LA THÉORIE DU COMPLOT AFFAIBLIT LE MOUVEMENT
Le discours sur le « lobby israélien » met le capitalisme hors de cause
La guerre américaine en Irak et les menaces contre l’Iran sont les produits de la tendance du capitalisme US à exercer l’hégémonie mondiale. C’est ce que nous avons toujours dit dans ces colonnes.
Mais il existe une autre interprétation, que l’on peut trouver à la fois sur les marges du mouvement antiguerre et dans certaines régions du monde majoritairement musulmanes. Elle prétend que la force motrice à l’œuvre dans la guerre est le « lobby juif » aux Etats-Unis.
Deux universitaires américains, John Mearsheimer et Stephen Walt, ont fait sensation en essayant de valider une variante de cette vision dans le numéro du 23 mars de la London Review of Books. Ils proclament qu’un « lobby israélien » exerce une influence massive sur la politique américaine. Mearsheimer et Walt ont été immédiatement accusés d’antisémitisme – une allégation qui ne tient pas debout, dans la mesure ou les auteurs n’identifient pas la politique sioniste agressive avec la masse des Juifs américains (dont près de la moitié, comme ils l’indiquent, sont opposés à la guerre contre l’Irak).
Cela dit, leur argument est fondamentalement erroné, et doit être rejeté par les opposants sérieux à la guerre. Il détourne l’attention des véritables forces à l’œuvre derrière les hostilités et, ce faisant, ouvre la porte aux théoriciens du complot qui mettent tout ce qui va mal dans le monde sur le compte d’une soi-disant « conspiration juive mondiale ».
L’article commence par des faits incontestables. Il dit que l’aide américaine à Israël, se montant à « 140 milliards de dollars depuis la Deuxième Guerre mondiale (…) réduit à la portion congrue celle destinée à d’autres Etats ». Il ajoute que depuis 1982 les Etats-Unis ont exercé leur droit de veto contre 32 résolutions du Conseil de Sécurité de l’ONU condamnant Israël, plus que le nombre total des vetos exercés par les autres membres du Conseil de Sécurité.
Mais il insiste ensuite sur le fait qu’une « telle générosité » n’est pas due au fait qu’Israël constitue un « atout stratégique vital ». Il se peut qu’Israël ait favorisé les intérêts des USA au plus fort de la Guerre froide, mais il semble que ce ne soit plus le cas. Il prétend que la guerre en Irak et les menaces contre la Syrie et l’Iran sont les conséquences de l’expansionnisme israélien, qui pousse les Etats-Unis à agir contre leurs véritables intérêts stratégiques. Ces intérêts seraient mieux servis en obligeant Israël à retourner aux frontières de 1948, facilitant ainsi « la reconstruction de l’image de l’Amérique dans le monde arabe et musulman ».
La seule chose qui empêche cela, disent-ils, est l’énorme influence exercée par le « lobby israélien ». L’article s’efforce à mettre en évidence des positions clé détenues par des sionistes fervents, non seulement dans les cercles neo-cons mais aussi dans le Parti Démocrate et au Sénat.
Mais il y a dans son argumentation une grande faiblesse. L’article n’explique à aucun moment comment « le lobby israélien » s’y prend pour exercer son influence. Cela ne peut être seulement les suffrages de ceux qui en Amérique se vivent comme Juifs qui sont mobilisés par le « lobby israélien ». Les 30 millions de Latinos des USA n’ont jamais eu une telle puissance, pas plus que les descendants d’immigrants irlandais.
Pourquoi les multinationales américaines, dont les dirigeants sont très majoritairement des non-juifs, seraient-elles disposées à laisser un petit groupe d’ardents supporters d’Israël exercer une telle influence ? La raison pour laquelle ces piliers du capitalisme US soutiennent Israël et sa politique agressive au Moyen-Orient est qu’ils considèrent qu’elle va dans le sens de leurs intérêts – quelle que soit leur extraction ethnique ou religieuse.
Ils ont des investissements et des débouchés dans le monde entier. Plus la mondialisation s’accélère, plus ils dépendent de la puissance de l’Etat américain pour protéger leurs intérêts. En tant que centre de la production de pétrole, le Moyen-Orient est une zone clé dans cette lutte.
Cette région compte de nombreux gouvernements pro-américains. Mais ils manquent le plus souvent du degré de soutien populaire susceptible de leur procurer une stabilité à long terme aux yeux des intérêts américains. La classe dirigeante US se souvient des révolutions en Egypte en 1952, en Irak en 1958, en Libye en 1969 et en Iran en 1979. De plus, les gouvernements du Moyen-Orient pourraient donner la priorité à leurs relations commerciales et diplomatiques avec la Chine, l’Europe, le Japon ou la Russie sur leurs liens avec les Etats-Unis. L’Etat d’Israël, lui, n’a pas d’autre issue que la dépendance envers la protection américaine. Israël paie volontairement cette protection en s’identifiant aux intérêts américains dans la région. Ainsi, ils craignent tous deux les mouvements aspirant à unir les peuples du Moyen-Orient contre leur subordination aux intérêts américains. Israël est le chien de garde volontaire de l’impérialisme US.
Bien sûr, un chien de garde peut avoir des désirs que son maître ne partage pas. Il exige d’être nourri alors que son maître préfèrerait utiliser ses ressources d’une autre façon. De même, l’Etat d’Israël adopte une attitude agressive dans les territoires occupés, bien que cela ne soit pas l’intérêt immédiat du capitalisme américain. Les USA acceptent ce comportement comme étant le prix à payer pour conserver un allié sûr.
La classe dirigeante américaine considère Israël comme une base US, faisant pratiquement partie du territoire national. Il n’est donc guère surprenant qu’elle n’ait pas d’objection à opposer aux plus ardents défenseurs de l’expansionnisme israélien au sein de l’establishment politique américain.
Ceux qui pensent que c’est le « lobby israélien » qui est derrière l’impérialisme US mettent les choses à l’envers. Ils croient que le capitalisme américain pourrait assurer ses intérêts mondiaux sans aventures militaires impérialistes – sans chiens de garde. Cela ouvre la porte à ceux qui voudraient absoudre le capitalisme de tout reproche pour ses crimes, en les mettant sur le compte de minorités ethniques ou religieuses.
Chris Harman (Socialist Review, mai 2006)
(traduit de l’anglais par JM Guerlin)