(2000)
Les médias ont découvert en 1999 un vocable nouveau : « anticapitalisme ». Ce mot a commencé sa carrière en faisant la « une » des journaux anglais lors des protestations contre les institutions financières de la City de Londres, le 18 juin. Il s’est répandu dans le monde, à une échelle décuplée, avec les manifestations contre l’Organisation mondiale du commerce, à Seattle, le 30 novembre. Pour les médias, c’était la désagréable découverte de quelque chose de très réel : dix ans après le soi-disant triomphe du capitalisme de marché consécutif à la chute du Mur de Berlin et à l’effondrement de l’URSS, un nombre toujours croissant d’individus proclament leur rejet du système.
Les dizaines de milliers de personnes qui ont
manifesté à Seattle, Paris, Londres, Washington,
ainsi que dans nombre de grandes villes du monde, constituent
l’expression la plus visible de ce sentiment anticapitaliste.
Mais on peut aussi le trouver, de façon bien plus large, en
France dans les dizaines de milliers de membres d’ATTAC et le
million de voix recueilli par la liste trotskyste aux
élections européennes, parmi de nombreux
supporters de Ken Livingstone lors de l’élection
municipale londonienne, dans les sondages d’opinion qui
montrent que le mot « capitalisme » a une
connotation négative pour 58% des Polonais, 63% des anciens
Allemands de l’Est et 51% des Italiens, dans la longue
grève des étudiants de Mexico, et dans la
série de grèves et de manifestations qui ont
éclaté en divers endroits
d’Amérique Latine. L’anticapitalisme des
manifestants est la partie émergée de
l’iceberg de la colère contre le
système.
C’est sur cette partie émergée que les
médias ont concentré leurs efforts – ne
serait ce que pour la dénigrer. Mais ce faisant ils ont
alimenté un point de focalisation, comme à
l’époque des manifestations étudiantes
et anti-guerre du Vietnam à la fin des années
1960, permettant à un plus grand nombre de gens
d’exprimer leur mécontentement.
Si l’on veut rendre compte de ce nouvel anticapitalisme, le
point de départ ne peut être que la manifestation
de Seattle. Beaucoup a été dit sur ce sujet (1).
Pour résumer, il suffit de dire que Seattle a
été le résultat de la jonction de
groupes auparavant dispersés. Chacun de ces groupes
s’est rendu compte que des réunions comme celle de
l’OMC représentaient une menace pour leur cause
particulière. Luis Hernandez Navarro, journaliste du
quotidien de gauche mexicain La Jornada, décrit ceux qui
étaient présents : « Des
écologistes, des agriculteurs du monde
développé, des syndicalistes, des militants gays,
des ONG luttant pour le développement, des
féministes, des punks, des militants des Droits de
l’Homme, des jeunes et des moins jeunes, des gens venus des
USA, du Canada, d’Europe, d’Amérique
Latine et d’Asie » (2). Ce qui les unissait,
dit-il, était « le rejet du slogan «
tout le pouvoir aux multinationales ! » résumant
le programme libre-échangiste ».
Il y avait dans la protestation un élément
important de spontanéité. Beaucoup de
participants, en ayant entendu parler, ont tout simplement
décidé d’y aller. Mais il y avait bien
plus que de la spontanéité. Beaucoup sont venus
en tant que membres de groupes locaux qui se préparaient
à l’événement depuis
plusieurs mois. Et le fait que
l’événement soit devenu un point de
ralliement a été le résultat des
efforts d’un noyau de militants qui considéraient
l’OMC comme l’ennemi commun des
différentes campagnes. Cela avait
nécessité un travail intensif
d’organisation durant la plus grande partie de
l’année, avec des groupes entrant en contact par
internet. Et derrière tout cela encore, il y avait une
période plus longue d’agitation. Noam Chomsky, qui
est en principe anarchiste, a raison de souligner cet
élément d’organisation : « Le
succès éclatant de la manifestation contre
l’OMC témoigne de façon impressionnante
de l’efficacité des efforts
d’éducation et d’organisation
à long terme, mis en œuvre avec
dévouement et persévérance »
(3)
. Paul Hawken parle des « leaders de pensée
» (thought leaders) qui ont motivé nombre de
manifestants :
Martin Khor du Third World Network (Réseau Tiers Monde) en
Malaisie, Vandana Shiva d’Inde, Walden Bello de Focus on the
Global South, Maude Barlow du Council of Canadians, Tony Clarke du
Polaris Institute, Jerry Mander de l’International Forum on
Globalisation (IFG), Susan George de l’Institut
Transnational, Dave Korten du People-centered Development Forum, John
Cavanagh de l’Institute for Policy Studies, Lori Wallach de
Public Citizen, Mark Ritchie de l’Institute for Agriculture
and Trade Policy, Anuradha Mittal de l’Institute for Food and
Development Policy, Helena Norberg-Hodge de l’International
Society for Ecology and Culture, Owens Wiwa du Mouvement pour la Survie
du Peuple Ogoni, Chakravarthi Raghavan du Réseau Tiers Monde
à Genève, Debra Harry de l’Indigenous
Peoples Coalition Against Biopiracy, José Bové de
la Confédération Paysanne Européenne,
Tetteh Hormoku du Réseau Tiers Monde en Afrique (4).
D’autres noms pourraient être ajoutés
à cette liste si on l’élargit
à ceux qui n’étaient pas directement
impliqués dans la mobilisation de Seattle, comme par exemple
Noam Chomsky. Il faudrait aussi inclure le groupe français
associé au mensuel Le Monde Diplomatique et à
l’organisation ATTAC, ainsi que le regroupement
d’intellectuels Raisons d’Agir autour du sociologue
Pierre Bourdieu. En Angleterre, le journaliste du Guardian George
Monbiot, l’organisation Jubilee 2000 et People and Planet,
basée dans les collèges, en Belgique Eric
Toussaint, Gérard de Sélys et Nico Hirtt, au
Canada Naomi Klein, auteur du best-seller No Logo,
complètent la liste.
Certains de ces noms sont ceux d’anciens activistes des
années 70 et même des années 60.
C’est le cas de Chomsky et de Susan George.
D’autres, comme Naomi Klein, sont apparus sur le devant de la
scène dans les années 90. Ce qu’ils ont
en commun est le fait qu’à partir
d’angles différents ils critiquent
sévèrement les idées qui ont
déterminé les politiques gouvernementales dans le
monde au cours des années 90 – ce qu’on
appelle aujourd’hui le néolibéralisme,
ou tout simplement, dans les pays d’Europe continentale, le
libéralisme (ce qui peut créer des confusions
dans les pays anglo-saxons où l’appellation
liberals désigne plutôt les radicaux, voire les
« extrémistes »).
Le rejet du tir de barrage néolibéral
Les doctrines néolibérales
ont trouvé une première expression dans le
thatchérisme et dans le monétarisme des
années 80 (5). Aujourd’hui elles
imprègnent les notions de « troisième
voie » épousées par des dirigeants
sociaux démocrates européens comme Tony Blair ou
Gerhard Schroeder. Ce sont les idées contenues dans la
politique des principales organisations internationales comme le FMI,
la Banque mondiale et l’OMC. Elles sous-tendent tous les
programmes de « réforme économique
» et de « modernisation » mis en
œuvre par les politiciens et les économistes
« normaux », et sont
présentées comme étant le produit du
simple « bon sens » par les journalistes de la
presse écrite et de la télévision.
L’idée de base prêchée par le
néolibéralisme consiste à dire que
dans la société moderne l’Etat ne
devrait jouer aucun rôle économique. Il faudrait
revenir à l’orthodoxie qui dominait avant la crise
des années 30 – la doctrine du «
laissez-faire » défendue par Adam Smith en 1776
(en fait bien plus par des vulgarisateurs de ses idées comme
Jean-Baptiste Say). Cette orthodoxie porte le nom de «
libéralisme économique » - sa
renaissance étant le «
néolibéralisme », dont la
pièce centrale est la « liberté
» des capitalistes vis-à-vis des «
interférences ». Au cours des années,
elle en est venue à englober la réduction de
l’imposition des profits des sociétés
et des hauts revenus personnels, la privatisation des industries et des
services aux mains de l’Etat, la
déréglementation dans les entreprises
privées, la fin du contrôle des flux financiers
internationaux, et l’abolition des tentatives de
contrôler les importations par l’usage de droits de
douane ou de quotas (limites apportées à la
quantité des importations).
L’intervention étatique depuis la fin des
années vingt, entend-on, n’a provoqué
que gabegie et gaspillage. L’effondrement
économique de l’ancien bloc de l’Est,
ainsi que la stagnation et la pauvreté en
Amérique Latine et en Afrique, portent témoignage
des désastres qu’apporterait le contrôle
étatique. La seule façon de surmonter la
pauvreté et « l’arriération
» est de suivre un programme inexorable de destruction des
contrôles subsistants, à travers
l’activité de l’Organisation mondiale du
commerce, du Fonds monétaire international et de la Banque
mondiale.
Cette « libération » de
l’entreprise d’un contrôle «
artificiel » amènera, proclame-t-on, une
amélioration du sort de l’humanité dans
son ensemble. La libre circulation du capital partout où il
est appelé aboutira à la production de
marchandises dans les endroits où il est le plus performant.
La richesse accumulée ne sera plus attachée
à des industries « inefficaces »,
« dépassées ». La
privatisation et les « marchés internes
» mettront un terme aux contrôles «
bureaucratiques » ou aux « monopoles syndicaux
» qui entravent une progression « dynamique
» de la productivité. Des régions
données du monde pourront ainsi se spécialiser
dans ce qu’elles font de mieux. Il est possible que dans ce
processus les riches deviennent plus riches, mais ce n’est
pas cela qui est important. La richesse «
s’égouttera » (« will trickle
down ») sur les plus pauvres en même temps
qu’un accroissement du produit mondial
bénéficiera à tous.
Les vues « néolibérales »
sont habituellement associées aux théories de la
« mondialisation », qui considèrent non
seulement que le monde devrait être organisé sur
la base de la libre circulation du capital, hors de toute intervention
des gouvernements, mais que de toutes façons ceci constitue
d’ores et déjà un fait acquis. Nous
vivons à l’âge du capital multinational
(ou parfois transnational). Les Etats sont des institutions
archaïques, incapables d’empêcher les
firmes de délocaliser la production à
volonté partout où elle peut être
réalisée plus efficacement. Les gouvernements ne
devraient pas tenter de stopper cela, car le résultat serait
la constitution d’ « économies de
siège » comme la Corée du Nord ou le
Cambodge sous Pol Pot – mais de toutes façons les
gouvernements ne peuvent pas, parce que les firmes seront toujours les
plus habiles. Tout ce que les gouvernements qui se soucient de leur
peuple peuvent faire, c’est fournir aux entreprises
l’environnement le plus favorable à leur
fonctionnement – une fiscalité basse, «
des marchés du travail flexibles », des syndicats
faibles, une réglementation minimale – dans
l’espoir d’attirer un investissement qui autrement
ira ailleurs.
Certains néolibéraux qui persistent à
se prétendre sociaux-démocrates, comme le
sociologue de cour de Tony Blair, Anthony Giddens, concèdent
qu’il fut un temps où l’intervention
étatique pouvait jouer un rôle
bénéfique. Mais l’émergence
d’une économie globale a changé la
donne. Quel qu’ait pu être le cas dans le
passé, l’imposition d’un
contrôle d’Etat signifie aujourd’hui
l’inefficacité, laquelle mène
à l’appauvrissement. « Mondialisation
» et « néolibéralisme
» deviennent ainsi deux concepts étroitement
liés.
Dans certaines versions très influentes de la
théorie de la « mondialisation », la
capacité du capital à se déplacer
serait devenue absolue. Nous vivons, proclament-elles, dans un monde de
production immatérielle ». Les logiciels
informatiques et l’Internet sont beaucoup plus importants que
les industries « emboutisseuses de métal
démodées », et les
sociétés peuvent échapper au
contrôle à la fois des Etats et des travailleurs
en déplaçant la production du jour au lendemain
d’un pays à un autre. Les pays
développés sont « post-industriels
», et la vieille classe ouvrière n’est
plus une force réelle, du fait que l’industrie
manufacturière se déplace vers les pays
nouvellement industrialisés et le tiers monde. Ce qui reste
est une société composée, pour les
deux tiers, d’une vaste classe moyenne porteuse
d’un « capital humain » lui permettant de
continuer à bénéficier de hauts
revenus, et, pour un tiers, d’un sous-prolétariat
composé des « exclus » sociaux qui, dans
le meilleur des cas, peuvent obtenir des emplois temporaires,
« flexibles », non qualifiés, pour des
salaires tirés vers le bas par la concurrence avec les
productions du tiers monde.
En même temps, dans le tiers monde et les nouveaux pays
industriels, les gens n’auraient d’autre choix que
de se vendre au meilleur prix possible aux multinationales. Tout ce que
les gouvernements peuvent faire se limite à encourager les
individus à se tourner vers le marché mondial.
L’agriculture doit s’adapter pour fournir les
produits que les multinationales peuvent vendre sur le
marché mondial. Les travailleurs doivent produire pour les
salaires et dans les conditions qui conviennent. Les impôts
destinés à la santé, la protection
sociale et l’éducation doivent être
réduits au strict minimum.
Les critiques du néolibéralisme et de la
mondialisation ont mis en évidence lacune après
lacune dans ces doctrines. Ils ont montré que le fait de se
tourner vers le marché n’apporte habituellement
aucune amélioration dans les pays du tiers monde. Depuis une
vingtaine d’années, la plupart des peuples
d’Afrique et d’Amérique Latine ont vu
leurs conditions d’existence se
détériorer et non
s’améliorer. Le fait que de vastes superficies
aient été consacrées à la
production d’un seul type de récolte (la
« monoculture ») pour les multinationales
n’élève pas les revenus (les cours
mondiaux étant tirés vers le bas du fait que les
mêmes denrées sont produites de la même
façon dans d’autres pays). Les revenus
dégagés sont absorbés par le paiement
des intérêts de la dette, et la
dégradation de l’environnement est souvent
considérable.
Ceux qui quittent les campagnes pour émigrer vers les villes
vivent dans d’affreux taudis et peuvent, au mieux, obtenir
des emplois où ils triment 10, 12 ou même 16
heures par jour dans les conditions les plus malsaines – et
ne peuvent même pas être assurer de conserver ces
emplois du fait des hauts et des bas du marché global. En
même temps que les travailleurs des pays avancés
peuvent avoir un niveau de vie plus élevé, ils ne
« bénéficient »
d’aucune manière d’un système
qui leur impose des journées de travail plus longues et plus
pénibles (le salarié américain moyen
travaille un mois de plus par an qu’il y a 25 ans) et un
niveau de vie réel stagnant ou même
inférieur (ce n’est que durant les deux
dernières années que les salaires
américains se sont rapprochés quelque peu des
chiffres des années 70).
Parallèlement, les critiques ont montré que le
refus des gouvernements d’imposer des règles aux
entreprises aboutit à ce que la dévastation
écologique ne menace plus seulement certaines
régions du monde, mais l’écostructure
de la planète dans son ensemble.
L’OMC, le FMI, les multinationales et l’impact de Seattle
Les grands prêtres du
néolibéralisme exigent le
démantèlement de toute activité
économique étatique, de tous les obstacles
à la libre circulation des marchandises, de la finance et du
capital, et de toutes les barrières à
l’exercice des droits de propriété.
L’OMC s’emploie à mettre en place ces
exigences. Elle menace de sanctions économiques tout pays
qui n’ouvre pas des services comme les
télécommunications aux investissements
étrangers et à la concurrence. Elle leur interdit
de refuser des produits étrangers qui menacent la
santé ou l’environnement. Elle prohibe comme
« piratage intellectuel » la production de
médicaments ou de logiciels informatiques sans verser des
royalties massives aux multinationales détentrices des
brevets.
Le Fonds monétaire international (FMI) va encore plus loin
avec ses Programmes d’ajustement structurel, qui imposent aux
gouvernements nationaux des réductions dans les
dépenses de santé et
d’éducation ainsi que la privatisation de la plus
grande partie de leur économie.
En même temps qu’ils exercent de telles pressions,
les tenants du néolibéralisme font de grands
efforts de persuasion. Une prolifération de
réunions, de conférences et de forums,
dirigés par les représentants des
multinationales, établissent des plans pour modeler les
politiques gouvernementales à partir de leurs exigences, les
incluant ensuite dans les discussions du FMI, de la Banque mondiale, de
l’OMC, ainsi que d’organisations
intergouvernementales comme l’Organisation pour la
coopération et le développement
économique (OCDE) et la Commission européenne. De
façon caractéristique, la Table ronde
européenne des industriels a poussé ces
institutions à soutenir des « réformes
» des systèmes d’éducation (6) (y
incluant les droits d’inscription universitaires), le Conseil
mondial de l’eau a prévu la privatisation des
réserves d’eau (7), et le Transatlantic Business
Dialogue, un groupe de travail des 100 plus puissants chefs
d’entreprise occidentaux, collabore avec des
représentants des USA et de l’Union
européenne pour mettre en place l’agenda de
l’OMC (8). De telles réunions ont eu une large
part dans la manipulation de « l’opinion publique
». Par le canal des journaux, des sujets
d’actualité, des commentaires
télévisés, des rapports de «
groupes de réflexion » et des filières
universitaires, les plans néolibéraux les plus
récents ont bénéficié d'une
propagande absolument massive.
Tout ceci, bien évidemment, satisfait les multinationales.
Elles ont utilisé la propagande contre la «
sur-régulation », « les obstacles au
commerce » et le « protectionnisme » pour
neutraliser ceux qui pouvait les empêcher de
s’étendre à de nouveaux domaines
profitables d’investissement et de marketing, que ce soient
des syndicalistes, des capitalistes rivaux basés
nationalement, des petits producteurs ou des considérations
de nature écologique. Durant la plus grande partie de la
décennie, il semblait que la propagande
néolibérale fût couronnée de
succès. C’est la raison pour laquelle Seattle a
constitué une telle défaite.
Le succès des manifestations de Seattle était, en
partie, le résultat d’une contre-propagande
constante de la part d’activistes tels que ceux
énumérés plus haut. Au moyen de
livres, de séminaires, d’articles de presse
(relégués aux pages intérieures de
journaux par ailleurs néolibéraux),
d’occasionnels documentaires
télévisés et de
déclarations d’intellectuels, ils se sont
employés à dénoncer le
caractère mensonger des prétentions
néolibérales. Leurs efforts étaient
parallèles à ceux de la gauche marxiste. Comme
nous, ils se sont trouvés au début des
années 90 dans un véritable no man’s
land intellectuel, nageant contre un courant apparemment incoercible
qui proclamait que l’effondrement du bloc de l’Est
était celui de toute alternative au capitalisme de
marché. Mais dès la fin de la décennie
ils bénéficiaient d’une immense
audience. Si la nôtre avait doublé ou
quadruplé de taille, la leur avait été
multipliée par dix, voire par cent.
Ce n’était évidemment pas le
résultat de leurs seuls efforts. Les années 90
sont celles d’un échec retentissant des promesses
néolibérales. Le « nouvel ordre mondial
» s’est
désintégré, avec la guerre du Golfe au
début de la décennie et les guerres contre la
Serbie et la Tchétchénie à la fin, et
entre-temps des douzaines de guerres civiles dans les Balkans, le
Caucase, l’Asie Centrale et l’Afrique. Le
« miracle économique » que les
conseillers néolibéraux avaient promis aux pays
de l’ancien bloc soviétique s’est
transformé en catastrophe dans l’ex-URSS et
l’Europe du Sud-Est, à une échelle
jamais vue dans l’histoire du système capitaliste.
La seconde puissance économique mondiale, le Japon, ne voit
pas d’issue à la récession qui
s’est installée en 1991-92, et l’Europe
occidentale connaît un taux de chômage continu de
l’ordre de dix pour cent. Aux Etats-Unis, la condition de la
plupart des gens est pire, après huit années de
« rétablissement »
économique, qu’elle ne
l’était un quart de siècle auparavant.
En Afrique, la famine paraît aussi banale que les guerres
civiles qu’elle contribue à alimenter. En
Amérique Latine, il n’y a pas eu de
rétablissement de la « décennie perdue
» des années 1980. Et le seul succès
apparent du capitalisme dans la première moitié
des années 1990, l’Asie du Sud-Est, a connu une
crise soudaine en 1997, produisant de profonds clivages dans le camp
néolibéral, et conduisant des financiers de renom
comme George Soros et l’ancien dirigeant du FMI Jeffrey Sachs
à critiquer sévèrement ceux
qu’ils rendaient responsables du désastre aussi
bien en Asie que dans l’ex-URSS.
En plus, l’effet de serre, menaçant le climat de
la planète et sa capacité à
perpétuer la vie humaine, compris seulement par une faible
minorité de scientifiques inquiets au milieu des
années 80, est identifié comme un
problème majeur par la plupart des gouvernements
à la fin des années 90 – même
s’ils sont peu préparés à
prendre des mesures adéquates pour le résoudre.
L’importance des « leaders de pensée
» mentionnés par Paul Hawken réside
dans leur critique des pratiques néolibérales,
montrant qu’elles ne sont que des façades
à la cupidité des multinationales, en direction
de groupes exaspérés par leurs
conséquences. Ils ont pu être entendus parce
qu’en général ils ne se limitaient pas
à des critiques théoriques, mais sont
également impliqués dans la construction pratique
des mouvements d’opposition. Ils ont joué ainsi un
rôle semblable à celui de l’historien
Edward Thompson dans le mouvement antimissile en Angleterre au
début des années 80. Mais alors que la campagne
contre les missiles était centrée sur une seule
question, l’opposition au
néolibéralisme tend à unifier
différentes luttes particulières en un
défi composite à quelque chose que les gens
commencent à voir comme un système unique.
Seattle était important parce que
c’était le point culminant de cette tendance, le
point où les mouvements divers commencèrent
à n’en former qu’un, où de
l’addition quantitative a surgi quelque chose de
qualitativement nouveau.
Mais, ce faisant, elle commence aussi à poser
d’importantes questions, dont doivent débattre
ceux qui ont joué un rôle si important dans la
construction du nouveau mouvement. Ces questions concernent les
alternatives qui doivent être proposées, les
forces qui peuvent leur permettre de triompher, les tactiques de
mobilisation nécessaires et, sous-tendant ces
interrogations, la relation du néolibéralisme et
de la mondialisation au système dans son ensemble.
Les débats avant et après Seattle : réforme ou dissolution ?
La question qui devait inévitablement se
poser dans les différents teach-ins et les discussions
à Seattle était de savoir si la lutte devait se
donner comme but la réforme ou bien la dissolution de
l’Organisation mondiale du commerce.
L’opinion générale dans la
fédération syndicale américaine,
l’AFL-CIO, était qu’il fallait proposer
une « clause sociale », qui incorporerait dans les
accords commerciaux futurs des standards sociaux fondamentaux, pour
l’interdiction du travail des enfants et des
détenus, contre la discrimination, et contre les violations
du droit des travailleurs à s’organiser en
syndicats et à négocier. Les pouvoirs coercitifs
de l’OMC, destinés à
protéger la capacité des multinationales
à déplacer librement les investissements et la
production à travers les frontières, pouvaient
aussi être utilisés pour protéger les
droits des travailleurs (9). Steven Shrybman avança un
argument similaire du point de vue écologiste : le but
devrait être de transformer l’OMC pour faire en
sorte qu’elle soit « aussi soucieuse du changement
climatique qu’elle l’est du
développement des compagnies pharmaceutiques transnationales
» (10). Certains activistes allèrent
jusqu’à suggérer que la Banque mondiale
et le FMI pouvaient être réformés,
à travers une « vision alternative » qui
« exige davantage de transparence et de
responsabilité de la part d’institutions telles
que la Banque mondiale et les sociétés
multinationales » (11).
Inversement, des gens comme l’économiste
tiers-mondiste Walden Bello proclamaient avec insistance que
c’était « une erreur de vouloir
réformer l’OMC » (12). Ce qui
n’impliquait pas pour autant d’appeler à
son abolition, mais plutôt à « une
combinaison de mesures actives et passives destinées
à réduire radicalement ses pouvoirs et
à en faire simplement une organisation internationale parmi
d’autres, coexistant avec elles et neutralisée par
elles » (13). Le mot d’ordre de dissolution devait
connaître une certaine progression à la suite du
rejet par l’OMC des revendications des manifestants.
Des arguments semblables ont été entendus lors de
la grande manifestation française de Millau le 30 juin 2000.
Les intervenants qui proposaient de « démanteler
» des institutions comme l’OMC se virent taxer, par
les partisans de réformes limitées, non seulement
d’ « utopisme » mais aussi d’
« alignement » sur les
libre-échangistes, qui refusent toute
réglementation (14). Le débat sur la
réforme ou la dissolution est relié à
une autre question – celle de savoir quelle serait la
finalité de toute alternative au régime
commercial actuel.
Clauses sociales, travail des enfants et droits syndicaux
Les syndicats américains
prétendent que les « clauses sociales »
permettraient d’éviter que les travailleurs du
tiers monde ne soient réduits à une condition de
quasi-esclavage et, en même temps,
d’empêcher les multinationales de
délocaliser la production dans le seul but de
réduire les coûts salariaux et
d’aggraver les conditions de travail. Comme le dit le
journaliste William Greider, « la réforme du
commerce peut récompenser et apporter la
prospérité aux nations qui luttent pour
s’affranchir de la course à
l’abîme » (15). Des gens comme Greider
pensent obtenir la réforme du commerce par
l’action des gouvernements, et on entend les mêmes
arguments dans les mouvements pour le « commerce
équitable » ou « No Sweats »
qui se sont répandus sur les campus américains
ces deux dernières années. Le mouvement est
motivé par le scandale moral soulevé par les
conditions subies par les travailleurs du tiers monde qui produisent
pour Nike et Starbucks (16), et se propose, à
l’aide du boycott de la part des consommateurs, de les
obliger à interdire le travail des enfants et à
« payer un salaire équitable » (17).
Cette approche est critiquée par divers militants sur deux
bases différentes. D’abord, parce
qu’elle sous-estime la capacité des
multinationales à contourner les réglementations
gouvernementales et les protestations des consommateurs. David Bacon,
par exemple, indique :
L’administration Clinton, qui au départ
était peu désireuse de discuter de la protection
des travailleurs, est devenue plus réaliste : se
préoccuper des pires abus dans les entreprises
étrangères… est une façon
de désamorcer les pressions locales. Mais la Maison Blanche
n’a aucun intérêt à faire
face aux questions fondamentales de la pauvreté et au
rôle que joue la politique américaine dans sa
perpétuation. En fait, le nouvel
intérêt de Clinton pour les conditions de travail
est une autre façon de contribuer à la mise en
place de ces mêmes politiques. Ainsi le
Département du Travail propose un code de conduite
squelettique qui interdit les heures supplémentaires
obligatoires et non rémunérées
après 60 heures, ou le travail des enfants de moins de 14
ans, dans les sweatshops d’Amérique
Centrale… Les sociétés qui violent ce
code sont dénoncées, et celles qui le respectent
sont approuvées.
Les propositions de standards et de codes de conduite laissent sans
réponse une question fondamentale :
d’où vient la pauvreté,
qu’est-ce qui oblige les travailleurs à franchir
les grilles de l’usine ? Quelle est la politique poursuivie
par le gouvernement américain qui aboutit à
perpétuer cette pauvreté ? (18)
Naomi Klein n’est pas aussi claire que David Bacon dans sa
critique des revendications de « clause sociale »
et de « commerce équitable ». Elle
considère que se concentrer sur le comportement de firmes
comme Nike ou Starbucks peut amener les gens à examiner
« le système tout entier… au microscope
». Mais elle avertit que « lorsqu’une
marque attire la totalité de l’attention,
d’autres sont laissées en paix… Chevron
s’est vu attribuer les contrats que Shell a perdus, et Adidas
a fait un retour massif sur le marché en imitant les
stratégies d’emploi et de marketing de Nike, tout
en évitant la controverse » (19). Et plus loin :
« Même lorsque les codes échouent
à mettre en évidence les abus, ce
qu’ils arrivent à faire, assez efficacement,
c’est dissimuler le fait que les multinationales et les
citoyens ne partagent pas les mêmes buts lorsqu’il
s’agit de décider comment prévenir les
abus au niveau de l’emploi et de
l’environnement… Derrière les discours
sur l’éthique et le partenariat, les deux parties
n’en sont pas moins engagées dans une classique
lutte de classe » (20).
Mais le débat ne concerne pas seulement
l’efficacité des clauses sociales. Il y a aussi
une discussion plus large – sur le point de savoir si elles
sont justes dans leur principe. Certains militants pensent que leur
seul impact sera de maintenir les pays pauvres dans la
pauvreté. David Bacon, par exemple, proclame :
Les clauses sociales que propose l’AFL-CIO
reflètent les besoins institutionnels des syndicats dans un
pays industriel riche. Les syndicats et les travailleurs dans
d’autres pays ont d’autres besoins, en particulier
de développement économique.
Les paysans des exploitations familiales aux Philippines et au Mexique,
par exemple, sont d’accord de manière majoritaire
pour préférer que leurs enfants aillent
à l’école plutôt que de
travailler. Mais se limiter à interdire le travail des
enfants ne permet pas cela, cela ne fait que réduire le
revenu dont dépend la famille pour sa survie. (21)
Bacon, on peut le voir, suggère que les causes
réelles de la pauvreté résident dans
la politique globale de l’impérialisme,
plutôt que simplement dans l’existence du travail
des enfants et des restrictions aux droits des travailleurs. Mais cet
argument se rapproche sur certains points de celui utilisé
par ceux qui, comme la ministre New Labour Clare Short, embrassent les
doctrines néolibérales avec
l’enthousiasme des convertis de fraîche date.
Restreindre les conditions dans lesquelles les entreprises exploitent
les gens, proclament-ils, détruit les emplois et aggrave la
situation des salariés. Bacon lui-même semble
conclure que les militants des pays avancés devraient
s’identifier avec les gouvernements et les syndicats
gouvernementaux des pays du tiers monde plutôt
qu’avec leurs travailleurs :
En même temps que les droits des travailleurs sont
importants, il y a un combat plus important en cours sur le point de
savoir qui contrôle les économies des pays en
développement… Les syndicats
américains ont besoin de négocier un programme
commun avec les travailleurs des pays en développement, et
de reconnaître et respecter les différences de
perspective et d’opinion. Dire, par exemple, que la
Confédération Chinoise des Syndicats
n’est pas une organisation légitime parce
qu’elle n’est pas d’accord avec le
programme commercial de l’AFL-CIO est une forme de
chauvinisme national. (22)
Ainsi, d’un côté on a des appels
à la mise en place de clauses particulières dans
les accords commerciaux, qui dans le meilleur des cas sont
vouées à l’inefficacité
– au pire, elles peuvent servir de couverture aux
multinationales et être utilisés par des
politiciens occidentaux pour leur propre programme de politique
étrangère (comme lorsque des
républicains américains de droite demandent des
sanctions commerciales contre la Chine). De l’autre, il y a
des arguments étrangement semblables à ceux
utilisés contre la limitation du travail des enfants en
Angleterre il y a un siècle et demi par
l’économiste libéral Senior –
selon lequel cela aboutirait à ralentir la croissance de
l’économie et donc à
accroître la pauvreté (23). Le fait que des gens
comme Bacon puissent parler d’un développement
économique impulsé par les classes dominantes et
les Etats du tiers monde, et non des pays avancés, ne change
pas les choses fondamentalement.
L’une des positions abandonne la prise de décision
aux gouvernements des pays avancés qui dominent
l’OMC, et qui sont prêts à utiliser
toute « clause sociale » dans le sens des
intérêts de leurs propres multinationales.
L’autre peut facilement aboutir à justifier
l’exploitation par les entreprises et les gouvernements du
tiers monde de leurs propres travailleurs comme la seule
façon de parvenir au « développement
». La façon dont chaque camp accumule les
arguments pertinents contre l’autre suggère
qu’aucun ne veut voir les causes profondes du
problème qu’ils essaient de résoudre
– des causes qui vont bien plus loin que le commerce ou les
tentatives de développement des pays du tiers monde.
Les campagnes contre la dette sont-elles suffisantes ?
On rencontre les mêmes arguments dans les
campagnes contre la dette telles que Jubilee 2000. Ces actions ont
magnifiquement réussi à mettre en
évidence la situation scandaleuse qui voit les peuples des
pays les plus pauvres remplir les coffres des banques les plus riches.
Mais leur succès même a posé une
série de questions. Avancent-ils des exigences «
modérées » pour essayer
d’influencer les gouvernements, ou sont-ils partisans
d’une annulation pure et simple de la dette ? Et
s’en tiennent-ils au seul problème de la dette, ou
élargissent-ils leur agenda aux questions concernant le
système dans son ensemble ? Susan George, qui a probablement
fait plus que quiconque pour mettre en évidence le fardeau
de la dette sur les pauvres du monde, explique le problème :
Beaucoup de gens de bonne volonté demandent
l’annulation de la dette en disant que c’est la
seule chose à faire : j’ai peur que cette solution
ne soit un piège… Si les débiteurs du
Sud peuvent s’unir et décider d’un refus
partiel ou total, j’applaudis. Mais j’ai bien peur
que cette action soit improbable…
Si une action conjointe du Sud n’est pas à
espérer, devrions-nous donc organiser des campagnes dans le
Nord pour demander l’annulation unilatérale de la
dette par nos propres gouvernements ?…
L’annulation de la dette tournerait de toute façon
à l’avantage du système même
qui répand à une échelle sans
précédent la faim et la pauvreté dans
tout le tiers monde. Comment ?
D’abord, cela risquerait de profiter aux pires gouvernements
corrompus…
Deuxièmement, l’annulation transformerait les pays
bénéficiaires en parias financiers dans un futur
prévisible…L’annulation donnerait
à l’ancien débiteur un peu plus
d’aisance au départ. Peu après,
malgré tout, en l’absence d’une aide
nouvelle massive… il se trouverait acculé
à l’autarcie, incapable d’importer les
produits de première nécessité, son
crédit réduit à zéro.
Troisièmement, l’annulation, si elle est de moins
de 100%, serait un mirage ou tout simplement dommageable pour la
majorité des populations du tiers monde. (24)
Beaucoup de pays sont d’ores et déjà
incapables de rembourser la plus grande partie de leur dette. Une
annulation partielle signifierait qu’ils devraient payer 100%
de la moitié de la dette existante, au lieu de, comme
à présent, 50% de la totalité.
Susan George ne donne pas ces explications dans le but de
décourager les critiques du comportement des banques. Bien
au contraire, elle tente d’élargir le programme
pour y inclure le problème du flux des «
ressources totales » vers les pays du tiers monde, et le
comportement de leurs « élites » aussi
bien que celui des banques occidentales et des multinationales. Elle
montre de manière très convaincante que se borner
à régler le problème de la dette
n’apporte pas les solutions que recherchent les peuples.
La force de son argument est démontrée dans la
pratique par l’expérience de Jubilee 2000 en
Angleterre. Son succès même à mettre en
évidence l’effet handicapant de la dette sur les
peuples du tiers monde provoque une discussion parmi ses militants.
Certains de ses dirigeants pensent qu’ils doivent poursuivre
une approche « modérée »
s’ils veulent « gagner » les
gouvernements à leur point de vue. Ils recherchent un
soutien parmi les semblables de l’ancien homme fort du FMI
Jeffrey Sachs (qui du reste continue à soutenir les
politiques néolibérales mises en œuvre,
par exemple, par Jamil Mahaud, le président de
l’Equateur, qui a été chassé
par une quasi-insurrection des peuples indigènes en janvier
2000) (25). Ils ont aussi félicité, lors du
sommet du G8 à Cologne en 1999, les dirigeants des
principaux pays industriels pour leur promesse de réduction
de la dette. Mais l’échec des gouvernements
à tenir leurs engagements provoque une révision
de la pensée. Comme le dit un militant, « je
regrette d’avoir donné crédit au G8
pour ses promesses… Mais c’était
formidable de travailler pour J2000. La campagne a amené les
gens à remettre en question les racines même de la
pauvreté ». (26)
Pauvreté, développement et destruction écologique
Entremêlé avec les questions
du commerce et de la dette apparaît un troisième
argument – à savoir quel développement
devrait être mis en œuvre dans les pays les plus
pauvres. Nombreux parmi les dirigeants de Seattle
préoccupés par les problèmes du
« tiers monde » sont ceux qui n’ont aucun
doute sur ce qui est nécessaire. Les pays du tiers monde,
disent-ils, devraient être capables de
s’industrialiser pour « rattraper » les
pays avancés. C’est la logique à
l’œuvre derrière la position de David
Bacon. Elle est aussi acceptée par William Greider, qui se
prononce favorablement sur le « développement
industriel des économies à bas salaires
» (27), ainsi que par Juliette Beck et Kevin Danaher, qui
désirent « protéger les jeunes
industries locales jusqu’à ce qu’elles
soient compétitives sur le plan international »
(28). Danaher va jusqu’à considérer la
Corée du Sud comme un modèle, du fait que
« pendant les années 60, 70 et 80…,
malgré de nombreuses années de
répression gouvernementale, le pays s’est bien
débrouillé économiquement »
(29). Walden Bello prend une position tout à fait semblable,
s’identifiant avec la stratégie
d’industrialisation des pays du tiers monde basée
sur le contrôle des importations, et associée
à l’agence des Nations Unies UNCTAD et son
dirigeant de toujours Raul Prebisch – tout en
suggérant que son « modèle
d’intégration dans l’économie
mondiale… doit être remis en question ».
(30)
Cela dit, d’autres militants contestent l’approche
industrialisatrice dans son ensemble, recherchant des «
alternatives viables au modèle dominant de
développement orienté vers la croissance
économique et les exportations » (31).
C’est particulièrement le cas de ceux qui
défendent les droits des peuples indigènes, ou de
militants écologistes comme l’Indienne Vandana
Shiva.
De telles contestations des notions dominantes de «
développement » trouvent leur origine dans le
constat que l’industrialisation du tiers monde – et
c’est valable également pour celle des pays
avancés et des anciens pays communistes – a
apporté avec elle un cortège de maux
innombrables, détruisant les anciens modes de vie,
précipitant dans la pauvreté de larges masses et
polluant l’environnement. Comme le note Susan George avec
pertinence en appelant à la définition
d’un nouveau modèle économique, le
« paradigme dirigeant » de développement
signifie que « beaucoup perdent leur terre, doivent quitter
leurs villages, voient leurs enfants dépérir,
travaillent 14 heures par jour pour presque rien ou ne travaillent pas
du tout, boivent de l’eau polluée, souffrent de la
faim ou de maladies faciles à soigner, et sont
emprisonnés, torturés ou massacrés
s’ils protestent ou essayent de changer leur vie »
(32).
Mais ceux qui contestent le vieux « paradigme »
vont rarement jusqu’à proposer des alternatives de
leur cru. La généticienne Mae Wan Ho, par
exemple, combine à sa critique scientifique
dévastatrice des techniques utilisées pour
obtenir des organismes génétiquement
modifiés un appel au retour aux « formes
traditionnelles de l’agriculture ». Vandana Shiva
montre l’effet destructif sur la vie des gens de
l’approche agronomique encouragée par les
multinationales géantes, mais refuse de
reconnaître que les méthodes «
traditionnelles » d’agriculture paysanne reposaient
sur l’oppression impitoyable de masses énormes de
paysans et d’ouvriers agricoles, des basses castes et de
l’immense majorité des femmes. On trouvait, dans
les générations
précédentes, des intellectuels indiens qui
s’identifiaient suffisamment avec les masses rurales pour
reconnaître ces faits – notamment
l’écrivain Premchand, dont les nouvelles et les
romans ne craignent pas de décrire les
réalités de classe, de caste et de
préjugés religieux (33). A l’inverse,
Vandana Shiva célèbre « les femmes
travaillant aux champs, préservant la
biodiversité, produisant et cuisinant la nourriture
» (34).
Les « méthodes traditionnelles » en
elles-mêmes n’auraient absolument pas pu produire
les denrées alimentaires nécessaires pour faire
face à la croissance de la population indienne durant les
trente dernières années. Questionnée,
après sa conférence à Reith, sur la
façon de nourrir une population en telle expansion, elle
s’est bornée à se livrer à
des considérations sur la « croissance
démographique impossible à soutenir »
et à blâmer le «
développement impossible à soutenir » :
Regardons les chiffres. La population indienne a
été stable jusqu’en 1800. La
colonisation, la dépossession des terres ont
commencé à faire croître notre
population. Les taux de croissance démographique les plus
élevés de l’Angleterre se situent
après les enclosures des terrains communaux… La
croissance démographique est le résultat
d’un développement impossible à
soutenir. (35)
En réalité, la pauvreté
était un trait caractéristique des campagnes
indiennes bien avant l’arrivée des Anglais :
l’historien économique indien Irfan Habib a
étudié l’appauvrissement des
populations rurales à l’époque de la
dynastie Mogul, sous laquelle « des famines provoquaient de
gigantesques mouvements de population » (36). Et en
Angleterre il y a eu assurément des périodes de
grave disette bien avant les enclosures – notamment dans les
premières décennies du 14ème
siècle. La nostalgie du passé se
réduit à un attrait pour des
sociétés de classe, même si elles
n’étaient pas capitalistes, dans lesquelles la vie
de la masse du peuple était faite d’un labeur sans
fin, accompagné trop souvent par la sous-alimentation, et
régulièrement par des famines et des
épidémies meurtrières. (37)
Au surplus, « l’agriculture traditionnelle
» ne peut fournir une réponse à la
question de savoir comment nourrir une population mondiale que
l’on s’attend généralement
à voir doubler dans les trente prochaines années.
Même si elles se sont basées sur
l’emploi massif d’engrais et de pesticides,
même si elles ont été
accompagnées par le développement de rapports
capitalistes dans l’agriculture (et donc par
l’élimination de nombreux petits paysans), et
même si elles ont causé des dommages persistants
à l’environnement, les méthodes
associées à la « révolution
verte » en Inde durant les trois dernières
décennies ont permis une augmentation de la production
suffisante pour que le pays puisse fournir une ration alimentaire
minimale à sa population sans recourir aux importations. La
production céréalière s’est
accrue de 3,2% par an dans les années 80 (plus vite que le
taux démographique) alors qu’elle
n’augmentait que de 1,8% par an dans les années 70
(moins vite que le taux démographique) (38). Vandana Shiva
elle-même doit reconnaître, en passant, «
les gains limités de la révolution verte
» (39). Si la masse de la population n’a rien
gagné, ou très peu, à cette occasion
(certaines statistiques suggèrent une
légère amélioration dans les calories
moyennes absorbées et un faible déclin de la
pauvreté, d’autres proclament qu’il
n’y a eu aucun changement dans les deux domaines),
c’est à cause de la distribution
inégale, sur une base de classe, de ressources alimentaires
accrues, les bénéfices allant aux sections les
plus riches de la population (soit sous forme de davantage de
nourriture pour elles-mêmes, soit, indirectement, comme
sources de revenus leur permettant d’acquérir des
produits d’importation de luxe).
Un modèle soutenable de développement doit au
moins égaler la production alimentaire accrue des
dernières décennies aussi bien
qu’assurer une distribution équitable –
en fait, plus que l’égaler, si l’on veut
que la majorité de la population accède
à une ration alimentaire supérieure aux 2000
calories par jour dont elle doit se contenter à
présent. Cela ne peut pas se faire en s’appuyant
sur les méthodes « traditionnelles ».
Cela nécessite l’application de la recherche
scientifique et l’investissement de capitaux – mais
d’une autre manière que celle en vigueur
aujourd’hui. En fait, il y a lieu de critiquer le
schéma actuel de développement de
l’Inde en ce qu’il met en évidence un
déclin dans la part de l’investissement total
allant à la production vivrière et une recherche
scientifique insuffisante sur les moyens d’obtenir un
accroissement continu des ressources alimentaires.
Ceux qui fort justement attaquent les modèles existants de
développement en déduisent souvent
qu’il doit y avoir un transfert massif vers la «
production locale » ou « l’usage local
». Mais la dépendance à
l’égard d’une production
vivrière locale peut avoir des effets aussi
néfastes, à leur façon, que la
dépendance envers la production dans un marché
mondial fluctuant. La production locale, historiquement, a toujours
été accompagnée de famines locales
lorsque les conditions météo ou les invasions
d’insectes endommageaient les récoltes locales.
Les mouvements de denrées alimentaires à
l’échelle internationale, qui sont possibles avec
les technologies modernes, peuvent aboutir à ce que partout
dans le monde les famines ne soient rapidement plus qu’un
vieux souvenir. Et si celles-ci persistent dans la plus grande partie
de l’Afrique, ce n’est pas parce que les gens dans
une partie du monde ne doivent pas ou ne veulent pas consommer de la
nourriture produite ailleurs, mais bien parce que la distribution de
nourriture au plan mondial se fonde sur des considérations
de profit et non sur les besoins humains.
Il y a des pays dont les économies sont
dépendantes depuis des dizaines, voire des centaines
d’années, de la production de denrées
alimentaires sur des marchés distants – par
exemple le sucre cubain ou les arachides
sénégalaises. Les habitants de ces pays
connaîtraient la faim si nous cessions, du jour au lendemain,
d’acheter leurs produits. Nous vivons dans un
système mondial qui ne s’est pas
développé seulement durant les vingt ou trente
dernières années, mais au moins depuis le 16e
siècle. La réponse aux horribles
défauts du système n’est pas de couper
des pays ou des régions entières du reste du
monde, mais d’utiliser la richesse qui existe à
l’échelle internationale pour le
bénéfice de tous les habitants de la
planète.
Finalement, ceux qui attaquent le modèle capitaliste de
développement utilisent souvent un bien mauvais argument.
Ils disent que ce qui est grave, ce n’est pas qu’il
oblige les gens à trimer sans fin, mais que le travail
n’y est pas suffisamment « intensif ».
Ainsi, par exemple, la Fondation pour la recherche sur
l’environnement indique, parmi les défauts des
méthodes agricoles modernes, que « des emplois
sont perdus lorsque des machines remplacent le travail humain ou les
animaux de trait » (40). Cela revient à accepter
l’idée que s’épuiser de
travail est une bonne chose, et que les humains souffrent parce
qu’il n’y a pas assez d’emplois pour tout
le monde. Mais c’est voir les choses complètement
à l’envers ! Dans une
société saine d’esprit, plus il y
aurait de machines et plus il serait facile pour chacun de gagner sa
vie sans labeur excessif. Si la société que nous
connaissons n’est pas ainsi, c’est parce
qu’elle est porteuse d’une tare fondamentale. Et
les méthodes qui demandent davantage de travail ne sont pas
forcément meilleures que celles qui en demandent moins.
Comme le disait Brendan Behan : « Si le travail est une si
bonne chose, pourquoi les riches ne le gardent-ils pas pour eux ?
»
Néolibéralisme, mondialisation et capitalisme
Derrière les différents
débats se dissimule une question fondamentale. Contre quoi
nous battons nous ? Est-ce un système économique
établi depuis longtemps ? Ou s’agit-il seulement
d’une série de changements institutionnels et
idéologiques qui se sont produits, en gros, au cours de la
décennie passée, et qui portent les noms de
« mondialisation » et de «
néolibéralisme » ?
Parfois ces phrases sont simplement des noms de code pour un
système plus large. Condamner la mondialisation et le
néolibéralisme peut dès lors
constituer un premier pas pour combattre le capitalisme en tant que
système ainsi que les diverses idéologies
utilisées pour le défendre. La «
rapacité des trusts » est un synonyme pour le
système du profit, les «
sociétés transnationales » pour les
firmes capitalistes, la « mondialisation » pour la
façon dont le capitalisme international ruine les espoirs
des gens ordinaires. Ainsi, tout cela contribue à ouvrir les
yeux des gens sur le caractère globalement inhumain du
capitalisme.
Mais souvent les critiques de la mondialisation et du
néolibéralisme les présentent comme
des forces en tant que telles, sans référence au
système dans son ensemble. Par exemple, Ignacio Ramonet
écrit dans Le Monde Diplomatique de janvier 2000 :
« Assez d’accepter la mondialisation comme une
fatalité.… Les citoyens réclament, devant les
ravages de la mondialisation, une nouvelle génération de
droits, cette fois collectifs » (41). Vandana Shiva proclamait dans une
émission de la BBC que c’étaient la
« mondialisation » et la « nouvelle
économie globale » qui avaient des
conséquences aussi affreuses pour la vie des gens
ordinaires, et qui menaient à des «
désastres » dans des pays comme l’Inde,
« en particulier en ce qui concerne la nourriture et
l’agriculture » (42). Pour Pierre Bourdieu, la
« mondialisation » et le «
néolibéralisme » sont
l’ennemi à abattre. « Le
problème essentiel », écrit-il,
« c’est le néolibéralisme et
le recul de l’Etat. En France, la philosophie
néolibérale a été
incorporée à toutes les pratiques sociales et
politiques de l’Etat » (43). Certains dirigeants
d’ATTAC vont jusqu’à dire que leur
mouvement n’est pas « anticapitaliste »,
mais se borne à vouloir mettre une barrière aux
flux financiers qui déstabilisent les économies
nationales (44).
Le dernier livre de Susan George, Le rapport Lugano, se
réfère au capitalisme dans son sous-titre :
Préserver le capitalisme au 21e siècle (45).
Pourtant elle a parlé, après Seattle, des gens
qui se mobilisaient contre « les conséquences
néfastes de la mondialisation » comme si
c’était quelque chose d’autre, et de
foncièrement pire, que le capitalisme. Dans certains
passages, le best-seller de Viviane Forrester, L’horreur
économique, considère des
phénomènes tels que le chômage non pas
comme des produits du capitalisme, avec derrière eux une
longue histoire, mais comme des « effets secondaires
» de la « mondialisation » (46) - et
donc, sans doute, un produit de la dernière
décennie : « Une véritable
révolution était et est en jeu, qui a
réussi à mettre en place le système
néolibéral, à l’incorporer,
à l’activer et à le rendre capable
d’invalider toute logique autre que la sienne…
Sans ébranlement spectaculaire, ou même visible,
un nouveau régime s’est installé
» (47).
De tout cela il est facile de conclure que le «
néolibéralisme » et la «
mondialisation » sont des traits négatifs de ce
qui serait autrement un système tolérable. Eric
Toussaint, par exemple, s’y emploie en mettant en opposition
un ancien stade de l’histoire du capitalisme et ce qui existe
aujourd’hui : « Bien que le consensus social
fordiste au Nord, le consensus développementiste au Sud et
le contrôle bureaucratique à l’Est
n’aient pas dispensé ceux qui étaient
en position dominante de faire usage de la force – loin de
là – chacune de ces voies a permis un authentique
progrès social » (48).
Cassen, le directeur du Monde Diplomatique, adopte une vision assez
semblable lorsqu’il propose un retour au modèle
« protectionniste » d’une
économie nationale organisée selon des principes
capitalistes. C’est également le cas de Colin
Hines, qui prêche la « production locale
» réalisée par des hommes
d’affaires et des firmes « locaux » (49).
On a l’impression qu’un modèle viable et
au moins partiellement humain de capitalisme a
été renversé par les
néolibéraux pour le seul
bénéfice des sociétés
multinationales. Mais leurs efforts ne suffisent pas à
expliquer les horreurs si puissamment décrites par les
pourfendeurs de la mondialisation et du
néolibéralisme.
La plupart de ces horreurs sont aussi vieilles que le capitalisme
lui-même, et non pas simplement un produit des deux
dernières décennies. La réduction des
êtres à la condition de marchandise, la
fabrication des produits les plus sophistiqués dans des
sweat shops, les longues heures de travail qui détruisent la
vie des femmes, des hommes et des enfants, la destruction des moyens
d’existence des paysans chassés de leurs terres et
des salariés licenciés, la désolation
de l’environnement – aucun de ces
phénomènes n’a
émergé dans les seules 20 ou 30
dernières années. Vous pouvez les rencontrer dans
des écrits vieux de 100, 150 ou même 200 ans
– dans le journalisme de Cobbett, dans Dickens (Hard Times),
dans Zola (Germinal), dans La jungle d’Upton Sinclair, dans
La situation de la classe laborieuse en Angleterre, d’Engels,
et dans le chapitre « La loi générale
de l’accumulation capitaliste » du Capital, de Karl
Marx. Ce sont des traits caractéristiques qui accompagnent
le capitalisme tout au long de son histoire.
Ce qui est le plus impressionnant dans les écrits des
critiques contemporains de la mondialisation est
précisément ce qu’ils partagent avec
nombre de ces anciens – une description terrible,
bouleversante, de la déshumanisation causée par
le système, de la soumission des vies humaines à
des forces aveugles échappant à tout
contrôle, de la destruction de l’environnement dans
lequel ils doivent vivre. Ils montrent que, derrière les
belles phrases des « modernisateurs »
néolibéraux, se cache la triste
réalité des vies brisées et de la
destruction écologique qui menace la survie de
l’humanité.
Les théories du néolibéralisme et de la mondialisation : un monde à l’envers
Il y a un aspect important sur lequel la plupart
des critiques du néolibéralisme et de la
mondialisation ne vont pas assez loin. En fait, ils acceptent de
nombreuses affirmations de ces théories, notamment sur la
façon dont le système global fonctionne. Les
théories en question ne se limitent pas à
prescrire des remèdes désastreux aux
problèmes auxquels fait face la grande majorité
des humains, elles reposent en même temps sur une vision
complètement superficielle du système mondial.
Marx, il y a bien longtemps, a mis en évidence le fait que
la façon dont le capitalisme se comporte dissimule
aisément ce qui se passe dans la
réalité. Ceux qui achètent et vendent
sur les marchés ne voient que l’interaction des
biens sur ces marchés, et non
l’activité humaine contenue dans ces rapports.
Ceux dont le revenu provient de dividendes et
d’intérêts, ou de la
spéculation sur les marchés
monétaires, croient que l’argent
possède en soi la capacité de se multiplier sans
rapport avec le travail des gens dans les usines, les champs, les mines
et les bureaux. Les capitalistes qui vivent du travail des
salariés croient qu’ils leur donnent du travail.
Le chômage est vu comme le résultat
d’une raréfaction du travail à
accomplir, et non comme l’absurdité d’un
système dirigé par la concurrence aveugle entre
possédants rivaux des moyens d’existence.
Marx a appelé cette vision inversée du monde
qu’encourage le capitalisme le «
fétichisme de la marchandise » - le comparant avec
la notion religieuse selon laquelle dieu a créé
les hommes et non l’inverse. C’est un monde dans
lequel le labeur, la sueur et l’exploitation contenus dans la
création de richesses nouvelles existent à peine.
Les théories néolibérales portent
cette vision inversée du monde à ses
extrêmes limites. Comme les versions courantes, «
néoclassiques » ou « marginalistes
», de l’économie auxquelles elles sont
reliées, elles ne voient les choses que du point de vue des
capitalistes financiers et des marchands. C’est une vision
qui ignore totalement ce qui est à
l’œuvre dans le monde réel de la
production et de l’exploitation.
C’est particulièrement le cas lorsqu’il
s’agit de décrire ce qui s’est vraiment
modifié dans la structure de l’économie
mondiale durant le dernier quart de siècle. Les transactions
au-delà des frontières ont joué un
rôle croissant. Mais cela a été
beaucoup plus marqué dans le domaine des transactions
financières que dans l’organisation
matérielle de la production. Je renvoie ici aux autres
articles que j’ai écrits sur cette question (50).
En même temps que les financiers internationaux
déplacent des milliers de milliards de dollars
quotidiennement par-dessus les frontières, les
sociétés multinationales continuent à
réaliser leur production dans un seul pays, parfois deux. De
la même manière, le personnel de direction des
plus importantes multinationales présente invariablement un
aspect national. Loin d’être
indifférentes à ce que fait l’Etat, les
multinationales dépendent toutes de « leur
» Etat pour œuvrer dans le sens de leurs besoins
lorsqu’il s’agit d’influencer les taux
d’intérêts ou le cours des monnaies,
ainsi que dans les négociations économiques et
financières internationales. Et, dans des moments
décisifs, les multinationales basées dans un pays
donné pousseront même le gouvernement de ce pays
à intervenir pour nationaliser toute grosse compagnie dont
la faillite menacerait leurs intérêts communs
(cela s’est produit avec la US Savings and Loans sous Reagan
et Bush, avec des banques scandinaves et japonaises au cours des
années 90, et récemment avec le géant
coréen Daewoo).
Les multinationales sont également loin
d’être
‘immatérielles’. Elles ne peuvent tout
simplement pas déplacer d’énormes bases
productives d’un pays à un autre en un clin
d’œil. « L’emboutissage de
métal » est toujours central pour la plupart
d’entre elles. Les voitures, les camions, l’acier
des charpentes métalliques, des ponts et des
châssis de véhicules, les
réfrigérateurs, les machines à laver,
les produits pharmaceutiques, ainsi que les ordinateurs et les
composants électroniques, doivent toujours être
fabriqués dans des usines très
coûteuses qui ne peuvent être
délocalisées instantanément. Les
industries faciles à déplacer – en
particulier le prêt-à-porter utilisant des
machines à coudre bon marché – sont
l’exception et non la règle. Dans 90% de
l’industrie tout transfert de production prend des
années et non des jours (Ford-Angleterre, par exemple,
prévoit d’étaler sur deux ans le
déplacement de la production de Dagenham vers
l’Allemagne). Et lorsque des délocalisations sont
opérées, c’est de manière
habituelle d’un pays avancé à un autre.
Au début des années 90, les ¾ des
investissements étrangers étaient
concentrés dans ces pays, 16,5% allant aux dix plus
importants pays nouvellement industrialisés. Cela laissait
le Tiers Monde avec seulement 8,5% du total.
Des chiffres récents concernant la taille relative des
économies du continent américain et des Etats des
USA sont révélateurs des endroits où
se trouve le cœur du système productif mondial. Si
l’on attribue la base 100 à la totalité
de ces pays, les Etats-Unis dans leur ensemble en ont
déjà 76%. Par contraste, le plus grand pays
d’Amérique Latine, le Brésil, a
seulement 8% (moins que la Californie avec 10%) ; le Canada a 6% (le
même chiffre que l’Etat de New York) ; le Mexique,
4% (comme l’Illinois, et moins que le Texas qui a 5%) ;
l’Argentine seulement 3% (comme l’Ohio, et moins
que la Floride, 4%). Le Chili, le Pérou,
l’Equateur, la Colombie, le Guatemala, l’Uruguay et
le Vénézuéla pris ensemble atteignent
à peine 3% (51).
La pauvreté existe dans de vastes zones
d’Amérique Latine, d’Afrique et
d’Asie, non seulement parce que le capital paie de bas
salaires quand il investit dans ces régions, mais aussi
parce que tout simplement y investir ne satisfait pas
l’exigence de profits illimités.
Si les firmes ne peuvent se dispenser d’installations
productives implantées géographiquement, elles ne
peuvent pas davantage se passer de travailleurs salariés.
Malgré tout le discours à la mode sur la
« mondialisation », le nombre d’ouvriers
dans les pays industriels avancés est bien plus
élevé qu’il y a cinquante ans et a peu
décru dans la dernière décennie. Le
nombre d’ouvriers d’industrie dans les 24
économies majeures était de 51,7 millions en
1900, 88 millions en 1950, 120 millions en 1971 et 112,8 millions en
1998. Aux Etats-Unis leur nombre était de 8,8 millions en
1900, 20,6 millions en 1950, 26 millions en 1971 et 31 millions en 1998
(52).
Et ces chiffres ne sont qu’une partie du paysage. Un grand
nombre d’emplois du « secteur des services
» sont impossibles à distinguer, en termes de
conditions de travail, des emplois industriels. Ceci a toujours
été le cas des dockers ou des
éboueurs, mais s’applique aussi aux travailleurs
des transports et des sociétés de courses
– des groupes qui ne pourront que s’agrandir si la
e-économie se développe (puisqu’ils
font des livraisons pour les plus légères des
sociétés « sans poids »). Et
la croissance des chaînes de restauration rapide et des
centrales d’appel augmente quotidiennement le nombre de ceux
qui sont employés dans des conditions d’usine.
Aucun de ces groupes n’est fondamentalement impuissant face
aux multinationales. Ford-Grande Bretagne a stoppé toute la
production européenne de Ford lors de la dernière
grève de 1988. Des usines isolées de General
Motors ont eu le même impact sur
l’Amérique entière. Plus
récemment, les postiers et les convoyeurs de fonds ont fait
la preuve de leur pouvoir potentiel en France.
De façon regrettable, les critiques du
néolibéralisme comprennent rarement le
caractère fallacieux des discours et des théories
de la mondialisation. Comme l’écrit Viviane
Forrester:
Le monde dans lequel le travail et l’économie
fusionnaient, et où les multitudes étaient
indispensables aux décideurs, s’est comme
volatilisé... Le monde tout neuf dominé par la
cybernétique, l’automation et les technologies
révolutionnaires ... n’a pas de liens
réels avec le « monde du travail » dont
il n’a plus besoin. (53).
Le ton de Naomi Klein est souvent semblable, comme
lorsqu’elle écrit que beaucoup de multinationales
se basent sur « un système d’usines
mobiles employant une main d’œuvre mobile
» et qu’elles « échouent
à tenir leur rôle traditionnel
d’employeurs de masse » (54). Elle parle de General
Motors « déplaçant la production vers
les maquiladoras (la ceinture industrielle au sud de la
frontière USA-Mexique) et leurs clones dans le monde
» (55). On a l’impression qu’il se
produit une gigantesque hémorragie d’emplois des
Etats-Unis vers le Mexique. Mais Naomi Klein évalue plus
loin la force de travail employée dans les maquiladoras
à 900 000 personnes (56) – moins du 25e de celle
des Etats-Unis. Les effectifs de la firme General Motors aux Etats-Unis
sont de 200 000 salariés, infiniment plus que ceux qui
travaillent pour elle au Mexique.
David Bacon, qui emploie souvent une terminologie marxiste, commet la
même erreur lorsqu’il voit le mouvement des
capitaux vers les pays du tiers monde comme la principale cause des
pertes d’emplois aux Etats-Unis : « La
différence entre les niveaux de vie des pays riches et des
pays pauvres… est la cause des pertes d’emplois
aux Etats-Unis du fait des délocalisations de la production
» (57).
En réalité, la cause principale des pertes
d’emplois dans tous les pays industriels avancés
est la restructuration destinée à imposer des
gains de productivité à
l’intérieur des complexes industriels existants,
et non les délocalisations. Lorsqu’il y a eu
déplacement des industries, c’est à
l’intérieur des frontières
américaines qu’elle s’est
effectuée et non pas au dehors. Les plus grandes
défaites subies par les travailleurs britanniques
– celle des mineurs en 1985 et celle des imprimeurs en 1987
– n’étaient pas le résultat
de délocalisations de la production.
Il ne s’agit pas là de faiblesses mineures dans
l’argumentation de Forrester, Klein ou Bacon. L’une
des fonctions des théories
néolibérales et globalistes est
précisément de donner l’impression que
le système n’est pas seulement
incontrôlable, mais impossible à mettre en
échec par ceux qui travaillent à
l’intérieur de ce système.
L’argument selon lequel les firmes peuvent se
déplacer à volonté est une excuse pour
les gouvernements qui se plient à leurs exigences et pour
les dirigeants syndicaux qui refusent d’appeler contre elles
à la grève. Leur argument est : « Nous
ne pouvons pas les battre, alors il faut se mettre de leur
côté ». Tomber dans ce piège
est une grave erreur de la part des opposants au
néolibéralisme.
Mondialisation, néolibéralisme et guerre
Il y a un élément
caractéristique du monde moderne sur lequel les
théories du néolibéralisme et de la
mondialisation n’ont rien à dire, et qui pourtant
devrait être un sujet de grand intérêt
pour leurs critiques, c’est la tendance à la
guerre.
La logique des théories de la mondialisation
suggère qu’il importe peu aux firmes dans quel
Etat elles opèrent ou quelle est la puissance de cet Etat.
La liberté du commerce et des mouvements de capitaux,
proclament-elles, signifie la fin de la guerre. Ou, comme elles
l’ont dit aussi : « Jamais deux pays où
l’on trouve des McDonald’s ne se sont fait la
guerre ».
La réalité du monde dans les dernières
décennies a démenti de telles assertions. Des
guerres se sont produites avec une horrible
régularité, jetant brutalement dans la confusion
des régions entières du globe – la
guerre de l’Occident contre l’Irak, la succession
de guerres, civiles ou non, en Afrique, les guerres en ex-Yougoslavie,
la guerre de l’OTAN contre la Serbie, les guerres de la
Russie contre la Tchétchénie. Pour couronner le
tout, il y a eu les mini-guerres ou menaces de guerre entre
l’Inde et le Pakistan, la Grèce et la Turquie, la
Chine et Taiwan, l’Equateur et le Pérou. Dans
beaucoup de ces pays il y avait en fait des McDonald’s
– la Croatie et la Serbie, l’Inde et le Pakistan,
l’Equateur et le Pérou, la Grèce et la
Turquie, les puissances de l’OTAN et les vestiges de la
Yougoslavie.
De tels affrontements entre Etats armés font tout aussi
partie du système actuel que les programmes
d’ajustement structurel ou les négociations sur la
liberté du commerce. Ceci est dû au fait que la
destinée des capitalistes individuels est toujours,
à un degré extrême, liée
à la puissance et à l’influence
d’Etats particuliers. Des firmes comme Boeing, Monsanto,
Microsoft, Texaco et General Motors ne seraient pas ce
qu’elles sont si elles ne jouissaient pas de liens anciens et
solides avec l’Etat US en général et
l’armée américaine en particulier. Le
pouvoir et l’influence d’un Etat
dépendent de sa capacité à «
frapper » militairement d’autres Etats –
ou de son appartenance à un système
d’alliances qui peut le faire.
Le début des années 90 a vu une coalition
regroupée derrière les USA bombarder Bagdad dans
le but de préserver son influence sur les ressources
pétrolières du Koweit. A la fin des
années 1990, une autre coalition dirigée par les
Etats-Unis a bombardé Belgrade pour sauvegarder la
« crédibilité » de
l’OTAN – en réalité, afin
d’assurer le contrôle stratégique
d’une alliance dominée par
l’Amérique sur le flanc sud-est de
l’Europe et sur l’accès aux
régions pétrolifères du Moyen-Orient
et de la Caspienne. Quels que soient les prétextes
utilisés dans le tir de barrage propagandiste qui a
accompagné les guerres, la raison pour laquelle le
Département d’Etat a engagé ces actions
était de montrer que les Etats-Unis sont capables
d’assurer leur pouvoir par la force n’importe
où dans le monde. De telles interventions ont
confirmé une hégémonie qui
détourne les pays du tiers monde de nuire aux
intérêts des capitalistes américains,
et qui s’assure que les pays européens et le Japon
se soumettent au leadership US en matière de commerce,
d’investissement et de négociation de la dette.
Thomas Friedmann, un journaliste proche du Département
d’Etat américain, a résumé
la relation qui existe entre le big business et la puissance militaire :
La main cachée du marché ne peut pas fonctionner
sans le poing caché. McDonald ne peut pas
prospérer sans McDonnel Douglas (firme
aéronautique américaine – NDT). Le
poing caché qui assure la sécurité du
monde pour que les technologies de Silicon Valley prospèrent
s’appelle US Army, US Air Force, US Navy et Corps des Marines
(58).
La plupart du temps les gouvernements et les apologistes du
néolibéralisme essaient de dissimuler de telles
connexions et de donner l’impression que lorsqu’ils
font la guerre c’est pour sauvegarder les droits de
l’homme. Les opposants au
néolibéralisme ne doivent pas croire de pareils
mensonges. Le FMI, la Banque mondiale, l’OMC, le Pentagone et
l’OTAN ne sont que des aspects différents
d’un même système. On ne peut pas en
combattre un et soutenir les autres.
Les origines du néolibéralisme
Les théories du
néolibéralisme et de la mondialisation ne sont
que des idéologies qui dissimulent le fonctionnement
réel du monde dans lequel nous vivons, y compris les
relations entre firmes et Etats ainsi qu’entre industrie et
finance. Une critique de ces théories, pour être
efficace, ne saurait se limiter à démontrer leur
caractère inhumain. Elle doit identifier à la
fois le degré auquel elles cachent les contradictions dans
leur propre système et les possibilités qui
existent de les combattre.
Ceci se relie à une autre question – celle de
savoir pourquoi le néolibéralisme a pu devenir
aussi puissant. Nombre de ses opposants tendent à y voir le
résultat des conspirations des multinationales et
d’intoxications idéologiques. Les conspirations
sont incontestables – si l’on veut dire par
là une réunion secrète des parties
intéressées pour manipuler les choses
à leur avantage. Les capitalistes l’ont toujours
fait et ne sont pas prêts de cesser. Comme Adam Smith
l’a noté il y a plus de 200 ans : «
Quiconque s’imagine que les maîtres
s’entendent rarement est aussi ignorant du monde que du sujet
» (59). Mais ce n’est pas en soi suffisant pour
expliquer l’influence du néolibéralisme
aujourd’hui, alors qu’il y a seulement 30 ans des
doctrines totalement différentes avaient une force
égale dans les cercles dirigeants. Les explications en
termes d’emprise des idées, comme lorsque Bourdieu
parle des « effets d’une croyance
partagée… le travail des « nouveaux
intellectuels », qui a créé un climat
favorable au recul de l’Etat et à la soumission
aux valeurs de l’économie » (60), ne
valent guère mieux.
Marx et l’anticapitalisme
Il n’y a pas d’autre choix, si
l’on veut comprendre ces choses, que de retourner
à Marx. De nombreux critiques du capitalisme sont
réticents à le faire, d’abord
à cause de la version falsifiée de sa
pensée qui avait cours du temps de la domination du
stalinisme, et puis aussi du marxisme académique
sophistiqué des années 70. Pourtant Marx a
créé les bases d’une analyse du
système qui fournit une clé pour comprendre
– et combattre – tous les
éléments de déshumanisation mis en
évidence aujourd’hui par les critiques de la
mondialisation et du néolibéralisme.
Le jeune Marx débuta comme opposant
libéral-démocrate à
l’oppression semi-féodale qui
caractérisait l’Europe continentale de la fin des
années 1830 et du début des années
1840. Mais il se rendit rapidement compte que le nouveau mode,
capitaliste, d’organisation de la
société, qui était en train
d’émerger à côté
de l’ancien, était porteur de ses propres formes
d’exploitation et d’oppression. Il
commença à essayer de comprendre comment ce
système en cours d’apparition fonctionnait, et par
quels moyens il pouvait être combattu, un peu à la
façon dont les « leaders de pensée
» de Seattle affrontent aujourd’hui les
problèmes posés par le système mondial
du capitalisme des multinationales.
Son point de départ était le
phénomène qu’il appelait «
aliénation ». Ce qu’il
commençait à découvrir sur le
fonctionnement de ce système alors nouveau le porta
à entreprendre une lecture critique de ses
théoriciens les plus éminents – les
économistes politiques Adam Smith et David Ricardo. Sa
conclusion était que, bien que le système
accroisse énormément la quantité de
richesse que les ouvriers pouvaient produire, il privait la
majorité d’entre eux des
bénéfices de cette richesse :
Plus le travailleur produit, moins il consomme. Plus il crée
de valeurs, plus il devient sans valeur… (Le
système) remplace le travail par des machines, mais il
rejette une partie des travailleurs dans un type de travail barbare, et
il transforme l’autre partie en une machine… Il
produit l’intelligence – mais, pour le travailleur,
la stupidité… Il est vrai que le travail produit
des choses merveilleuses pour les riches – mais pour le
travailleur il produit la privation. Il produit des palais –
mais pour les travailleurs, des taudis. Il produit la beauté
– mais pour l’ouvrier, la
difformité… Le travailleur ne se sent
lui-même qu’en dehors de son travail, et dans son
travail il se sent hors de lui-même. Il se sent chez lui
lorsqu’il ne travaille pas, quand il travaille il ne se sent
pas chez lui.
L’ouvrier travaille pour vivre. Il ne considère
même pas le travail comme un élément de
sa vie, mais plutôt comme un sacrifice de sa vie…
Ce qu’il produit pour lui-même n’est pas
la soie qu’il tisse, l’or qu’il extrait
de la mine, ni le palais qu’il construit. Ce qu’il
produit pour lui-même est le salaire ; la soie,
l’or et le palais se réduisent pour lui
à une quantité définie de moyens de
subsistance, peut-être une veste de coton, quelques
pièces de monnaie et un logement dans une cave. Et le
travailleur qui pendant 12 heures tisse, file, fraise, tourne,
construit, terrasse, taille la pierre, transporte des charges, etc.
– considère-t-il ces 12 heures de tissage, filage,
fraisage, tournage, construction, terrassement, taille de pierre comme
une manifestation de sa vie, comme la vie ? Au contraire, la vie pour
lui commence lorsque cette activité cesse, à
table, au café, au lit.
Il n’est pas difficile de voir à quel point les
mots de Marx s’appliquent aujourd’hui aux jeunes
travailleuses de la confection d’Indonésie ou
d’Amérique Centrale, décrites par Naomi
Klein, qui fabriquent de luxueux vêtements qu’elles
ne pourront jamais porter avec un salaire d’un dollar par
jour, ou aux paysans de l’Inde qui perdent leurs terres
reconverties dans la production agro-industrielle de
récoltes dont ils n’obtiendront aucune part, ou
aux métallos américains privés de leur
emploi parce que « trop d’acier » est
produit dans le monde. Mais Marx ne s’est pas
borné à décrire cet état de
choses. D’autres l’avaient fait avant lui, et
beaucoup devaient continuer à le faire longtemps
après sa mort. Il s’est attaché, au
cours d’un quart de siècle de labeur intellectuel
acharné, à tenter de comprendre comment le
système était venu au monde et comment il
créait des forces susceptibles de s’opposer
à lui.
Il localisa son origine dans la monopolisation par une classe
minoritaire des « moyens de production » - des ces
produits du travail du passé, tels que les outils et les
équipements auxquels les gens ont besoin
d’accéder pour gagner leur vie. Cela laissait la
majorité des gens sans autre choix que de proposer leur
travail (ou, plus exactement, leur capacité à
travailler, leur « force de travail ») aux membres
de la minorité, l’alternative étant
l’inanition. Mais cela mettait les détenteurs de
la richesse en situation de payer le travail moins cher que la valeur
des biens que les travailleurs pouvaient fabriquer. Ils obtenaient une
portion du travail gratuitement. Cette « plus-value
» fournissait le profit, les dividendes,
l’intérêt et la rente.
En même temps, les firmes possédées par
les membres de la minorité étaient en concurrence
les unes contre les autres, ce qui amenait chacune d’entre
elles à tenter de se développer plus rapidement
que ses rivales. Elle ne pouvait y parvenir qu’en
élevant au maximum le montant de la plus-value en sa
possession en traitant les travailleurs le plus durement possible. Le
résultat était l’absurdité
d’une croissance économique qui n’avait
rien à voir avec l’amélioration du
bien-être économique de la grande masse du peuple.
Comme Marx l’écrit dans Le Capital :
Accumulez, accumulez ! C’est la loi et les
prophètes ! …Epargnez, épargnez
toujours, c'est-à-dire retransformez sans cesse en capital
la plus grande partie possible de la plus-value ou du produit net!
Accumuler pour accumuler, produire pour produire, tel est le mot
d'ordre de l'économie politique proclamant la mission
historique de la période bourgeoise (61).
C’est ainsi qu’émerge un
système global qui emprisonne la masse du peuple :
Le pouvoir du capitaliste sur le travailleur est le pouvoir de
l’objet sur l’humain, du travail mort sur le
travail vivant, du produit sur le producteur, puisque en fait les
marchandises qui deviennent le moyen de dominer les travailleurs
sont… les produits du processus de production…
C’est le processus d’aliénation de son
propre travail social (62).
Les capitalistes individuels sont les agents humains qui mettent en
œuvre ce processus et l’imposent à la
masse du peuple. S’ils veulent rester capitalistes, ils
n’ont pas le choix. S’ils ne font pas des profits
comparables à ceux des autres capitalistes, leurs rivaux,
ils seront acculés à la faillite ou
rachetés par leurs concurrents. De ce point de vue les
capitalistes sont tout autant les prisonniers du système que
les salariés – à ceci près
qu’ils en sont des prisonniers hautement
privilégiés. Ainsi, pendant que « le
travailleur, étant sa victime, est dès le
départ dans un rapport de rébellion à
son égard et perçoit le processus comme un
esclavage », le capitaliste, lui, « est
enraciné dans le processus d’aliénation
et y puise sa plus grande satisfaction » (63).
Ces capitalistes président à tout un monde de
« travail aliéné », un monde
dans lequel les produits de l’activité des humains
acquièrent une vie propre et les dominent. C’est
un monde de pression permanente au travail et de chômage
périodique, de surproduction et de famine, de
déplacement des masses rurales vers les villes et de refus
de les employer lorsqu’ils y sont. C’est une
spirale sans fin. Plus le capital devient puissant, plus les individus
dépendent de lui pour gagner leur vie. Chaque fois
qu’ils vendent leur force de travail au capital, il extrait
d’eux davantage de travail et devient encore plus puissant.
Même s’ils sont dans une position avantageuse et
parviennent à imposer une augmentation de leurs salaires
pendant un certain temps, ce processus ne cesse pas : « Si le
capital croît rapidement, les salaires peuvent
s’élever ; le profit du capital augmente
incomparablement plus vite. La situation matérielle du
travailleur s’est améliorée, mais au
prix de sa position sociale ». Le travail salarié
continue à « forger pour lui-même la
chaîne d’or avec laquelle la bourgeoisie le
traîne derrière elle » (64).
Dans un passage célèbre du Manifeste communiste,
Marx et Engels décrivent comment le système se
répand, à partir de ses bases d’Europe
occidentale, pour conquérir le monde entier :
Poussée par le besoin de débouchés
toujours plus larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit toute la
surface du globe. Partout elle doit s’incruster, partout il
lui faut bâtir, partout elle établit des relations.
En exploitant le marché mondial, la bourgeoisie a
donné un caractère cosmopolite à la
production et à la consommation de tous les pays. Au grand
regret des réactionnaires, elle a
dérobé le sol national sous les pieds de
l’industrie. Les vieux métiers nationaux sont
détruits, ou le seront bientôt. Ils sont
détrônés par de nouvelles
industries… qui emploient des matières
premières provenant, non plus de
l’intérieur, mais des régions les plus
éloignées. Les produits industriels sont
consommés non seulement dans le pays même, mais
dans toutes les parties du monde…L’ancien
isolement et l’autarcie locale et nationale font place
à un trafic universel, une interdépendance
universelle des nations…
Par suite du perfectionnement rapide des instruments de production et
grâce à l’amélioration
incessante des communications, la bourgeoisie… contraint
toutes les nations, sous peine de courir à leur perte,
d’adopter le mode de production bourgeois ; elle les
contraint d’importer chez elles ce qui s’appelle la
civilisation, autrement dit elle en fait des nations bourgeoises. En un
mot, elle crée un monde à son image (65).
En même temps que tout cela se produisait, un
élément nouveau faisait, du temps de Marx, son
apparition dans le paysage. Les gros capitalistes poussaient les petits
capitalistes à la faillite ou les absorbaient, provoquant ce
qu’il a appelé « la concentration et la
centralisation du capital ». Ce fut un long processus, au
cours duquel des petits capitalistes nouveaux émergeaient
continuellement, spécialement dans les secteurs de
production nouveaux négligés par les vieilles
firmes ayant pignon sur rue. Bien que lente, la tendance
était claire. Malgré tous les beaux discours des
économistes capitalistes sur le rôle des petites
et moyennes entreprises, le système était de plus
en plus dominé par une poignée de firmes
géantes.
Le résultat était une situation
d’incertitude croissante pour les travailleurs. Aussi
sûr que semblât leur gagne-pain, il n’y
avait jamais de garantie que le capitaliste qui les employait ne
trouverait pas profitable de les licencier et d’installer son
affaire ailleurs – ou de menacer de le faire si les ouvriers
n’acceptaient pas une baisse de salaire ou une aggravation de
leurs conditions de travail. Pas plus qu’il n’y
avait de certitude que l’entreprise ne ferait pas faillite du
fait de la concurrence d’une autre, mieux
équipée ou avantagée par de bas
salaires.
Ce n’étaient pas seulement les travailleurs en
activité qui étaient
pénalisés. En même temps que le capital
se renforçait, il acquérait le pouvoir de se
soumettre toutes les branches de la production qui auparavant lui
échappaient. Marx a décrit dans Le Capital
comment le développement du capitalisme, à chaque
étape, menait à une transformation des relations
à la campagne. La vieille paysannerie était
détruite et remplacée, d’un
côté par une petite minorité
d’exploitants capitalistes, et de l’autre par une
masse de laboureurs sans terre dont la seule possibilité de
survie était de travailler pour les autres. Il cite
largement des témoins contemporains de ce qui se passait en
Angleterre, en Ecosse et en Irlande. Les récits de
dépeuplements de villages, de destructions de maisons et
d’appauvrissement de la population pourraient venir des pays
du Tiers Monde d’aujourd’hui (66). Par exemple, il
décrit comment l’incorporation des Highlands
écossais à l’économie
capitaliste ambiante a provoqué un double processus
modifiant l’aspect du pays : d’abord,
l’expulsion des paysans pour reconvertir les terres en
pâturages ovins, puis le remplacement des moutons par des
cerfs en même temps qu’on laissait la
forêt envahir ce qui avait été
autrefois des surfaces cultivées (67).
Mais Marx montre aussi autre chose. Le monde du travail
aliéné n’est pas statique.
L’accumulation continue de travail mort et
l’expansion constante de la production aboutit à
une production de richesse supérieure à tout ce
que l’humanité a connu :
Au cours de sa domination de classe à peine
séculaire, la bourgeoisie a créé des
forces productives plus massives et plus colossales que ne
l’avaient fait dans le passé toutes les
générations dans leur ensemble. Asservissement
des forces de la nature, machinisme, application de la chimie
à l’industrie et à
l’agriculture, navigation à vapeur, chemins de
fer, télégraphe électrique,
défrichement de continents entiers, canalisation des
rivières, populations entières surgies du sol
– quel siècle antérieur aurait
soupçonné que de pareilles forces de production
sommeillaient au sein du travail social ? (68)
Pourtant chacun de ces progrès dans la richesse sert en
même temps à opprimer davantage ceux dont le
travail la crée. Comme l’a dit Marx, «
le progrès humain » ressemble à
« cette idole païenne qui ne boirait pas le nectar
mais l’habileté de ses victimes » (69).
Mais le potentiel existe pour prendre le contrôle de cette
richesse et réorganiser la production dans le sens de la
satisfaction des besoins humains de la façon dont le
rêvait le passé. L’accumulation
capitaliste est l’expression suprême de
l’aliénation humaine, mais elle prépare
aussi le terrain pour un renversement révolutionnaire de
l’aliénation, pour la création
d’une société qui élimine la
misère et le labeur qui ont été le lot
de l’humanité depuis le Nouvel Age de Pierre.
Le marxisme au 20e siècle
Marx est mort au début des
années 1880. Il n’a donc pas eu la
possibilité de voir si les tendances qu’il avait
mises en évidence, en se basant essentiellement sur le
développement du capitalisme anglais, étaient
confirmées par l’histoire. Mais la
génération de marxistes qui a écrit
dans le premier tiers du 20e siècle a, elle,
assisté à cette confirmation.
L’Autrichien Rudolf Hilferding a dépeint le
rôle croissant joué par des institutions
financières telles que les banques et les marchés
boursiers, et analysé comment
s’établissait un lien de plus en plus
étroit entre les firmes d’un même pays
et l’Etat, donnant naissance au « capital financier
» (70). Rosa Luxemburg a montré comment les
capitalistes d’Europe et des Etats-Unis se
précipitaient sur le reste du monde dans une course aux
marchés et aux matières premières,
réduisant les autres pays à la condition de
colonies ou de vassaux tout en appauvrissant leur propre peuple (71).
Nicolas Boukharine et Vladimir Lénine ont analysé
la montée en puissance du « capitalisme
monopoliste d’Etat ». Ils ont décrit
comment la fusion croissante des firmes capitalistes de chaque pays
avec l’Etat dans le but de constituer des empires permettait
d’ajouter les profits ainsi réalisés
à ceux obtenus dans le cadre de la «
compétition pacifique » - et le
résultat inévitable, les guerres entre grandes
puissances pour le partage du monde. Léon Trotsky a
examiné en profondeur la manière dont les classes
dominantes, confrontées à une crise
économique majeure et à la menace du mouvement
ouvrier, se tournaient vers les dirigeants des mouvements fascistes de
la petite bourgeoisie pour sauvegarder leur position, même si
le résultat devait être la barbarie la plus
épouvantable jamais vue dans l’histoire.
Le monde analysé par Hilferding, Luxemburg, Boukharine,
Lénine et Trotsky était très
différent, sous un certain nombre d’aspects, de
celui décrit par Marx. L’Etat et la guerre,
à peine évoqués dans les
écrits économiques de Marx, jouaient
désormais un rôle énorme.
L’établissement concerté des prix par
les monopoles, les marchandages commerciaux entre Etats nationaux, les
manipulations financières sur la monnaie et les cours des
denrées, étaient également des
phénomènes nouveaux d’une
portée considérable. De plus, le
système qui, du temps de Marx, était
essentiellement basé en Europe et en Amérique du
Nord s’étendait au point d’enserrer le
monde entier dans un réseau de commerce et, de plus en plus,
de production.
Mais il y avait un élément important de
continuité. La force motrice du système dans son
ensemble demeurait l’extraction de la plus-value du travail
des ouvriers et sa transformation en capital, « travail mort
» dont les circuits internationaux posaient les limites dans
lesquelles devait vivre la grande masse de la population mondiale.
C’est la concurrence entre ceux qui contrôlaient
ces immenses accumulations de travail mort qui a conduit à
la Première Guerre Mondiale et à la Grande
Dépression du début des années 30.
L’apogée de l’intervention étatique
La tendance générale
notée par Hilferding, Luxemburg, Lénine et les
autres, à savoir l’intégration
croissante de la direction de l’industrie et de
l’Etat, continua et
s’accéléra avant, pendant et
après la Deuxième Guerre Mondiale.
Confrontés à des guerres et à des
situations de crise économique, les Etats intervinrent pour
faire fusionner les firmes nationales et coordonner leur fonctionnement
avec celui de la bureaucratie étatique. L’Italie
fasciste, l’Allemagne nazie, puis, dès le
déclenchement de la guerre, l’Angleterre et les
Etats-Unis suivirent cette voie. Les classes capitalistes plus faibles
d’autres pays leur emboîtèrent le pas,
sentant que seule l’utilisation de l’Etat pour
mobiliser les ressources pourrait leur permettre de faire face
à leurs rivaux internationaux : des pays aussi
variés que la dictature de Pilsudsky en Pologne, le
régime populiste brésilien, le gouvernement
péroniste en Argentine se convertirent aux nationalisations
et même souvent à un certain degré de
« planification ». De nombreux pays du Tiers Monde
indépendants depuis peu empruntèrent la
même démarche dans les années
d’après-guerre. Et même dans des pays
comme la France ou l’Angleterre, d’importantes
portions de l’industrie productive, ainsi que des transports,
de la distribution d’eau et
d’électricité furent prises en main par
l’Etat. C’est le gouvernement
présidé par de Gaulle qui devait nationaliser
Renault, comme le conservateur Chamberlain l’avait fait pour
les lignes aériennes britanniques.
Ce contexte nous permet de comprendre une autre composante du monde
dans cette période : le stalinisme. Il était
convenu à gauche de considérer le stalinisme
comme une forme de socialisme, même
déformé. Aujourd’hui il est devenu
à la mode de le regarder comme un genre de
société radicalement différent du
capitalisme, mais pire. Il paraît cependant
préférable de le comprendre comme un type
extrême dans un continuum de stratification croissante
d’économies soumises, comme le vieux capitalisme
démodé du temps de Marx, à la pression
de l’accumulation concurrentielle.
C’était la forme la plus entière et la
plus résolue du capitalisme d’Etat.
L’économie stalinienne est apparue, non pas au
début des années 20, dans le sillage
immédiat de la révolution russe, mais
à la fin de la décennie, en même temps
qu’une nouvelle classe exploiteuse s’installait sur
le dos de la contre-révolution. Une telle classe ne pouvait
maintenir sa position, dans un monde dominé par les grandes
classes capitalistes existantes, que si elle essayait
d’industrialiser de manière à les
rattraper. C’est ce qu’entreprit Staline, imitant
en Russie de nombreux moyens utilisés plus d’un
siècle auparavant par la révolution industrielle
anglaise – l’expulsion des paysans de leurs terres,
la réduction forcée des salaires
réels, l’utilisation du travail des enfants, la
mise en place du gigantesque système esclavagiste
qu’était le goulag. Tout cela
s’accompagnait, comme dans tant d’autres pays
développés, d’une dépendance
envers l’Etat pour remplir les tâches que les
industriels privés ne voulaient ou ne pouvaient pas
accomplir.
L’Etat était central pour la base productive du
capitalisme virtuellement partout, du début des
années 30 jusqu’au milieu des années
70. Les doctrines justifiant ce rôle variaient
d’une partie du monde à une autre. A
l’Ouest, la principale était le
keynésianisme, d’après
l’économiste J.M. Keynes, qui pensait que
l’intervention étatique était le seul
moyen de maintenir le capitalisme à flot après la
grande crise du début des années 30. Du
côté du bloc russe – ainsi que parmi
ceux qui admiraient ses méthodes à
l’Ouest et dans le Tiers Monde – la doctrine
stalinienne était dominante, bien qu’elle
portât un nom différent après 1956.
Dans le tiers monde, les notions «
développementistes » prévalaient, qui
tentaient de réaliser l’industrialisation en
confiant à l’Etat le soin de tenir en respect la
concurrence étrangère et de construire des
industries nouvelles.
Indépendamment des doctrines utilisées, il y
avait une trajectoire commune dans les politiques poursuivies par
chaque pays. Les firmes s’en remettaient à
l’Etat pour assurer une certaine stabilité
à leurs marchés, pendant que les Etats comptaient
sur les entreprises pour construire leur puissance industrielle
nationale, avec le projet – du moins dans les pays les plus
grands – de mettre en place à
l’intérieur de leurs frontières toute
la gamme des industries nécessaires à la
satisfaction des besoins d’une économie moderne.
Durant cette période, ceux qui voulaient réformer
le capitalisme tout en évitant la révolution se
tournaient vers l’intervention de l’Etat pour
réaliser leur projet. Dans les pays avancés, les
keynésiens proclamaient que de telles réformes
sauveraient le capitalisme de lui-même, et les
sociaux-démocrates disaient qu’elles
dispenseraient de tout changement brutal dans le sens du socialisme.
Dans le tiers monde, les politiciens communistes,
sociaux-démocrates, populistes, de même que les
intellectuels de la classe moyenne, voyaient cette intervention comme
devant permettre à la classe exploiteuse locale, aux
ouvriers et aux paysans de faire alliance pour briser
l’emprise économique des puissances
impérialistes et impulser la croissance
économique. C’est seulement après que
cela aurait été réalisé que
les travailleurs pourraient se lancer à la
conquête du pouvoir pour eux-mêmes. Ceux qui, parmi
les activistes d’aujourd’hui, prétendent
que le problème central est l’érosion
du pouvoir de l’Etat dans le cadre de la «
mondialisation » de l’économie
souhaitent apparemment un retour à de pareilles conceptions.
En réalité, cette caractérisation de
l’Etat comme une agence bénéfique dans
le contrôle du capitalisme repose sur une notion à
courte vue de la nature de l’Etat. Celui-ci est construit sur
la base de « corps d’hommes armés
» dont le métier est de tuer.
L’époque de la direction étatique de
l’industrie était tout sauf celle d’un
traitement bienveillant du peuple. C’est la
période dans laquelle l’image dominante de la vie
du travailleur était celle d’un appendice de la
machine, tel que représenté dans Les temps
modernes de Charlie Chaplin ou sur les fresques de Detroit de Diego
Rivera. Cette phase comporte le régime nazi en Allemagne,
avec l’épouvantable horreur de
l’Holocauste, la mort par inanition de 4 millions de
personnes dans le Bengale sous administration anglaise au
début des années 40, les guerres coloniales
françaises en Indochine et en Algérie, et la
guerre des Etats-Unis contre le Vietnam. Elle inclut
également les horreurs associées à
l’industrialisation forcée stalinienne dans
l’ex-URSS. C’est l’époque
à laquelle l’Amérique Latine
était le plus souvent livrée à des
dictatures militaires, comme au Brésil à la fin
des années 60, et celle où le « Grand
Bond en Avant », qui entendait réaliser une
industrialisation instantanée de la Chine dans les
années 1958-1960, a provoqué une famine qui a
fait des dizaines de millions de morts.
Le capitalisme dirigeait le monde tout au long de cette
période, comme il l’avait fait auparavant et
devait le faire ensuite. Et, sous sa domination, le monde connut alors
des horreurs sans exemple dans l’histoire de
l’humanité. Quiconque porte un regard nostalgique
sur cette époque du capitalisme permet aux horreurs
d’aujourd’hui de faire oublier celles
d’il y a quelques décennies.
Il est exact que pendant une trentaine d’années
après la Deuxième Guerre mondiale le
système a connu une prospérité
économique considérable, et que durant ces
années certains peuples du monde ont pu contraindre leurs
dirigeants à concéder des
améliorations du niveau de vie. Même alors,
malgré tout, le moteur de l’expansion
n’était pas la bienveillance ou la
rationalité des gouvernants. C’était en
réalité une injection massive de
dépenses d’armements, provoquée par la
Guerre Froide, et atteignant des niveaux sans
précédent en temps de paix (72). Au summum de la
Guerre Froide, au début des années 50,
près du cinquième de la production du pays le
plus riche du monde, les USA, allait directement ou indirectement au
budget militaire, et sans doute le double de cette proportion chez son
concurrent militaire plus pauvre, l’URSS.
Pendant ce temps, la vieille logique du capitalisme poursuivait son
œuvre sans désemparer. Les grosses firmes
continuaient à absorber les plus petites ou à les
acculer à la faillite, jusqu’à ce
qu’une poignée d’ « oligopoles
» en viennent à dominer les principaux secteurs
économiques de la plupart des pays. En Angleterre, par
exemple, quelque 200 entreprises, dirigées en gros par 600
ou 800 directeurs, produisaient plus de la moitié du PNB. Et
dans les campagnes, la plus grande partie de l’agriculture
mondiale reproduisait le schéma inauguré par
l’Angleterre, avec une immigration massive vers les villes,
en même temps que l’agriculture capitaliste
employant une main d’œuvre salariée
éliminait les paysans cultivant leurs propres parcelles.
C’est en Europe et en Amérique du Nord que ce
processus est allé le plus loin, le nombre de personnes
employées dans l’agriculture tombant de 30-40% de
la population en France, en Italie, en Irlande ou en Espagne au
début des années 50 à moins de 20% au
milieu des années 70. Mais il était aussi en
cours dans beaucoup d’anciennes colonies bien avant
qu’on entende parler de « mondialisation
». En Inde, par exemple, les terres les plus fertiles de
régions comme le Pundjab passaient de plus en plus entre les
mains d’exploitants capitalistes de taille moyenne employant
des salariés – et pouvant s’offrir les
nouvelles semences, les puits tubulaires et les engrais
associés à la « révolution
verte ». En Algérie, c’est une classe
nouvelle de fermiers capitalistes, et non pas les pauvres ruraux, qui
fut la principale bénéficiaire de la
réforme agraire entreprise après
l’expulsion des colons français. Partout, le
capitalisme remodelait la société à
son image.
La naissance du néolibéralisme
La phase d’expansion
économique rapide trouva une fin soudaine au milieu des
années 70. Ce que les historiens économiques
appellent parfois « l’âge d’or
du capitalisme » céda la place à un
« âge de plomb ». Pays après
pays connurent une succession de crises traumatisantes. Et,
l’une après l’autre, les doctrines
associées à la période
désormais révolue – le
keynésianisme, le stalinisme et le
développementisme –
s’effondrèrent. C’est alors que les
classes dirigeantes et leurs domestiques intellectuels se convertirent
aussi soudainement que massivement à la doctrine connue
d’abord sous le nom de monétarisme, puis de
« thatchérisme » ou «
reaganisme », appelée aujourd’hui
néolibéralisme.
De telles conversion n’étaient pas le
résultat, comme Bourdieu semble le croire, de la seule
propagande insidieuse des apôtres du
néolibéralisme. Elles reflétaient
plutôt la tentative
désespérée des divers groupes qui
bénéficiaient du fonctionnement des
économies dans la période
précédente d’imposer leurs
intérêts au reste de la
société face aux crises successives. Le premier
groupe à aller dans ce sens était les chefs de
file des plus grosses firmes mondiales. Après des
décennies de croissance facile des marchés, elles
étaient soudain confrontées à la
nécessité de restructurer leurs
opérations et de trouver de nouvelles sources de profit.
Restructurer signifiait à la fois « rationaliser
» la production – licencier des salariés
et fermer des usines – et se projeter au-delà des
bases nationales établies. Habituellement cela impliquait
améliorer leur pénétration des
marchés étrangers et, à une vitesse
plus lente, commencer à organiser la production sur le plan
international (mais pas toujours : pour Chrysler et British Leyland,
par exemple, rationaliser signifiait se retirer de leurs
opérations à l’étranger).
De nouveaux profits ne pouvaient être obtenus qu’en
trouvant des sources de plus-value non exploitées
auparavant. L’une de ces sources résidait dans les
industries et les services mis en place dans le passé par
l’Etat parce que le capital privé
n’était pas à la hauteur,
même s’ils étaient directement ou
indirectement nécessaires à ses
opérations. S’emparer de ce qui était
désormais devenu rentable pouvait permettre un accroissement
lucratif des profits – surtout lorsqu’il
s’agissait de monopoles qui permettaient en fait au capital
privé de lever un impôt sur les consommateurs. Une
autre de ces sources consistait à faire main basse sur des
ressources dans les Etats les plus faibles du monde, en
s’appuyant sur la puissance des plus forts, en particulier
les USA, pour y parvenir au moyen des négociations de la
dette et du commerce. Finalement, les profits après
impôt pouvaient être augmentés
d’une manière générale en
transférant la charge fiscale des
bénéfices aux salaires et aux biens de
consommation.
Bien que le néolibéralisme, comme
idéologie, s’oppose à
l’intervention étatique, la mise en place pratique
de ces politiques dépendait de l’Etat –
ou du moins des négociations entre les Etats les plus
puissants. C’est la raison pour laquelle cette mise en place
au moyen des réunions économiques et commerciales
mondiales a été loin d’être
facile. Le Financial Times peut dès lors s’alarmer
de la dispute entre l’Europe et les Etats-Unis à
propos des importations de bananes, en apparence
d’intérêt secondaire, qui «
pourrait déboucher sur une escalade de mesures de
rétorsion transatlantiques qui mettrait à genoux
une OMC déjà bien affaiblie » (73). Il
existe aussi des conflits sur les mesures que devrait prendre le FMI
pour intervenir dans une éventuelle crise
financière internationale semblable à celle qui a
frappé l’Asie en 1997 (74). Les «
théoriciens » du
néolibéralisme eux-mêmes
n’ont pas de solutions toutes prêtes à
ces conflits. Bien que leur credo prêche la non-intervention
étatique, c’est une idéologie qui a
reflété les besoins des complexes industriels
d’Etat des USA, des puissances européennes et du
Japon dans leurs affrontements entre eux et avec les Etats plus petits.
Le deuxième groupe à se convertir globalement au
néolibéralisme à
été celui des dirigeants des Etats. Pendant la
période de plein emploi des « trente glorieuses
», ils avaient été obligés
de concéder aux travailleurs une certaine dose de protection
sociale et de services. « L’Etat-providence
» s’était
développé comme une annexe des institutions
centrales de l’Etat, basées sur les corps
spéciaux d’hommes armés, les armes de
destruction massive, les prisons, les tribunaux, etc. Aussi longtemps
que l’expansion économique garantissait la
croissance des profits, les intérêts capitalistes
consentaient à tolérer la protection sociale
comme un mal nécessaire. Mais dès que les profits
ont commencé à donner de la bande, ils ont
déployé toutes sortes de pressions pour mettre
fin à ce système. Les dirigeants de
l’Etat étaient piégés. Ils
n’osaient pas résister à ces pressions
– de peur d’une crise de la balance des paiements,
de mouvements massifs de capitaux hors des frontières, et
même de menaces de banqueroute nationale. Ils ne pouvaient
pas davantage démanteler aisément les services
sociaux, car cela risquait de provoquer des troubles importants. Ils
pouvaient par contre utiliser des mécanismes de concurrence
pour dresser les producteurs et les consommateurs de ces services les
uns contre les autres. De cette façon ils pouvaient
réduire la facture qu’ils payaient pour les
salaires et pour le « salaire social ».
Ceci prenait parfois la forme de la privatisation et d’un
« retrait de l’Etat » de la fourniture de
certains services. Mais souvent les mêmes buts
étaient poursuivis par d’autres moyens :
l’imposition de limites budgétaires aux divers
ministères, la réduction des budgets des
collectivités locales ou des établissements
publics parallèlement à l’augmentation
des prestations qu’ils devaient fournir,
l’introduction de mécanismes de marché
« internes » dans des structures
dirigées par l’Etat. Dans ces derniers cas
l’Etat ne se « retirait » pas.
Malgré tout, il avait pour tâche
d’améliorer la profitabilité des
capitalistes opérant sur son territoire en accroissant la
pression sur la masse des gens ordinaires.
La privatisation avait un intérêt
supplémentaire pour les gouvernants. Ils pouvaient
l’utiliser un peu à la manière dont
certains Etats avaient dans le passé utilisé les
contrats d’affermage des impôts à des
individus privés (les « fermiers
généraux » de l’Ancien
Régime). L’Etat pouvait payer la fourniture
courante de certains services en vendant à des firmes
privées le droit de percevoir les revenus futurs (ce qui
s’est passé récemment avec la
« mise aux enchères » de droits de
téléphones portables : le gouvernement anglais a
récolté 200 millions de francs et le gouvernement
allemand près de 300 millions en autorisant des
sociétés privées à fixer
des prix de monopole – en fait des impôts sur ceux
qui utiliseront les téléphones dans
l’avenir).
Le troisième groupe qui s’est rallié
aux thèses néolibérales a
été celui des classes dirigeantes en dehors des
pays industriels avancés. Des années 40 aux
années 70, beaucoup d’entre elles avaient
essayé de bâtir une industrie sous leur
contrôle à l’aide d’une dose
plus ou moins forte de capitalisme d’Etat. Ce fut difficile
à mettre en œuvre, même pendant les
années de prospérité mondiale, et
leurs populations ont souvent dû payer un prix
élevé. La fin du boom mondial et les crises
économiques successives du milieu des années 70,
du début des années 80 et du début des
années 90 ont réduit ces efforts à
néant. Les dirigeants naguère engagés
dans la « planification »
capitaliste-étatique se sont tôt ou tard convertis
à l’intégration au marché
mondial. Cela commença en Egypte, en Pologne, en Hongrie et
en Yougoslavie au milieu des années 70, en Inde et dans
divers pays d’Amérique Latine dans les
années 80, dans l’ancien bloc
soviétique et en Afrique au cours des années 90.
En fait, ceux qui avaient la direction de complexes industriels
protégés ou dirigés par
l’Etat consentirent, en même temps que leurs amis
de la bureaucratie d’Etat, à abandonner une
domination quasi-monopolistique de l’économie
locale pour le sort plus enviable d’associés
minoritaires dans une section ou une autre du capital multinational.
Ce fut Sadate, qui, comme membre du groupe des « officiers
libres », avait procédé avec Nasser aux
nationalisations des années 50 et 60, qui ouvrit
l’Egypte au marché au milieu des années
70. En Inde, le même Parti du Congrès qui
prêchait le contrôle étatique dans les
années 60 commença à le
démanteler dès la fin des années 80.
En Chine, Deng Xiaoping, qui avait contribué à
mettre en place l’économie capitaliste
d’Etat monolithique du début des années
50, prit l’initiative de se tourner vers le
marché, puis vers les multinationales occidentales,
à la fin des années 70 et au cours des
années 80.
Susan George a constaté que les classes dirigeantes du tiers
monde étaient ravies de se plier aux plans
d’ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale :
Les gens riches et influents dans les pays débiteurs ne sont
pas nécessairement mécontents de la
façon dont cette crise a été
traitée. L’ajustement structurel a
réduit les salaires des travailleurs, et les lois
– quand il y en a – concernant les conditions de
travail, la santé, la sécurité et la
protection de l’environnement peuvent être
tournées facilement… Ayant largement
échappé au fardeau de la dette, leur souci est
d’appartenir à l’élite de
plus en plus mondialisée pour jouer dans la même
cour que leurs semblables à New York, Paris ou Londres (75).
Dans des pays comme l’Inde ou le Mexique, les
dernières 20 années ont vu certaines firmes qui
s’étaient constituées pendant la
période protectionniste commencer à se
transformer en véritables multinationales. Elles ne sont
peut-être pas aussi grosses que General Motors, Microsoft ou
Monsanto, mais leurs aspirations vont dans la même direction.
Le dernier groupe à adopter les doctrines
néolibérales est formé des nombreux
intellectuels qui avaient dans le passé mis toute leur foi
dans la réforme étatique des économies
nationales. En Angleterre, beaucoup de membres de l’actuel
gouvernement, qui poussent résolument aux privatisations,
étaient tout aussi enthousiastes, à la fin des
années 70 et au début des années 80,
pour une « politique économique alternative
» basée sur l’intervention de
l’Etat et le contrôle des importations. On peut
voir la même évolution chez des politiciens
« de gauche » comme Fabius et Rocard en France.
Jospin, lui, campe sur la position contradictoire de «
l’économie de marché sans la
société de marché ».
Petras et Morley ont raconté comment un grand nombre
d’intellectuels latino-américains sont
passés du « développementisme
» étatiste des années 70 au
néolibéralisme des années 90, mettant
en évidence « un tournant à droite
visible de beaucoup de partis de gauche (sociaux-démocrates,
populistes, socialistes) et de leurs idéologues –
ces derniers essentiellement d’anciens intellectuels
marxistes des années 1960 » (76).
Dans certaines parties du monde la conversion des intellectuels et des
politiciens naguère radicaux est toujours en cours. En
Afrique du Sud, l’ANC au pouvoir s’est
tournée vers le big business et la privatisation. Un
communiste soudanais me montrait récemment une
déclaration d’un dirigeant de son parti,
proclamant que la seule façon de réaliser le
« développement » passait par une
politique orientée vers le marché libre et les
exportations. Sur cette question Vandana Shiva a absolument raison :
« Les puissants du monde – dans les gouvernements,
la politique, les médias et les affaires – sont en
train de constituer une alliance globale, transcendant les clivages
Nord-Sud » (77).
Deux ou trois générations
d’intellectuels de la classe moyenne se sont
tournées vers l’Etat pour réformer le
capitalisme d’une manière qui devait permettre une
croissance économique basée sur un «
consensus national » entre les différentes classes
(même si, dans le Tiers Monde, on prétendait que
cela n’incluait qu’une partie de la bourgeoisie).
Lorsqu’il devint clair que ce programme ne fonctionnait plus,
la plupart ont adopté, comme les classes dirigeantes, un
modèle différent basé sur le
marché et l’ouverture au capital international.
Ils n’étaient plus les victimes de la conspiration
des multinationales mais ses adeptes zélés
– de la même façon que, pour certains
d’entre eux, ils avaient soutenu avec enthousiasme les
horreurs résultant des tentatives de construire une
industrie isolée dans des pays économiquement
arriérés.
Ces intellectuels ont rempli un rôle inappréciable
au service des classes qui ont
bénéficié du
néolibéralisme dans les années 80 et
au début des années 90. Ils ont fourni une
justification, non pas seulement à la dernière
étape de la tendance du système, vieille comme le
capitalisme, à se répandre au-delà des
frontières nationales. Ils ont aussi conduit, par leurs cris
de ralliement, les attaques contre les acquis en matière de
salaires, de conditions de travail et de protection sociale que ceux
qui travaillaient pour le capital avaient été
capables de constituer et de préserver sous son «
âge d’or », des années 40
jusqu’au milieu des années 70.
L’importance de la nouvelle vague de critiques du
néolibéralisme réside dans la
façon dont ils ont réfuté
l’un après l’autre les arguments
fallacieux mis en avant par ces intellectuels. C’est leur
grand mérite d’être capables de voir le
caractère néfaste du
néolibéralisme, même s’ils ne
sont pas clairs sur ses origines et sa nature. Ils voient que
derrière l’engouement (la «
pensée unique ») pour la «
mondialisation » se cache un système qui
sème la misère sur toute la planète.
Malgré tout, leur échec à localiser
ses racines mène aux positions contradictoires
qu’ils prennent lorsqu’il s’agit de poser
des alternatives.
Limites et contradictions
L’organisation du commerce, les flux
financiers ou le fardeau de la dette sont des aspects particuliers
d’un système beaucoup plus vaste. Les tentatives
de solutionner l’un ou l’autre d’entre
eux de façon isolée sont aisément
neutralisées par ceux qui dirigent ce système
– ou même peuvent aboutir à ce que les
horreurs en soient transférées d’un
groupe de victimes à un autre.
Ceci est démontré par la discussion sur le
« commerce équitable » et le travail des
enfants. Tolérer de bas salaires et le travail des enfants
dans les pays du tiers monde (de même que dans les pays
développés, d’ailleurs) aboutit
à permettre aux employeurs, petits et grands, de
détruire la vie des gens en poussant
l’exploitation à ses limites extrêmes.
Mais se borner à lutter sur ces problèmes laisse
intactes les conditions générales qui jettent les
pauvres du monde dans les griffes de ces employeurs. La
pauvreté en Afrique, en Amérique Latine, en Asie
et dans l’ancien bloc soviétique se
perpétuera qu’il y ait ou non bas salaires ou
travail des enfants. Elle ne peut être solutionnée
par des luttes qui se limitent à ces questions. Des
victoires partielles n’ont de sens que si elles servent de
marchepied à des luttes et à des victoires plus
importantes.
Il en va de même des luttes pour empêcher les
patrons de fermer des unités de production et de les
transporter là où la main
d’œuvre est moins chère. Ne pas mener
ces luttes aboutirait à laisser des sections du capital
libres de poursuivre une stratégie de la terre
brûlée, qui détruit la vie des gens
ordinaires dans toutes les régions du monde l’une
après l’autre dans une incessante course aux
profits. Mais se limiter à ces luttes aboutit, au mieux,
à conquérir un répit temporaire ou, au
pire, comme l’ont fait beaucoup de dirigeants syndicaux ou
politiques, à supplier l’Etat de convaincre les
industries de rester où elles sont. Pendant ce temps, la
pauvreté qui amène les travailleurs des autres
pays à se vendre pour de bas salaires ne disparaît
pas. Seule une stratégie défiant la puissance du
capital de façon globale, ne se limitant pas à
mettre en échec sa capacité à se
déplacer, peut faire face à ce
problème de façon décisive.
Les discussions autour de la campagne sur la dette empruntent une
logique tout à fait semblable. Ne pas combattre la charge de
la dette équivaudrait à se faire complices du
pillage des peuples les plus pauvres par les grandes banques
occidentales. Se restreindre à cette seule cause ne peut que
laisser sans solution les autres sources de la pauvreté du
tiers monde. En particulier, cela aboutit à abandonner entre
les mains des grandes sociétés et des classes
dirigeantes des pays avancés les ressources indispensables
pour commencer à régler ces problèmes
d’une façon qui n’inflige pas
d’immenses souffrances aux travailleurs, aux paysans et aux
peuples du tiers monde, et qui évite les énormes
dommages subis par l’environnement de ces pays.
Une revendication qui est reprise par de nombreux militants concerne la
« Taxe Tobin » sur les transactions
financières au-delà des frontières
nationales. C’est l’exigence centrale
d’ATTAC en France. L’idée a
été exprimée il y a 22 ans par
l’économiste James Tobin, qui proclamait
qu’une taxe aussi minime que 0,5% sur ces transactions
détournerait les financiers de la spéculation
contre les monnaies faibles et renforcerait la capacité des
gouvernements à stabiliser les économies
nationales. Cet argument est suffisamment respectable pour avoir
séduit Anthony Giddens et pour avoir
créé au sein du groupe
social-démocrate du Parlement Européen une
fracture sensible. En même temps, un nombre non
négligeable de militants le considère comme de
nature à fournir une solution radicale aux
problèmes qu’ils identifient à la
mondialisation. Comme dit Robin Round,
Le monde de la finance internationale est devenu un casino global dans
lequel des investisseurs en quête de profits rapides parient
des sommes énormes vingt-quatre heures sur vingt-quatre. A
la différence des investisseurs sur les biens et les
services, les spéculateurs font de l’argent avec
le seul argent. Aucun emploi n’est
créé, aucun service n’est fourni,
aucune usine n’est construite… Le jeu à
des conséquences extrêmes pour les
perdants… comme l’ont illustré les
crises financières mexicaine, asiatique, russe et
brésilienne.
En réduisant la possibilité de ces crises, la
taxe permettrait d’éviter les
dévastations qui surviennent dans le sillage d’une
crise financière. Elle serait aussi la source d’un
revenu global appréciable… Des estimations
conservatrices montrent que la taxe pourrait rapporter de 150
à 300 milliards de dollars annuellement. L’ONU
estime que le coût de l’éradication des
pires aspects de la pauvreté et de la destruction de
l’environnement se monterait globalement à environ
225 milliards de dollars par an (78).
Tout effort tendant à obliger les gouvernements à
déplacer la charge de la taxation des pauvres vers les
riches doit être salué favorablement, et
c’est ce qu’il y a de positif dans des
organisations comme ATTAC. Elles ouvrent le terrain à la
discussion sur les façons de mettre en échec
l’immense richesse détenue par des mains
privées. Mais croire que la taxe en elle-même est
la réponse aux problèmes de
l’humanité à l’aube du 21e
siècle constitue une erreur grave.
D’abord, les flux financiers ne sont qu’une source
des crises, parmi d’autres. Beaucoup plus importante est la
façon dont la concurrence aveugle entre firmes industrielles
et commerciales les porte à chercher à augmenter
leurs profits en réduisant le niveau de vie tout en
développant les capacités d’expansion
à la vitesse maximale. Les méchants
derrière tout cela sont aussi bien des firmes «
productives » comme General Motors, Toyota, Monsanto, IBM ou
Shell que des institutions financières «
spéculatrices ».
Ensuite, la Taxe Tobin n’est tout simplement pas un
mécanisme suffisamment puissant pour mettre un terme aux
activités des spéculateurs financiers. Comme
l’a montré l’économiste
keynésien P. Davidson, les taux
suggérés ne sont en aucune manière
assez élevés pour empêcher des
mouvements de capitaux à travers les frontières
lorsqu’ils prévoient des dévaluations
à l’échelle des crises mexicaine,
asiatique, russe ou brésilienne. « Des grains de
sable dans les rouages de la finance internationale » ne sont
pas suffisants, écrit-il, « pour être
efficaces quand c’est de rochers qu’on a besoin
» (79). Robin Round lui-même admet que «
la taxe proposée par Tobin n’aurait pas
empêché la crise du Sud-Est asiatique »
(80).
Il existe, en fait, une contradiction centrale dans la vision de la
taxe comme une panacée face aux effets de la mondialisation.
Si elle peut être capable de réduire les
transactions spéculatives, elle ne saurait parvenir, et de
loin, à lever les sommes qu’elle envisage pour la
simple raison que les flux soumis à la taxe seraient, sous
son impact, bien plus limités que ceux qu’on
connaît aujourd’hui. Et si elle y arrivait, cela
signifierait qu’elle est incapable de stopper les mouvements
financiers dans leurs effets destructifs sur les économies
nationales.
Il est incontestable que toute tentative d’imposer une telle
taxe rencontrerait une immense résistance de la part des
riches de ce monde. Ils utiliseraient la totalité des armes
à leur disposition pour neutraliser les gouvernements qui
prendraient l’idée au sérieux
– armes idéologiques, politiques et
économiques. D’autre part, pour être
efficace, la taxe devrait être appliquée
simultanément par les gouvernements des pays les plus
importants. Cela signifie que la taxe ne pourrait être
introduite sans des luttes gigantesques. Il est clair qu’elle
ne peut dès lors tenir la promesse faite par ses partisans
d’une solution simple et indolore face à la
spéculation financière, pour ne pas parler des
horreurs globales du système.
Comme les questions relatives au « commerce
équitable », au travail des enfants, à
la dette et aux délocalisations, elle peut amener bien des
gens à contester certains aspects du système.
Mais en même temps, cette contestation ne peut être
efficace qu’en évoluant vers des remises en cause
subséquentes plus radicales.
La discussion entre « développementistes
» et « traditionalistes » se fonde
elle-même dans la prise en compte
d’éléments partiels d’une
situation d’ensemble. La pauvreté du tiers monde
plonge essentiellement ses racines dans la façon dont le
développement du capitalisme au cours des derniers
siècles a concentré la richesse du monde
– le produit de générations
d’un travail humain planétaire – entre
les mains des classes dirigeantes d’une poignée de
pays occidentaux.
Le « développementisme » est issu des
tentatives de certains dirigeants du Tiers Monde, avec le soutien
enthousiaste de nombreux intellectuels, de compenser cette
pauvreté en imposant à leurs peuples des formes
d’industrialisation et de mutation agraire similaires
à celles qu’avait connues en son temps
l’Occident. Mais comme ils étaient partis fort
tard dans la course, les « sacrifices »
qu’ils exigeaient de leurs peuples et les destructions
qu’ils infligeaient à l’environnement
étaient bien supérieurs à ceux
qu’avait générés la
révolution industrielle occidentale. Et même
à ce prix, l’industrialisation fut rarement
couronnée de succès. Reprendre ce chemin ne
saurait constituer, pour la grande majorité des travailleurs
et des paysans de ces pays, une alternative aux terribles ravages
produits par les Programmes d’Ajustement Structurel et
l’ouverture aux multinationales. Mais aucune des deux
approches ne se propose de retourner aux méthodes
« traditionnelles ». Ce serait substituer une image
romantique du passé à ce véritable
défi au système mondial qu’imposent les
dévastations présentes.
Karl Marx a dû faire face à des arguments
semblables il y a un siècle et demi. Certaines critiques
parmi les plus sévères des effets du capitalisme
sur le peuple furent émises par des Romantiques qui, face
aux conséquences déshumanisantes de la
révolution industrielle, prônaient un retour au
passé. Marx écrivait :
Il est aussi ridicule d’aspirer à cette
plénitude du passé que de vouloir en rester au
total dénuement d’aujourd’hui. Aucune
conception bourgeoise ne s’est jamais opposée
à l’idéal romantique tourné
vers le passé : c’est donc que celui-ci subsistera
jusqu’à la fin bienheureuse de la bourgeoisie (81).
La solution pour en finir avec l’inhumanité du
système présent n’est pas de tenter de
retourner en arrière vers l’agriculture paysanne
traditionnelle et la production locale. Elle est bien plutôt
de trouver le moyen de se saisir des énormes ressources
productives créées par l’exploitation
capitaliste et de les assujettir à la satisfaction des
besoins humains réels. Les sommes
dépensées par le budget militaire
américain pourraient transformer la vie de tous les ouvriers
et paysans du Tiers Monde. Ajoutons à cela le gaspillage
représenté par la publicité et les
ventes promotionnelles, ainsi que la consommation de luxe des 200 ou
300 milliardaires possédant une richesse égale
à celle de la moitié de la population mondiale,
et nous avons assez pour surmonter la pauvreté du Tiers
Monde et fournir également aux travailleurs des pays
avancés une amélioration de leurs conditions
d’existence. Il n’y a pas besoin de battre en
retraite vers le localisme ou le traditionalisme. Et de toute
façon une telle retraite ne peut pas marcher.
L’accumulation du capital s’est produite
à l’échelle globale. On ne peut lutter
contre ses effets par le localisme, que ce soit dans le sens
développementiste ou traditionaliste. Il n’y a pas
de place pour cela dans le monde moderne, pas plus qu’il
n’était possible il y a un demi siècle
de construire le « socialisme dans un seul pays ».
Et le sentiment qui s’est manifesté à
Seattle montre qu’il existe une opposition globale au
système global.
Les luttes particulières contre des effets particuliers du
système sont d’une immense importance. Elles
peuvent freiner l’avance du monstre capitaliste, elles
peuvent même le stopper. Elles peuvent rendre la vie un peu
moins insupportable pour une partie de ceux qui triment à
l’intérieur du système. Mais leur
véritable importance réside en ceci
qu’elles s’ajoutent à
l’élan d’un mouvement plus vaste contre
ce système et qu’elles encouragent partout ceux
qui subissent son joug à le combattre.
La question du mode d’intervention
Tout ceci laisse sans réponse la
question de savoir qui va prendre en charge la lutte, quelles forces
peuvent être mobilisées, et quelles forces ont le
pouvoir d’apporter le changement. On trouve sur ce sujet
autant de positions parmi les critiques du
néolibéralisme et de la mondialisation
qu’il y en a sur la question des alternatives à
leur système.
Pour beaucoup de militants qui étaient à Seattle
le chemin à suivre était encore vu comme
consistant à faire pression sur les gouvernements en place.
William Greider insiste beaucoup sur les réformes
légales devant permettre de responsabiliser les
multinationales, et se prononce pour « une
législation réformatrice, aussi bien au niveau
des Etats qu’au niveau national ». « Le
Congrès » devrait obliger « les
sociétés à fournir des informations
précises sur les dommages écologiques
causés aux communautés et aux citoyens
à l’étranger, et qui sont
habituellement tenues dans l’ombre » (82). Steven
Shryber, lui, compte sur la pression de l’opinion publique
pour forcer les gouvernements à réformer
l’OMC (83).
D’autres activistes voient toute la difficulté
qu’il y aurait à persuader les grandes puissances
de modifier leur démarche. Ils
préfèrent s’en remettre aux
gouvernements du Tiers Monde pour résister à ces
grandes puissances. Walden Bello parle des « efforts des
communautés et des nations pour retrouver le
contrôle de leur destin », et en voit le
mécanisme-clé sous la forme de la
Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le
Développement (CNUCED), dans laquelle les gouvernements du
tiers monde ont la majorité, et qui pourrait «
jouer un rôle actif dans la réduction des pouvoirs
de l’OMC et du FMI » (84).
Une telle approche se garde bien de procéder à
une évaluation honnête des gouvernements du tiers
monde. Ils sont quasiment tous dominés par des
élites locales qui ne voient leur avenir que dans
l’intégration au capitalisme global,
même si elles négocient âprement les
termes de cette intégration. Les rares exceptions sont des
dictatures comme celle de l’Irak ou de la Yougoslavie
éclatée, dont les classes dirigeantes sont aussi
éloignées de la masse de la population que celles
d’Occident, et qui combinent habituellement des
éléments résiduels de capitalisme
d’Etat avec des niveaux énormes de corruption.
Ceux qui voient de tels gouvernements comme l’agence de la
transformation du monde dans une direction positive font montre
d’une immense naïveté. Et il est tout
aussi naïf d’imaginer que lorsque ces gouvernements
se rencontrent dans des réunions internationales leurs
motifs sont d’une certaine manière plus louables.
Si le FMI, l’OMC et la Banque mondiale sont des repaires de
brigands, on peut en dire autant de la CNUCED, même si les
voleurs y sont de moindre envergure.
La difficulté évidente qu’il y a
à convaincre les gouvernements amène de nombreux
militants à parler en termes de contournement de
l’Etat et des multinationales en « allant vers le
local ». Susan George explique comment :
Une myriade d’activités prennent place au niveau
local lorsque les gens luttent, ici contre des décharges
d’ordures toxiques, là contre une autoroute
envahissante et inutile, ailleurs contre une fermeture
d’usine. Certaines de ces activités peuvent
être reliées, par exemple, à
l’aide du très promettant Sustainable and Self
Reliant Communities Movement. Plus il y aura
d’activités économiques qui pourront
être recapturées et retirées de
l’orbite transnationale, mieux cela sera.
Des douzaines de villes de différentes tailles font
déjà l’expérience de
sociétés basées localement qui
distribuent des biens et des services satisfaisant les besoins locaux
(85).
Mais les ressources économiques que de telles
activités locales peuvent déployer sont
minuscules comparées à celles à la
disposition des multinationales et des Etats ! Elles ne peuvent
satisfaire la grande majorité des besoins – sauf
si les gens sont disposés à vivre au simple
niveau de subsistance, dans des conditions à peine
meilleures que celles des anachorètes
médiévaux. Au mieux, elles ne peuvent
être que de petites enclaves qui ne font pas obstacle aux
ravages du système mondial.
Susan George elle-même admet cela :
A moins que nous ne puissions nous assurer que l’Etat
conserve ses prérogatives, je ne vois pas qui se tiendra
entre la personne de base et la tyrannie organisationnelle. Sans
l’Etat – mais pas nécessairement celui
que nous connaissons aujourd’hui – nous aurons
bientôt des MacEcole, des MacSanté et des
MacTransport (86).
Ce qui est en accord avec son observation
précédente, parfaitement correcte :
Nous n’avons aucun moyen d’arrêter des
gens qui ne reculeront devant rien. Le capitalisme transnational ne
peut pas s’arrêter. Avec les flux financiers sans
obstacles il a atteint un stade incurable et continuera à
dévorer et à éliminer les ressources
humaines et naturelles même s’il doit
détruire le corps lui-même – la
planète – dont il dépend (87).
Mais malgré l’allusion à la
nécessité d’un Etat
différent, c’est à la pression sur
celui qui existe qu’elle revient après avoir fait
sa démonstration. Elle se tourne vers la Taxe Tobin et
« une légère taxe sur les ventes et les
achats d’actions, d’obligations, de stock options -
et leurs cousins dérivés » pour
« mettre de l’argent dans les coffres de
l’ONU et des agences » (88).
La pression sur les gouvernements peut s’exercer à
l’aide d’ « alliances ». Elle
parle, dans Le boomerang de la dette, de
construire des ponts au Nord entre les écologistes, les
syndicalistes, les gens concernés par la drogue, les
militants des droits des immigrés, les membres de groupes de
solidarité avec le tiers monde ou des organisations non
gouvernementales (ONG), et cette catégorie qui est la plus
large de toutes : les contribuables. Nous espérons que
chacune de ces organisations verra le besoin d’agir ensemble
pour une autre politique, et, simultanément, le besoin de
travailler efficacement avec leurs homologues du Sud (89).
Beaucoup de militants ont vu la bataille de Seattle comme
l’exemple de la façon dont une telle alliance
pouvait être construite, en unifiant des
représentants de paysans du tiers monde, des petits fermiers
français, des organisations écologistes, des ONG,
des travailleurs du tiers monde, des groupes indigènes et,
ce qui a été une surprise pour de nombreux
participants, les syndicats américains. Pourtant en
amalgamant toutes ces composantes les activistes ne parviennent souvent
pas à voir ce qui les différencie.
Certaines sont des organisations de minorités militantes,
dont l’impact est de ce fait restreint. D’autres
tentent de représenter des couches beaucoup plus larges,
mais elles aussi sont diverses. Les organisations paysannes, par
exemple, représentent rarement un groupe humain
homogène, car en même temps que le capitalisme a
entraîné des pays dans son orbite il a
encouragé une différenciation dans la
paysannerie, les paysans les plus aisés aspirant
à devenir des exploitants capitalistes, désireux
d’acheter les terres des plus pauvres et d’employer
une partie d’entre eux comme ouvriers agricoles. Lorsque Luis
Hernandez Navarro parle des « producteurs ruraux en Europe et
au Japon qui forment la colonne vertébrale des nouvelles
mobilisations » (90), il ne voit pas à quel point
l’agriculture est devenue une industrie capitaliste
très lucrative dans les pays avancés,
très peu de véritables paysans étant
restés à la terre. Et même dans des
pays du tiers monde comme l’Inde, ce sont très
souvent des gros exploitants qui dominent les organisations paysannes,
car ils ont des loisirs et des moyens. Ils peuvent se mobiliser aux
côtés des paysans plus pauvres sur certains
objectifs immédiats (comme combattre
l’augmentation du prix des engrais), mais ils n’en
ont pas moins des intérêts fondamentalement
distincts.
La situation de certains groupes communautaires parmi les pauvres de
pays du tiers monde comme le Mexique ou le Brésil peut
présenter des similitudes avec celle des groupes paysans.
Ils sont souvent issus du besoin commun de certaines ressources, comme
l’eau potable ou
l’électricité. Cela peut mener
à des luttes très dures. Mais très
souvent ils sont cooptés par des machines politiciennes
corrompues, qui obtiennent un soutien en distribuant ces services avec
parcimonie dans le but de constituer des réseaux
électoraux dans chaque communauté.
D’où la facilité avec laquelle des
régimes autoritaires corrompus peuvent détruire
les alliances oppositionnelles et établir leurs propres
agences parmi les paysans et les citadins pauvres.
Certains voient les ONG comme capables, par leur intervention,
d’apporter un changement. Hernandez Navarro
prétend que « les réseaux informatiques
modernes, la prolifération de centaines d’ONG et
la facilité des déplacements mondiaux ont rendu
possible la formation de poches de résistance qui
transcendent les frontières nationales » (91). De
nombreux activistes font grand cas de la capacité des ONG
à utiliser la technologie de l’internet pour
communiquer entre elles, formant des réseaux
décentralisés mais bien informés
capables de mobiliser sur des objectifs stratégiques
à court terme. Mais voir les ONG ainsi
célébrées promues au rôle
d’agences du changement revient à
négliger un fait fondamental. Les ONG sont
elles-mêmes des organisations de minorités qui
doivent trouver le moyen de mobiliser des couches plus larges si elles
veulent dépasser le stade du lobbying et de la pression sur
les groupes politiques pour imposer d’autres
démarches aux Etats et aux multinationales. Elles ne peuvent
en elles-mêmes atteindre le but que Susan George se donne de
« stopper » le capitalisme multinational. Elles
peuvent réaliser la tâche plus modeste –
qui ne doit pas être méprisée
– de faire connaître le plus largement les plans
des multinationales. Mais les stopper nécessite
qu’une autre forme d’intervention soit
mobilisée par elles. C’est la raison pour laquelle
certaines ONG sont passées ces dernières
années du simple lobbying à l’agitation
militante.
Les partisans d’une stratégie centrée
sur les ONG se réfèrent souvent à
l’exemple du Mexique, où une mobilisation des ONG
a pu faire obstacle à la tentative du gouvernement de
réprimer le mouvement zapatiste des indiens du Chiapas en
1994-95. Mais ils oublient d’ajouter que les ONG
n’ont pas été capables
d’empêcher l’Etat de continuer
à harceler ce mouvement. Il est resté
confiné à une zone éloignée
des principales régions industrielles et agricoles du pays,
et le capitalisme mexicain a pu rapidement considérer cette
rébellion comme négligeable. Aux
élections de juillet 2000, c’est le
néolibéral Fox qui a
bénéficié de
l’affaiblissement du vieil autoritarisme, et non les forces
opposées au néolibéralisme.
Il faut aussi ajouter que le fait que la plupart des ONG soient
spécialisées sur des problèmes uniques
aboutit parfois à ce qu’elles fassent le jeu du
système. C’est ce qu’indique Susan
George à propos de la campagne sur la dette – face
à des concessions offertes par les gouvernements, elles ont
pu en venir à soutenir des plans qui en fait ne font rien
contre la pauvreté du tiers monde. La même chose
est arrivée à des organisations de
défense des droits de l’homme. Pendant la guerre
du Golfe en 1991 et celle des Balkans en 1999 on a pu en voir soutenir
l’alliance dirigée par les USA sur la base des
graves violations des droits de l’homme commises par ses
adversaires. En fait, les gouvernements américains ont
longtemps fait usage de discours sur les droits de l’homme
comme couverture pour leurs visées
hégémoniques. Certaines organisations des droits
de l’homme ont vu clair dans ces manœuvres
– d’autres pas. Le problème est
qu’aussi longtemps qu’elles restent
focalisées sur des questions uniques plutôt que de
s’opposer au système global, elles peuvent
être tirées d’un
côté ou de l’autre au gré des
événements. C’est ainsi
qu’une étude récente sur le mouvement
zapatiste mexicain, réalisée par le
Département d’Etat américain,
suggère une stratégie d’utilisation des
ONG pour défendre les intérêts des
capitalistes occidentaux (92).
Susan George, tout en poussant à leur
élargissement, a bien vu les limites des alliances
existantes. Dans le Rapport Lugano elle écrit : «
Pour obtenir des modifications dans l’équilibre du
pouvoir il faut évaluer ses forces et ses
capacités à conclure des alliances…
Les alliances… doivent être
transgénérationnelles, transsectorielles,
transfrontalières, et parfois même être
conclues avec des partenaires inattendus » (93). Sur certains
points elle suggère l’élargissement de
ces alliances jusqu’à y inclure des politiciens de
droite opposés à des aspects
spécifiques des plans des multinationales, comme ces
républicains américains qui se sont joints
à certains démocrates dans le but de mettre en
échec la compétence d’urgence de
Clinton en matière de traités de
libre-échange, et « parfois les alliés
peuvent même être transnationaux » comme
les compagnies d’assurances (94).
L’ennui, c’est que de tels alliés ne
feront rien pour arrêter la dynamique destructive du
système que Susan George décrit si bien,
même s’ils sont prêts à en
corriger certains « excès ». Car cette
dynamique prend sa source dans la tendance aveugle à
l’accumulation, dont ils sont porteurs comme tout politicien
capitaliste ou toute multinationale. Dans ce but, ils passeront
au-dessus de n’importe quelle considération
humanitaire ou écologique pour les raisons même
que Susan George expose – même s’ils sont
prêts à faire obstacle à certaines
activités de leurs rivaux politiques ou
économiques. Pour véritablement renforcer les
mouvements contre le système global, c’est
ailleurs qu’il faut chercher.
Les travailleurs et
l’anticapitalisme
Un facteur important de la situation à
Seattle était que de nombreux militants, pour la
première fois, ont vu les travailleurs comme
l’agent potentiel du changement.
L’expérience des mouvements de protestation
américains, qui remonte à la guerre du Vietnam,
indiquait que la classe ouvrière américaine
organisée se montrait indifférente, voire hostile
à leurs revendications. Et même parmi les
militants européens, qui ont vu davantage de sections du
mouvement syndical se joindre à leur mouvement, il y avait
une forte tendance à voir les travailleurs des pays
avancés comme les représentants d’une
« aristocratie ouvrière » profitant de
l’exploitation des masses du tiers monde. Pourtant
à Seattle les syndicats américains ont
amené leurs membres à soutenir et à
renforcer le mouvement. Tout d’un coup, il apparaissait
à beaucoup de gens que la lutte pour l’emploi et
contre la flexibilité dans les pays avancés
pouvait être partie intégrante du combat contre la
pauvreté dans le tiers monde et contre la destruction de
l’environnement.
Malgré tout, les textes militants
d’après Seattle sont dénués
de toute vision claire des raisons pour lesquelles les travailleurs ont
été engagés dans le mouvement, et
continuent à les considérer comme un
allié de plus, parmi d’autres, pour contrer les
machinations des multinationales. C’est pour cela
qu’il n’y a pas une compréhension
globale du fait que le capitalisme mondial est bien plus que la
conspiration d’une poignée de patrons de
multinationales. L’ordre mondial n’y est pas
compris comme un système d’accumulation
d’une plus-value provenant essentiellement, au
début du 21e siècle, de l’exploitation
du travail salarié. Il y manque le sens que donne la vision
du système comme mû par le projet
d’extorquer davantage encore de plus-value en faisant en
sorte que, nulle part au monde, les salariés
n’aient la sécurité de savoir que leur
situation de demain sera la même que celle
d’aujourd’hui.
On voit persister une tendance à traiter les travailleurs
des pays avancés comme s’ils étaient
des collaborateurs privilégiés de
l’ordre établi. Le fait qu’ils aient
habituellement un niveau de vie plus élevé que la
grande majorité des peuples du tiers monde semble confirmer
cette vision. Celle-ci repose malgré tout sur une analyse
erronée du fonctionnement du système. Les firmes
capitalistes sont structurellement orientées vers
l’accumulation de plus-value, et investissent par
conséquent là où
l’exploitation du travail humain est la plus profitable. Au
début du 21e siècle, cet investissement est
concentré dans les pays avancés et une
poignée de « nouveaux pays industriels
». C’est là que les capitalistes peuvent
le plus facilement extorquer de la plus-value, pour la bonne raison que
le travail y est plus productif qu’ailleurs, et donc plus
rémunérateur de plus-value, pour toute une
série de raisons historiques – les accumulations
de capital établies dans ces pays, leurs infrastructures de
transport, de distribution d’énergie et de
fluides, les importants gisements de travailleurs
éduqués résultant de quatre ou cinq
générations d’instruction obligatoire.
Souvent, sous le capitalisme, les plus pauvres ne sont pas ceux qui
sont le plus exploités, mais ceux qui ont
été rejetés par le
développement du système. C’est vrai
des chômeurs de longue durée, dont la
pauvreté provient du fait que le capitalisme ne trouve plus
profitable de les employer et de les exploiter. C’est vrai
aussi du grand nombre de pauvres dans les cités
géantes du tiers monde, qui souffrent parce que le
capitalisme ne leur autorise qu’un accès
intermittent aux moyens de gagner leur vie et de lui apporter un
profit. Leur existence pitoyable constitue une accusation majeure
contre le système, mais la source vive qui maintient le
capitalisme en état de nuire se trouve essentiellement
ailleurs, au niveau des travailleurs qu’il emploie. Et la
tendance à accroître la
compétitivité et à maximiser les
profits mène nécessairement à des
affrontements répétés avec eux.
Si la plupart des investissements se font dans les pays
avancés, c’est sur les salaires et les conditions
de travail des travailleurs de ces pays que le capital doit exercer une
pression. D’où les exigences continuelles de plus
de « flexibilité »,
d’où les efforts pour mettre les
salariés en concurrence les uns contre les autres pour
l’emploi, d’où les «
réformes » qui réduisent la
sécurité sociale, les retraites et les
indemnités de chômage. Tout ceci a un effet
à long terme sur la psychologie sociale des travailleurs
américains et européens. Dans les
années 60 et 70 les salariés regardaient trente
ou quarante ans derrière eux et se félicitaient
de l’amélioration de leur situation.
Aujourd’hui, ils comparent leur vie avec ce qu’elle
était durant les trois ou quatre dernières
décennies et ressentent à quel point ils sont
plus surchargés de travail et plus
préoccupés par
l’insécurité de l’emploi.
C’est le sentiment qui domine les nombreux entretiens
réalisés par Pierre Bourdieu et ses
collègues au début des années 90,
publiés sous le titre La misère du monde (95).
Pendant ce temps, les dirigeants du tiers monde et des anciens pays
communistes collaborent avec le FMI et la Banque mondiale en attaquant
leurs ouvriers et leurs paysans plus encore qu’ils ne le sont
dans les pays avancés. D’où la
succession de plans d’ajustement structurels, la
réduction brutale des budgets de protection sociale, la
privatisation de la santé et de
l’éducation, la suppression des subventions pour
la nourriture et les transports.
Le néolibéralisme est résolu a
aggraver les conditions d’existence des gens dans les
intérêts du capitalisme. Mais les victimes ne se
résignent que rarement à ce qui leur arrive.
Souvent, leur réaction est localisée et
défensive. Dans la plupart des journaux locaux du monde on
peut trouver des informations éparses sur de telles
réactions – protestations contre une fermeture
d’hôpital, contre le manque de
médicaments dans un établissement de
santé publique, l’augmentation des tarifs des
transports, la suppression des subventions aux produits alimentaires de
base, l’imposition de droits d’inscription
élevés dans l’éducation,
l’augmentation du prix de l’eau, contre la
réduction des emplois dans l’industrie ou
l’administration. Souvent, les gens ne font pas le lien entre
leurs protestations locales et le paysage général
du système mondial. Ils voient leurs problèmes
comme causés soit par des politiciens corrompus, ou bien un
employeur particulièrement cruel, un conseil municipal
incompétent, ou un régime autoritaire. Cette
étroitesse de vision rend difficile la
généralisation des différentes
protestation dans une offensive rassemblée contre la source
de leurs problèmes.
Mais la colère peut aussi produire des répliques
généralisées qui ouvrent les yeux des
populations sur le système dans son ensemble.
C’est ce qui s’est passé à un
certain degré dans les luttes défensives des
années 80 contre le néolibéralisme
– par exemple la grève d’un an des
mineurs britanniques en 1984-85, et avec l’explosion de
manifestations et de grèves qui a secoué la
France en novembre-décembre 1995.
La première moitié de l’an 2000 a vu le
renversement temporaire du gouvernement équatorien par une
montée de protestations des travailleurs et des populations
indigènes, des grèves
générales en Argentine, en Afrique du Sud et au
Nigéria, les immenses protestations des sans terre au
Brésil, les émeutes contre
l’augmentation des tarifs publics au Guatemala, une
grève du secteur public en Norvège et la menace
d’une grève semblable en Allemagne. Ces
événements ont été tout
autant des manifestations de réaction à la
dynamique du capitalisme global que les manifestations de rue
à Londres, Seattle, Washington, Millau et Prague.
Les travailleurs ont un pouvoir de remettre en cause le
système que les manifestations de rue n’ont pas.
Ils sont concentrés dans des lieux de travail et des zones
urbaines sur une base permanente. Et c’est leur travail qui
produit la valeur et la plus-value qui nourrissent la marche du
système. S’ils n’exercent pas ce
pouvoir, c’est par manque de confiance et de conscience de
leur force. Les militants anticapitalistes sérieux doivent
passer des simples manifestations contre le système
à la recherche des moyens de mettre en œuvre cette
puissance. Comme le disait la révolutionnaire
germano-polonaise Rosa Luxemburg en janvier 1919, peu avant
d’être assassinée : «
C’est là où les chaînes du
capitalisme sont forgées qu’elles doivent
être brisées ».
La dynamique de la protestation
Tout mouvement protestataire réussi
passe par deux phases. La première est son
éruption à la face du monde, prenant ses
adversaires par surprise et remplissant de joie ceux qui partagent son
projet. Et plus il s’est écoulé de
temps depuis le dernier grand mouvement de protestation, plus grande
est la joie. Il semble alors que le puissant élan de la
révolte ne peut que l’amener à se
renforcer inexorablement. Cela soude ensemble les participants et les
porte à considérer comme secondaires les
différences d’opinion et les anciens
débats sur la tactique.
Mais ceux contre qui les protestations sont dirigées ne se
résignent pas. Une fois passé le choc initial,
ils renforcent leurs défenses, s’assurent
qu’ils ne seront pas à nouveau pris par surprise,
et tentent de briser la dynamique du mouvement. A ce stade, des
discussions sur la tactique s’élèvent
nécessairement parmi ceux qui s’étaient
promis d’oublier les vieilles querelles dans
l’intérêt du consensus.
C’est ce qui s’est produit, par exemple, dans le
mouvement contre les armes nucléaires en Angleterre
à la fin des années 50. L’euphorie
d’un succès inattendu
s’évapora après trois années
d’âpres discussions sur la tactique entre ceux qui
voulaient changer la politique du Labour et ceux qui mettaient toute
leur foi dans une action directe massive et non-violente. Des
débats similaires eurent lieu une décennie plus
tard aux Etats-Unis dans le mouvement contre la guerre du Vietnam. La
voie à suivre était-elle d’essayer de
faire pression sur le gouvernement, ou bien fallait-il tenter de
rassembler les forces qui pouvaient révolutionner la
société ?
L’incapacité à résoudre ces
question peut très facilement aboutir à la
fragmentation et à la désintégration
d’un mouvement alors même qu’il atteint
son apogée. Comme disait Tony Cliff, ils jaillissent comme
une fusée et retombent comme une bûche. Le
mouvement qui a explosé à la face du monde
à Seattle a encore du chemin à faire avant
d’atteindre son sommet. Mais il y a
déjà des signes avant-coureurs de polarisation
sur des questions qui, si elles ne sont pas résolues,
peuvent mener à la fragmentation et au déclin.
Les débats ont été très
vifs au sein des forces diverses qui ont participé
à la manifestation londonienne du 1er Mai.
Des dommages mineurs tels que le bris des vitrines d’un
McDonald’s, le barbouillage d’une statue de
Churchill, quelques graffiti sur le Cénotaphe du
mémorial de la guerre provoquèrent les hurlements
prévisibles des médias. Ce qui était
plus difficile à prévoir, c’est le
débat houleux qui s’ensuivit sur le site internet
des organisateurs du Premier Mai, Reclaim the Streets, et une attaque
véhémente sur le comportement des manifestants de
la part d’un éminent journaliste sympathisant du
mouvement, George Monbiot, du Guardian : « Le
mouvement… a perdu le Nord », écrit-il.
« Il s’est transformé en association de
miliciens incohérents, à la fois frivoles et
menaçants… Les plus cinglés dans la
foule ont cassé des boutiques et profané le
Cénotaphe » (96).
Les discussions qui ont eu lieu après le 1er Mai
n’avaient pas, cependant, un caractère totalement
nouveau. Elles avaient commencé à
apparaître dans le sillage de Seattle. Medea Benjamin, une
personnalité dirigeante de Global Exchange, dont le
rôle dans la préparation de Seattle avait
été important, écrivit par la suite :
« Les protestations de masse non-violentes de Seattle ont
représenté le point culminant d’un
processus d’un mois de construction patiente d’une
coalition par les organisations ». Mais « une
petite minorité de manifestants a pris la liberté
de briser la solidarité et la cohésion
collective… de la façon la plus sectaire
» en « brisant des vitrines, en renversant des
poubelles et en se livrant au pillage ; en brutalisant des
délégués de l’OMC, des
employés de magasin et des clients ; et en recouvrant
Seattle downtown de graffiti ». Ce qui était
« négatif aux yeux du grand public »
(97).
Medea Banjamin attribue la responsabilité de ces
excès à des groupes anarchistes –
même si elle s’est empressée
d’ajouter qu’elle ne visait pas tous les
anarchistes. George Monbiot est allé plus loin. Ce
n’étaient pas seulement les anarchistes casseurs
qui étaient à blâmer, mais aussi les
organisateurs de Reclaim the Streets, bien qu’ils fussent
partisans d’une manifestation pacifique. Leur erreur
était de ne pas comprendre les limites de ce que
l’action pouvait apporter :
L’action directe non-violente est un contresens. Ce
n’est pas une tentative directe de changer le monde par
l’action physique, mais un moyen graphique et symbolique
d’attirer l’attention sur des questions
négligées, de gagner les cœurs et les
esprits sur la scène du théâtre
politique.
Cela peut parfois aboutir à des objectifs
limités, comme le ralentissement de « la
construction d’une route ou d’un
aéroport », mais pour faire plus il faut
« s’intégrer à une offensive
démocratique plus large sur les politiques qui leur ont
donné naissance ». Les militants de Reclaim the
Steets « auraient pu soutenir leur critique du capitalisme
global s’ils avaient indiqué une alternative
viable. Mais en l’absence de propositions claires pour un
changement de politique, les manifestations du 18 juin l’an
dernier et du Premier Mai cette année ont
constitué de véritables désastres
». Le mouvement a fini par « s’enliser
dans des proclamations boursouflées et intransigeantes,
singeant le langage et le comportement des révolutionnaires
mais sans aucun programme révolutionnaire ». De
plus,
Les problèmes sont brouillés par le mythe du
consensus. Le mouvement d’action directe insiste sur le fait
qu’il est non hiérarchique – mais ceci
n’a jamais été vrai. Certaines
personnes, inévitablement, travaillent plus que
d’autres, font avancer les choses, que les autres membres du
mouvement soient d’accord ou pas… Mais en se
persuadant eux-mêmes qu’il n’y a pas de
hiérarchie, que les protestations qu’ils initient
sont des soulèvements spontanés du peuple, les
organisateurs s’exonèrent de la
responsabilité de leurs actes.
Ce manque de prévision et de responsabilité ouvre
la voie au comportement des anarchistes, poursuit-il : «
Dépaver Parliament Square pour stopper le capital global est
si futile, si frustrant et débilitant qu’on peut
presque excuser les manifestants à la tête chaude
de vouloir faire quelque chose de spectaculaire » (98).
La logique de Monbiot est imparable, mais seulement
jusqu’à un certain point. Les manifestations et
les blocus non-violents sont des symboles qui peuvent être
déterminants pour fournir un point de focalisation
à la colère et aux aspirations des gens.
C’est assurément ce qui s’est
passé à Seattle – et aussi,
quoiqu’en pense Monbiot, dans les protestations
anticapitalistes de la City de Londres en juin 1999. Mais ils sont
seulement symboliques, comme le sont les actions violentes de petits
groupes, même si ceux-ci semblent faire montre
d’intentions plus sérieuses. Ils ne peuvent
d’aucune manière donner un coup
d’arrêt au système, et mettre fin
à la production et à la circulation de plus-value
avec toutes les horreurs qu’elles comportent. Il
n’est pas possible d’abolir tout un monde de
travail aliéné en brisant des vitrines, pas plus
du reste qu’en restant passivement assis dans la rue.
Mais Monbiot ainsi que beaucoup d’autres ne
définissent pas leur propre alternative aux actions
symboliques. Monbiot oppose aux manifestations de Westminster Square
les élections locales, proclamant que les protestations
« ont réussi à compromettre les
meilleures chances électorales que la politique radicale ait
eu en Angleterre depuis 15 ans » (99). Medea Banjamin dit que
les campagnes qui sont « positives,
fédératives et démocratiques
… forcent les compagnies à modifier certaines de
leurs politiques les plus abusives » (100). Mais gagner
quelques sièges de conseillers municipaux ou
empêcher les sociétés de mettre en
œuvre leurs pires méfaits, en soi, ne stoppera
pas, ni même ne ralentira la folie du système
global. En fait, Monbiot aussi bien que Benjamin ont admis cela depuis
leurs déclarations polémiques. Le premier
soutient certaines formes d’action directe, la seconde a
joué un rôle important dans la construction des
manifestations de Los Angeles devant la Convention
démocrate, et a fourni un point de ralliement au nouveau
mouvement en s’opposant aux deux partis établis
dans les élections californiennes de novembre. Une critique
correcte du comportement des anarchistes n’est pas de nature
à convaincre les gens qu’il existe une
manière facile, excluant le recours à la force,
d’affronter les multinationales et leurs serviteurs du FMI,
de la Banque mondiale, de l’OMC et des gouvernements
nationaux.
Nous pouvons apprendre en regardant le destin des mouvements contre le
système qui ont existé dans toute une
série de pays dans les années 70. Dès
les années 80, ils ont dans l’ensemble pris deux
directions. D’une part, de nombreux militants ont
emprunté le chemin parlementaire, proclamant avec arrogance
que les nouveaux partis non hiérarchiques
orientés vers la paix et l’écologie
transformeraient la nature du parlement. A la fin des années
90 leurs partis « verts » sont entrés
dans les gouvernements d’Allemagne, de France et
d’Italie, ont soutenu les guerres de l’OTAN et
renoncé aux projets de démantèlement
des centrales nucléaires, tout en adoptant un fonctionnement
interne conforme aux principes hiérarchiques des partis
traditionnels.
De l’autre côté, des groupes
réduits réagirent au parlementarisme en optant
pour une politique « autonomiste », essayant de
vivre dans leurs propres enclaves en marge de la
société capitaliste. De temps à autre
ils descendaient dans la rue, le visage masqué, pour des
assauts ritualisés contre la propriété
et la police. Des pétards fumigènes et
même des cocktails Molotov étaient
lancés, la police contre-attaquait, lançant
gaillardement des grenades lacrymogènes sur tout le monde,
les désordres avaient les honneurs des médias, et
puis… tout revenait à la normale. La seule chose
qui évoluait, c’est que les mouvements dont ils
étaient issus se réduisaient comme peau de
chagrin, ceux qui avaient choisi la voie parlementaire s’y
installaient encore plus confortablement – et la police
renforçait ses troupes.
Les approches parlementariste et anarchiste-autonomiste ont
échoué toutes deux à cause de ce
qu’elles avaient de commun – une
incapacité à voir que les forces pour affronter
le système existent, et une absence d’effort pour
tenter de les mobiliser. Et tout mouvement dénué
du pouvoir de lutter réellement contre le système
auquel il est opposé se trouve soumis à une
énorme pression dans le sens de la conciliation. La
coexistence pacifique avec l’ordre établi, son
acceptation tacite, remplacent l’opposition
systématique.
Pour soutenir une telle opposition, il est nécessaire de
faire le lien entre l’initiative,
l’énergie et l’idéalisme des
minorités anticapitalistes qui descendent dans la rue avec
les luttes quotidiennes contre la globalisation capitaliste, qui
éclatent partout où des humains sont
exploités et opprimés.
Pour établir une telle connexion, les actions violentes
d’une minorité d’avant-garde sont de peu
d’utilité. Elles fournissent une bonne excuse aux
défenseurs du système pour élever le
niveau de la répression légale contre leurs
opposants. Souvent, l’action pacifique d’un
mouvement de masse discipliné peut servir à
ouvrir les yeux des gens sur la nature essentiellement violente des
multinationales et de l’Etat. Mais cela ne signifie pas que
la non-violence seule est capable de briser le système. De
façon répétée dans
l’histoire du capitalisme, les classes dirigeantes ont
utilisé la répression la plus brutale pour
détruire des mouvements qui se vantaient de leur
non-violence. C’est ce qui est arrivé à
la Commune de Paris en 1871, au mouvement ouvrier allemand en 1933 et,
plus récemment, au gouvernement d’Allende au Chili
en 1973. Si la réponse à la violence du
système ne réside pas dans la violence de
minorités d’avant-garde, elle n’est pas
non plus dans le principe de l’action pacifique. Elle se
trouve bien plus dans le développement de mouvements de
masse qui comprennent la nécessité
d’utiliser tous les moyens pour contrer la violence de
l’autre camp. Comme l’écrivait le
chartiste Bronterre O’Brien dans les années 1830 :
« Les riches sont aujourd’hui ce qu’ils
ont toujours été… sans
pitié et irréconciliables… Contre un
tel ennemi, c’est une plaisanterie que de parler de force
morale. C’est la peur souveraine d’une force
souveraine qui, seule, les contraindra à un comportement
humain ».
La question de l’organisation
Chaque fois qu’un nouveau mouvement de
masse émerge, son aspect le plus impressionnant est la
façon dont les individus prennent spontanément
des initiatives, s’engagent dans une action imaginative et
font montre d’une immense créativité.
Toute l’énergie mentale qui se gaspillait
naguère à des passe-temps futiles est
désormais consacrée à faire avancer le
mouvement et à résoudre ses problèmes.
Cela amène souvent les gens à croire
qu’ils ont dépassé les vieilles
questions d’organisation et de direction
théorique. C’est ainsi, par exemple, que Naomi
Klein considère le mouvement qui est descendu dans la rue
à Seattle et à Washington comme transcendant les
vieilles formes d’organisation :
Le mouvement de protestation contre les multinationales qui a conquis
l’attention du monde dans les rues de Seattle en novembre
dernier n’est pas unifié par un parti politique ou
un réseau national pourvu d’un siège
central, d’élections annuelles, de cellules et de
locaux de base. Il est modelé par les idées
d’organisateurs individuels et d’intellectuels,
mais ne considère aucun d’entre eux comme ses
dirigeants.
Ces convergences de masse étaient des axes militants faits
de centaines, peut-être de milliers de rayons autonomes. Le
fait que ces campagnes soient ainsi
décentralisées n’est pas une source
d’incohérence ou de fragmentation. Bien au
contraire, c’est une adaptation raisonnable, et
même ingénieuse à des fragmentations
préexistantes au sein des réseaux progressistes
face aux changements dans la culture globale.
L’une des grandes forces de cette méthode
d’organisation basée sur le laissez-faire est
qu’elle s’est avérée
extraordinairement difficile à contrôler,
essentiellement du fait qu’elle est si différente
des principes organisateurs des institutions et des corporations
qu’elle a pour cibles. Elle répond à la
concentration des grandes sociétés par un
labyrinthe de fragmentation, à la mondialisation par son
type particulier de localisation, à la centralité
du pouvoir par une dispersion radicale des forces.
Elle cite Joshua Karliner, du Transnational Resource and Action Center,
en décrivant cette méthode
d’organisation comme « une réponse non
intentionnellement brillante à la mondialisation
», et Maude Barlow, du Council of Canadians, en proclamant :
« Nous sommes face à un rocher. Nous ne pouvons
pas le déplacer, alors nous passons dessous, à
côté et par dessus ». Le mouvement
décentralisé est un « essaim
», capable de se rassembler soudainement et de bloquer les
institutions de la mondialisation d’une manière
inaccessible à un mouvement centralisé :
Quand les critiques disent que les manifestants manquent de vision
globale, ce qu’ils disent en fait est qu’ils
n’ont pas une philosophie révolutionnaire
structurante – comme le marxisme, le socialisme
démocratique, l’écologie radicale ou
l’anarchie sociale – à laquelle ils
adhèrent tous. C’est absolument vrai, et nous
devrions en être extraordinairement reconnaissants.
Il faut mettre au crédit de ce jeune mouvement
qu’il a jusqu’à présent
répudié chacun de ces programmes et
rejeté tous les manifestes qui lui étaient
généreusement proposés…
Peut-être que son véritable défi est
qu’il ne dispose pas d’une vision globale mais
résiste plutôt au désir d’en
adopter une trop rapidement.
Pourtant dans le même article Naomi Klein reconnaît
que les modes d’organisation «
décentralisés », en « essaim
», posent un certain nombre de problèmes :
Bien sûr, ce système multicéphale a
aussi ses faiblesses, et elles étaient évidentes
dans les rues de Washington lors des manifestations contre le FMI et la
Banque mondiale. Le 16 avril à midi, le jour de la plus
grande marche de protestation, une réunion des conseils de
rayons fut convoquée pour les groupes
d’affinités qui étaient en train de
bloquer toutes les intersections de rues autour du quartier
général de la Banque mondiale et du FMI. Les
croisements étaient bloqués depuis 6 heures du
matin, mais les délégués, venaient
d’apprendre les manifestants, étaient
passés à travers les barrages de police avant 5
heures. Du fait de cette nouvelle information, la plupart des gens des
rayons pensaient qu’il était temps
d’abandonner les intersections et de rejoindre la
manifestation officielle à l’Ellipse. Le
problème, c’est que tout le monde
n’était pas d’accord. Une
poignée de groupes d’affinités
voulaient voir s’ils ne pourraient pas bloquer les
délégués à la sortie des
réunions.
Le compromis auquel parvint le conseil consistait à dire :
« OK, écoutez tout le monde », cria
Kevin Danaher dans un mégaphone, « chaque
intersection a son autonomie. Si elle veut rester fermée,
c’est cool. Si elle veut venir à
l’Ellipse, c’est cool aussi. C’est
à vous de décider ».
Tout ceci était impeccablement loyal et
démocratique, mais il y avait juste un petit
problème – ça n’avait
absolument aucun sens. Fermer les points d’accès
avait été une action coordonnée. Si
certaines intersections étaient ouvertes et
d’autres, rebelles, restaient occupées, les
délégués sortant de la
conférence pourraient tourner à droite au lieu de
tourner à gauche, et ils passeraient tranquillement. Ce qui,
évidemment, est précisément ce qui
arriva.
Alors que j’observais des groupes de manifestants en train de
se lever et de s’en aller pendant que d’autres
restaient assis, gardant avec vigilance, en fait, le néant,
cela me frappa comme une image pertinente des forces et des faiblesses
de ce jeune réseau militant (101).
Mais s’il y a des « faiblesses » aussi
bien que des « forces » dans le mouvement, il y a
besoin de discuter comment y faire face. Autrement les faiblesses se
reproduiront, fournissant des opportunités à ceux
qui veulent briser le mouvement. La leçon de Washington
– et plus encore celle du 1er Mai à Londres
– est qu’il n’est pas bon que chacun
fasse les choses à sa façon. Il doit y avoir un
consentement à s’engager dans la formulation
démocratique de décisions qui lient tous ceux qui
sont concernés. Sinon toute minorité, si elle est
suffisamment déterminée, peut entreprendre des
actions qui ont des conséquences pour une
majorité qui n’est pas d’accord avec
elle.
Le style de fonctionnement décentralisé,
« en réseau », des ONG n’est
pas en fait quelque chose de nouveau historiquement. C’est
exactement la manière dont opéraient les
activistes, par exemple, à la fin du 18ème
siècle – dans les sociétés
de correspondance en Angleterre, ou dans les clubs jacobins pendant la
première période de la Révolution
Française – utilisant le moyen de communication le
plus avancé à l’époque,
l’envoi de lettres manuscrites. Mais lorsque les gens
voulurent passer de l’agitation et de la propagande
décentralisées à une lutte tant soit
peu sérieuse contre les concentrations existantes du
pouvoir, il leur fallut se tourner vers des formes plus
centralisées d’organisation – les
Jacobins de 1792—94, les Irlandais Unis, la «
Conspiration des Egaux » de Babeuf (102). Et cela
précisément parce que le mode
décentralisé ne permettait pas au mouvement de
décider de façon unitaire comment il devait
concentrer ses forces pour se diriger dans un sens ou un autre, mais
laissait aux minorités la possibilité de mettre
l’action en péril en avançant trop
tôt ou en reculant quand tout le monde avançait.
Les institutions de la mondialisation sont peut-être des
« rochers » qu’il est difficile de
briser. Mais se borner à les contourner laisse
l’initiative entre leurs mains, leur permettant de se
retourner brusquement contre nous et de nous détruire. En
fait, ils détruisent des milliers de personnes chaque jour
avec leur programmes d’ajustement structurels, leur
recouvrement de la dette, leurs coupes dans les budgets sociaux, leur
destruction de l’environnement, leurs guerres. On ne peut
simplement « contourner » cela.
Il ne suffit pas davantage de dire qu’il y a beaucoup
d’idées dans le mouvement, et s’en tenir
là. Bien sûr qu’il y a un fourmillement
d’idées dans le mouvement ! Des centaines de
milliers, peut-être des millions de gens commencent, pour la
première fois, à remettre en cause le
système. Ils viennent de tout un éventail de
milieux et de vécus, et apportent avec eux les
idées qu’ils y ont
développées. Personne ne peut dicter ce
qu’ils pensent et comment leurs idées
évoluent. Mais cela ne signifie pas qu’il
n’y a pas de discussion possible sur les idées, ou
que qui que ce soit parmi nous devrait s’abstenir de ces
débats. En fait, le mouvement ne sera pas capable de se
développer au-delà d’un certain point
tant que ces discussions n’auront pas abouti. Il ne suffit
pas, quand on est confronté à un débat
important sur ce qu’il faut faire, de dire : «
C’est merveilleux, nous avons un débat
». Il nous faut nous engager dans la discussion, et non nous
borner à la commenter. Et si vous pensez que
l’expérience a prouvé que le
« socialisme démocratique » ou
« l’anarchie sociale » ont lamentablement
échoué dans le passé, vous devez le
dire de la façon la plus résolue et la plus
convaincante.
Ceci est particulièrement important si on veut que la
nouvelle génération d’anticapitalistes
réussisse à faire sa jonction avec les millions
de travailleurs et de pauvres qui sont engagés
quotidiennement dans des actions de résistance, petites ou
grandes, au néolibéralisme et à la
mondialisation capitaliste. Dans ces luttes, leur gagne-pain, et
parfois leur vie, sont en jeu. Ils ont besoin de déterminer
une orientation cohérente, des moyens d’obtenir la
solidarité de leurs camarades, des démarches pour
contrer les attaques brutales de l’autre camp. Dans de telles
situations la clarté des idées n’est
pas un luxe. C’est une nécessité si on
veut éviter de terribles défaites. Le seul moyen
de gagner cette clarté, c’est que les points de
vue différents au sein du mouvement s’engagent
dans un débat fraternel en même temps
qu’ils s’unissent dans la lutte.
Les dirigeants des multinationales géantes et des Etats du
monde ont eu raison de s’inquiéter à
propos de Seattle. Il s’y est cristallisé un
nouveau sentiment d’opposition à ce que leur
système inflige aux êtres humains. On a vu
s’y focaliser les aspirations d’une
minorité substantielle de gens sur tous les continents et
dans tous les pays. Et dans les onze mois qui se sont
écoulés depuis, ce sentiment s’est
accru. Au moment où j’écris ce texte,
il y a eu un prolongement des manifestations de masse à
Millau, dans le Sud de la France, à la réunion du
G8 à Okinawa au Japon, devant la Convention du Parti
Démocrate à Los Angeles, au Forum Economique
Mondial à Melbourne et à la conférence
du FMI et de la Banque mondiale à Prague.
Seule une minorité de ceux qui ont construit ces
événements se considèrent comme
marxistes. Beaucoup, particulièrement aux Etats-Unis, ne se
voient pas encore comme socialistes. Pourtant, en construisant des
mouvements contre le système, ils prennent le chemin que
Marx et Engels ont inauguré il y a près de 160
ans. Dans ce processus, ils seront forcés de
répondre à beaucoup de questions qu’ont
abordées Marx, Engels, et d’autres qui ont suivi
la même route après eux. Il nous appartient de
contribuer à bâtir le nouveau mouvement
– et de l’aider à apprendre à
faire face à ces questions.
Notes :
(1) Voir, par exemple, J Charlton, «
Talking Seattle » in International Socialism N°86 ; C
Kimber, Socialist Worker, 12.12.1999 ; J St Clair, « Seattle
Diary », New Left Review N° 238 ; « What
Happened in Seattle and What Does it Mean ? », in K Danaher
et R Burbach (eds), Globalize This ! The Battle Against the World Trade
Organization and Corporate Rule (Monroe, Maine, 2000).
(2) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, p.41.
(3) Ibid, en couverture.
(4) Ibid, p.27. Voir aussi le récit de Susan George dans Le
Monde Diplomatique de janvier 2000.
(5) Il existe des divergences doctrinales à
l’intérieur du camp
néolibéral entre les monétaristes et
d’autres économistes
néolibéraux. Pour en savoir plus, voir mon
article « The Crisis in Bourgeois Economics »,
International Socialism N°71.
(6) Pour plus de détails, voir G de Selys et N Hirtt,
Tableau noir, résister à la privatisation de
l’enseignement (Bruxelles, 1998), pp.24-56.
(7) Voir, par exemple, « L’or bleu au
21ème siècle », Le Monde diplomatique,
mars 2000.
(8) Pour les détails, voir G Palast, « Tony Rushes
In Where Bill Fears To Tread », The Observer, 21 mai 2000.
(9) Ce résumé de la position de
l’AFL-CIO est fourni par David Bacon, qui n’est pas
d’accord avec la démarche, in K Danaher et R
Burbach (eds), op cit, p.124.
(10) Ibid, pp.161-162.
(11) Ibid, p.201.
(12) Ibid, p.104.
(13) Ibid, p.118.
(14) D’après Paul Mc Garr, qui couvrait
l’événement de Millau pour Socialist
Worker.
(15) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, p.144.
(16) Pour un compte rendu des conditions auxquelles les travailleurs
doivent faire face et la croissance des campagnes No Sweats et Fair
Trade, voir N Klein, No Logo (Londres, 2000), pp. 206-221, 325-379,
397-419.
(17) Deborah James formule ceci comme « payer un salaire
équitable dans le contexte local », in K Danaher
et R Burbach (eds), op cit, p.189.
(18) Ibid, p.127.
(19) N Klein, No Logo, op cit, pp.421-422.
(20) Ibid, p.435.
(21) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, p.125.
(22) Ibid, p.126.
(23) Voir l’énoncé par Karl Marx des
arguments de Senior – et ses réfutations
dévastatrices – dans Le Capital, Vol.I, in K Marx
et F Engels, Collected Works, vol.35 (Londres 1996), pp.233-243.
(24) S George, A Fate Worse Than Debt (Harmondsworth, 1994), pp.239-240.
(25) Voir l’interview de Jamil Mahaud dans Hoy (Quito), 21
juillet 2000.
(26) Interview dans Socialist Worker, 19 août 2000.
(27) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, p.144.
(28) Ibid, p.101.
(29) Ibid, p.198.
(30) Ibid, p.164-170.
(31) « Indigenous People’s Seattle Declaration
», reproduite ibid, p.90.
(32) S George, A Fate Worse Than Debt, op cit, p.270.
(33) Par exemple, les œuvres de Premchand The Gift of a Cow
(Londres, 1987), The Temple and the Mosque (New Dehli, 1992),
« Deliverance » and Other Stories (New Dehli,
1990). Deliverance a fourni le sujet d’un excellent film du
réalisateur indien Satyajit Ray. Une tentative plus
récente de décrire la misérable
réalité de la vie rurale «
traditionnelle » est présente dans le roman de
Shrilal Shukla Raag Darbari, d’abord publié en
hindi en 1968 et traduit en anglais sous le même titre (New
Dehli, 1992).
(34) Les citations sont extraites de la conférence
à Reith de V Shiva du 12 mai 2000, « Poverty and
Globalisation », disponible sur
http://news.bbc.co.uk/hi/english/static/events/reith_2000/lecture5.stm.
Pour les opinions de Ho, voir son très documenté
Genetic Engineering : Dream or Nightmare ? (Dublin, 1999), pp.143-145.
(35) V Shiva, « Poverty and Globalisation », op cit.
(36) I Habib, The Agrarian System of Mughal India (Londres, 1963),
p.328.
(37) Dans le cas de Vandana Shiva la nostalgie est, peut-être
involontairement, étroitement religieuse et axée
sur le système des castes. Son livre Stolen Harvest
(Cambridge, Massachusetts, 2000), agrémenté de
citations des textes religieux hindous, soutient que l’Inde
est une « société majoritairement
végétarienne », et approuve
l’interdit de l’abattage des bovins. En fait, le
végétarisme strict est limité
à une minorité de la population, Hindous ou Jains
de haute caste, alors que les moyennes et basses castes, ainsi que les
Hindous « tribaux », de même que les
chrétiens et les 100 millions et plus de musulmans, mangent
tous de la viande quand ils peuvent se le permettre. Et les interdits
sanctionnés par l’Etat concernant
l’abattage des bovins en Inde sont invariablement des mesures
discriminatoires prises par des responsables communautaires hindous
contre les minorités chrétienne et musulmane.
(38) Ces chiffres sont extraits de World Bank, Trends in Developing
Economies (1992), p.226.
(39) V Shiva, Stolen Harvest (Cambridge, Massachusetts, 2000), p.103.
(40) Déclaration in K Danaher et R Burbach (eds), op cit,
p.138.
(41) Le Monde diplomatique, janvier 2000.
(42) V Shiva, « Poverty and Globalisation », op cit.
(43) Interview dans Socialist Review N°242 (juin 2000), p.18.
(44) Pierre Tartakovsky, dans un discours commis lors d’une
réunion de la National Union of Students à
Blackpool en avril 2000.
(45) S George, The Lugano Report : Preserving Capitalism in the 21st
Century (Londres, 1999).
(46) V Forrester, The Economic Horror (Londres, 1999), p.38.
(47) Ibid.
(48) E Toussaint, Your Money or Your Life : The Tyranny of Global
Finance (Londres, 1999), p.254.
(49) C’est l’opinion qu’il
défend dans C Hines, Localisation : A Global Manifesto
(Londres, 2000).
(50) C Harman, « The State and Capitalism Today »,
International Socialism N°51, et « Globalisation : A
Critique of a New Orthodoxy », International Socialism
N°73.
(51) Ces chiffres sont contenus dans le rapport du FMI sur
l’économie US de juin 1999, disponible sur le site
du FMI, http://www.imf.org
(52) C H Feinstein, « Structural Change in the Developed
Countries in the 20th Century », Oxford Review of Economics
(2000), N°1, p.53.
(53) V Forrester, op cit, p.18-19.
(54) N Klein, No Logo, op cit, p.223.
(55) Ibid.
(56) Ibid, p.205.
(57) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, p.126.
(58) Cité dans « Introduction », A
Arnove (ed), Iraq Under Siege (Londres, 2000), p.11.
(59) A Smith, The Wealth of Nations (Londres, 1986), p.169.
(60) P Bourdieu, Acts of Resistance (Cambridge, 1998), pp.6-7.
(61) K Marx, Capital, vol I (Moscou, 1986), p.558.
(62) K Marx et F Engels, Collected Works,
vol 34, p.398. ("Un chapitre inédit du Capital")
(63) Ibid, p.399.
(64) K Marx, Wage Labour and Capital (Travail salarié et
capital) (Londres, 1996), p.44.
(65) K Marx et F Engels, The Communist Manifesto (Le manifeste du parti
communiste), Phoenix edn (Londres, 1996), pp.8-9.
(66) K Marx, Capital, op cit, pp.630-652.
(67) Ibid, pp.681-684.
(68) K Marx et F Engels, The Communist Manifesto (Le manifeste du parti communiste, op cit, p.11.
(69) K Marx, « The Future Results of British Rule in India
», in K Marx et F Engels, Collected Works, vol 12 (Londres
1979), p.222.
(70) R Hilferding, Finance Capital (Londres, 1991).
(71) R Luxemburg, The Accumulation of Capital (Londres, 1963) (L'accumulation du capital ).
(72) Pour plus de détails sur ce point, voir mes ouvrages
Explaining the Crisis (Londres, 1999) et Economics of the Madhouse (La
folie du marché, publications
l’étincelle) (Londres, 1995).
(73) Financial Times, 15 mai 2000.
(74) Voir, par exemple, E Crooks et A Beattle, « Global
Warming », Financial Times, 17 mai 2000.
(75) S George, A Fate Worse Than Debt, op cit, p.xiii.
(76) J Petras et M Morley (eds), Latin America in the Time of Cholera
(New York, 1992), p.27. Voir aussi le chapitre intitulé
« The Retreat of the Intellectuals ».
(77) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, pp.121-122.
(78) Ibid, pp.175-177.
(79) P Davidson, « Are Grains Of Sand Sufficient To Do The
Job When Boulders Are Required ?», Economic Journal, mai
1997, pp.639-662.
(80) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, p.177.
(81) K Marx, Grundrisse (Harmondsworth, 1973), p.162.
(82) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, p.150.
(83) Ibid, pp.158-162.
(84) Ibid, p.174.
(85) S George, The Lugano Report, op cit, p.185.
(86) Ibid.
(87) Ibid, p.183.
(88) Ibid, p.187.
(89) S George, The Debt Boomerang (Londres, 1992), p.xx.
(90) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, p.42.
(91) Ibid.
(92) The Zapatista « Social Netwar » à
Mexico (Rand Arrayo Center, Strategy and Doctrines Program, 1998),
disponible sur http://www.rand.org/pubs/monograph_reports/MR994/index.html
(93) S George, The Lugano Report, op cit, p.184.
(94) Ibid.
(95) P Bourdieu et al, The Weight of the World (La misère du
monde) (Londres, 1999).
(96) G Monbiot, « Streets Of Shame », The Guardian,
10 mai 2000.
(97) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, pp.68-71.
(98) G Monbiot, « Streets Of Shame », op cit.
(99) Ibid.
(100) K Danaher et R Burbach (eds), op cit, p.72.
(101) N Klein, The Nation, juin 2000.
(102) Sur la façon dont Babeuf a essayé de
construire une organisation de type parti, voir I Birchall, The Spectre
of Babeuf (Londres, 1997), pp.54-70.