place l’économie capitaliste d’Etat monolithique du début des années 50, prit l’initiative de se tourner vers le marché, puis vers les multinationales occidentales, à la fin des années 70 et au cours des années 80.
Susan George a constaté que les classes dirigeantes du tiers monde étaient ravies de se plier aux plans d’ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale :
Les gens riches et influents dans les pays débiteurs ne sont pas nécessairement mécontents de la façon dont cette crise a été traitée. L’ajustement structurel a réduit les salaires des travailleurs, et les lois – quand il y en a – concernant les conditions de travail, la santé, la sécurité et la protection de l’environnement peuvent être tournées facilement… Ayant largement échappé au fardeau de la dette, leur souci est d’appartenir à l’élite de plus en plus mondialisée pour jouer dans la même cour que leurs semblables à New York, Paris ou Londres (75).
Dans des pays comme l’Inde ou le Mexique, les dernières 20 années ont vu certaines firmes qui s’étaient constituées pendant la période protectionniste commencer à se transformer en véritables multinationales. Elles ne sont peut-être pas aussi grosses que General Motors, Microsoft ou Monsanto, mais leurs aspirations vont dans la même direction.
Le dernier groupe à adopter les doctrines néolibérales est formé des nombreux intellectuels qui avaient dans le passé mis toute leur foi dans la réforme étatique des économies nationales. En Angleterre, beaucoup de membres de l’actuel gouvernement, qui poussent résolument aux privatisations, étaient tout aussi enthousiastes, à la fin des années 70 et au début des années 80, pour une « politique économique alternative » basée sur l’intervention de l’Etat et le contrôle des importations. On peut voir la même évolution chez des politiciens « de gauche » comme Fabius et Rocard en France. Jospin, lui, campe sur la position contradictoire de « l’économie de marché sans la société de marché ».
Petras et Morley ont raconté comment un grand nombre d’intellectuels latino-américains sont passés du « développementisme » étatiste des années 70 au néolibéralisme des années 90, mettant en évidence « un tournant à droite visible de beaucoup de partis de gauche (sociaux-démocrates, populistes, socialistes) et de leurs idéologues – ces derniers essentiellement d’anciens intellectuels marxistes des années 1960 » (76).
Dans certaines parties du monde la conversion des intellectuels et des politiciens naguère radicaux est toujours en cours. En Afrique du Sud, l’ANC au pouvoir s’est tournée vers le big business et la privatisation. Un communiste soudanais me montrait récemment une déclaration d’un dirigeant de son parti, proclamant que la seule façon de réaliser le « développement » passait par une politique orientée vers le marché libre et les exportations. Sur cette question Vandana Shiva a absolument raison : « Les puissants du monde – dans les gouvernements, la politique, les médias et les affaires – sont en train de constituer une alliance globale, transcendant les clivages Nord-Sud » (77).
Deux ou trois générations d’intellectuels de la classe moyenne se sont tournées vers l’Etat pour réformer le capitalisme d’une manière qui devait permettre une croissance économique basée sur un « consensus national » entre les différentes classes (même si, dans le Tiers Monde, on prétendait que cela n’incluait qu’une partie de la bourgeoisie). Lorsqu’il devint clair que ce programme ne fonctionnait plus, la plupart ont adopté, comme les classes dirigeantes, un modèle différent basé sur le marché et l’ouverture au capital international. Ils n’étaient plus les victimes de la conspiration des multinationales mais ses adeptes zélés – de la même façon que, pour certains d’entre eux, ils avaient soutenu avec enthousiasme les horreurs résultant des tentatives de construire une industrie isolée dans des pays économiquement arriérés.
Ces intellectuels ont rempli un rôle inappréciable au service des classes qui ont bénéficié du néolibéralisme dans les années 80 et au début des années 90. Ils ont fourni une justification, non pas seulement à la dernière étape de la tendance du système, vieille comme le capitalisme, à se répandre au-delà des frontières nationales. Ils ont aussi conduit, par leurs cris de ralliement, les attaques contre les acquis en matière de salaires, de conditions de travail et de protection sociale que ceux qui travaillaient pour le capital avaient été capables de constituer et de préserver sous son « âge d’or », des années 40 jusqu’au milieu des années 70.
L’importance de la nouvelle vague de critiques du néolibéralisme réside dans la façon dont ils ont réfuté l’un après l’autre les arguments fallacieux mis en avant par ces intellectuels. C’est leur grand mérite d’être capables de voir le caractère néfaste du néolibéralisme, même s’ils ne sont pas clairs sur ses origines et sa nature. Ils voient que derrière l’engouement (la « pensée unique ») pour la « mondialisation » se cache un système qui sème la misère sur toute la planète. Malgré tout, leur échec à localiser ses racines mène aux positions contradictoires qu’ils prennent lorsqu’il s’agit de poser des alternatives.

Limites et contradictions

L’organisation du commerce, les flux financiers ou le fardeau de la dette sont des aspects particuliers d’un système beaucoup plus vaste. Les tentatives de solutionner l’un ou l’autre d’entre eux de façon isolée sont aisément neutralisées par ceux qui dirigent ce système – ou même peuvent aboutir à ce que les horreurs en soient transférées d’un groupe de victimes à un autre.
Ceci est démontré par la discussion sur le « commerce équitable » et le travail des enfants. Tolérer de bas salaires et le travail des enfants dans les pays du tiers monde (de même que dans les pays développés, d’ailleurs) aboutit à permettre aux employeurs, petits et grands, de détruire la vie des gens en poussant l’exploitation à ses limites extrêmes. Mais se borner à lutter sur ces problèmes laisse intactes les conditions générales qui jettent les pauvres du monde dans les griffes de ces employeurs. La pauvreté en Afrique, en Amérique Latine, en Asie et dans l’ancien bloc soviétique se perpétuera qu’il y ait ou non bas salaires ou travail des enfants. Elle ne peut être solutionnée par des luttes qui se limitent à ces questions. Des victoires partielles n’ont de sens que si elles servent de marchepied à des luttes et à des victoires plus importantes.
Il en va de même des luttes pour empêcher les patrons de fermer des unités de production et de les transporter là où la main d’œuvre est moins chère. Ne pas mener ces luttes aboutirait à laisser des sections du capital libres de poursuivre une stratégie de la terre brûlée, qui détruit la vie des gens ordinaires dans toutes les régions du monde l’une après l’autre dans une incessante course aux profits. Mais se limiter à ces luttes aboutit, au mieux, à conquérir un répit temporaire ou, au pire, comme l’ont fait beaucoup de dirigeants syndicaux ou politiques, à supplier l’Etat de convaincre les industries de rester où elles sont. Pendant ce temps, la pauvreté qui amène les travailleurs des autres pays à se vendre pour de bas salaires ne disparaît pas. Seule une stratégie défiant la puissance du capital de façon globale, ne se limitant pas à mettre en échec sa capacité à se déplacer, peut faire face à ce problème de façon décisive.
Les discussions autour de la campagne sur la dette empruntent une logique tout à fait semblable. Ne pas combattre la charge de la dette équivaudrait à se faire complices du pillage des peuples les plus pauvres par les grandes banques occidentales. Se restreindre à cette seule cause ne peut que laisser sans solution les autres sources de la pauvreté du tiers monde. En particulier, cela aboutit à abandonner entre les mains des grandes sociétés et des classes dirigeantes des pays avancés les ressources indispensables pour commencer à régler ces problèmes d’une façon qui n’inflige pas d’immenses souffrances aux travailleurs, aux paysans et aux peuples du tiers monde, et qui évite les énormes dommages subis par l’environnement de ces pays.
Une revendication qui est reprise par de nombreux militants concerne la « Taxe Tobin » sur les transactions financières au-delà des frontières nationales. C’est l’exigence centrale d’ATTAC en France. L’idée a été exprimée il y a 22 ans par l’économiste James Tobin, qui proclamait qu’une taxe aussi minime que 0,5% sur ces transactions détournerait les financiers de la spéculation contre les monnaies faibles et renforcerait la capacité des gouvernements à stabiliser les économies nationales. Cet argument est suffisamment respectable pour avoir séduit Anthony Giddens et pour avoir créé au sein du groupe social-démocrate du Parlement Européen une fracture sensible. En même temps, un nombre non négligeable de militants le considère comme de nature à fournir une solution radicale aux problèmes qu’ils identifient à la mondialisation. Comme dit Robin Round,
Le monde de la finance internationale est devenu un casino global dans lequel des investisseurs en quête de profits rapides parient des sommes énormes vingt-quatre heures sur vingt-quatre. A la différence des investisseurs sur les biens et les services, les spéculateurs font de l’argent avec le seul argent. Aucun emploi n’est créé, aucun service n’est fourni, aucune usine n’est construite… Le jeu à des conséquences extrêmes pour les perdants… comme l’ont illustré les crises financières mexicaine, asiatique, russe et brésilienne.
En réduisant la possibilité de ces crises, la taxe permettrait d’éviter les dévastations qui surviennent dans le sillage d’une crise financière. Elle serait aussi la source d’un revenu global appréciable… Des estimations conservatrices montrent que la taxe pourrait rapporter de 150 à 300 milliards de dollars annuellement. L’ONU estime que le coût de l’éradication des pires aspects de la pauvreté et de la destruction de l’environnement se monterait globalement à environ 225 milliards de dollars par an (78).
Tout effort tendant à obliger les gouvernements à déplacer la charge de la taxation des pauvres vers les riches doit être salué favorablement, et c’est ce qu’il y a de positif dans des organisations comme ATTAC. Elles ouvrent le terrain à la discussion sur les façons de mettre en échec l’immense richesse détenue par des mains privées. Mais croire que la taxe en elle-même est la réponse aux problèmes de l’humanité à l’aube du 21e siècle constitue une erreur grave.
D’abord, les flux financiers ne sont qu’une source des crises, parmi d’autres. Beaucoup plus importante est la façon dont la concurrence aveugle entre firmes industrielles et commerciales les porte à chercher à augmenter leurs profits en réduisant le niveau de vie tout en développant les capacités d’expansion à la vitesse maximale. Les méchants derrière tout cela sont aussi bien des firmes « productives » comme General Motors, Toyota, Monsanto, IBM ou Shell que des institutions financières « spéculatrices ».
Ensuite, la Taxe Tobin n’est tout simplement pas un mécanisme suffisamment puissant pour mettre un terme aux activités des spéculateurs financiers. Comme l’a montré l’économiste keynésien P. Davidson, les taux suggérés ne sont en aucune manière assez élevés pour empêcher des mouvements de capitaux à travers les frontières lorsqu’ils prévoient des dévaluations à l’échelle des crises mexicaine, asiatique, russe ou brésilienne. « Des grains de sable dans les rouages de la finance internationale » ne sont pas suffisants, écrit-il, « pour être efficaces quand c’est de rochers qu’on a besoin » (79). Robin Round lui-même admet que « la taxe proposée par Tobin n’aurait pas empêché la crise du Sud-Est asiatique » (80).
Il existe, en fait, une contradiction centrale dans la vision de la taxe comme une panacée face aux effets de la mondialisation. Si elle peut être capable de réduire les transactions spéculatives, elle ne saurait parvenir, et de loin, à lever les sommes qu’elle envisage pour la simple raison que les flux soumis à la taxe seraient, sous son impact, bien plus limités que ceux qu’on connaît aujourd’hui. Et si elle y arrivait, cela signifierait qu’elle est incapable de stopper les mouvements financiers dans leurs effets destructifs sur les économies nationales.
Il est incontestable que toute tentative d’imposer une telle taxe rencontrerait une immense résistance de la part des riches de ce monde. Ils utiliseraient la totalité des armes à leur disposition pour neutraliser les gouvernements qui prendraient l’idée au sérieux – armes idéologiques, politiques et économiques. D’autre part, pour être efficace, la taxe devrait être appliquée simultanément par les gouvernements des pays les plus importants. Cela signifie que la taxe ne pourrait être introduite sans des luttes gigantesques. Il est clair qu’elle ne peut dès lors tenir la promesse faite par ses partisans d’une solution simple et indolore face à la spéculation financière, pour ne pas parler des horreurs globales du système.
Comme les questions relatives au « commerce équitable », au travail des enfants, à la dette et aux délocalisations, elle peut amener bien des gens à contester certains aspects du système. Mais en même temps, cette contestation ne peut être efficace qu’en évoluant vers des remises en cause subséquentes plus radicales.
La discussion entre « développementistes » et « traditionalistes » se fonde elle-même dans la prise en compte d’éléments partiels d’une situation d’ensemble. La pauvreté du tiers monde plonge essentiellement ses racines dans la façon dont le développement du capitalisme au cours des derniers siècles a concentré la richesse du monde – le produit de générations d’un travail humain planétaire – entre les mains des classes dirigeantes d’une poignée de pays occidentaux.
Le « développementisme » est issu des tentatives de certains dirigeants du Tiers Monde, avec le soutien enthousiaste de nombreux intellectuels, de compenser cette pauvreté en imposant à leurs peuples des formes d’industrialisation et de mutation agraire similaires à celles qu’avait connues en son temps l’Occident. Mais comme ils étaient partis fort tard dans la course, les « sacrifices » qu’ils exigeaient de leurs peuples et les destructions qu’ils infligeaient à l’environnement étaient bien supérieurs à ceux qu’avait générés la révolution industrielle occidentale. Et même à ce prix, l’industrialisation fut rarement couronnée de succès. Reprendre ce chemin ne saurait constituer, pour la grande majorité des travailleurs et des paysans de ces pays, une alternative aux terribles ravages produits par les Programmes d’Ajustement Structurel et l’ouverture aux multinationales. Mais aucune des deux approches ne se propose de retourner aux méthodes « traditionnelles ». Ce serait substituer une image romantique du passé à ce véritable défi au système mondial qu’imposent les dévastations présentes.
Karl Marx a dû faire face à des arguments semblables il y a un siècle et demi. Certaines critiques parmi les plus sévères des effets du capitalisme sur le peuple furent émises par des Romantiques qui, face aux conséquences déshumanisantes de la révolution industrielle, prônaient un retour au passé. Marx écrivait :
Il est aussi ridicule d’aspirer à cette plénitude du passé que de vouloir en rester au total dénuement d’aujourd’hui. Aucune conception bourgeoise ne s’est jamais opposée à l’idéal romantique tourné vers le passé : c’est donc que celui-ci subsistera jusqu’à la fin bienheureuse de la bourgeoisie (81).
La solution pour en finir avec l’inhumanité du système présent n’est pas de tenter de retourner en arrière vers l’agriculture paysanne traditionnelle et la production locale. Elle est bien plutôt de trouver le moyen de se saisir des énormes ressources productives créées par l’exploitation capitaliste et de les assujettir à la satisfaction des besoins humains réels. Les sommes dépensées par le budget militaire américain pourraient transformer la vie de tous les ouvriers et paysans du Tiers Monde. Ajoutons à cela le gaspillage représenté par la publicité et les ventes promotionnelles, ainsi que la consommation de luxe des 200 ou 300 milliardaires possédant une richesse égale à celle de la moitié de la population mondiale, et nous avons assez pour surmonter la pauvreté du Tiers Monde et fournir également aux travailleurs des pays avancés une amélioration de leurs conditions d’existence. Il n’y a pas besoin de battre en retraite vers le localisme ou le traditionalisme. Et de toute façon une telle retraite ne peut pas marcher.
L’accumulation du capital s’est produite à l’échelle globale. On ne peut lutter contre ses effets par le localisme, que ce soit dans le sens développementiste ou traditionaliste. Il n’y a pas de place pour cela dans le monde moderne, pas plus qu’il n’était possible il y a un demi siècle de construire le « socialisme dans un seul pays ». Et le sentiment qui s’est manifesté à Seattle montre qu’il existe une opposition globale au système global.
Les luttes particulières contre des effets particuliers du système sont d’une immense importance. Elles peuvent freiner l’avance du monstre capitaliste, elles peuvent même le stopper. Elles peuvent rendre la vie un peu moins insupportable pour une partie de ceux qui triment à l’intérieur du système. Mais leur véritable importance réside en ceci qu’elles s’ajoutent à l’élan d’un mouvement plus vaste contre ce système et qu’elles encouragent partout ceux qui subissent son joug à le combattre.

La question du mode d’intervention

Tout ceci laisse sans réponse la question de savoir qui va prendre en charge la lutte, quelles forces peuvent être mobilisées, et quelles forces ont le pouvoir d’apporter le changement. On trouve sur ce sujet autant de positions parmi les critiques du néolibéralisme et de la mondialisation qu’il y en a sur la question des alternatives à leur système.
Pour beaucoup de militants qui étaient à Seattle le chemin à suivre était encore vu comme consistant à faire pression sur les gouvernements en place. William Greider insiste beaucoup sur les réformes légales devant permettre de responsabiliser les multinationales, et se prononce pour « une législation réformatrice, aussi bien au niveau des Etats qu’au niveau national ». « Le Congrès » devrait obliger « les sociétés à fournir des informations précises sur les dommages écologiques causés aux communautés et aux citoyens à l’étranger, et qui sont habituellement tenues dans l’ombre » (82). Steven Shryber, lui, compte sur la pression de l’opinion publique pour forcer les gouvernements à réformer l’OMC (83).

D’autres activistes voient toute la difficulté qu’il y aurait à persuader les grandes puissances de modifier leur démarche. Ils préfèrent s’en remettre aux gouvernements du Tiers Monde pour résister à ces grandes puissances. Walden Bello parle des « efforts des communautés et des nations pour retrouver le contrôle de leur destin », et en voit le mécanisme-clé sous la forme de la Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement (CNUCED), dans laquelle les gouvernements du tiers monde ont la majorité, et qui pourrait « jouer un rôle actif dans la réduction des pouvoirs de l’OMC et du FMI » (84).
Une telle approche se garde bien de procéder à une évaluation honnête des gouvernements du tiers monde. Ils sont quasiment tous dominés par des élites locales qui ne voient leur avenir que dans l’intégration au capitalisme global, même si elles négocient âprement les termes de cette intégration. Les rares exceptions sont des dictatures comme celle de l’Irak ou de la Yougoslavie éclatée, dont les classes dirigeantes sont aussi éloignées de la masse de la population que celles d’Occident, et qui combinent habituellement des éléments résiduels de capitalisme d’Etat avec des niveaux énormes de corruption. Ceux qui voient de tels gouvernements comme l’agence de la transformation du monde dans une direction positive font montre d’une immense naïveté. Et il est tout aussi naïf d’imaginer que lorsque ces gouvernements se rencontrent dans des réunions internationales leurs motifs sont d’une certaine manière plus louables. Si le FMI, l’OMC et la Banque mondiale sont des repaires de brigands, on peut en dire autant de la CNUCED, même si les voleurs y sont de moindre envergure.
La difficulté évidente qu’il y a à convaincre les gouvernements amène de nombreux militants à parler en termes de contournement de l’Etat et des multinationales en « allant vers le local ». Susan George explique comment :
Une myriade d’activités prennent place au niveau local lorsque les gens luttent, ici contre des décharges d’ordures toxiques, là contre une autoroute envahissante et inutile, ailleurs contre une fermeture d’usine. Certaines de ces activités peuvent être reliées, par exemple, à l’aide du très promettant Sustainable and Self Reliant Communities Movement. Plus il y aura d’activités économiques qui pourront être recapturées et retirées de l’orbite transnationale, mieux cela sera.
Des douzaines de villes de différentes tailles font déjà l’expérience de sociétés basées localement qui distribuent des biens et des services satisfaisant les besoins locaux (85).
Mais les ressources économiques que de telles activités locales peuvent déployer sont minuscules comparées à celles à la disposition des multinationales et des Etats ! Elles ne peuvent satisfaire la grande majorité des besoins – sauf si les gens sont disposés à vivre au simple niveau de subsistance, dans des conditions à peine meilleures que celles des anachorètes médiévaux. Au mieux, elles ne peuvent être que de petites enclaves qui ne font pas obstacle aux ravages du système mondial.
Susan George elle-même admet cela :
A moins que nous ne puissions nous assurer que l’Etat conserve ses prérogatives, je ne vois pas qui se tiendra entre la personne de base et la tyrannie organisationnelle. Sans l’Etat – mais pas nécessairement celui que nous connaissons aujourd’hui – nous aurons bientôt des MacEcole, des MacSanté et des MacTransport (86).
Ce qui est en accord avec son observation précédente, parfaitement correcte :
Nous n’avons aucun moyen d’arrêter des gens qui ne reculeront devant rien. Le capitalisme transnational ne peut pas s’arrêter. Avec les flux financiers sans obstacles il a atteint un stade incurable et continuera à dévorer et à éliminer les ressources humaines et naturelles même s’il doit détruire le corps lui-même – la planète – dont il dépend (87).
Mais malgré l’allusion à la nécessité d’un Etat différent, c’est à la pression sur celui qui existe qu’elle revient après avoir fait sa démonstration. Elle se tourne vers la Taxe Tobin et « une légère taxe sur les ventes et les achats d’actions, d’obligations, de stock options - et leurs cousins dérivés » pour « mettre de l’argent dans les coffres de l’ONU et des agences » (88).
La pression sur les gouvernements peut s’exercer à l’aide d’ « alliances ». Elle parle, dans Le boomerang de la dette, de
construire des ponts au Nord entre les écologistes, les syndicalistes, les gens concernés par la drogue, les militants des droits des immigrés, les membres de groupes de solidarité avec le tiers monde ou des organisations non gouvernementales (ONG), et cette catégorie qui est la plus large de toutes : les contribuables. Nous espérons que chacune de ces organisations verra le besoin d’agir ensemble pour une autre politique, et, simultanément, le besoin de travailler efficacement avec leurs homologues du Sud (89).
Beaucoup de militants ont vu la bataille de Seattle comme l’exemple de la façon dont une telle alliance pouvait être construite, en unifiant des représentants de paysans du tiers monde, des petits fermiers français, des organisations écologistes, des ONG, des travailleurs du tiers monde, des groupes indigènes et, ce qui a été une surprise pour de nombreux participants, les syndicats américains. Pourtant en amalgamant toutes ces composantes les activistes ne parviennent souvent pas à voir ce qui les différencie.
Certaines sont des organisations de minorités militantes, dont l’impact est de ce fait restreint. D’autres tentent de représenter des couches beaucoup plus larges, mais elles aussi sont diverses. Les organisations paysannes, par exemple, représentent rarement un groupe humain homogène, car en même temps que le capitalisme a entraîné des pays dans son orbite il a encouragé une différenciation dans la paysannerie, les paysans les plus aisés aspirant à devenir des exploitants capitalistes, désireux d’acheter les terres des plus pauvres et d’employer une partie d’entre eux comme ouvriers agricoles. Lorsque Luis Hernandez Navarro parle des « producteurs ruraux en Europe et au Japon qui forment la colonne vertébrale des nouvelles mobilisations » (90), il ne voit pas à quel point l’agriculture est devenue une industrie capitaliste très lucrative dans les pays avancés, très peu de véritables paysans étant restés à la terre. Et même dans des pays du tiers monde comme l’Inde, ce sont très souvent des gros exploitants qui dominent les organisations paysannes, car ils ont des loisirs et des moyens. Ils peuvent se mobiliser aux côtés des paysans plus pauvres sur certains objectifs immédiats (comme combattre l’augmentation du prix des engrais), mais ils n’en ont pas moins des intérêts fondamentalement distincts.
La situation de certains groupes communautaires parmi les pauvres de pays du tiers monde comme le Mexique ou le Brésil peut présenter des similitudes avec celle des groupes paysans. Ils sont souvent issus du besoin commun de certaines ressources, comme l’eau potable ou l’électricité. Cela peut mener à des luttes très dures. Mais très souvent ils sont cooptés par des machines politiciennes corrompues, qui obtiennent un soutien en distribuant ces services avec parcimonie dans le but de constituer des réseaux électoraux dans chaque communauté. D’où la facilité avec laquelle des régimes autoritaires corrompus peuvent détruire les alliances oppositionnelles et établir leurs propres agences parmi les paysans et les citadins pauvres.
Certains voient les ONG comme capables, par leur intervention, d’apporter un changement. Hernandez Navarro prétend que « les réseaux informatiques modernes, la prolifération de centaines d’ONG et la facilité des déplacements mondiaux ont rendu possible la formation de poches de résistance qui transcendent les frontières nationales » (91). De nombreux activistes font grand cas de la capacité des ONG à utiliser la technologie de l’internet pour communiquer entre elles, formant des réseaux décentralisés mais bien informés capables de mobiliser sur des objectifs stratégiques à court terme. Mais voir les ONG ainsi célébrées promues au rôle d’agences du changement revient à négliger un fait fondamental. Les ONG sont elles-mêmes des organisations de minorités qui doivent trouver le moyen de mobiliser des couches plus larges si elles veulent dépasser le stade du lobbying et de la pression sur les groupes politiques pour imposer d’autres démarches aux Etats et aux multinationales. Elles ne peuvent en elles-mêmes atteindre le but que Susan George se donne de « stopper » le capitalisme multinational. Elles peuvent réaliser la tâche plus modeste – qui ne doit pas être méprisée – de faire connaître le plus largement les plans des multinationales. Mais les stopper nécessite qu’une autre forme d’intervention soit mobilisée par elles. C’est la raison pour laquelle certaines ONG sont passées ces dernières années du simple lobbying à l’agitation militante.
Les partisans d’une stratégie centrée sur les ONG se réfèrent souvent à l’exemple du Mexique, où une mobilisation des ONG a pu faire obstacle à la tentative du gouvernement de réprimer le mouvement zapatiste des indiens du Chiapas en 1994-95. Mais ils oublient d’ajouter que les ONG n’ont pas été capables d’empêcher l’Etat de continuer à harceler ce mouvement. Il est resté confiné à une zone éloignée des principales régions industrielles et agricoles du pays, et le capitalisme mexicain a pu rapidement considérer cette rébellion comme négligeable. Aux élections de juillet 2000, c’est le néolibéral Fox qui a bénéficié de l’affaiblissement du vieil autoritarisme, et non les forces opposées au néolibéralisme.
Il faut aussi ajouter que le fait que la plupart des ONG soient spécialisées sur des problèmes uniques aboutit parfois à ce qu’elles fassent le jeu du système. C’est ce qu’indique Susan George à propos de la campagne sur la dette – face à des concessions offertes par les gouvernements, elles ont pu en venir à soutenir des plans qui en fait ne font rien contre la pauvreté du tiers monde. La même chose est arrivée à des organisations de défense des droits de l’homme. Pendant la guerre du Golfe en 1991 et celle des Balkans en 1999 on a pu en voir soutenir l’alliance dirigée par les USA sur la base des graves violations des droits de l’homme commises par ses adversaires. En fait, les gouvernements américains ont longtemps fait usage de discours sur les droits de l’homme comme couverture pour leurs visées hégémoniques. Certaines organisations des droits de l’homme ont vu clair dans ces manœuvres – d’autres pas. Le problème est qu’aussi longtemps qu’elles restent focalisées sur des questions uniques plutôt que de s’opposer au système global, elles peuvent être tirées d’un côté ou de l’autre au gré des événements. C’est ainsi qu’une étude récente sur le mouvement zapatiste mexicain, réalisée par le Département d’Etat américain, suggère une stratégie d’utilisation des ONG pour défendre les intérêts des capitalistes occidentaux (92).
Susan George, tout en poussant à leur élargissement, a bien vu les limites des alliances existantes. Dans le Rapport Lugano elle écrit : « Pour obtenir des modifications dans l’équilibre du pouvoir il faut évaluer ses forces et ses capacités à conclure des alliances… Les alliances… doivent être transgénérationnelles, transsectorielles, transfrontalières, et parfois même être conclues avec des partenaires inattendus » (93). Sur certains points elle suggère l’élargissement de ces alliances jusqu’à y inclure des politiciens de droite opposés à des aspects spécifiques des plans des multinationales, comme ces républicains américains qui se sont joints à certains démocrates dans le but de mettre en échec la compétence d’urgence de Clinton en matière de traités de libre-échange, et « parfois les alliés peuvent même être transnationaux » comme les compagnies d’assurances (94).
L’ennui, c’est que de tels alliés ne feront rien pour arrêter la dynamique destructive du système que Susan George décrit si bien, même s’ils sont prêts à en corriger certains « excès ». Car cette dynamique prend sa source dans la tendance aveugle à l’accumulation, dont ils sont porteurs comme tout politicien capitaliste ou toute multinationale. Dans ce but, ils passeront au-dessus de n’importe quelle considération humanitaire ou écologique pour les raisons même que Susan George expose – même s’ils sont prêts à faire obstacle à certaines activités de leurs rivaux politiques ou économiques. Pour véritablement renforcer les mouvements contre le système global, c’est ailleurs qu’il faut chercher.

Les travailleurs et l’anticapitalisme

Un facteur important de la situation à Seattle était que de nombreux militants, pour la première fois, ont vu les travailleurs comme l’agent potentiel du changement. L’expérience des mouvements de protestation américains, qui remonte à la guerre du Vietnam, indiquait que la classe ouvrière américaine organisée se montrait indifférente, voire hostile à leurs revendications. Et même parmi les militants européens, qui ont vu davantage de sections du mouvement syndical se joindre à leur mouvement, il y avait une forte tendance à voir les travailleurs des pays avancés comme les représentants d’une « aristocratie ouvrière » profitant de l’exploitation des masses du tiers monde. Pourtant à Seattle les syndicats américains ont amené leurs membres à soutenir et à renforcer le mouvement. Tout d’un coup, il apparaissait à beaucoup de gens que la lutte pour l’emploi et contre la flexibilité dans les pays avancés pouvait être partie intégrante du combat contre la pauvreté dans le tiers monde et contre la destruction de l’environnement.
Malgré tout, les textes militants d’après Seattle sont dénués de toute vision claire des raisons pour lesquelles les travailleurs ont été engagés dans le mouvement, et continuent à les considérer comme un allié de plus, parmi d’autres, pour contrer les machinations des multinationales. C’est pour cela qu’il n’y a pas une compréhension globale du fait que le capitalisme mondial est bien plus que la conspiration d’une poignée de patrons de multinationales. L’ordre mondial n’y est pas compris comme un système d’accumulation d’une plus-value provenant essentiellement, au début du 21e siècle, de l’exploitation du travail salarié. Il y manque le sens que donne la vision du système comme mû par le projet d’extorquer davantage encore de plus-value en faisant en sorte que, nulle part au monde, les salariés n’aient la sécurité de savoir que leur situation de demain sera la même que celle d’aujourd’hui.
On voit persister une tendance à traiter les travailleurs des pays avancés comme s’ils étaient des collaborateurs privilégiés de l’ordre établi. Le fait qu’ils aient habituellement un niveau de vie plus élevé que la grande majorité des peuples du tiers monde semble confirmer cette vision. Celle-ci repose malgré tout sur une analyse erronée du fonctionnement du système. Les firmes capitalistes sont structurellement orientées vers l’accumulation de plus-value, et investissent par conséquent là où l’exploitation du travail humain est la plus profitable. Au début du 21e siècle, cet investissement est concentré dans les pays avancés et une poignée de « nouveaux pays industriels ». C’est là que les capitalistes peuvent le plus facilement extorquer de la plus-value, pour la bonne raison que le travail y est plus productif qu’ailleurs, et donc plus rémunérateur de plus-value, pour toute une série de raisons historiques – les accumulations de capital établies dans ces pays, leurs infrastructures de transport, de distribution d’énergie et de fluides, les importants gisements de travailleurs éduqués résultant de quatre ou cinq générations d’instruction obligatoire.
Souvent, sous le capitalisme, les plus pauvres ne sont pas ceux qui sont le plus exploités, mais ceux qui ont été rejetés par le développement du système. C’est vrai des chômeurs de longue durée, dont la pauvreté provient du fait que le capitalisme ne trouve plus profitable de les employer et de les exploiter. C’est vrai aussi du grand nombre de pauvres dans les cités géantes du tiers monde, qui souffrent parce que le capitalisme ne leur autorise qu’un accès intermittent aux moyens de gagner leur vie et de lui apporter un profit. Leur existence pitoyable constitue une accusation majeure contre le système, mais la source vive qui maintient le capitalisme en état de nuire se trouve essentiellement ailleurs, au niveau des travailleurs qu’il emploie. Et la tendance à accroître la compétitivité et à maximiser les profits mène nécessairement à des affrontements répétés avec eux.
Si la plupart des investissements se font dans les pays avancés, c’est sur les salaires et les conditions de travail des travailleurs de ces pays que le capital doit exercer une pression. D’où les exigences continuelles de plus de « flexibilité », d’où les efforts pour mettre les salariés en concurrence les uns contre les autres pour l’emploi, d’où les « réformes » qui réduisent la sécurité sociale, les retraites et les indemnités de chômage. Tout ceci a un effet à long terme sur la psychologie sociale des travailleurs américains et européens. Dans les années 60 et 70 les salariés regardaient trente ou quarante ans derrière eux et se félicitaient de l’amélioration de leur situation. Aujourd’hui, ils comparent leur vie avec ce qu’elle était durant les trois ou quatre dernières décennies et ressentent à quel point ils sont plus surchargés de travail et plus préoccupés par l’insécurité de l’emploi. C’est le sentiment qui domine les nombreux entretiens réalisés par Pierre Bourdieu et ses collègues au début des années 90, publiés sous le titre La misère du monde (95).
Pendant ce temps, les dirigeants du tiers monde et des anciens pays communistes collaborent avec le FMI et la Banque mondiale en attaquant leurs ouvriers et leurs paysans plus encore qu’ils ne le sont dans les pays avancés. D’où la succession de plans d’ajustement structurels, la réduction brutale des budgets de protection sociale, la privatisation de la santé et de l’éducation, la suppression des subventions pour la nourriture et les transports.
Le néolibéralisme est résolu a aggraver les conditions d’existence des gens dans les intérêts du capitalisme. Mais les victimes ne se résignent que rarement à ce qui leur arrive. Souvent, leur réaction est localisée et défensive. Dans la plupart des journaux locaux du monde on peut trouver des informations éparses sur de telles réactions – protestations contre une fermeture d’hôpital, contre le manque de médicaments dans un établissement de santé publique, l’augmentation des tarifs des transports, la suppression des subventions aux produits alimentaires de base, l’imposition de droits d’inscription élevés dans l’éducation, l’augmentation du prix de l’eau, contre la réduction des emplois dans l’industrie ou l’administration. Souvent, les gens ne font pas le lien entre leurs protestations locales et le paysage général du système mondial. Ils voient leurs problèmes comme causés soit par des politiciens corrompus, ou bien un employeur particulièrement cruel, un conseil municipal incompétent, ou un régime autoritaire. Cette étroitesse de vision rend difficile la généralisation des différentes protestation dans une offensive rassemblée contre la source de leurs problèmes.
Mais la colère peut aussi produire des répliques généralisées qui ouvrent les yeux des populations sur le système dans son ensemble. C’est ce qui s’est passé à un certain degré dans les luttes défensives des années 80 contre le néolibéralisme – par exemple la grève d’un an des mineurs britanniques en 1984-85, et avec l’explosion de manifestations et de grèves qui a secoué la France en novembre-décembre 1995.
La première moitié de l’an 2000 a vu le renversement temporaire du gouvernement équatorien par une montée de protestations des travailleurs et des populations indigènes, des grèves générales en Argentine, en Afrique du Sud et au Nigéria, les immenses protestations des sans terre au Brésil, les émeutes contre l’augmentation des tarifs publics au Guatemala, une grève du secteur public en Norvège et la menace d’une grève semblable en Allemagne. Ces événements ont été tout autant des manifestations de réaction à la dynamique du capitalisme global que les manifestations de rue à Londres, Seattle, Washington, Millau et Prague.
Les travailleurs ont un pouvoir de remettre en cause le système que les manifestations de rue n’ont pas. Ils sont concentrés dans des lieux de travail et des zones urbaines sur une base permanente. Et c’est leur travail qui produit la valeur et la plus-value qui nourrissent la marche du système. S’ils n’exercent pas ce pouvoir, c’est par manque de confiance et de conscience de leur force. Les militants anticapitalistes sérieux doivent passer des simples manifestations contre le système à la recherche des moyens de mettre en œuvre cette puissance. Comme le disait la révolutionnaire germano-polonaise Rosa Luxemburg en janvier 1919, peu avant d’être assassinée : « C’est là où les chaînes du capitalisme sont forgées qu’elles doivent être brisées ».

La dynamique de la protestation

Tout mouvement protestataire réussi passe par deux phases. La première est son éruption à la face du monde, prenant ses adversaires par surprise et remplissant de joie ceux qui partagent son projet. Et plus il s’est écoulé de temps depuis le dernier grand mouvement de protestation, plus grande est la joie. Il semble alors que le puissant élan de la révolte ne peut que l’amener à se renforcer inexorablement. Cela soude ensemble les participants et les porte à considérer comme secondaires les différences d’opinion et les anciens débats sur la tactique.
Mais ceux contre qui les protestations sont dirigées ne se résignent pas. Une fois passé le choc initial, ils renforcent leurs défenses, s’assurent qu’ils ne seront pas à nouveau pris par surprise, et tentent de briser la dynamique du mouvement. A ce stade, des discussions sur la tactique s’élèvent nécessairement parmi ceux qui s’étaient promis d’oublier les vieilles querelles dans l’intérêt du consensus.
C’est ce qui s’est produit, par exemple, dans le mouvement contre les armes nucléaires en Angleterre à la fin des années 50. L’euphorie d’un succès inattendu s’évapora après trois années d’âpres discussions sur la tactique entre ceux qui voulaient changer la politique du Labour et ceux qui mettaient toute leur foi dans une action directe massive et non-violente. Des débats similaires eurent lieu une décennie plus tard aux Etats-Unis dans le mouvement contre la guerre du Vietnam. La voie à suivre était-elle d’essayer de faire pression sur le gouvernement, ou bien fallait-il tenter de rassembler les forces qui pouvaient révolutionner la société ?
L’incapacité à résoudre ces question peut très facilement aboutir à la fragmentation et à la désintégration d’un mouvement alors même qu’il atteint son apogée. Comme disait Tony Cliff, ils jaillissent comme une fusée et retombent comme une bûche. Le mouvement qui a explosé à la face du monde à Seattle a encore du chemin à faire avant d’atteindre son sommet. Mais il y a déjà des signes avant-coureurs de polarisation sur des questions qui, si elles ne sont pas résolues, peuvent mener à la fragmentation et au déclin. Les débats ont été très vifs au sein des forces diverses qui ont participé à la manifestation londonienne du 1er Mai.
Des dommages mineurs tels que le bris des vitrines d’un McDonald’s, le barbouillage d’une statue de Churchill, quelques graffiti sur le Cénotaphe du mémorial de la guerre provoquèrent les hurlements prévisibles des médias. Ce qui était plus difficile à prévoir, c’est le débat houleux qui s’ensuivit sur le site internet des organisateurs du Premier Mai, Reclaim the Streets, et une attaque véhémente sur le comportement des manifestants de la part d’un éminent journaliste sympathisant du mouvement, George Monbiot, du Guardian : « Le mouvement… a perdu le Nord », écrit-il. « Il s’est transformé en association de miliciens incohérents, à la fois frivoles et menaçants… Les plus cinglés dans la foule ont cassé des boutiques et profané le Cénotaphe » (96).
Les discussions qui ont eu lieu après le 1er Mai n’avaient pas, cependant, un caractère totalement nouveau. Elles avaient commencé à apparaître dans le sillage de Seattle. Medea Benjamin, une personnalité dirigeante de Global Exchange, dont le rôle dans la préparation de Seattle avait été important, écrivit par la suite : « Les protestations de masse non-violentes de Seattle ont représenté le point culminant d’un processus d’un mois de construction patiente d’une coalition par les organisations ». Mais « une petite minorité de manifestants a pris la liberté de briser la solidarité et la cohésion collective… de la façon la plus sectaire » en « brisant des vitrines, en renversant des poubelles et en se livrant au pillage ; en brutalisant des délégués de l’OMC, des employés de magasin et des clients ; et en recouvrant Seattle downtown de graffiti ». Ce qui était « négatif aux yeux du grand public » (97).
Medea Banjamin attribue la responsabilité de ces excès à des groupes anarchistes – même si elle s’est empressée d’ajouter qu’elle ne visait pas tous les anarchistes. George Monbiot est allé plus loin. Ce n’étaient pas seulement les anarchistes casseurs qui étaient à blâmer, mais aussi les organisateurs de Reclaim the Streets, bien qu’ils fussent partisans d’une manifestation pacifique. Leur erreur était de ne pas comprendre les limites de ce que l’action pouvait apporter :
L’action directe non-violente est un contresens. Ce n’est pas une tentative directe de changer le monde par l’action physique, mais un moyen graphique et symbolique d’attirer l’attention sur des questions négligées, de gagner les cœurs et les esprits sur la scène du théâtre politique.
Cela peut parfois aboutir à des objectifs limités, comme le ralentissement de « la construction d’une route ou d’un aéroport », mais pour faire plus il faut « s’intégrer à une offensive démocratique plus large sur les politiques qui leur ont donné naissance ». Les militants de Reclaim the Steets « auraient pu soutenir leur critique du capitalisme global s’ils avaient indiqué une alternative viable. Mais en l’absence de propositions claires pour un changement de politique, les manifestations du 18 juin l’an dernier et du Premier Mai cette année ont constitué de véritables désastres ». Le mouvement a fini par « s’enliser dans des proclamations boursouflées et intransigeantes, singeant le langage et le comportement des révolutionnaires mais sans aucun programme révolutionnaire ». De plus,
Les problèmes sont brouillés par le mythe du consensus. Le mouvement d’action directe insiste sur le fait qu’il est non hiérarchique – mais ceci n’a jamais été vrai. Certaines personnes, inévitablement, travaillent plus que d’autres, font avancer les choses, que les autres membres du mouvement soient d’accord ou pas… Mais en se persuadant eux-mêmes qu’il n’y a pas de hiérarchie, que les protestations qu’ils initient sont des soulèvements spontanés du peuple, les organisateurs s’exonèrent de la responsabilité de leurs actes.
Ce manque de prévision et de responsabilité ouvre la voie au comportement des anarchistes, poursuit-il : « Dépaver Parliament Square pour stopper le capital global est si futile, si frustrant et débilitant qu’on peut presque excuser les manifestants à la tête chaude de vouloir faire quelque chose de spectaculaire » (98).
La logique de Monbiot est imparable, mais seulement jusqu’à un certain point. Les manifestations et les blocus non-violents sont des symboles qui peuvent être déterminants pour fournir un point de focalisation à la colère et aux aspirations des gens. C’est assurément ce qui s’est passé à Seattle – et aussi, quoiqu’en pense Monbiot, dans les protestations anticapitalistes de la City de Londres en juin 1999. Mais ils sont seulement symboliques, comme le sont les actions violentes de petits groupes, même si ceux-ci semblent faire montre d’intentions plus sérieuses. Ils ne peuvent d’aucune manière donner un coup d’arrêt au système, et mettre fin à la production et à la circulation de plus-value avec toutes les horreurs qu’elles comportent. Il n’est pas possible d’abolir tout un monde de travail aliéné en brisant des vitrines, pas plus du reste qu’en restant passivement assis dans la rue.
Mais Monbiot ainsi que beaucoup d’autres ne définissent pas leur propre alternative aux actions symboliques. Monbiot oppose aux manifestations de Westminster Square les élections locales, proclamant que les protestations « ont réussi à compromettre les meilleures chances électorales que la politique radicale ait eu en Angleterre depuis 15 ans » (99). Medea Banjamin dit que les campagnes qui sont « positives, fédératives et démocratiques … forcent les compagnies à modifier certaines de leurs politiques les plus abusives » (100). Mais gagner quelques sièges de conseillers municipaux ou empêcher les sociétés de mettre en œuvre leurs pires méfaits, en soi, ne stoppera pas, ni même ne ralentira la folie du système global. En fait, Monbiot aussi bien que Benjamin ont admis cela depuis leurs déclarations polémiques. Le premier soutient certaines formes d’action directe, la seconde a joué un rôle important dans la construction des manifestations de Los Angeles devant la Convention démocrate, et a fourni un point de ralliement au nouveau mouvement en s’opposant aux deux partis établis dans les élections californiennes de novembre. Une critique correcte du comportement des anarchistes n’est pas de nature à convaincre les gens qu’il existe une manière facile, excluant le recours à la force, d’affronter les multinationales et leurs serviteurs du FMI, de la Banque mondiale, de l’OMC et des gouvernements nationaux.
Nous pouvons apprendre en regardant le destin des mouvements contre le système qui ont existé dans toute une série de pays dans les années 70. Dès les années 80, ils ont dans l’ensemble pris deux directions. D’une part, de nombreux militants ont emprunté le chemin parlementaire, proclamant avec arrogance que les nouveaux partis non hiérarchiques orientés vers la paix et l’écologie transformeraient la nature du parlement. A la fin des années 90 leurs partis « verts » sont entrés dans les gouvernements d’Allemagne, de France et d’Italie, ont soutenu les guerres de l’OTAN et renoncé aux projets de démantèlement des centrales nucléaires, tout en adoptant un fonctionnement interne conforme aux principes hiérarchiques des partis traditionnels.
De l’autre côté, des groupes réduits réagirent au parlementarisme en optant pour une politique « autonomiste », essayant de vivre dans leurs propres enclaves en marge de la société capitaliste. De temps à autre ils descendaient dans la rue, le visage masqué, pour des assauts ritualisés contre la propriété et la police. Des pétards fumigènes et même des cocktails Molotov étaient lancés, la police contre-attaquait, lançant gaillardement des grenades lacrymogènes sur tout le monde, les désordres avaient les honneurs des médias, et puis… tout revenait à la normale. La seule chose qui évoluait, c’est que les mouvements dont ils étaient issus se réduisaient comme peau de chagrin, ceux qui avaient choisi la voie parlementaire s’y installaient encore plus confortablement – et la police renforçait ses troupes.
Les approches parlementariste et anarchiste-autonomiste ont échoué toutes deux à cause de ce qu’elles avaient de commun – une incapacité à voir que les forces pour affronter le système existent, et une absence d’effort pour tenter de les mobiliser. Et tout mouvement dénué du pouvoir de lutter réellement contre le système auquel il est opposé se trouve soumis à une énorme pression dans le sens de la conciliation. La coexistence pacifique avec l’ordre établi, son acceptation tacite, remplacent l’opposition systématique.
Pour soutenir une telle opposition, il est nécessaire de faire le lien entre l’initiative, l’énergie et l’idéalisme des minorités anticapitalistes qui descendent dans la rue avec les luttes quotidiennes contre la globalisation capitaliste, qui éclatent partout où des humains sont exploités et opprimés.
Pour établir une telle connexion, les actions violentes d’une minorité d’avant-garde sont de peu d’utilité. Elles fournissent une bonne excuse aux défenseurs du système pour élever le niveau de la répression légale contre leurs opposants. Souvent, l’action pacifique d’un mouvement de masse discipliné peut servir à ouvrir les yeux des gens sur la nature essentiellement violente des multinationales et de l’Etat. Mais cela ne signifie pas que la non-violence seule est capable de briser le système. De façon répétée dans l’histoire du capitalisme, les classes dirigeantes ont utilisé la répression la plus brutale pour détruire des mouvements qui se vantaient de leur non-violence. C’est ce qui est arrivé à la Commune de Paris en 1871, au mouvement ouvrier allemand en 1933 et, plus récemment, au gouvernement d’Allende au Chili en 1973. Si la réponse à la violence du système ne réside pas dans la violence de minorités d’avant-garde, elle n’est pas non plus dans le principe de l’action pacifique. Elle se trouve bien plus dans le développement de mouvements de masse qui comprennent la nécessité d’utiliser tous les moyens pour contrer la violence de l’autre camp. Comme l’écrivait le chartiste Bronterre O’Brien dans les années 1830 : « Les riches sont aujourd’hui ce qu’ils ont toujours été… sans pitié et irréconciliables… Contre un tel ennemi, c’est une plaisanterie que de parler de force morale. C’est la peur souveraine d’une force souveraine qui, seule, les contraindra à un comportement humain ».

La question de l’organisation

Chaque fois qu’un nouveau mouvement de masse émerge, son aspect le plus impressionnant est la façon dont les individus prennent spontanément des initiatives, s’engagent dans une action imaginative et font montre d’une immense créativité. Toute l’énergie mentale qui se gaspillait naguère à des passe-temps futiles est désormais consacrée à faire avancer le mouvement et à résoudre ses problèmes. Cela amène souvent les gens à croire qu’ils ont dépassé les vieilles questions d’organisation et de direction théorique. C’est ainsi, par exemple, que Naomi Klein considère le mouvement qui est descendu dans la rue à Seattle et à Washington comme transcendant les vieilles formes d’organisation :
Le mouvement de protestation contre les multinationales qui a conquis l’attention du monde dans les rues de Seattle en novembre dernier n’est pas unifié par un parti politique ou un réseau national pourvu d’un siège central, d’élections annuelles, de cellules et de locaux de base. Il est modelé par les idées d’organisateurs individuels et d’intellectuels, mais ne considère aucun d’entre eux comme ses dirigeants.
Ces convergences de masse étaient des axes militants faits de centaines, peut-être de milliers de rayons autonomes. Le fait que ces campagnes soient ainsi décentralisées n’est pas une source d’incohérence ou de fragmentation. Bien au contraire, c’est une adaptation raisonnable, et même ingénieuse à des fragmentations préexistantes au sein des réseaux progressistes face aux changements dans la culture globale.
L’une des grandes forces de cette méthode d’organisation basée sur le laissez-faire est qu’elle s’est avérée extraordinairement difficile à contrôler, essentiellement du fait qu’elle est si différente des principes organisateurs des institutions et des corporations qu’elle a pour cibles. Elle répond à la concentration des grandes sociétés par un labyrinthe de fragmentation, à la mondialisation par son type particulier de localisation, à la centralité du pouvoir par une dispersion radicale des forces.
Elle cite Joshua Karliner, du Transnational Resource and Action Center, en décrivant cette méthode d’organisation comme « une réponse non intentionnellement brillante à la mondialisation », et Maude Barlow, du Council of Canadians, en proclamant : « Nous sommes face à un rocher. Nous ne pouvons pas le déplacer, alors nous passons dessous, à côté et par dessus ». Le mouvement décentralisé est un « essaim », capable de se rassembler soudainement et de bloquer les institutions de la mondialisation d’une manière inaccessible à un mouvement centralisé :
Quand les critiques disent que les manifestants manquent de vision globale, ce qu’ils disent en fait est qu’ils n’ont pas une philosophie révolutionnaire structurante – comme le marxisme, le socialisme démocratique, l’écologie radicale ou l’anarchie sociale – à laquelle ils adhèrent tous. C’est absolument vrai, et nous devrions en être extraordinairement reconnaissants.
Il faut mettre au crédit de ce jeune mouvement qu’il a jusqu’à présent répudié chacun de ces programmes et rejeté tous les manifestes qui lui étaient généreusement proposés… Peut-être que son véritable défi est qu’il ne dispose pas d’une vision globale mais résiste plutôt au désir d’en adopter une trop rapidement.
Pourtant dans le même article Naomi Klein reconnaît que les modes d’organisation « décentralisés », en « essaim », posent un certain nombre de problèmes :
Bien sûr, ce système multicéphale a aussi ses faiblesses, et elles étaient évidentes dans les rues de Washington lors des manifestations contre le FMI et la Banque mondiale. Le 16 avril à midi, le jour de la plus grande marche de protestation, une réunion des conseils de rayons fut convoquée pour les groupes d’affinités qui étaient en train de bloquer toutes les intersections de rues autour du quartier général de la Banque mondiale et du FMI. Les croisements étaient bloqués depuis 6 heures du matin, mais les délégués, venaient d’apprendre les manifestants, étaient passés à travers les barrages de police avant 5 heures. Du fait de cette nouvelle information, la plupart des gens des rayons pensaient qu’il était temps d’abandonner les intersections et de rejoindre la manifestation officielle à l’Ellipse. Le problème, c’est que tout le monde n’était pas d’accord. Une poignée de groupes d’affinités voulaient voir s’ils ne pourraient pas bloquer les délégués à la sortie des réunions.
Le compromis auquel parvint le conseil consistait à dire : « OK, écoutez tout le monde », cria Kevin Danaher dans un mégaphone, « chaque intersection a son autonomie. Si elle veut rester fermée, c’est cool. Si elle veut venir à l’Ellipse, c’est cool aussi. C’est à vous de décider ».
Tout ceci était impeccablement loyal et démocratique, mais il y avait juste un petit problème – ça n’avait absolument aucun sens. Fermer les points d’accès avait été une action coordonnée. Si certaines intersections étaient ouvertes et d’autres, rebelles, restaient occupées, les délégués sortant de la conférence pourraient tourner à droite au lieu de tourner à gauche, et ils passeraient tranquillement. Ce qui, évidemment, est précisément ce qui arriva.
Alors que j’observais des groupes de manifestants en train de se lever et de s’en aller pendant que d’autres restaient assis, gardant avec vigilance, en fait, le néant, cela me frappa comme une image pertinente des forces et des faiblesses de ce jeune réseau militant (101).
Mais s’il y a des « faiblesses » aussi bien que des « forces » dans le mouvement, il y a besoin de discuter comment y faire face. Autrement les faiblesses se reproduiront, fournissant des opportunités à ceux qui veulent briser le mouvement. La leçon de Washington – et plus encore celle du 1er Mai à Londres – est qu’il n’est pas bon que chacun fasse les choses à sa façon. Il doit y avoir un consentement à s’engager dans la formulation démocratique de décisions qui lient tous ceux qui sont concernés. Sinon toute minorité, si elle est suffisamment déterminée, peut entreprendre des actions qui ont des conséquences pour une majorité qui n’est pas d’accord avec elle.
Le style de fonctionnement décentralisé, « en réseau », des ONG n’est pas en fait quelque chose de nouveau historiquement. C’est exactement la manière dont opéraient les activistes, par exemple, à la fin du 18ème siècle – dans les sociétés de correspondance en Angleterre, ou dans les clubs jacobins pendant la première période de la Révolution Française – utilisant le moyen de communication le plus avancé à l’époque, l’envoi de lettres manuscrites. Mais lorsque les gens voulurent passer de l’agitation et de la propagande décentralisées à une lutte tant soit peu sérieuse contre les concentrations existantes du pouvoir, il leur fallut se tourner vers des formes plus centralisées d’organisation – les Jacobins de 1792—94, les Irlandais Unis, la « Conspiration des Egaux » de Babeuf (102). Et cela précisément parce que le mode décentralisé ne permettait pas au mouvement de décider de façon unitaire comment il devait concentrer ses forces pour se diriger dans un sens ou un autre, mais laissait aux minorités la possibilité de mettre l’action en péril en avançant trop tôt ou en reculant quand tout le monde avançait.
Les institutions de la mondialisation sont peut-être des « rochers » qu’il est difficile de briser. Mais se borner à les contourner laisse l’initiative entre leurs mains, leur permettant de se retourner brusquement contre nous et de nous détruire. En fait, ils détruisent des milliers de personnes chaque jour avec leur programmes d’ajustement structurels, leur recouvrement de la dette, leurs coupes dans les budgets sociaux, leur destruction de l’environnement, leurs guerres. On ne peut simplement « contourner » cela.
Il ne suffit pas davantage de dire qu’il y a beaucoup d’idées dans le mouvement, et s’en tenir là. Bien sûr qu’il y a un fourmillement d’idées dans le mouvement ! Des centaines de milliers, peut-être des millions de gens commencent, pour la première fois, à remettre en cause le système. Ils viennent de tout un éventail de milieux et de vécus, et apportent avec eux les idées qu’ils y ont développées. Personne ne peut dicter ce qu’ils pensent et comment leurs idées évoluent. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de discussion possible sur les idées, ou que qui que ce soit parmi nous devrait s’abstenir de ces débats. En fait, le mouvement ne sera pas capable de se développer au-delà d’un certain point tant que ces discussions n’auront pas abouti. Il ne suffit pas, quand on est confronté à un débat important sur ce qu’il faut faire, de dire : « C’est merveilleux, nous avons un débat ». Il nous faut nous engager dans la discussion, et non nous borner à la commenter. Et si vous pensez que l’expérience a prouvé que le « socialisme démocratique » ou « l’anarchie sociale » ont lamentablement échoué dans le passé, vous devez le dire de la façon la plus résolue et la plus convaincante.
Ceci est particulièrement important si on veut que la nouvelle génération d’anticapitalistes réussisse à faire sa jonction avec les millions de travailleurs et de pauvres qui sont engagés quotidiennement dans des actions de résistance, petites ou grandes, au néolibéralisme et à la mondialisation capitaliste. Dans ces luttes, leur gagne-pain, et parfois leur vie, sont en jeu. Ils ont besoin de déterminer une orientation cohérente, des moyens d’obtenir la solidarité de leurs camarades, des démarches pour contrer les attaques brutales de l’autre camp. Dans de telles situations la clarté des idées n’est pas un luxe. C’est une nécessité si on veut éviter de terribles défaites. Le seul moyen de gagner cette clarté, c’est que les points de vue différents au sein du mouvement s’engagent dans un débat fraternel en même temps qu’ils s’unissent dans la lutte.
Les dirigeants des multinationales géantes et des Etats du monde ont eu raison de s’inquiéter à propos de Seattle. Il s’y est cristallisé un nouveau sentiment d’opposition à ce que leur système inflige aux êtres humains. On a vu s’y focaliser les aspirations d’une minorité substantielle de gens sur tous les continents et dans tous les pays. Et dans les onze mois qui se sont écoulés depuis, ce sentiment s’est accru. Au moment où j’écris ce texte, il y a eu un prolongement des manifestations de masse à Millau, dans le Sud de la France, à la réunion du G8 à Okinawa au Japon, devant la Convention du Parti Démocrate à Los Angeles, au Forum Economique Mondial à Melbourne et à la conférence du FMI et de la Banque mondiale à Prague.
Seule une minorité de ceux qui ont construit ces événements se considèrent comme marxistes. Beaucoup, particulièrement aux Etats-Unis, ne se voient pas encore comme socialistes. Pourtant, en construisant des mouvements contre le système, ils prennent le chemin que Marx et Engels ont inauguré il y a près de 160 ans. Dans ce processus, ils seront forcés de répondre à beaucoup de questions qu’ont abordées Marx, Engels, et d’autres qui ont suivi la même route après eux. Il nous appartient de contribuer à bâtir le nouveau mouvement – et de l’aider à apprendre à faire face à ces questions.

Notes :

(1) Voir, par exemple, J Charlton, « Talking Seattle » in International Socialism N°86 ; C Kimber, Socialist Worker, 12.12.1999 ; J St Clair, « Seattle Diary », New Left Review N° 238 ; « What Happened in Seattle and What Does it Mean ? », in K Danaher et R Burbach (eds), Globalize This ! The Battle Against the World Trade Organization and Corporate Rule (Monroe, Maine, 2000).
(2) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, p.41.
(3) Ibid, en couverture.
(4) Ibid, p.27. Voir aussi le récit de Susan George dans Le Monde Diplomatique de janvier 2000.
(5) Il existe des divergences doctrinales à l’intérieur du camp néolibéral entre les monétaristes et d’autres économistes néolibéraux. Pour en savoir plus, voir mon article « The Crisis in Bourgeois Economics », International Socialism N°71.
(6) Pour plus de détails, voir G de Selys et N Hirtt, Tableau noir, résister à la privatisation de l’enseignement (Bruxelles, 1998), pp.24-56.
(7) Voir, par exemple, « L’or bleu au 21ème siècle », Le Monde diplomatique, mars 2000.
(8) Pour les détails, voir G Palast, « Tony Rushes In Where Bill Fears To Tread », The Observer, 21 mai 2000.
(9) Ce résumé de la position de l’AFL-CIO est fourni par David Bacon, qui n’est pas d’accord avec la démarche, in K Danaher et R Burbach (eds), op cit, p.124.
(10) Ibid, pp.161-162.
(11) Ibid, p.201.
(12) Ibid, p.104.
(13) Ibid, p.118.
(14) D’après Paul Mc Garr, qui couvrait l’événement de Millau pour Socialist Worker.
(15) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, p.144.
(16) Pour un compte rendu des conditions auxquelles les travailleurs doivent faire face et la croissance des campagnes No Sweats et Fair Trade, voir N Klein, No Logo (Londres, 2000), pp. 206-221, 325-379, 397-419.
(17) Deborah James formule ceci comme « payer un salaire équitable dans le contexte local », in K Danaher et R Burbach (eds), op cit, p.189.
(18) Ibid, p.127.
(19) N Klein, No Logo, op cit, pp.421-422.
(20) Ibid, p.435.
(21) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, p.125.
(22) Ibid, p.126.
(23) Voir l’énoncé par Karl Marx des arguments de Senior – et ses réfutations dévastatrices – dans Le Capital, Vol.I, in K Marx et F Engels, Collected Works, vol.35 (Londres 1996), pp.233-243.
(24) S George, A Fate Worse Than Debt (Harmondsworth, 1994), pp.239-240.
(25) Voir l’interview de Jamil Mahaud dans Hoy (Quito), 21 juillet 2000.
(26) Interview dans Socialist Worker, 19 août 2000.
(27) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, p.144.
(28) Ibid, p.101.
(29) Ibid, p.198.
(30) Ibid, p.164-170.
(31) « Indigenous People’s Seattle Declaration », reproduite ibid, p.90.
(32) S George, A Fate Worse Than Debt, op cit, p.270.
(33) Par exemple, les œuvres de Premchand The Gift of a Cow (Londres, 1987), The Temple and the Mosque (New Dehli, 1992), « Deliverance » and Other Stories (New Dehli, 1990). Deliverance a fourni le sujet d’un excellent film du réalisateur indien Satyajit Ray. Une tentative plus récente de décrire la misérable réalité de la vie rurale « traditionnelle » est présente dans le roman de Shrilal Shukla Raag Darbari, d’abord publié en hindi en 1968 et traduit en anglais sous le même titre (New Dehli, 1992).
(34) Les citations sont extraites de la conférence à Reith de V Shiva du 12 mai 2000, « Poverty and Globalisation », disponible sur http://news.bbc.co.uk/hi/english/static/events/reith_2000/lecture5.stm. Pour les opinions de Ho, voir son très documenté Genetic Engineering : Dream or Nightmare ? (Dublin, 1999), pp.143-145.
(35) V Shiva, « Poverty and Globalisation », op cit.
(36) I Habib, The Agrarian System of Mughal India (Londres, 1963), p.328.
(37) Dans le cas de Vandana Shiva la nostalgie est, peut-être involontairement, étroitement religieuse et axée sur le système des castes. Son livre Stolen Harvest (Cambridge, Massachusetts, 2000), agrémenté de citations des textes religieux hindous, soutient que l’Inde est une « société majoritairement végétarienne », et approuve l’interdit de l’abattage des bovins. En fait, le végétarisme strict est limité à une minorité de la population, Hindous ou Jains de haute caste, alors que les moyennes et basses castes, ainsi que les Hindous « tribaux », de même que les chrétiens et les 100 millions et plus de musulmans, mangent tous de la viande quand ils peuvent se le permettre. Et les interdits sanctionnés par l’Etat concernant l’abattage des bovins en Inde sont invariablement des mesures discriminatoires prises par des responsables communautaires hindous contre les minorités chrétienne et musulmane.
(38) Ces chiffres sont extraits de World Bank, Trends in Developing Economies (1992), p.226.
(39) V Shiva, Stolen Harvest (Cambridge, Massachusetts, 2000), p.103.
(40) Déclaration in K Danaher et R Burbach (eds), op cit, p.138.
(41) Le Monde diplomatique, janvier 2000.
(42) V Shiva, « Poverty and Globalisation », op cit.
(43) Interview dans Socialist Review N°242 (juin 2000), p.18.
(44) Pierre Tartakovsky, dans un discours commis lors d’une réunion de la National Union of Students à Blackpool en avril 2000.
(45) S George, The Lugano Report : Preserving Capitalism in the 21st Century (Londres, 1999).
(46) V Forrester, The Economic Horror (Londres, 1999), p.38.
(47) Ibid.
(48) E Toussaint, Your Money or Your Life : The Tyranny of Global Finance (Londres, 1999), p.254.
(49) C’est l’opinion qu’il défend dans C Hines, Localisation : A Global Manifesto (Londres, 2000).
(50) C Harman, « The State and Capitalism Today », International Socialism N°51, et « Globalisation : A Critique of a New Orthodoxy », International Socialism N°73.
(51) Ces chiffres sont contenus dans le rapport du FMI sur l’économie US de juin 1999, disponible sur le site du FMI, http://www.imf.org
(52) C H Feinstein, « Structural Change in the Developed Countries in the 20th Century », Oxford Review of Economics (2000), N°1, p.53.
(53) V Forrester, op cit, p.18-19.
(54) N Klein, No Logo, op cit, p.223.
(55) Ibid.
(56) Ibid, p.205.
(57) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, p.126.
(58) Cité dans « Introduction », A Arnove (ed), Iraq Under Siege (Londres, 2000), p.11.
(59) A Smith, The Wealth of Nations (Londres, 1986), p.169.
(60) P Bourdieu, Acts of Resistance (Cambridge, 1998), pp.6-7.
(61) K Marx, Capital, vol I (Moscou, 1986), p.558.
(62) K Marx et F Engels, Collected Works, vol 34, p.398. ("Un chapitre inédit du Capital")
(63) Ibid, p.399.
(64) K Marx, Wage Labour and Capital (Travail salarié et capital) (Londres, 1996), p.44.
(65) K Marx et F Engels, The Communist Manifesto (Le manifeste du parti communiste), Phoenix edn (Londres, 1996), pp.8-9.
(66) K Marx, Capital, op cit, pp.630-652.
(67) Ibid, pp.681-684.
(68) K Marx et F Engels, The Communist Manifesto (Le manifeste du parti communiste, op cit, p.11.
(69) K Marx, « The Future Results of British Rule in India », in K Marx et F Engels, Collected Works, vol 12 (Londres 1979), p.222.
(70) R Hilferding, Finance Capital (Londres, 1991).
(71) R Luxemburg, The Accumulation of Capital (Londres, 1963) (L'accumulation du capital ).
(72) Pour plus de détails sur ce point, voir mes ouvrages Explaining the Crisis (Londres, 1999) et Economics of the Madhouse (La folie du marché, publications l’étincelle) (Londres, 1995).
(73) Financial Times, 15 mai 2000.
(74) Voir, par exemple, E Crooks et A Beattle, « Global Warming », Financial Times, 17 mai 2000.
(75) S George, A Fate Worse Than Debt, op cit, p.xiii.
(76) J Petras et M Morley (eds), Latin America in the Time of Cholera (New York, 1992), p.27. Voir aussi le chapitre intitulé « The Retreat of the Intellectuals ».
(77) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, pp.121-122.
(78) Ibid, pp.175-177.
(79) P Davidson, « Are Grains Of Sand Sufficient To Do The Job When Boulders Are Required ?», Economic Journal, mai 1997, pp.639-662.
(80) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, p.177.
(81) K Marx, Grundrisse (Harmondsworth, 1973), p.162.
(82) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, p.150.
(83) Ibid, pp.158-162.
(84) Ibid, p.174.
(85) S George, The Lugano Report, op cit, p.185.
(86) Ibid.
(87) Ibid, p.183.
(88) Ibid, p.187.
(89) S George, The Debt Boomerang (Londres, 1992), p.xx.
(90) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, p.42.
(91) Ibid.
(92) The Zapatista « Social Netwar » à Mexico (Rand Arrayo Center, Strategy and Doctrines Program, 1998), disponible sur http://www.rand.org/pubs/monograph_reports/MR994/index.html
(93) S George, The Lugano Report, op cit, p.184.
(94) Ibid.
(95) P Bourdieu et al, The Weight of the World (La misère du monde) (Londres, 1999).
(96) G Monbiot, « Streets Of Shame », The Guardian, 10 mai 2000.
(97) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, pp.68-71.
(98) G Monbiot, « Streets Of Shame », op cit.
(99) Ibid.
(100) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, p.72.
(101) N Klein, The Nation, juin 2000.
(102) Sur la façon dont Babeuf a essayé de construire une organisation de type parti, voir I Birchall, The Spectre of Babeuf (Londres, 1997), pp.54-70.