Le prophète et le prolétariat
Chris Harman ( Originellement paru en 1994 dans la revue International Socialism )
Au Moyen-Orient et ailleurs, la vie politique, depuis la révolution
de 1978-1979 en Iran au moins, est dominée par les mouvements
islamistes. Ces mouvements, que l’Occident a rangé sous
l’étiquette de “ fondamentalisme islamique ”,
d'islamisme ”, d'intégrisme
”, d'islam politique ” ou de “ renouveau
islamique ”, ont pour but de “ régénérer
” la société grâce à un retour aux
enseignements originels du prophète Mohamed.
Ils sont devenus une force majeure en Iran et au Soudan (où
ils sont toujours au pouvoir), en Egypte, en Algérie et au
Tadjikistan (où ils sont impliqués dans de violentes
luttes armées contre l’Etat), en Afghanistan (où
des mouvements islamistes rivaux se font la guerre depuis l’effondrement
du gouvernement pro-soviétique), dans les territoires occupés
(où leur engagement politique défie l’hégémonie
de l’OLP sur la résistance palestinienne), au Pakistan
(où ils constituent une part significative de l’opposition),
et plus récemment en Turquie (où le Parti de la prospérité
a pris le contrôle d’Istanbul, d’Ankara et de nombreuses
autres villes).
La montée de ces mouvements a causé un énorme
choc au sein de l’intelligentsia libérale et a engendré
une vague de panique parmi ceux qui croyaient que la “ modernisation
” qui avait suivi la victoire des luttes anti-coloniales des
années 1950 et 1960 conduirait inévitablement à
l’avènement de sociétés plus éclairées
et moins répressives1.
Ils assistent au contraire au développement de forces qui
semblent s’inspirer d’une société ancienne
moins libérale, qui contraint les femmes à l’isolement,
utilise la terreur pour réprimer la liberté de pensée
et menace ceux qui défient ses décrets des châtiments
les plus barbares. Dans des pays comme l’Egypte et l’Algérie,
les libéraux se rangent désormais du côté
de l’Etat, qui les a persécutés et emprisonnés
par le passé, dans la guerre qu’il mène contre
les partis islamistes. Mais les libéraux ne sont pas les
seuls à avoir été plongés dans le désarroi
par la montée de l’islamisme. C’est également
le cas de la gauche. Celle-ci ne sait pas comment réagir
face à ce qu’elle considère comme une doctrine
obscurantiste, soutenue par des forces traditionnellement réactionnaires
et jouissant d’un succès certain parmi les couches les
plus pauvres de la société. Il en découle deux
approches opposées.
La première est de considérer l’islamisme comme
la Réaction Incarnée, comme une forme de fascisme.
Cette position fut notamment adoptée après la révolution
en Iran par l’universitaire britannique Fred Halliday, qui
se réclamait de la gauche à l’époque,
qui donnait au régime iranien le nom d'islam
à visage fasciste ”2. Une grande partie de la gauche
iranienne adopta cette approche après la consolidation du
régime Khomeyni en 1981-1982, approche que reprend aujourd’hui
la gauche en Egypte et en Algérie. Ainsi, par exemple, un
groupe marxiste révolutionnaire algérien soutient
l’idée que les principes, l’idéologie et
l’action politique du FIS “ sont comparables à
ceux du Front National en France ” et qu’il s’agit
d'un courant fasciste ”3.
La conclusion pratique à laquelle mène facilement
une telle analyse est la construction d’alliances politiques
visant à empêcher la progression des fascistes à
tout prix. Ainsi Halliday concluait que la gauche en Iran avait
tort de ne pas s’allier à la “ bourgeoisie libérale
” entre 1979 et 1981 pour s’opposer “ aux idées
et à la politique réactionnaires de Khomeyni ”4.
Aujourd’hui en Egypte, la gauche, influencée par la
tradition communiste dominante, soutient de fait l’Etat dans
sa guerre contre les islamistes.
L’approche opposée est de considérer les mouvements
islamistes comme des mouvements “ progressistes ” et “
anti-impérialistes ” de défense des opprimés.
Cette position fut adoptée par la majeure partie de la gauche
iranienne dans la phase initiale de la révolution de 1979
: le Toudeh, parti influencé par l’Union soviétique,
ainsi qu’une grande partie des Feddayin, organisation guérillériste,
et les Moudjahidin du peuple, islamistes de gauche, qualifiaient
tous les forces qui soutenaient Khomeyni de “ petite bourgeoisie
progressiste ”. La conclusion de cette approche était
qu’il fallait accorder à Khomeyni un soutien quasi-inconditionnel5.
Un quart de siècle auparavant,les communistes égyptiens
avaient adopté momentanément cette position à
l’égard des Frères musulmans, les enjoignant
de s’allier à eux dans “ une lutte commune contre
la “dictature fasciste” de Nasser et ses “alliés
anglais et américains” ”6.
Je veux démontrer que ces deux positions sont fausses. Elles
ne parviennent ni à identifier le caractère de classe
de l’islamisme moderne, ni à définir ses rapports
avec le capital, l’Etat et l’impérialisme.
Islam,
religion et idéologie
La confusion commence souvent par une confusion sur le pouvoir de
la religion elle-même. Les croyants la considèrent
comme une force historique à part entière, fut-elle
pour le meilleur ou pour le pire. C’est aussi le point de vue
de la plupart des anti-cléricaux bourgeois et des libre-penseurs.
Pour eux, combattre l’influence des institutions religieuses
et des idées obscurantistes constitue en soi la voie vers
la libération des peuples.
Si les institutions et les idées religieuses jouent de toute
évidence un rôle dans l’histoire, ce processus
ne peut pourtant être séparé du reste de la
réalité matérielle. Les institutions religieuses,
avec leurs couches de prêtres et de professeurs, apparaissent
dans une société donnée et sont en interaction
avec cette société. Elles ne peuvent se maintenir
au fil des changements de la société qu’à
condition de trouver des moyens de changer la base même qui
les soutient. Ainsi, par exemple, l’une des plus importantes
institutions religieuses au monde, l’Eglise catholique romaine,
qui vit le jour à la fin de l’antiquité et survécut
en s’adaptant tout d’abord à la société
féodale pendant un millénaire, puis en s’adaptant
non sans mal à la société capitaliste qui succéda
au féodalisme, a dû pour cela changer une grande partie
du contenu de ses propres enseignements.
Les gens ont toujours su donner des interprétations différentes
à leurs idées religieuses, en fonction de leur propre
situation matérielle, de leurs relations avec d’autres
gens et des conflits dans lesquels ils se trouvaient impliqués.
L’histoire foisonne d’exemples de personnes qui professent
des croyances religieuses presque identiques et qu’on retrouve
dans des camps opposés lors des grands conflits sociaux.
Ce fut le cas lors des convulsions sociales qui secouèrent
l’Europe pendant la grande crise du féodalisme au XVIe
et au XVIIe siècles, lorsque Luther, Calvin, Münzer
et bien d’autres chefs de file “ religieux ” offraient
à leurs fidèles une nouvelle vision du monde grâce
à une réinterprétation des textes bibliques.
A cet égard, l’islam ne diffère en rien des autres
religions. Il est apparu dans un contexte donné, celui de
la communauté marchande des villes de l’Arabie du VIIe
siècle, dans une société dont l’organisation
reposait encore principalement sur une base tribale. Puis l’islam
s’épanouit au cours de la succession de grands empires
façonnés par certains de ceux qui acceptaient les
préceptes musulmans. Il persiste aujourd’hui comme idéologie
officielle de nombreux états capitalistes (Arabie Saoudite,
Soudan, Pakistan, Iran, etc.), mais aussi comme source d’inspiration
de nombreux mouvements d’opposition.
L’islam est parvenu à survivre dans des sociétés
aussi différentes parce qu’il a su s’adapter à
des intérêts de classe divergents. Il a ainsi pu obtenir
des moyens financiers pour construire ses mosquées et payer
ses prédicateurs tour à tour auprèsdes commerçants
d’Arabie, des bureaucrates, des propriétaires terriens
et des commerçants des grands empires, comme auprès
des industriels du capitalisme moderne. Mais dans le même
temps, il a su obtenir l’allégeance de la masse des
gens en véhiculant un message propre à apporter une
consolation aux pauvres et aux opprimés. A chaque étape
de son évolution, le discours de l’islam a toujours
oscillé entre la promesse d’une certaine protection
pour les opprimés et la garantie d’une protection contre
tout renversement révolutionnaire pour les classes exploitantes.
Ainsi l’islam exige que les riches s’acquittent d’un
impot islamique de 2,5 % (le zakat) pour soulager les pauvres, que
les gouvernants fassent oeuvre de justice et que les maris ne maltraitent
pas leur épouses. Mais il considère l’expropriation
des riches par les pauvres comme du vol, affirme que la désobéissance
à un gouvernement “ juste ” est un crime qui doit
être puni par la loi avec la plus grande vigueur et n’attribue
aux femmes que des droits inférieurs à ceux dont les
hommes bénéficient dans les domaines du mariage, de
l’héritage ou sur les enfants en cas de divorce. Il
séduit les riches comme les pauvres en réglementant
l’oppression et en élevant par la même un rempart
contre une oppression plus dure encore, mais aussi contre une éventuelle
révolution. L’islam constitue, tout comme le christianisme,
l’hindouisme et le bouddhisme, à la fois le coeur d’un
monde qui en est dépourvu et l’opium du peuple.
Mais aucun ensemble d’idées ne peut rencontrer un tel
écho chez des classes différentes, en particulier
dans une société ébranlée par des convulsions
sociales, à moins d’être rempli d’ambiguïtés.
Il doit pouvoir donner lieu à des interprétations
différentes, même si cela conduit ses disciples à
s’entredéchirer.
L’islam vérifie cette condition quasiment depuis ses
origines. Après la mort de Mohamed en 632 après Jésus-Christ,
deux ans à peine après la conquête de la Mecque
par les Musulmans, des divergences apparurent entre les disciples
d’Abu Bakr, qui devint le premier calife (c’est-à-dire
le successeur de Mohamed comme chef de l’islam) et Ali, le
mari de Fatima, soeur du prophète. Ali affirmait que certaines
des décisions prises par Abu Bakr relevaient de l’oppression.
Ces divergences grandirent pour finalement aboutir à une
bataille entre armées musulmanes rivales, la bataille du
Chameau, qui fit 10 000 morts. Ces divergences provoquèrent
la premier grand schisme donnant naissance à deux versions
de l’islam, sunnite et chiite. Ce ne fut que le premier d’une
longue série. On vit apparaître de façon récurrente
des groupes qui dénonçaient la souffrance que les
impies infligeaient aux opprimés et réclamaient un
retour à “ la pureté ” originelle de l’islam
telle qu’elle existait du temps du prophète. Comme le
dit Akbar S. Ahmed :
“ Tout au long de l’histoire de l’islam, les chefs
de file musulmans ont souvent prêché un idéal
[...] Ils se faisaient ainsi les portes-paroles de mouvements ethniques,
sociaux ou politiques souvent flous [...] Ceci ouvrit la voie à
tout l’éventail schismatique qui caractérise
la pensée islamique, depuis le chiisme, avec ses ramifications
comme les Ismailiens, jusqu’à d’autres mouvements,
plus éphémères [...] L’histoire musulmane
est remplie de Mahdis menant des révoltes contre l’ordre
établi, y perdant souvent la vie [...] Ces meneurs étaient
souvent issus de la petite paysannerie ou de groupes ethniques démunis.
L’utilisation du discours islamique a renforcé leur
sentiment de dénuement et consolidé le mouvement ”7.
Même l’islam traditionnel ne constitue pas, du moins
dans ses formes populaires, un ensemble de croyances homogènes.
La diffusion de cette religion qui couvre toute la région
allant de la côte atlantique de l’Afrique du Nord-Ouest
au golfe du Bengale, implique l’incorporation dans la société
islamique de peuples qui intégraient à l’islam
beaucoup de leurs anciennes pratiques religieuses, même si
elles étaient en contradiction avec certains des préceptes
originels de l’islam. C’est pourquoi les formes populaires
de l’islam incluent souvent des cultes de saints locaux ou
de reliques saintes, même si l’islam orthodoxe considère
ces pratiques comme de l’idolâtrie sacrilège.
C’est ainsi que prospèrent les fraternités soufistes
qui, sans constituer des rivales de taille pour l’islam traditionnel,
mettent l’accent sur l’expérience mystique et magique,
ce que de nombreux fondamentalistes trouvent inacceptable8.
Ainsi, tout appel à un retour aux pratiques du prophète
est en fait synonyme, non de conservatisme, mais de transformation
conduisant à un comportement tout à fait nouveau.
Cela est vrai du renouveau de la foi islamique tout au long de ce
siècle. Il fut d’abord un moyen de faire face à
la conquête matérielle et la transformation culturelle
de l’Asie et de l’Afrique du Nord par l’Europe capitaliste.
Les partisans de ce renouveau de la foi affirmaient que cette transformation
n’aurait jamais été possible sans la corruption
des valeurs islamiques, dont les grands empires médiévaux,
par leur avidité en biens matériels, étaient
responsables. Le seul moyen de regénérer le monde
musulman était de ressusciter l’esprit fondateur de
l’islam, tel qu’il était exprimé par les
quatre premiers califes (ou, pour les chiites, par Ali). C’est
ce qui, pour prendre un exemple, justifia aux yeux de Khomeyni la
dénonciation de la quasi-totalité de l’histoire
de l’islam depuis 1 300 ans : “ Malheureusement, le véritable
islam eut une courte vie. Les Omeyyades tout d’abord [la première
dynastie arabe, fondée par Ali], puis les Abbassides [qui
les conquérirent en 750 après Jésus-Christ],
firent beaucoup de tort à l’islam. Plus tard, les monarques
qui régnèrent sur l’Iran continuèrent
dans la même voie ; ils déformèrent complètement
l’islam, et le remplacèrent par quelque chose de très
différent ”9
Ainsi, alors que l’islamisme peut être présenté
par ses défenseurs et ses détracteurs comme une doctrine
traditionnaliste, fondée sur le rejet du monde moderne, les
choses sont en fait bien plus complexes. L’aspiration à
recréer un passé mythique correspond à une
volonté, non de laisser la société existante
telle qu’elle, mais de la refondre complètement. De
plus, ce désir de refondre la société ne peut
avoir pour but de produire une copie conforme de l’islam du
VIIe siècle, puisque les islamistes ne rejettent pas tous
les aspects de la société actuelle. En règle
générale, ils acceptent l’industrie et la technologie
modernes ainsi qu’une grande partie de la science sur laquelle
elles s’appuient - souvent ils affirment que l’islam,
en tant que doctrine plus rationnelle et moins empreinte de superstition
que le christiannisme, est davantage en harmonie avec la science
moderne. Les partisans du renouveau de la foi essaient donc en fait
de faire advenir quelque chose qui n’a jamais existé
auparavant, qui fait fusionner les traditions anciennes et les formes
modernes de la vie sociale.
Par conséquent, réduire tous les islamistes à
des “ réactionnaires ” est une erreur, tout comme
assimiler le “ fondamentalisme islamique ” dans son ensemble,
au fondamentalisme chrétien qui est le bastion de l’aile
droite du Parti républicain américain. Des personnages
comme Khomeyni, comme les chefs de file des groupes Moudjahidins
rivaux en Afghanistan ou comme les dirigeants du FIS en Algérie
utilisent certes des thèmes traditionnalistes et jouent sur
la nostalgie de groupes sociaux en voie de disparition, mais ils
attirent aussi des courants radicaux apparus avec la transformation
de la société par le capitalisme. Olivier Roy, lorsqu’il
évoque les islamistes afghans, explique que :
“ Le fondamentalisme est tout à fait différent
(du traditionnalisme) : pour le fondamentalisme, il est crucial
de revenir aux écritures et de se débarrasser des
obscurcissements créés par la tradition. Le fondamentalisme
est toujours à la recherche d’un retour à un
état de choses antérieur ; il est caractérisé
par une pratique de relecture des textes et une quête des
origines. L’ennemi n’est pas la modernité mais
la tradition, ou plutôt, dans le contexte de l’islam,
tout ce qui n’est pas la tradition du Prophète. Voilà
la vraie réforme [...] ”10.
Le traditionnalisme musulman est une idéologie qui cherche
à perpétuer un ordre social miné par le développement
du capitalisme - ou du moins à évoquer cet ordre afin
de masquer la transformation de la vieille classe dirigeante en
classe capitaliste moderne. C’est le cas de la famille qui
règne sur l’Arabie Saoudite. L’islamisme est une
idéologie qui, bien qu’elle fasse appel à certains
thèmes similaires, cherche à transformer la société,
non à la conserver en l’état. C’est pourquoi
le terme même d'intégrisme ” n’est
pas vraiment approprié. Comme Abrahamian l’a observé
:
“ L’appellation d’“intégrisme” est
synonyme d’inflexibilité religieuse, de purisme intellectuel,
de traditionnalisme politique, et même de conservatisme social
et de centralité des principes scripturaux-doctrinaux. Le
terme d’intégrisme” implique le rejet du monde
moderne ”11.
Mais en fait, les mouvements comme celui de Khomeyni en Iran reposent
sur “ l’adaptabilité idéologique et la flexibilité
intellectuelle, accompagnées d’une contestation de l’ordre
établi et de la prise en compte des problèmes socio-économiques
qui alimentent l’opposition de masse au statu quo ”12.
Pourtant on ne distingue pas toujours clairement ce qui différencie
l’islamisme du traditionnalisme. Et c’est justement parce
que la notion de régénération sociale se présente
sous la forme d’un discours religieux qu’elle est susceptible
d’interprétations différentes. Elle peut signifier
mettre simplement fin à des “ pratiques dégénérées
” grâce à un retour au comportements qui sont
supposées avoir précédé la “ corruption
de l’islam ” par “ l’impérialisme culturel
”. L’accent est alors mis sur la “ pudeur ”
de la femme et sur le port du voile, sur la fin de la “ promiscuité
” due à la mixité à l’école
et sur le lieu de travail, sur l’opposition à la musique
populaire occidentale et ainsi de suite. Ainsi, l’un des dirigeants
les plus populaires du FIS, Ali Belhadj, dénonce-t-il la
“ violence ” à l’égard des musulmans
due à l'invasion culturelle ” :
“ Nous, musulmans, nous croyons avec force que la forme la
plus grave de violence qu’on nous fait n’est pas la violence
physique, car nous sommes prêts [...] C’est seulement
la violence que représente le défi lancé aux
sentiments de la communauté musulmane par l’imposition
d’une législation diabolique, au lieu de la charia [...]
Existe-t-il une violence plus grande que celle qui consiste à
répandre et à encourager ce que Dieu a interdit ?
On crée des entreprises vinicoles, oeuvre du démon,
et les maisons de passe sont protégées par les policiers
! [...] Peut-on concevoir violence plus grande que celle de cette
femme qui brûle son foulard en place publique, aux yeux de
tous, en disant que l’actuel code de la famille pénalise
la femme, et trouve des efféminés, des demi-hommes
ou des transsexuels pour la soutenir dans son égarement [...]
[Est-ce de la violence que] d’exiger que la femme demeure chez
elle, dans une atmosphère de chasteté, de réserve
et d’humilité, et qu’elle n’en sorte que dans
les cas de nécessité définis par le Législateur
? [...], que d’exiger la ségrégation des sexes
parmi les élèves et les enseignants et l’absence
de cette mixité puante, cause de la violence sexuelle [...]
”13.
Mais la régénération peut aussi être
synonyme de remise en cause de l’Etat et d’aspects de
la domination politique de l’impérialisme. Ainsi, les
islamistes iraniens fermèrent la plus importante station
d'écoute ” américaine en Asie et
prirent le contrôle de l’ambassade des Etats-Unis. Le
Hezbollah au sud-Liban, Hamas en Cisjordanie et à Gaza, ont
joué un rôle clef dans la lutte armée contre
Israël. En Algérie, le FIS a organisé des manifestations
monstres en opposition à la guerre menée par les Etats-Unis
contre l’Irak, même si elles lui coutèrent la
perte du soutien financier de l’Arabie Saoudite. La notion
de régénération peut même signifier dans
certains cas le soutien aux luttes matérielles contre l’exploitation
des travailleurs et des paysans comme le montre l’exemple des
Moudjahidins iraniens entre 1979 et 1982.
Aux différentes interprétations de l’idée
de régénération correspondent naturellement
des classes sociales différentes. Mais la phraséologie
religieuse peut empêcher ceux qui sont concernés d’identifier
les différences qui les séparent. Dans le feu de la
lutte, les individus sont susceptibles de mélanger les enjeux,
si bien que la lutte contre le dévoilement des femmes est
vue comme une lutte contre les compagnies pétrolières
occidentales et contre la pauvreté extrême de la masse
de la population. Ainsi en Algérie, à la fin des années
80, Belhadj,
“ fait figure au contraire de “tête brûlée”
[...] Concevant l’islam dans sa forme scripturale la plus pure,
il prône l’application stricte de ses commandements [...]
Ali Belhadj part tous les vendredis en guerre contre le monde entier.
Juifs et chrétiens, sionistes, communistes et laïques,
libéraux et agnostiques, gouvernants de l’Est et de
l’Ouest, chefs d’Etat arabes ou musulmans, chefs de partis
et intellectuels occidentalisés sont les cibles favorites
de ses prônes hebdomadaires ”14.
Pourtant, sous la confusion des idées, de réels intérêts
de classe étaient à l’oeuvre.
La
nature de classe l’islamisme
L’islamisme est apparu dans des sociétés traumatisées
par l’impact du capitalisme, tout d’abord sous la forme
d’une conquête externe par l’impérialisme,
ensuite, et de plus en plus, par la transformation des rapports
sociaux internes qui accompagne l’apparition d’une classe
capitaliste locale et la formation d’un Etat capitaliste indépendant.
Les anciennes classes sociales ont été remplacées
par de nouvelles, bien que cela ne soit pas fait de manière
claire ou instantanée. Il s’est produit ce que Trotsky
appelait “ un développement inégal et combiné
”. Le colonialisme a battu en retraite, mais les grandes puissances
impérialistes, en particulier les Etats-Unis, continuent
d’utiliser leur puissance militaire comme outil de négociation
pour influer sur la production de la ressource unique majeure du
Moyen-Orient : le pétrole. A l’intérieur, l’intervention
de l’Etat - et souvent la propriété étatique
- a conduit à l’émergence d’une grande industrie
moderne, mais des secteurs entiers de l’industrie “ traditionnelle
” subsistent, basés sur un grand nombre de petits ateliers
dans lesquels le propriétaire travaille souvent avec 2 ou
3 employés, fréquemment membres de sa propre famille.
La réforme agraire a transformé certains paysans en
agriculteurs capitalistes modernes ; mais bien plus grand est le
nombre de ceux qu’elle a contraint à l’exode, les
dépossédant, ou presque, de leurs terres et les forçant,
pour essayer de joindre les deux bouts, à avoir recours à
des emplois temporaires dans les ateliers ou sur les marchés
des bidonvilles en pleine explosion.
L’expansion considérable du système éducatif
forme des diplômés en grand nombre. Mais ceux-ci ne
trouvent que peu de débouchés professionnels dans
les secteurs de pointe de l’économie. Ils placent tous
leurs espoirs dans l’accès à la bureaucratie
d’Etat, tout en faisant des “ petits boulots ” dans
l’économie informelle : racoler de la clientèle
pour les commerçants, servir de guides aux touristes, vendre
des billets de loterie, conduire des taxis, etc.
Les crises de l’économie mondiale ces 20 dernières
années ont aggravé toutes ces contradictions. L’économie
nationale est désormais trop limitée pour permettre
un fonctionnement efficace des industries modernes, alors que l’économie
mondiale est trop compétitive pour leur permettre de survivre
sans protection de l’Etat. Les industries traditionnelles n’ont
en général pas pu se moderniser sans soutien de l’Etat
et elles ne peuvent apporter une solution à l’incapacité
de l’industrie moderne à fournir des emplois à
la population urbaine en essor. Mais quelques secteurs ont réussi
à établir des liens autonomes avec le capital international
et supportent de moins en moins la domination de l’Etat sur
l’économie. Les habitants les plus riches des villes
engloutissent de plus en plus les produits de luxe disponibles sur
le marché mondial, créant un mécontentement
croissant parmi les travailleurs temporaires et les chômeurs.
L’islamisme est une tentative de résolution de ces contradictions
par des gens qui ont été élevés dans
le respect des idées islamiques traditionnelles. Mais il
n’est pas soutenu de manière égale par tous les
groupes sociaux. Certains de ces groupes adhèrent à
une idéologie moderne laïque - bourgeoise ou nationaliste
-, tandis que d’autres se tournent plutôt vers une forme
de réponse laïque et prolétaire. Le renouveau
islamique reçoit le soutien de quatre groupes sociaux différents,
chacun interprétant l’islam à sa manière.
1)
L’islamisme des anciens exploiteurs
Tout d’abord, on trouve les membres des classes privilégiées
traditionnelles qui craignent d’être les perdants de
la modernisation capitaliste de la société, en particulier
les propriétaires terriens (y compris le clergé dépendant
pour ses revenus des terres appartenant à des fondations
religieuses), les commerçants capitalistes traditionnels
et les propriétaires de la masse des petits magasins et d’ateliers.
Ce sont souvent ces groupes qui ont financé les mosquées,
et qui considèrent l’islam comme un moyen de défendre
leur mode de vie et de faire entendre leur voix à ceux qui
gèrent le changement. Ainsi en Iran et en Algérie,
c’est ce groupe qui a fourni au clergé les ressources
pour s’opposer au programme de réforme agraire de l’Etat
dans les années 1960 et 1970.
2)
L’islamisme des nouveaux exploiteurs
Ensuite on trouve, issus pour la plupart du groupe précédent,
certains capitalistes qui ont réussi malgré l’hostilité
des groupes liés à l’Etat. En Egypte par exemple,
les Frères musulmans “ se sont insérés
dans le tissu économique de l’Egypte de Sadate à
une époque où des sections entières de l’économie
avaient été livrées au capitalisme sauvage.
Uthman Ahmad, le Rockfeller égyptien, ne cachait d’ailleurs
pas sa sympathie pour les Frères musulmans ”15.
En Turquie, le Parti de la prospérité, dirigé
par un ancien membre du principal parti conservateur, jouit du soutien
d’une grande partie du capital de taille moyenne. En Iran,
parmi les bazaaris qui ont soutenu Khomeyni contre le Shah, on trouvait
des riches capitalistes frustrés par la manière dont
la politique économique favorisait ceux qui étaient
proches de la couronne.
3)
L’islamisme des pauvres
Le troisième groupe est celui des pauvres issus du monde
rural, qui ont souffert de l’expansion de l’agriculture
capitaliste, forcés à l’exode vers les villes
à la recherche désespérée d’un
emploi. Ainsi en Algérie, la réforme agraire n’a
profité qu’à 2 des 8,2 millions de ruraux. Les
6 millions restants durent choisir entre rester dans leurs campagnes
et voir leur pauvreté s’aggraver, et partir à
la ville pour chercher du travail16. Mais dans les villes, “
le groupe le plus démuni est celui des chômeurs irréductibles,
composé des anciens paysans déracinés qui ont
déferlé sur les villes en quête d’un emploi
et d’avancement social [...] et qui se sont retrouvés
détachés de la société rurale, sans
être pour autant réellement intégrés
à la société urbaine ”17.
Ils ont perdu les certitudes associées à un mode de
vie ancien - certitudes qu’ils identifient avec la culture
musulmane traditionnelle -, sans acquérir une quelconque
sécurité matérielle ou un mode de vie stable.
“ Pour des millions d’Algériens pris entre une
tradition qui ne leur inspire plus une loyauté totale et
un modernisme qui ne peut satisfaire les besoins psychologiques
et spirituels, en particulier des jeunes, il n’existe plus
de normes claires de comportement et de croyance. ”18.
Dans une telle situation, même l’agitation islamique
menée par les anciens propriétaires terriens contre
la réforme agraire dans les années 1970 était
suceptible de trouver un écho favorable chez les paysans
et les ex-paysans. En effet, la réforme agraire pouvait devenir
un symbole de la transformation des campagnes qui provoquait la
destruction d’un mode de vie qui, bien que miséreux,
était synonyme de sécurité. “ Aux propriétaires
terriens établis en ville et aux paysans sans terre, les
intégristes tiennent le même langage : le Coran stigmatise
l’expropriation des biens d’autrui ; il recommande aux
riches et à ceux qui gouvernent conformément à
la Sunna d’être généreux envers les indigents
”19.
L’attrait de l’islamisme augmenta au cours des années
1980 au fur et à mesure que la crise économique accentuait
le contraste entre les masses appauvries et l’élite
représentant 1 % de la population qui dirigeait l’Etat
et l’économie. La richesse et le style de vie à
l’occidentale des membres de cette élite cadrait mal
avec l’image d’héritiers de la lutte de libération
contre les Français à laquelle ils prétendaient.
Il était très facile pour les ex-paysans d’identifier
la conduite “ non-islamique ” de cette élite comme
la cause de leur propre misère.
De même en Iran, la transformation capitaliste de l’agriculture
par la réforme agraire lancée par le Shah dans les
années 1960 ne profita qu’à une minorité
des travailleurs. Elle n’apportait aucune amélioration
à la situation économique des autres ; parfois elle
l’aggravait. Ceci accentua l’antagonisme existant entre
les pauvres, ruraux ou récemment urbanisés, et l’Etat,
antagonisme qui était loin de desservir les forces islamiques
qui s’étaient opposées à la réforme
agraire. Ainsi, pour prendre un exemple, lorsque, en 1962, le Shah
fait appel aux forces de l’ordre contre de grandes figures
de l’islamisme, il ne réussit qu’à en faire
des vecteurs de l’expression du mécontentement d’un
très grand nombre de gens.
En Egypte, “ l’Infitah ”, l’ouverture de l’économie
sur le marché mondial grâce à des accords signés
avec la Banque Mondiale et le FMI à partir du milieu des
années 1970, aggrava sensiblement la situation de la majorité
des paysans et ex-paysans, créant ainsi d’énormes
réserves d’amertumes. En Afghanistan, les réformes
agraires imposées après le coup d’Etat du PDPA
(parti communiste) en 1978, entraînèrent une série
de soulèvements spontanés de la part de toutes les
sections de la population rurale :
“ Les réformes ont mis fin aux modes de travail traditionnels,
fondés sur un intérêt mutuel, sans offrir aucune
alternative. Les propriétaires terriens qui avaient été
dépossédés de leurs terres veillaient à
ne distribuer aucune semence à leurs métayers ; ceux
qui d’ordinaire prêtaient de l’argent s’y refusaient
désormais. On parlait des projets de création d’une
banque pour le développement agricole, d’un bureau chargé
de superviser la distribution des semences et du fourrage, mais
rien ne se concrétisa lorsque les réformes furent
effectivement appliquées [...]. Ainsi, la simple annonce
des réformes avait privé le paysan de ses approvisionnements
en semences [...]. La réforme ne détruisit pas seulement
la structure économique mais tout le cadre social de la production
[...]. Il n’est donc pas surprenant qu’au lieu de dresser
98 % de la population contre les 2 % des classes exploiteuses, ces
réformes entrainèrent une révolte générale
de 75 % des zones rurales. Quand on s’aperçut que le
nouveau système n’était pas efficace, même
les paysans qui avaient au départ accueilli la réforme
favorablement considérèrent qu’ils vivraient
mieux si l’on revenait à l’ancien système
”20.
Mais ce n’est pas seulement l’hostilité à
l’Etat qui sensibilise les ex-paysans au message des islamistes.
Les mosquées fournissent un point de repère social
pour des gens perdus dans une ville nouvelle et étrange.
Les organisations caritatives islamiques leur apportent les services
sociaux les plus rudimentaires (cliniques, enseignement, etc.) que
l’Etat n’assure pas. Ainsi, en Algérie, la croissance
des villes dans les années 1970 et 1980 s’est accompagnée
d’une augmentation considérable du nombre de mosquées
: “ Tout se passe, en somme, comme si l’échec scolaire,
l’arabisation, l’absence de structures de culture et de
loisirs, le verrouillage des espaces de libertés publiques
et la surcharge des logements rendaient des milliers d’hommes,
de jeunes et d’enfants disponibles pour les mosquées
”21.
De ce fait, l’argent qui provenait de personnes dont les intérêts
étaient diamétralement opposés à ceux
de la masse de la population - la vieille classe foncière,
les nouveaux riches ou le gouvernement saoudien - était en
mesure de fournir aux pauvres un havre matériel et culturel.
“ En la mosquée, chacun - bourgeois parvenu ou de vieille
date - voit le lieu possible d’élaboration ou de réalisation
de sa stratégie propre, de ses rêves et espérances
”22.
Cela n’effaçait pas les divisions de classe au sein
de la mosquée. En Algérie par exemple, il y avait
dans les comités religieux un nombre incalculable de disputes
entre les gens qui ne voyaient pas la construction de mosquées
de la même façon en raison de leurs origines sociales
différentes, par exemple, sur la question de savoir s’ils
devaient refuser des dons pour la mosquée parce qu’ils
venaient de source impure (haram). “ Il est rare en effet que
dans un comité religieux chacun accomplisse le cycle de son
mandat, fixé en principe à deux ans, dans l’harmonie
et l’entente recommandées par le culte de l’Unicité
divine que chantent inlassablement les muezzins assermentés
”23 Les querelles restaient cachées sous une couverture
religieuse, n’empêchaient pas la prolifération
des mosquées et l’influence croissante de l’islamisme.
4)
L’islamisme de la nouvelle classe moyenne
Quoiqu’il en soit, ni les classes exploiteuses “ traditionnelles
”, ni les masses paupérisées ne fournissent l’élément
vital qui alimente l’islam politique, défenseur du renouveau
de la foi : le corps de militants qui propagent les doctrines islamistes
et risquent les aggressions physiques, l’emprisonnement et
la mort dans leur confrontation avec leurs ennemis.
Les classes exploiteuses traditionnelles sont par nature conservatrices.
Elles sont prêtes à donner de l’argent pour que
d’autres se battent, en particulier si c’est pour défendre
leurs intérêts matériels à elles. C’est
ce qu’elles firent lorsqu’elles se retrouvèrent
confrontées à la réforme agraire en Algérie
au début des années 1970 ; ce fut également
le cas quand le régime baathiste en Syrie porta atteinte
aux intérêts des commerçants des villes pendant
le printemps 198024 ; de même quand les marchands et les petits
patrons des bazars iraniens se sentirent attaqués par le
Shah entre 1976 et 1978, puis menacés par la gauche entre
1979 et 1981. Mais ils sont soucieux de ne pas mettre leurs propres
affaires, et surtout leurs propres vies, en péril. C’est
pourquoi ce n’est pas en ces classes que l’on peut identifier
la force qui a déchiré des sociétés
entières comme l’Algérie et l’Egypte, a
fait se soulever une ville entière en Syrie, Hama, a eu recours
à des attentats suicides contre les Américains et
les Israëliens au Liban et a fait prendre à la révolution
iranienne un tournant bien plus radical que ce qu’avait voulu
la bourgeoisie, toutes tendances confondues.
Cette force vient en fait d’une quatrième strate, très
différente - d’une partie de la classe moyenne apparue
avec la modernisation capitaliste dans le Tiers monde.
En Iran, c’est de cette couche que vinrent les cadres des trois
mouvements islamistes qui dominèrent la vie politique au
cours des premières années de la révolution.
Le compte-rendu qui suit montre le soutien reçu par le Premier
Ministre de la période post-révolutionnaire, Bazargan
:
“ L’expansion du système éducatif iranien
dans les années 1950 et 1960 permit à des sections
encore plus larges de la classe moyenne traditionnelle d’avoir
accès aux universités du pays. Confrontés à
des institutions dominées par les anciennes élites
occidentalisées, ces nouveaux venus dans le monde universitaire
éprouvèrent un besoin urgent de justifier envers eux-mêmes
leur adhésion sans faille à l’islam. Ils rejoignirent
les cercles de l’Association des étudiants musulmans
(dirigés par Bazargan et d’autres) [...]. Lorsqu’ils
entraient dans la vie professionnelle, les nouveaux ingénieurs
adhéraient souvent à l’Association islamique
des ingénieurs, également fondée par Bazargan.
C’est ce réseau d’associations qui constitua le
réel soutien social organisé à Bazargan et
au modernisme islamique [...]. L’attrait que suscitaient Bazargan
et Talequani est à mettre sur le compte de la manière
qu’ils avaient de donner aux individus montants de la classe
moyenne traditionnelle une impression de dignité qui leur
permettait d’affirmer leur identité dans une société
dominée sur le plan politique par ce qu’ils considéraient
comme une élite impie, occidentalisée et corrompue
”25.
Parlant des Moudjahidins du peuple en Iran, Abrahamian remarque
que de nombreuses études des premières années
de la révolution iranienne ont souligné l’attrait
des opprimés pour l’islamisme radical. Mais ceux-ci
ne formaient pas la base sociale des Moudjahidins. C’était
plutôt cette très large fraction de la nouvelle classe
moyenne dont les parents avaient appartenu à la petite bourgeoisie
traditionnelle. Il analyse les activités professionnelles
des Moudjahidins arrêtés sous le règne du Shah
et soumis à la répression sous le régime Khomeyni
pour étayer ses arguments26. Bien que la troisième
force islamique du pays, finalement victorieuse, le Parti républicain
islamique de Khomeyni, soit souvent considéré comme
un parti dirigé par un clergé lié aux commerçants
capitalistes traditionnels, bazaari, Moaddel a montré que
plus de la moitié des députés de ce parti sont
membres de professions libérales, professeurs, fonctionnaires
du gouvernement ou étudiants, même si un quart sont
issus de familles bazaari27. De plus, Bayat a remarqué que
dans sa lutte contre les organisations des travailleurs dans les
usines, le régime pouvait compter sur les ingénieurs
qui y travaillaient28.
Azar Tabari souligne qu’après la chute du Shah, un
très grand nombre de femmes dans les villes iraniennes
choisirent de porter le voile et se rangèrent aux
côtés des partisans de Khomeyni contre la gauche. Elle
affirme que ces femmes faisaient partie de cette première
génération de la classe moyenne à connaître
un processus d' intégration sociale ”. Elles
étaient souvent issues de familles petites bourgeoises
traditionnelles dont les pères étaient commerçants
des bazzar, artisans, etc. Elles avaient été contraintes
de poursuivre des études supérieures parce
l’industrialisation tarissait les sources traditionnelles de
revenu de leurs familles. Elles avaient des débouchés
dans des métiers tels qu’enseignante ou infirmière.
Mais “ ces femmes devaient faire cette expérience, souvent
pénible et traumatisante, d’adaptation à la
société ” :
“ Lorsque des jeunes femmes issues de telles familles allèrent
à l’université ou travailler dans les hôpitaux,
tous leurs concepts traditionnels se trouvèrent attaqués
par un environnement étranger au leur, où les femmes
se mêlaient aux hommes, ne portaient pas de voile et s’habillaient
selon le dernier cri de la mode européenne. Les femmes étaient
souvent tiraillées entre les coutumes familiales et la pression
de ce nouvel environnement. Elles n’avaient pas le droit d’être
voilées sur leur lieu de travail mais ne pouvaient quitter
la maison familiale sans voile ”.
Une réponse très courante à ces pressions contradictoires
était de “ se réfugier dans l’islam ”,
le symbole de cette réponse étant le port du voile
lors de manifestations de masse. Tabari observe un contraste saisissant
entre cette réponse et celle des femmes dont les familles
avaient fait partie de la nouvelle classe moyenne depuis deux ou
trois générations. Celles-ci refusaient de porter
le voile et s’identifiaient avec les libéraux ou avec
la gauche29. Roy note qu’en Afghanistan :
“ Le mouvement islamiste est né au coeur des secteurs
modernes de la société et s’est développé
à partir d’une critique des mouvements populaires antérieurs
[...] Les islamistes sont des intellectuels. Ils sont les produits
d’enclaves modernistes au sein d’une société
traditionnelle. Leurs origines sociales se trouvent dans ce que
nous avons appelé la bourgeoisie d’Etat, autrement dit,
ils sont les produits du système gouvernemental d’éducation
qui conduit exclusivement à des emplois dans la machine étatique
[...] Les islamistes sont les produits du système éducatif
d’Etat. Peu d’entre eux ont fait des études de
lettres. Sur le campus, ils se mêlent plus souvent aux communistes,
auquels ils s’opposent violemment, qu’avec les ulamas
(les universitaires religieux) envers lesquels ils ont une attitude
ambivalente. Ils partagent avec les ulamas de nombreuses convictions.
Mais la pensée islamiste s’est développée
au contact des grandes idéologies occidentales qu’ils
considèrent comme renfermant la clef du développement
technique de l’Occident. A leurs yeux, le problème est
de développer une idéologie politique moderne fondée
sur l’islam, qu’ils considèrent comme la seule
manière de s’adapter au monde moderne et le meilleur
moyen d’affronter l’impérialisme étranger
”30.
En Algérie, le FIS recrute surtout dans les lycées
et les universités de langue arabe (par opposition aux établissements
francophones) et parmi les nombreux jeunes qui voudraient être
des étudiants mais n’ont pas accès à l’université
:
“ Les témoignages s’accordent généralement
pour reconnaître la présence au sein du FIS d’au
moins trois composantes sociales : des commerçants, parmi
lesquels quelques riches bijoutiers ; une masse de jeunes sans travail
et d’exclus des écoles, qui forment le nouveau “lumpenprolétariat”
des faubourgs ; des intellectuels en ascension sociale. Ces deux
derniers groupes, les plus nombreux et les plus déterminants
en même temps que les plus déterminés, ont pour
représentants respectifs Ali Belhadj et Abassi Madani ”31.
Les intellectuels islamiques ont fait carrière grâce
à leur domination sur les départements de théologie
et de langue arabe des universités. Ils les ont utilisés
pour s’accaparer un grand nombre des places d’imams dans
les mosquées et de professeurs dans les lycées. Ils
forment un réseau qui s’assure du recrutement prioritaire
d’un plus grand nombre d’islamistes à de tels postes,
leur permettant ainsi d’inculquer leurs idées à
la nouvelle génération d’étudiants. Cela
leur a permis d’exercer une influence sur un grand nombre de
jeunes.
Ahmed Rouadjia explique que les groupes islamistes ont commencé
à croître à partir du milieu des années
1970 grâce au soutien des étudiants arabisants qui,
en raison de leur faible maîtrise du français, ne pouvaient
trouver d’emploi dans l’administration, les industries
de pointe et aux postes de direction32. Ainsi, pour prendre un exemple,
il y eut au milieu des années 1980 un violent conflit avec
le directeur de l’université de Constantine : il fut
accusé de remettre en cause “ la dignité de la
langue arabe ” et de “ faire allégeance au colonialisme
français ”, car il maintenait le français comme
langue prédominante dans les départements de sciences
et de technologie33.
“ Les diplômés arabophones se voient, de plus,
interdits d’accès aux secteurs de pointe, surtout dans
les industries exigeantes en matière de connaissances techniques
et de langues étrangères [...] Autrement dit, les
arabisants, même titulaires de diplômes supérieurs,
n’ont pas leur place dans l’industrie moderne ; pour la
plupart, il finissent par se tourner vers les mosquées ”34.
Les étudiants, les arabophones fraîchement diplômés
et surtout les anciens étudiants qui se retrouvent au chômage
créèrent un pont avec la masse des jeunes hors des
universités. Chez ces derniers, la colère monte parce
qu’ils ne peuvent accéder à l’enseignement
supérieur malgré des années passées
dans un système éducatif inefficace et pauvre en budgets.
Bien qu’on compte aujourd’hui presqu’un million d’étudiants
dans le secondaire, les quatre cinquièmes ont peu d’espoir
d’obtenir le baccalauréat. Ils s’attendent à
entrer dans la précarité, en marge du circuit professionnel35.
“ L’intégrisme [l’islamisme] tire sa force
et son emprise sur de larges pans de la société des
frustrations dont souffre une partie de la jeunesse, ces laissés-pour-compte
du système social et économique. L’un des facteurs
qui a contribué, en effet, au succès de l’intégrisme
réside dans un langage simple, direct et concis. S’il
y a misère, malaise et frustrations, c’est parce que
ceux qui sont au pouvoir ne tirent pas leur légitimité
de la shûra (consultation) mais de la force seule. [...] La
restauration de l’islam des premiers temps ferait disparaître
ces inégalités ”36.
Grâce à l’influence qu’il exerce sur un vaste
ensemble d’étudiants, de diplômés et d’intellectuels
désoeuvrés, l’islamisme parvient à s’étendre
et à contrôler la propagation des idées dans
les quartiers pauvres et les bidonvilles où vivent les ex-paysans.
On ne peut qualifier un tel mouvement de “ conservateur ”.
Les jeunes arabophones instruits ne se tournent pas vers l’islam
parce qu’ils voudraient que les choses restent en l’état,
mais parce qu’ils croient que l’islam permet un changement
social fondamental37.
En Egypte, le mouvement islamiste est né il y a quelques
65 ans, quand Hassan al-Banna crée les Frères musulmans.
Ce mouvement croît au cours des années 1930-1940, au
fur et à mesure que s’évanouissent les illusions
sur la capacité du parti nationaliste laïc, le Wafd,
à combattre la domination britannique sur le pays. Sa base
sociale était composée principalement de fonctionnaires
et d’étudiants. Il eut une influence majeure sur les
manifestations étudiantes de la fin des années 1940
et du début des années 195038. Il s’étendit
ensuite à des travailleurs et des paysans et, à son
apogée, comptait un demi-million de membres. Pour construire
son mouvement, Hassan al-Banna était prêt à
collaborer avec des personnes proches de la monarchie égyptienne.
L’aile droite du Wafd s’intéressait aux Frères
musulmans comme contrepoids à l’influence communiste
en milieu ouvrier et étudiant39.
Mais les Frères musulmans n’ont pu rivaliser avec les
communistes pour la conquête des classes moyennes paupérisées
(et, à travers elles, de certaines couches de déshérités
des villes) uniquement parce que leur langage religieux cachait
une promesse de réformes qui allaient bien au-delà
de ce que souhaitaient ses alliés de droite. Ses objectifs
étaient “ en dernière instance incompatibles
avec le maintien du statu quo politique, économique et social
si cher à la classe dirigeante. ” Par conséquent,
les “ liens entre la Fraternité musulmane et les dirigeants
conservateurs seraient à la fois instables et fragiles ”40.
Lorsque le nouveau régime militaire d’Abdul Nasser concentra
tout le pouvoir entre ses mains au début des années
1950, la Fraternité fut pour ainsi dire détruite.
Six dirigeants du mouvement furent pendus en décembre 1954
et des milliers de membres envoyés dans les camps de concentration.
La tentative de relancer la Fraternité musulmane au milieu
des années 1960 se solda par davantage d’exécutions.
Après la mort de Nasser, Sadate puis Moubarak autorisèrent
le mouvement à mener une activité semi-légale,
à condition qu’il évite la confrontation directe
avec le régime. La direction de ce qu’on appelle parfois
les “ Néo-Frères musulmans ” se plia à
ces restrictions et adopta une approche relativement modérée
et “ conciliatrice ”. Le mouvement obtint d’importantes
sommes d’argent de membres qui s’étaient exilés
en Arabie Saoudite dans les années 1950 et avaient fait fortune
grâce au boom pétrolier41. Les Frères musulmans
purent ainsi édifier “ un modèle alternatif,
celui d’un Etat musulman ” avec “ ses banques, ses
services sociaux, ses réseaux éducatifs et... ses
mosquées ”42.
Cela réduisit leur influence sur une nouvelle génération
d’islamistes radicaux qui avait émergé, tout
comme les Frères musulmans à l’origine, des universités
et de la couche paupérisée de la petite bourgeoisie
“ moderne ”. Ces nouveaux islamistes radicaux assassinèrent
le Président Sadate en 1981 et ont sans cesse depuis mené
une lutte armée contre l’Etat et l’intelligentsia
laïque :
“ Ce que nous entendons par “fondamentalistes” en
Egypte, c’est une minorité de gens (qui luttent), y
compris contre les Frères musulmans [...].
Ces groupes sont essentiellement composés de jeunes [...].
Ce sont des gens très purs, prêts à sacrifier
leur vie et à tout mettre en oeuvre [pour leur cause] [...]
Ils servent de fers de lance aux différents mouvements car
ils sont capables de mener des actions terroristes ”43.
Les associations islamistes étudiantes, qui parvinrent à
dominer les universités égyptiennes pendant le mandat
du Président Sadate, “ constituaient la seule véritable
organisation de masse du mouvement islamiste ”44. Elles émergèrent
en réaction aux conditions de travail dans les universités
et aux sombres perspectives professionnelles proposées aux
étudiants qui obtenaient leur diplôme :
“ Le nombre d’étudiants, d’un peu moins de
200 000 en 1970, a dépassé en 1977 le demi-million.
[...] L’intention louable et démocratique de dispenser
au maximum d’enfants du pays un enseignement supérieur
gratuit, formateur d’experts à la base du développement,
a eu pour effet, faute de moyens, une éducation au rabais
dont le coût, en perte de temps et d’énergie,
est largement supérieur aux bénéfices ”45.
La surpopulation est un problème particulièrement
aigu pour les étudiantes qui sont soumises à toutes
sortes de harcèlement dans les amphithéâtres
et dans les bus surchargés. En réponse à cette
situation,
“ Les jama’at islamiyya [associations islamiques] doivent
leur force considérable à leur capacité à
identifier [ces problèmes] et à donner des solutions
immédiates : l’utilisation de fonds provenant des syndicats
étudiants pour assurer un service de minibus pour les étudiantes
[donnant la priorité à celles qui portaient le voile],
la séparation des sexes dans les amphithéâtres,
l’organisation de groupes chargés de revoir les programmes
qui se réunissaient dans les mosquées, la publication
d’éditions bon marché pour que tous puissent
avoir accès aux textes essentiels ”46.
Les jeunes diplômés n’échappent pas à
la pauvreté endémique qui frappe une grande partie
de la société égyptienne :
“ Tout diplômé a droit en Egypte à un poste
dans la fonction publique. Arme absolue contre le non-emploi, cette
loi est la pourvoyeuse par excellence d’un gigantesque chômage
déguisé qui encombre les bureaux d’une administration
pléthorique où la productivité du travail est
aussi faible que celui-ci est mal rétribué. [...]
Le serviteur de l’Etat peut certes se nourrir en achetant les
produits subventionnés par l’Etat en vente dans les
coopératives, mais ne peut guère dépasser ce
niveau de subsistance alimentaire. [...] Le double ou triple travail
est le lot de chaque fonctionnaire [...] Combien d’employés
aux écritures dans l’un des innombrables bureaux ministériels,
combien d’instituteurs, sont, dans l’après-midi,
plombiers ou chauffeurs de taxi, professions qui peuvent être
aussi bien occupées par des illéttrés tant
elles sont mal accomplies. [...] Une paysanne analphabète
qui arrive à la ville et peut se placer comme bonne chez
un khawaga (étranger) touche un salaire qui est à
peu près le double de celui d’un assistant d’université
”47.
La seule façon de sortir de ce bourbier est de trouver un
emploi à l’étranger, en particulier en Arabie
saoudite et dans les Etats du Golfe. Et ce n’est pas simplement
le seul moyen de sortir de la pauvreté, c’est pour la
majeure partie d’entre eux une condition préalable au
mariage, dans une société où les relations
sexuelles avant le mariage sont rares.
Les islamistes surent articuler ces problèmes en utilisant
un discours religieux. Comme l’écrit Kepel au sujet
d’un des dirigeants de l’une des premières sectes
islamistes, sa position ne signifie pas qu’il “ faille
se conduire en fanatique sorti d’un autre siècle [...]
Il met le doigt, à sa façon, sur un problème
crucial de la société égyptienne contemporaine
”48.
Comme en Algérie, une fois leur base de masse construite
dans les universités, les islamistes purent étendre
leur influence à un milieu plus large, celui des quartiers
pauvres des villes où étudiants et anciens étudiants
se mêlaient à la masse des déshérités
cherchant désespérement à survivre. Cette nouvelle
implantation commença après la violente répression
menée par le régime contre le mouvement islamiste
dans les universités, à la suite des négociations
de paix avec Israël à la fin des années 1970.
“ C’est le coup d’envoi de l’expansion au monde
non étudiant de la prédication des jama’at islamiyya.
Cadres et agitateurs islamistes sont allés prêcher
au peuple, faire de nouvelles recrues dans les quartiers populaires.
Quoiqu’il en soit, ce harcèlement, loin d’arrêter
les jama’a, leur donna un second souffle [...] Le message des
jama’a commença à s’étendre au-delà
du monde étudiant. Les cadres et les agitateurs islamistes
s’en allèrent prêcher dans les quartiers pauvres
”49.
L’islam
radical comme mouvement social
La base de classe de l’islamisme est similaire à celle
du fascisme classique et du fondamentalisme hindou du BJP, du Shiv
Sena et du RSS en Inde. Tous ces mouvements ont recruté leurs
membres tant au sein de la petite bourgeoisie en “ cols blancs
” et dans le milieu étudiant que parmi les commerçants
et les membres de professions libérales de la petite bourgeoisie
traditionnelle. Cet aspect, ajouté à l’hostilité
de la plupart des mouvements islamistes envers la gauche, les droits
de la femme et les idées laïques, a conduit beaucoup
de socialistes et de libéraux à dénoncer ces
mouvements comme fascistes. C’est commettre une erreur.
La base sociale petite bourgeoise n’a pas été
l’apanage du fascisme, c’est également une caractéristique
du jacobinisme, des nationalismes du Tiers monde, du stalinisme
maoïste et du péronisme. Les mouvements petits bourgeois
ne deviennent fascistes que lorsqu’ils apparaissent à
un stade précis de la lutte de classe et y jouent un rôle
spécifique. Ce rôle n’est pas seulement de mobiliser
la petite bourgeoisie, mais d’exploiter l’amertume qu’elle
éprouve face à ce que la crise aigüe du système
lui fait subir et de la transformer en bandes de brutes, prêtes
à servir le capital dans son entreprise de destruction des
organisations ouvrières.
C’est pourquoi les mouvements mussolinien et hitlerien étaient
fascistes, tandis que le mouvement péroniste en Argentine
par exemple ne l’était pas. Même si Péron
emprunta certains thèmes à l’imagerie fasciste,
il prit le pouvoir dans des circonstances exceptionnelles qui lui
permirent d’incorporer et de corrompre les organisations de
travailleurs, tout en utilisant l’intervention de l’Etat
pour détourner les profits des grands capitalistes fonciers
vers l’expansion industrielle. Pendant les six premières
années de son règne, un ensemble spécifique
de circonstances permirent aux salaires réels d’augmenter
d’environ 60 %. C’est tout le contraire de ce qui se serait
produit sous un régime vraiment fasciste. Pourtant l’intelligentsia
libérale et le Parti communiste argentin continuaient de
qualifier le régime de “ péronisme nazi ”,
ce que fait aujourd’hui la majeure partie de la gauche à
l’égard de l’islamisme50.
Les mouvements de masse islamistes en Algérie ou en Egypte
jouent un rôle différent de celui du fascisme. Ils
ne sont pas prioritairement dirigés contre les organisations
ouvrières et ne proposent pas leurs services aux fractions
dominantes du capital pour résoudre leurs problèmes
aux dépends des travailleurs. Ils sont souvent impliqués
dans des confrontations armées directes avec les forces de
l’Etat, ce qui a rarement été le cas des partis
fascistes. Loin d’être les agents directs de l’impérialisme,
ces mouvements ont repris à leur compte des slogans anti-impérialistes
et ont entrepris des actions anti-impérialistes qui ont considérablement
gêné de très importants intérêts
capitalistes nationaux et internationaux (en Algérie pendant
la Seconde guerre du Golfe, en Egypte contre la “ paix ”
avec Israël, en Iran contre la présence américaine
après le renversement du Shah).
La CIA avait obtenu la collaboration des services secrets pakistanais
et d’Etats pro-occidentaux du Moyen-orient afin d’armer
des milliers de volontaires issus de cette région pour combattre
les soviétiques en Aghanistan. Aujourd’hui que ces volontaires
rentrent au pays, ils se rendent compte qu’ils ont combattu
pour les Etats-Unis alors qu’ils pensaient se battre “
pour l’islam ”. Ils constituent maintenant un farouche
noyau dur d’opposants à presque tous les gouvernements
qui les avaient poussés à partir. Même en Arabie
Saoudite, où l’Etat utilise tous ses moyens pour imposer
l’interprétation wahhabiste ultra-puritaine de la charia
islamique (la loi religieuse), l’opposition revendique aujourd’hui
le soutien de “ milliers de combattants afghans ”, dégoutés
par l’hypocrisie d’une famille royale de plus en plus
intégrée à la classe dominante capitaliste
internationale. Par les représailles auxquelles elle se livre,
la famille royale ne fait que rendre plus hostiles ceux-là
mêmes qu’elle soutenait de tout son poids dans le passé
: elle a suspendu toute aide financière au FIS algérien
parce qu’il avait soutenu l’Irak pendant la Seconde Guerre
du Golfe, et a déporté un milliardaire saoudien qui
avait financé les islamistes égyptiens.
Ceux qui à gauche ne voient dans l’islamisme qu’un
mouvement “ fasciste ” oublient de tenir compte de l’effet
déstabilisateur des mouvements islamistes sur les intérêts
capitalistes au Moyen-Orient et finissent par se ranger aux côtés
d’Etats qui sont les alliés les plus fidèles
de l’impérialisme et du capitalisme local. C’est
l’attitude qu’adoptèrent notamment ceux qui, dans
la gauche égyptienne, étaient influencés par
les vestiges du stalinisme. Ce fut également le cas d’une
grande partie de la gauche en Iran dans la phase finale de la Première
guerre du Golfe, lorsque l’impérialisme américain
envoya sa flotte pour combattre l’Iran aux côtés
de l’Irak. Et c’est ce qui risque d’arriver à
la gauche laïque en Algérie où l’on est
au bord d’une guerre civile entre les islamistes et l’Etat.
Mais s’il est faux de caractériser les mouvements islamistes
de “ fascistes ”, il est tout aussi incorrect de les qualifier
purement et simplement d'anti-impérialistes ”
ou d'anti-étatiques ”. Ils ne se contentent
pas de combattre les classes et les Etats qui exploitent et dominent
la majorité de la population. Ils luttent également
contre la laïcité, les femmes qui refusent de se plier
à la notion islamique de “ pudeur ”, contre la
gauche et, dans certains cas très importants, contre les
minorités ethniques ou religieuses. Les islamistes algériens
établirent leur emprise sur les universités à
la fin des années 1970 et au début des années
1980 en organisant, avec la complicicté de la police, des
“ expéditions punitives ” contre la gauche. La
première personne qu’ils assassinèrent n’était
pas un représentant de l’Etat mais un militant trotskyste.
A l’occasion de la foire du livre de 1985, ils dénoncèrent
le Hard Rock Magazine, l’homosexualité, la drogue et
la musique punk. Dans les villes algériennes où ils
ont établis leurs fiefs, ils organisent des attaques ayant
pour cible les femmes qui osent dévoiler un petit morceau
de peau. La première manifestation du FIS en 1989 venait
en réponse aux manifestations “ féministes ”
et “ laïques ” dénonçant la violence
islamiste, dont les femmes étaient les principales victimes51.
Leur hostilité ne s’exprime pas seulement contre l’Etat
et le capital étranger, mais aussi contre plus d’un
million de citoyens algériens qui, par l’éducation
qu’ils ont reçue, et dont ils ne sont évidemment
pas responsables, ont pour première langue le français,
mais aussi contre les 10 % de la population qui parlent berbère
plutôt qu’arabe.
De même, en Egypte, les groupes islamistes armés assassinent
des laïques et des islamistes qui sont en profond désaccord
avec eux. Ils encouragent les musulmans à la haine communautaire
(et tentent de susciter des pogromes), contre la minorité
copte, qui représente 10 % de la population. En Iran, entre
1979 et 1981, l’aile khomeyniste de l’islamisme exécuta
quelque 100 personnes pour “ crimes sexuels ” comme l’homosexualité
et l’adultère. Ses partisans exclurent les femmes du
système judiciaire et organisèrent des bandes de nervis,
les Hezbollahs, pour attaquer les femmes non-voilées et les
partisans de la gauche. La répression qu’ils menèrent
contre les islamistes de gauche, les Moudjahidins du peuple, fit
des milliers de victimes. En Afghanistan, les organisations islamistes
qui avaient mené une guerre longue et sanglante contre l’occupation
soviétique, se massacrèrent les unes les autres à
l’arme lourde après le départ des russes. Des
zones entières de Kaboul furent entièrement détruites.
En fait, même quand les islamistes mettent l’accent sur
l'anti-impérialisme ”, ils l’épargent
bien souvent. En effet, l’impérialisme d’aujourd’hui
n’est en général plus identifiable à une
domination directe par les puissances occidentales des régions
du Tiers monde. C’est aujourd’hui un un système
mondial de classes capitalistes indépendantes (“ privées
” et d’Etat), intégrées dans un marché
mondial unique. Certaines classes dominantes sont plus puissantes
que d’autres. Le contrôle qu’elles exercent sur
l’accès aux échanges commerciaux et sur le système
bancaire, parfois la force pure et simple, leurs permettent d’imposer
leurs propres conditions. Ces classes dominantes sont à la
tête du système d’exploitation. Mais leurs subalternes
sont les classes dominantes de pays moins riches, chacune enracinée
dans l’économie nationale. Elles profitent également
du système en s’intégrant de plus en plus dans
les réseaux multinationaux majeurs et en investissant dans
les économies des pays avancés (même s’ils
leur arrivent à l’occasion de se retourner contre ceux
“d’en haut”).
La souffrance qu’endure la grande majorité de la population
n’est pas due uniquement aux grandes puissances impérialistes
et à leur agences comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire
international (FMI). Elle résulte aussi de la participation
enthousiaste des capitalistes moins puissants et de leurs Etats
à l’exploitation. Ils sont directement responsables
de l’introduction des mesures qui appauvrissent les gens et
brisent leur vie. C’est sous leur responsabilité que
la police et les prisons sont utilisés pour écraser
toute résistance.
La différence est de taille avec l’impérialisme
classique des empires coloniaux, lorsque les colons occidentaux
contrôlaient l’Etat et avaient la responsabilité
de la répression. Les classes exploiteuses autochtones oscillaient
alors entre la résistance à l’Etat (lorsque celui-ci
portait atteinte à leurs intérêts) et la collaboration
avec lui (comme rempart contre ceux qu’elles-mêmes exploitaient).
Elles n’étaient pas nécessairement aux avant-postes
de la défense du système d’exploitation contre
la révolte. Elles le sont aujourd’hui. Elles font partie
du système, malgré les querelles occasionnelles. Elles
ne jouent plus désormais le rôle d’opposants ambivalents52.
Par conséquent, toute idéologie qui se contente de
considérer l’impérialisme étranger comme
l’ennemi à abattre, élude toute remise en cause
sérieuse du système. Elle exprime l’amertume
et la frustration de la population, mais la détourne de l’attaque
contre ses véritables ennemis. Ceci est vrai de la plupart
des différentes versions de l’islamisme, tout comme
de la plupart des nationalismes tiers mondistes d’aujourd’hui.
Ils désignent un ennemi bien réel, le système
mondial, et se confrontent parfois violemment à l’Etat.
Mais ils voilent les responsabilités de la majeure partie
de la bourgeoisie locale. C’est pourtant le partenaire le plus
durable de l’impérialisme.
Une étude récente menée par Abrahamian sur
le khomeynisme en Iran compare celui-ci au péronisme et à
des formes similaires de “ populisme ” : “ Khomeyni
reprit des thèmes très radicaux. [...] A certains
moments, il semblait même plus radical que les marxistes.
Mais il continuait de défendre la propriété
petite bourgeoise. Ce radicalisme petit bourgeois le rapprochait
beaucoup des populistes latino-américains, en particulier
des péronistes ”53. Abrahamian poursuit :
“ Par “populisme”, j’entends un mouvement des
classes moyennes possédantes qui mobilise les classes inférieures,
en particulier les pauvres des villes, grâce à une
rhétorique radicale dirigée contre l’impérialisme,
le capitalisme étranger et l’établissement politique
[...]. Les mouvements populistes promettent d’augmenter considérablement
le niveau de vie et de rendre le pays complètement indépendant
des puissances étrangères. Plus important encore,
en attaquant le statu quo par cette rhétorique radicale,
ils coupent volontairement court à toute menace à
l’encontre de la petite bourgeoisie et du principe de propriété
privée. Les mouvements populistes insistent donc inévitablement
sur l’importance, non d’une révolution socio-économique,
mais d’une reconstruction culturelle, nationale et politique
”54.
De tels mouvements obscurcissent les questions. Ils évitent
toute lutte réelle contre l’impérialisme pour
s’en tenir à une lutte purement idéologique contre
ses effets culturels. Pour eux, c’est “ l’impérialisme
culturel ” et non l’exploitation qui est à mettre
en cause. La lutte n’est donc pas dirigée contre les
forces qui sont réellement impliquées dans l’appauvrissemnt
des gens, mais contre ceux qui parlent des langues “ étrangères
”, acceptent d’autres religions, ou rejettent les modes
de vie supposés “ traditionnels ”. Cela arrange
bien certaines fractions de la classe capitaliste locale qui n’ont
pas de mal à pratiquer la “ culture autochtone ”,
du moins en public. Cela profite également à des membres
de la classe moyenne qui, en écartant une partie de l’ancien
personnel d’encadrement, font avancer leur propre carrière.
Mais ceci limite le danger que représentent de tels mouvements
pour l’impérialisme en tant que système.
L’islamisme mobilise la colère populaire, mais l’étouffe
aussi. Il encourage la volonté d’agir, mais l’oriente
vers des impasses. Il déstabilise la machine étatique
en même temps qu’il freine la lutte réelle contre
l’Etat.
Le caractère contradictoire de l’islamisme provient
de la base sociale de ses principaux cadres. La petite bourgeoisie
en tant que classe ne peut avoir de politique indépendante
et cohérente. Ceci a toujours été vrai de la
petite bourgeoisie traditionnelle : petits marchands, commerçants
et membres des professions libérales travaillant à
leur compte. Ceux-ci ont toujours été pris en étau
entre un désir de sécurité qui les poussait
au conservatisme et l’espoir d’un changement radical qui
leur bénéficierait individuellement. Mais c’est
tout aussi vrai aujourd’hui de la nouvelle petite bourgeoisie
paupérisée - ou de la classe moyenne potentielle que
sont les étudiants désoeuvrés, plus pauvres
encore - dans les pays moins avancés économiquement.
Elle aussi rêve d’un âge d’or hypothétique
dans le passé. Elle peut penser que son avenir dépend
du progès social général que provoquerait un
bouleversement révolutionnaire. Mais elle peut tout aussi
bien s’en prendre à d’autres catégories
de la population qui, en bénéficiant d’une main-mise
“ injuste ” sur les emplois de la classe moyenne, les
empêchent de réaliser leurs aspirations : les catégories
visées sont particulièrement les minorités
ethniques et religieuses, ceux qui parlent une langue différente
et les femmes qui, en se salarisant, ne font aucun cas du “
respect de la tradition ”.
La position que ces classes moyennes adoptent ne dépend pas
seulement de facteurs matériels immédiats. Elle dépend
aussi des luttes à l’échelle nationale et internationale.
Ainsi, dans les années 1950 et 1960, les combats anticolonialistes
inspirèrent la majeure partie de la classe moyenne potentielle
du Tiers monde. Il était communément admis qu’un
développement économique contrôlé par
l’Etat était la voie à suivre. La gauche laïque,
ou tout au moins ses tendances nationalistes et staliniennes, semblait
incarner cette vision des choses et exerça une certaine hégémonie
dans les universités. A ce stade, même ceux qui avaient
d’abord eu une orientation religieuse furent attirés
par ce qui était considéré comme la gauche
- par l’exemple, la guerre du Vietnam contre les Américains
ou la soi-disant révolution culturelle en Chine - et commencèrent
à rejeter la pensée religieuse traditionnelle, notamment
sur la question des femmes. C’est ce qui se passa avec les
théologiens de la libération catholique en Amérique
Latine et avec les Moudjahidins du peuple en Iran. Et même
en Afghanistan, les étudiants islamistes
“ organisèrent des manifestations antisionistes pendant
la guerre des 6 jours, ou contre la politique américaine
au Vietnam et les privilèges de la classe dominante. Ils
s’opposaient violemment à certaines personnalités
traditionalistes, au Roi et surtout à son cousin Daoud [...].
Ils protestaient contre l’influence que l’étranger
- l’Union Soviétique comme l’Occident - exerçait
sur l’Afghanistan et contre ceux qui avaient spéculé
pendant la famine de 1972, en demandant que l’enrichissement
personnel soit contrôlé ”55.
La fin des années 1970 et le début des années
1980 furent marqués par un changement de climat.
D’une part, les massacres au Cambodge, la mini-guerre entre
le Vietnam et la Chine, le glissement de celle-ci vers le camp américain,
provoquèrent une désillusion générale
à l’égard du prétendu modèle “
socialiste ” incarné par les Etats d’Europe de
l’Est. Les événements de la fin des années
1980 dans les pays de l’Est et en URSS ne firent qu’accroître
cette désillusion.
La déception fut plus brutale encore dans certains pays du
Moyen-Orient. Les régimes locaux avaient prétendu
construire des versions nationales de “ socialisme ”,
plus ou moins calquées sur le modèle des pays de l’Est.
Même ceux qui à gauche, critiquaient leurs gouvernements,
avaient tendance à accepter ce projet et à s’y
identifier. Ainsi, dans les universités algériennes
au début des années 1970, la gauche se porta volontaire
pour aider à la réforme agraire dans les campagnes,
en dépit du fait que le régime avait déjà
réprimé une organisation d’étudiants de
gauche et maintenait un contrôle policier sur les universités.
En Egypte, les communistes continuaient de voir en Nasser un socialiste,
même après qu’il les ait jetés en prison.
Pour beaucoup, la désillusion à l’égard
du régime devint également une désillusion
à l’égard de la gauche.
De l’autre côté, on assistait à l’émergence
de certains Etats islamiques comme force politique avec la prise
de pouvoir par Khadaffi en Lybie, l’embargo pétrolier
décrété par l’Arabie Saoudite contre l’Occident
lors de la guerre israëlo-arabe de 1973, puis avec la spectaculaire
mise en place révolutionnaire de la République islamique
iranienne en 1979.
Les mêmes couches d’étudiants et de jeunes qui
s’étaient pendant un temps tournées vers la gauche
commencèrent à être dominées par l’islamisme
: en Algérie par exemple, “ Khomeyni prend soudain la
place de Lénine, Mao ou Guevara, dans l’imagerie d’une
certaine jeunesse musulmane ”56. Le changement immanent et
radical que semblaient proposer les mouvements islamistes leur valait
un soutien grandissant. Les dirigeants de ces mouvements triomphaient.
Pourtant les contradictions de l’islamisme ne disparurent pas
pour autant. Ils s’exprimèrent avec force dans la décennie
qui suivit. L’islamisme, loin d’être invincible,
est en fait victime de ses propres tensions internes qui ont à
plusieurs reprises dressé ses partisans les uns contre les
autres. L’histoire de l’islamisme dans les années
1980 et 1990, tout comme celle du stalinisme au Moyen orient dans
les années 1940 et 1950, fut marquée par les échecs,
les trahisons, les scissions et la répression.
Les
contradictions de l’islamisme : le cas de l’Egypte
Le caractère contradictoire de l’islamisme s’exprime
dans la manière dont celui-ci envisage le “ retour au
Coran ”. La conception peut se résumer à une
réforme des “ valeurs de la société ”
existante, c’est-à-dire à un simple retour aux
pratiques religieuses qui laisserait intact les structures fondamentales
de la société. Ou bien, elle peut impliquer un renversement
révolutionnaire de la société. Cette contradiction
apparaît à la fois dans l’histoire de la vieille
Fraternité musulmane en Egypte dans les années 1930,
1940 et 1950, et dans celle des nouveaux mouvements islamistes radicaux
des années 1970, 1980 et 1990. La société des
Frères musulmans se développa rapidement dans les
années 1930 et 1940 en attirant à elle les déçus
du parti nationaliste bourgeois, le Wafd, qui s’était
compromis avec les Anglais. Les Frères musulmans profitèrent
des multiples revirements de la gauche communiste sous influence
stalinienne (elle alla jusqu’à soutenir la fondation
de l’Etat d’Israël). A l’opposé, en recrutant
des volontaires pour aller combattre en Palestine, et dans la zone
du Canal de Suez contre l’occupation britannique, les Frères
musulmans semblaient appuyer une lutte anti-impérialiste.
Mais au moment même où la Fraternité atteignait
sa popularité maximale, les problèmes commencèrent.
Ses dirigeants s’appuyaient sur une coalition de forces hétéroclites,
tirant dans des sens différents : ils recrutaient une masse
de jeunes issus de la petite bourgeoisie, entretenaient des liens
avec le palais royal, traitaient avec l’aile droite du Wafd,
et complotaient avec de jeunes officiers de l’armée.
Au fur et à mesure que les grèves, les manifestations,
les assassinats, la défaite militaire en Palestine et la
guerrilla dans le Canal de Suez déchiraient la société
égyptienne, la Fraternité elle-même risquait
de se désintégrer. Beaucoup de ses membres s’indignaient
de la conduite personnelle du secrétaire général,
Abadin, le beau-frère de Banna. Banna lui-même condamna
les membres de la Fraternité qui assassinèrent le
Premier Ministre Nuqrashi. Après la mort de Banna en 1949,
son successeur au poste de “ guide suprême ” découvrit
avec consternation l’existence d’une branche terroriste
secrète dans l’organisation. La prise du pouvoir par
les militaires conduits par Nasser entre 1952 et 1954 provoqua une
division frontale de la Fraternité entre ceux qui soutenaient
le coup d’Etat et ceux qui s’y opposaient. Il en résulta
des affrontements physiques entre groupes rivaux pour le contrôle
des postes clé de l’organisation57. “ Une perte
de confiance essentielle dans les dirigeants de la Fraternité
” permit finalement à Nasser d’écraser ce
qui avait été à une époque une organisation
très puissante58.
Mais cette perte de confiance n’était pas accidentelle.
Elle provenait des divisions irréconciliables qui devaient
immanquablement apparaître au sein d’un mouvement petit-bourgeois
au fur et à mesure que la société s’enfonçait
dans la crise. D’un côté, il y avait ceux qui
en étaient arrivés à la conclusion qu’il
fallait utiliser la crise pour forcer la vieille classe dirigeante
à traiter avec eux afin d’imposer les “ valeurs
islamiques ”. Banna lui-même rêvait d’établir
un “ nouveau califat ” en collaboration avec la monarchie
et soutint même le gouvernement en échange de la promesse
de mettre un frein à la consommation d’alcool et à
la prostitution59. De l’autre côté, il y avait
les membres de la petite bourgeoisie radicale qui voulaient un réel
changement social, mais qui ne l’envisageaient qu’à
travers une lutte armée immédiate.
On retrouve les mêmes contradictions dans l’islamisme
d’aujourd’hui en Egypte. A la fin des années 1960,
la Fraternité musulmane reconstituée commença
à agir semi-légalement autour de la revue Al-Dawa,
dans laquelle il n’était plus du tout question de renversement
du régime égyptien. Au lieu de cela, l’organisation
prit pour objectif de réformer de l’intérieur
la société égyptienne selon des principes islamiques.
La tâche des Frères musulmans, telle que l’a formulée
leur guide suprême dans un écrit de prison, était
d’être “ prédicateurs et pas juges ”60.
Pratiquement, cela signifiait que l’islamisme devait adopter
une orientation “ islamiste réformiste ” visant
à s’accomoder du régime de Sadate61. De son côté,
le régime se servait des islamistes contre ce qu’il
considérait comme son principal ennemi : la gauche. “
A l’aile “réformiste” du mouvement islamiste,
regroupée autour du mensuel Al Da’wa et présente
à l’université dans les jam’at islamiya,
le pouvoir témoignait une bienveillance payée de retour
par le “nettoyage” des campus de tout ce qui avait des
odeurs de communisme ou de nassérisme ”62.
En janvier 1977, l’Egypte fut ébranlée par une
vague de grêves, de manifestations et d’émeutes
dans chacune de ses 13 villes principales. Elle s’était
déclenchée en réponse à l’augmentation
du prix du pain et d’autres produits de première nécessité
décidée par l’Etat. Ce fut le plus grand soulèvement
dans ce pays depuis la révolte nationaliste contre les britanniques
en 1919. La Fraternité musulmane et les associations islamiques
condamnèrent ce soulèvement et envoyèrent au
gouvernement des messages de soutien contre ce qu’ils appelaient
une “ conspiration des communistes ”.
Pour ce genre de “ réformisme ” islamiste, l’important
est de changer les valeurs de la société, et non la
société elle-même. L’accent est mis, non
sur la reconstitution de la communauté islamique (l’umma)
par une transformation de la société, mais sur la
nécessité d’imposer certains comportements au
sein même de la société actuelle. En outre,
l’ennemi n’est pas l’Etat ou les “ oppresseurs
” locaux, mais des forces extérieures qui sapent la
stricte observance de l’islam. Al Da’wa désigne
“ la communauté juive ”, “ la croisade ”
(c’est-à-dire les chrétiens, y compris les coptes),
“ le communisme ” et le “ laïcisme ”. C’est
par la lutte pour imposer la charia (le système légal
codifié par les juristes islamiques à partir du Coran
et de la tradition islamique) que ces forces peuvent être
combattues. C’est donc plutôt un combat visant à
obtenir de l’Etat qu’il impose un certain type de culture
à la société, plutôt qu’un combat
pour le renversment de la machine étatique.
Une telle perspective correspond tout à fait aux aspirations
de plusieurs groupes sociaux : ceux, traditionnels, qui adhèrent
à une certaine version de l’islamisme (ce qui reste
de la vieille classe foncière, et les marchands), ceux qui
furent autrefois des jeunes islamistes radicaux mais qui depuis
ont réussi (en faisant fortune en Arabie Saoudite ou en se
hissant à des places confortables dans les professions libérales
de la classe moyenne) et à ces islamistes radicaux qui ont
perdu la foi dans un changement social radical après la répression
que l’Etat leur a fait subir.
Mais cette perspective ne correspond pas du tout aux aspirations
frustrées de la majorité des étudiants paupérisés,
des anciens étudiants ou de la majorité des anciens
paysans auxquels se mêlent les étudiants dans les quartiers
les plus pauvres des villes. Ceux-là sont attirés
par des interprétations nettement plus radicales de la notion
de “ retour au Coran ”. Ils ne se contentent pas d’attaquer
l’influence de l’étranger sur les Etats islamiques
en place, mais remettent en cause ces Etats en eux-mêmes.
Ainsi, un texte de référence des islamistes égyptiens,
Signes de piste, est un livre écrit par l’un des frères
musulmans pendus par Nasser en 1966, Sayyid Qotb. Celui-ci ne dénonce
pas seulement la banqueroute des idéologies staliniennes
et occidentales. Il affirme qu’un Etat qui se dit islamiste
peut très bien reposer sur la barbarie anté-islamique
(ou jahiliyya, nom donné par les musulmans aux sociétés
pré-islamiques d’Arabie)63.
Seule une “ avant-garde de l’Umma ” menant une révolution
inspirée de l’exemple de la “ première génération
coranique ” peut remédier à une telle situation64,
c’est-à-dire qui se retire de la société
comme Mohamed le fit lorsqu’il quitta la Mecque pour construire
une force capable de la renverser.
Ces arguments dépassaient la simple dénonciation de
l’impérialisme comme ennemi unique, et pour la première
fois, s’en prenaient directement à l’Etat local.
Ce genre de discours gênait considérablement les modérés
néo-Frères musulmans, censés jusque-là
vénérer cet auteur comme martyr. Mais il répondait
aux aspirations de milliers de jeunes radicaux. C’est ainsi
qu’au milieu des années 1970 un groupe, Al Takfir wa’l
Hijra (Excommunication et Hégire), dont le chef de file,
Chukri Mustafa, fut exécuté pour avoir enlevé
un haut dignitaire religieux en 1977, rejetait la société
en place comme “ non-islamique ”, rejetait la mosquée,
les chefs religieux et même la fraternité néo-musulmane
associée à Al Da’wa65. Ce groupe affirmait que
seuls ses membres étaient des musulmans authentiques. Il
fallait rompre avec la société, vivre en communautés
séparées, et traiter tous les autres en infidèles.
Les associations islamiques dans les universités furent d’abord
influencées par la modération des Frères musulmans.
Non seulement elles condamnèrent les émeutes contre
la hausse des prix, mais elles allèrent jusqu’à
désavouer Chukri lorsqu’il fut pendu quelques mois plus
tard. Elles changèrent progressivement d’attitude quand
Sadate entama le “ processus de paix ” avec Israël
fin 1977. Très vite dans les universités, beaucoup
de militants adoptèrent des idées qui par certains
aspects étaient plus radicales que celle de Chukri : non
seulement ils se détournaient de la société
en place, mais ils commençaient à s’organiser
dans le but de la renverser. En témoigne l’assassinat
du Président Sadate par le groupe Jihad (guerre sainte) de
Abdal-Salam Farraj en octobre 1981.
Faraj critiquait violemment les stratégies adoptées
par les différentes tendances du mouvement islamique : celles
qui se cantonnaient à des associations caritatives islamiques,
celles qui - et les néo-Frères musulmans étaient
particulièrement visés - essayaient de créer
un parti islamique qui ne pouvait que légitimer l’Etat
en place, celles qui se contentaient de “ prêcher ”
et refusaient donc la Guerre Sainte, celles qui conseillaient de
se retirer de la société, selon les principes énoncés
par Chukri, et celles qui avaient pour seule priorité la
lutte contre les ennemis extérieurs de l’islam (en Palestine
ou en Afghanistan). A l’opposé de toutes ces tendances,
Faraj préconisait la lutte armée immédiate,
“ la Guerre Sainte contre le prince injuste ” comme devoir
de tous les musulmans :
“ Le combat contre l’ennemi proche prévaut sur
le combat contre l’ennemi lointain. [...] La raison de l’existence
du colonialisme (Isti’mar) dans nos pays musulmans est due
à ces gouvernements impies-là. Ainsi, commencer par
s’en prendre à l’impérialisme, c’est
faire oeuvre inutile, peu glorieuse, et perdre son temps ”66.
De la théorie de Faraj découlait naturellement la
perspective d’une insurrection contre l’Etat. Mais il
n’y en avait pas moins d’importantes divergences au sein
même du groupe, entre la section du Caire, dont l’objectif
premier était de détruire l’Etat infidèle,
et celle d’Assiout en Haute Egypte qui considérait que
“ l’obstacle majeur à la propagation de l’islam
est le prosélytisme chrétien ”.67
Concrètement, le groupe d’Assiout dirigeait principalement
ses attaques contre la minorité copte (des paysans pauvres
pour la plupart). Cette politique avait déjà été
suivie par les étudiants du jama’a avec un succès
effrayant quelques mois auparavant, et avait provoqué des
combats meurtriers entre communautés, d’abord dans la
ville de Minia en Haute Egypte, puis au Caire dans le quartier d’Al
Zawiyya al Hamra :
“ D’autre part, et là encore dès le printemps
1980, les jama’at n’hésitent pas à souffler
sur les braises de la tension interconfessionnelle pour mettre l’Etat
en mauvaise posture, et manifester qu’elles sont prêtes
à se substituer à lui, à prendre la relève
”68
La section d’Assiout du Jihad appliquait donc une méthode
éprouvée de conquête du soutien populaire grâce
à une stratégie d’encouragement de la haine communautaire.
Ceci lui permettait de prendre brièvement le contrôle
d’Assiout après l’assassinat du Président
Sadate. Par contre, les militants du Caire, en désignant
l’Etat comme ennemi, “ disposaient de peu de réseaux
de complicité ou d’amitié, et l’acte isolé
qu’a été l’assassinat de Sadate n’a
pu être suivi par le soulèvement de la population musulmane
du Caire que Faraj et ses amis appelaient de leurs voeux ”69.
Au lieu de permettre la prise du pouvoir par les islamistes, l’Etat
a pu profiter de la confusion engendrée par l’assassinat
pour les écraser. Se soldant par des milliers d’arrestations
et de nombreuses exécutions de ses dirigeants, la répression
affaiblit considérablement le mouvement. Mais les causes
qui avaient poussé tant de jeunes vers les islamistes n’avaient
pas disparu pour autant. A la fin des années 1980, le mouvement
avait retrouvé confiance et recommençait à
croître rapidement dans des quartiers du Caire et d’Alexandrie.
Dans le même temps, le Jihad menait une campagne terroriste
efficace contre la police et les forces de sécurité.
Puis en décembre 1992, l’Etat lança une campagne
de répression sans précédent. Au Caire, 20
000 soldats à bord de tanks et de voitures blindées
prirent position dans les quartiers pauvres comme Imbaba. Il y eut
des dizaines de milliers d’arrestations. Des escadrons de la
mort furent lancés pour tuer les militants qui avaient fui.
Les principales mosquées utilisées par les islamistes
radicaux furent murées avec du béton. Les parents,
les enfants et les épouses des militants furent arrêtés
et torturés.
L’Etat mena avec succès une nouvelle campagne de terreur
au début des années 1990. Le mouvement islamiste s’avéra
incapable, et ne tenta même pas, de mobiliser la population
par des manifestations. Il préféra une stratégie
uniquement terroriste qui n’ébranla pas sérieusement
le régime de Moubarak, même si elle ruina presque complètement
l’industrie touristique.
Les Frères musulmans, eux, ont continué à se
comporter en opposition loyale. Ils négociaient avec le régime
une introduction progressive de la charia dans la législation
et évitaient toute manifestation contre la répression.
Les
contradictions de l’islamisme : le cas de l’Algérie
L’histoire de la montée et de la radicalisation de l’islamisme
en Algérie est à bien des égards comparable
à celle du mouvement égyptien. Le dictateur algérien
qui régna du milieu des années 1960 à la fin
des années 1970, Boumedienne, encourageait l’islamisme
modéré comme contrepoids à la gauche et à
ses adversaires historiques au sein du mouvement de libération
qui avait mis fin au colonialisme français.
En 1970, l’Etat fut à l’origine d’une campagne
d’islamisation orchestrée par le ministre de l’Enseignement
originel et des Affaires religieuses, Mouloud Kacem, qui dénonça
la “ dégradation des moeurs ” et les “ influences
occidentales ”, responsables du “ cosmopolitisme, de l’alcoolisme,
l’une des principales causes de divorce, le snobisme, qui consiste
à toujours suivre l’Occident dans ses turpitudes et
ses acrobaties et à adopter le semi-nudisme simplement parce
qu’il vient de lui ”70. Les islamistes saisirent cette
occasion pour accroître leur influence. Ils obtinrent des
financements provenant de propriétaires terriens inquiétés
par la réforme agraire, en échange de la propagation
d’un message capable de séduire les couches les plus
pauvres de la société :
“ L’islam est menacé par l’intrusion communiste
et athée dont la révolution agraire est porteuse :
tel sera leur thème de propagande. [...] Les arabo-intégristes
[...] vont y centrer leurs efforts en diffusant leurs idées
dans les quartiers les plus défavorisés, après
avoir bâti des mosquées en tôle qui seront utérieurement
transformées en construction en dur. Notables lésés
par la révolution agraire, ouvriers et désoeuvrés
mécontents de leurs conditions prêteront une oreille
complaisante aux sirènes intégristes ”71.
Puis, au milieu des années 1970, une fraction du régime
les soutint dans leur travail de sape de la gauche au sein des universités
: “ Ainsi, de 1976 à 1980, les intégristes réussiront,
de connivence avec le régime, à réduire à
néant l’influence des marxisants auxquels sont portés
des coups sévères dont ils ne se relèveront
pas ”72.
Au début des années 1980, une partie du régime
continua d’utiliser les tendances les plus “ modérées
” de l’islamisme pour se renforcer. Chibane, qui fut ministre
des Affaires religieuses jusqu’en 1986, espérait monter
une telle tendance à ses propres fins. Il aida les islamistes
à obtenir de l’argent auprès d’industriels
et de commerçants pour construire des mosquées73.
Mais ceci n’empêchait pas l’émergence d’interprétations
radicales de l’islam qui rejetaient le régime. Ainsi
dans la ville de Constantine, une étude montre que :
“ L’intégrisme a, en effet, bousculé dans
de larges secteurs de l’opinion constantinoise les conceptions
traditionnelles, par la popularisation d’une nouvelle vision
islamique dont les tenants entendent militer pour la résurgence
de la Communauté du Prophète, telle qu’elle fut
incarnée à l’origine par les quatre premiers
califes orthodoxes. [...] Aussi, l’intégrisme tire sa
force et son emprise sur de larges pans de la société
des frustrations dont souffre une partie de la jeunesse, ces laissés-pour-compte
du système social et économique ”74
La puissance de cette interprétation de l’islam força
même le ministère des Affaires religieuses à
employer des intégristes aux postes d’imam (prêcheur)
dans les mosquées, à la place de ceux qui prônaient
des idées modérées.
Le régime était en train de perdre le contrôle
de la machine qu’il avait lui-même mise en marche pour
en finir avec la gauche. Au lieu de contrôler les masses pour
le compte du régime, l’islamisme canalisait toute leur
amertume et leur haine à l’égard de ces chefs
qui, même s’ils évoquaient à tout moment
la lutte de libération des années 1960, constituaient
désormais une classe dominante privilégiée.
La crise économique qui frappa la société algérienne
au milieu des années 1980 approfondit l’amertume, alors
que la classe dominante se tournait de nouveau vers les capitalistes
occidentaux qu’elle avait un temps dénoncés,
afin de résoudre la crise. Et l’agitation islamiste
contre les francisants “ corrompus par les valeurs occidentales
” devenait souvent une attaque contre les “ intérêts
d’une couche mince mais influente de technocrates très
qualifiés qui constitue le noyau d’une classe nouvelle
salariée bureaucratique ”75.
Le régime se retourna contre les islamistes vers le milieu
des années 1980, emprisonnant certains de ses dirigeants.
Le président Chadli accusait les imams de “ politique
démagogique ”76. Cette politique n’eût pas
pour effet de détruire les islamistes mais plutôt d’en
faire l’opposition au régime.
Ceci devint évident en octobre 1988. Toute l’amertume
à l’égard de la classe dominante et du régime
s’exprima lors d’un soulèvement qui ressemblait
beaucoup à ceux qui éclatèrent dans les pays
de l’Est un an plus tard. Ce mouvement commença par
une série de grèves spontanées dans la région
d’Alger se transforma rapidement en confrontations de rue généralisées
entre les jeunes et la police : “ Le peuple, tel un prisonnier
libéré, a retrouvé sa volubilité et
le sens de la liberté. Même les forces de police ne
lui font plus peur. ”77 “ L’insurrection d’octobre
1988 est avant tout la révolte de la jeunesse algérienne
contre les conditions de vie qui lui ont été faites
pendant près d’un quart de siècle de dictature
militaire. ”78
Cette révolte ébranla les fondements mêmes du
régime. Comme en Europe de l’Est, toute force politique
qui avait été réprimée jusque-là
s’exprimait désormais ouvertement. Les journalistes
écrivaient librement pour la première fois ; les intellectuels
s’exprimaient sans réserves sur la société
algérienne ; des hommes politiques de gauche comme de droite
revenaient d’exil ; un mouvement de femmes s’organisait
pour remettre en cause le code de la famille introduit par le régime,
mais d’influence islamiste, qui faisait des femmes des mineures
face aux hommes. Mais il fallut bien vite se rendre à l’évidence
: exception faite des zones berbères, les islamistes représentaient
la force hégémonique de l’opposition. Leur influence
était à bien des égards comparable à
celle qu’allaient avoir les “ démocrates ”
d’Europe de l’est et d’URSS l’année suivante.
A la bienveillance qu’une partie du régime leur avait
témoignée dans le passé et au soutien qu’ils
continuaient de recevoir de puissants Etats étrangers (notamment
l’Arabie Saoudite qui aidait le mouvement financièrement)
s’ajoutait leur capacité à formuler un message
qui cristallisait la colère de la majorité :
“ Cependant, par leur nombre, leur réseau de mosquées,
leur tendance à agir spontanément comme un seul homme
et comme s’ils obéissaient aux ordres d’un Comité
central occulte, les islamistes sont apparus comme le seul mouvement
capable de mobiliser des troupes et d’influer sur le cours
des événements. Ce sont eux qui, sans être mandatés
par quiconque, se présentent comme les porte-parole des insurgés
et vont s’imposer comme les futurs dirigeants du mouvement.
Aux abois et ne sachant à qui parler, après avoir
fait taire les mitrailleuses, le pouvoir était lui aussi
à la recherche de “chefs” représentatifs,
capables de formuler des demandes et de contenir une foule d’autant
plus violente qu’elle était incontrôlable. Abbassi
Madani, professeur et prédicateur, Ali Belhadj enseignant,
prédicateur et imam de la mosquée de Bab el Oued,
et Mahfoudh Nahnah, professeur et prédicateur, furent donc
reçus par le président Chadli Bendjedid et consacrés
leaders du mouvement islamiste ”79.
Dans les mois qui suivirent, le mouvement islamiste, désormais
organisé en Front islamique du salut, devient si influent
qu’il réussit à prendre le contrôle des
plus importantes municipalités du pays lors des élections
locales de juin 1990. Il fut ensuite majoritaire aux élections
générales de décembre 1991, malgré la
sévère répression qu’il subissait. L’armée
algérienne annula les élections afin d’empêcher
les islamistes de constituer un gouvernement. Mais le large soutien
dont ils bénéficiaient créa des conditions
de quasi-guerre civile dans le pays, des régions entières
tombant sous le contrôle de groupes islamistes armés.
Pourtant l’affirmation de l’influence des islamistes s’accompagnait
d’une confusion croissante quant à la politique réelle
du FIS. Pendant la période où il contrôle les
principales agglomérations du pays, entre juin 1990 et mai
1991,
“ Les changements opérés dans le cadre municipal
des APC sont plus que modestes : fermeture de bars, annulation de
spectacles musicaux, campagnes parfois violentes pour la “décence
féminine” et contre les antennes paraboliques qui “permettent
de capter la pornographie de l’Occident”. [...] Ni Madani
[le plus connu des dirigeants islamistes] ni son majlis echoura
(assemblée consultative) n’ont élaboré
un véritable programme politico-social, ni convoqué
un congrès pour le discuter. Interrogé à ce
sujet par la presse, Madani s’est limité à dire
que celui-ci se réunirait dès qu’il aurait formé
son gouvernement... ”80.
En revanche, s’il y a une chose que le FIS affirma clairement,
c’est son opposition aux revendications d’augmentation
des salaires des travailleurs. Il s’opposa à une grève
des éboueurs d’Alger, à une grève des
fonctionnaires et à la grève générale
d’une journée à l’appel de l’ancienne
fédération syndicale “ officielle ”. Dans
une interview à la presse, Madani justifia la répression
de la grève des éboueurs parce qu’elle forçait
des gens respectables comme les docteurs et les ingénieurs
à balayer leurs ordures :
“ Les éboueurs ont le droit de réclamer leur
droit, mais les poubelles n’ont pas le droit d’envahir
notre capitale, et transformer notre pays en poubelle. [...] Ce
sont les grèves des syndicats, en général,
qui sont devenues des terriers d’action pour les corrupteurs,
les ennemis d’Allah et de la patrie, communistes et autres,
qui se répandent partout du fait que le cadre du FLN se rétrécit
et s’affaiblit. [...] Nous vivons les jours de l’OAS ”81.
Une position aussi respectable s’accordait parfaitement avec
les intérêts des classes qui avaient financé
les islamistes depuis la réforme agraire. Elle convenait
aussi, au sein du FIS, à ces membres parvenus de la petite
bourgeoisie : professeurs, imams reconnus et enseignants des lycées.
Enfin elle plaisait à ceux qui à la campagne, s’étaient
enrichis grâce à leur adhésion à l’ancien
parti unique, le FLN, et qui avaient réussi en tant qu’agriculteurs
capitalistes ou petits hommes d’affaires. Mais elle ne satisfaisait
pas les masses urbaines paupérisées qui attendaient
leur salut du FIS, et n’encourageait pas à forcer la
classe dominante et l’armée à rester spectateur
et à accepter un gouvernement islamiste.
Fin mai 1991, face aux menaces des militaires qui préféraient
saboter le processus électoral plutôt que de risquer
une victoire du FIS, les dirigeants islamistes changèrent
de tactique : “ L’opposition du FIS à des législatives
“truquées” débouche sur une authentique
insurrection qui rappelle celle d’octobre 1988 : cocktails
Molotov, gaz lacrymogènes, barricades. Ali Belhadj, le charismatique
imam de la mosquée de Bab el Oued, lance des dizaines de
milliers de manifestants dans la rue ”82. Le FIS prit provisoirement
le contrôle du centre d’Alger, soutenu par un grand nombre
de jeunes pour qui l’islam et le jihad semblaient être
la seule alternative à la l’ordre social défendu
par les militaires. En réalité, plus le FIS devenait
puissant, plus il était tiraillé entre la responsabilité
et l’insurrection : il interdisait aux masses de faire grève
en mars 1991 et deux mois plus tard, en mai 1991, faisait appel
à elles pour renverser l’Etat.
Les mêmes contradictions se sont exprimées au sein
du mouvement islamiste au cours des trois année suivantes,
à mesure que la guérilla s’intensifiait dans
les villes comme dans les campagnes. “ La condamnation d’Abassi
Madani et Ali Belhadj à douze ans de prison [...] provoque
aussi une radicalisation plus grande du FIS et une inquiétante
fragmentation de sa base. Les rafles massives de milliers de membres
ou sympathisants du mouvement islamiste, parfois de simples manifestants,
et leur internement dans des centres de détention du Sahara
déclenchent le terrorisme urbain et la guérilla rurale.
”83. Deux organisations militaires émergèrent,
le Mouvement islamique armé (MIA, récemment rebaptisé
AIS) et le Groupe islamique armé (GIA), qui reçurent
rapidement le soutien de bandes armées sur tout le pays.
Mais les mouvements clandestins sont marqués par des “
dissensions internes ”.84
“ A la prétendue “modération” du MIA,
qui exécute seulement les représentants du pouvoir
“impie” et ses complices, un nouveau mouvement, le Groupe
islamique armé (GIA), oppose une jihad extrême, dont
les cibles de prédilection seraient les journalistes, les
écrivains, les poètes, les féministes et les
intellectuels. [...] Les luttes fratricides entre le MIA et les
GIA provoquent à leur tour des pertes par dizaines [...]
La responsabilité de la mort de sept terroristes dont les
cadavres ont été découverts pendant mon séjour
à Alger sera imputée par certains à leurs querelles
intestines, et par d’autres à leur liquidation clandestine
par des escadrons para-policiers ”85. “ Le GIA accuse
déjà les dirigeants historiques d’opportunisme,
de trahison, de brader leur programme d’application intégrale
de la charia ”86.
Un
mouvement divisé
L’expérience de l’islamisme en Egypte et en Algérie
montre qu’il est susceptible de se diviser sur deux questions
: premièrement, faut-il ou non adopter une politique de réforme
plus ou moins pacifique de la société existante ou
prendre les armes ; deuxièmement, faut-il lutter pour changer
l’Etat ou pour purger la société de “ l’impiété
”.
En Egypte les Frères musulmans d’aujourd’hui ont
une politique de réforme de l’Etat. Ils tentent de changer
la société de l’intérieur. Ils veulent
le faire en acquérant la puissance nécessaire pour
constituer une opposition légale avec ses députés,
sa propre presse, par le contrôle d’organisations professionnelles
de la classe moyenne, par l’exercice de son influence sur la
population grâce à ses mosquées et ses associations
caritatives islamiques. La tactique qu’ils adoptent pour imposer
la piété islamique est une campagne incitant le régime
en place à incorporer la charia à son code judiciaire.
Cette tactique semble également être privilégiée
par une partie des dirigeants du FIS en prison ou en exil. Les premiers
mois de l’année 1994 virent circuler des rumeurs de
négociations entre cette branche du FIS et une partie du
régime, négociations qui visaient à un partage
du pouvoir et à l’application partielle de la charia
Et en avril 1994, le journal britannique le Guardian était
en mesure de diffuser l’information selon laquelle Rabah Kébir,
un dirigeant du FIS en exil, avait accueilli la nomination au poste
de premier ministre de Redha Malek le “ technocrate ”,
comme “ un acte positif ”87. Pourtant, deux jours avant,
le FIS avait dénoncé l’accord conclu entre le
gouvernement et le FMI.88
Des commentateurs perspicaces voient dans cet accord le meilleur
moyen pour à la bourgeoisie algérienne de mettre fin
à l’instabilité et de protéger ses acquis.
Ainsi Juan Goytisolo explique que les militaires auraient pu faire
l’économie de beaucoup d’ennuis en autorisant le
FIS à former un gouvernement après les élections
de 1991 :
“ Les conditions dans lesquelles il y aurait accédé
[au pouvoir] auraient limité de manière efficace l’application
de son programme. L’endettement de l’Algérie, sa
dépendance financière vis-à-vis de ses créanciers
européens et japonais, le chaos économique et l’hostilité
de l’armée auraient constitué un obstacle difficile
à contourner. [...] Son incapacité à tenir
ses promesses électorales était de toute évidence
prévisible. En moins d’un an de gouvernement, étroitement
contrôlé par ses adversaires, le FIS aurait perdu une
bonne part de sa crédibilité ”89
Le “ réformisme islamiste ” répond aux besoins
d’un certain nombre de groupes sociaux essentiels : les propriétaires
terriens traditionnels et les commerçants, la nouvelle bourgeoisie
islamique (notamment les Frères musulmans qui se sont enrichis
en Arabie Saoudite) et les membres de la classe moyenne islamique
dont le statut social s’était élevé. Mais
il ne satisfait pas les autres classes sociales qui avaient lié
leur sort à l’islamisme : les étudiants et les
ex-étudiants paupérisés ou les déshérités
des villes. Plus les Frères musulmans et le FIS s’attachent
à la recherche du compromis, plus ces classes se détournent
d’eux : elles considérent comme une trahison toute révision
à la baisse de l’exigence d’un Etat fondé
sur la pureté originelle de l’islam.
Mais la réaction de ces classes sociales peut prendre différentes
formes. Elles peuvent rester passives face à l’Etat,
prônant une stratégie de retrait de la société.
L’accent est alors mis sur la prédication et la purification
de la minorité islamique plutôt que sur la confrontation
avec l’Etat. Telle était à l’origine la
stratégie du groupe de Chukri en Egypte, au milieu des années
1970. Elle a toujours la préférence de certains prédicateurs
radicaux, conscients de la puissance du pouvoir étatique
aujourd’hui.
Elles peuvent aussi se tourner vers la lutte armée. Mais
tout comme la lutte pacifique peut être dirigée contre
l’Etat ou contre les impies seulement, la lutte armée
peut s’en prendre à l’Etat pour le renverser ou
aux “ ennemis de l’islam ” au sein de la population
dans son ensemble : les minorité ethniques et religieuses,
les femmes ne portant pas le voile, les films étrangers,
l’influence de “ l’impérialisme culturel ”,
etc. On pourrait penser que la logique de la situation pousse au
choix de l’option de la lutte armée contre l’Etat.
Mais ce serait compter sans l’existence d’une contre-logique
puissante qui trouve ses racines dans la composition sociale des
partisans de l’islamisme.
Comme nous l’avons vu, les fractions des classes exploiteuses
qui soutiennent l’islamisme sont par nature attirées
par ses versions plus réformistes. Même lorsqu’elles
n’ont pas d’autres choix que de prendre les armes, elles
le font en essayant à tout prix d’éviter une
agitation sociale plus large. Elles ont recours aux coups d’Etat
plutôt qu’aux actions de masse. Et si de telles actions
éclatent malgré leurs efforts, elles font tout pour
y mettre fin le plus vite possible.
La nouvelle petite bourgeoisie paupérisée est beaucoup
plus susceptible de se tourner vers la lutte armée. Mais
sa position sociale marginale l’empêche d’envisager
une telle action sous la forme de luttes de masse, comme les grèves.
Elle a plutôt recours à la conspiration en s’appuyant
sur de petits groupes armés. Ces complots n’aboutissent
pas au changement révolutionnaire voulu par leurs instigateurs,
même lorsque, comme dans le cas de l’assassinat du président
Sadate, ils atteignent leur but immédiat. La nouvelle petite
bourgeoisie peut perturber considérablement la société,
mais pas la révolutionner.
Ce fut aussi l’expérience des populistes dans la Russie
d’avant 1917 ; celle d’une génération d’étudiants
et ex-étudiants du Tiers monde attirés par le guévarisme
et le maoisme à la fin des années 1960 (et leurs successeurs
continuent de se battre aux Philippines et au Pérou). C’est
l’expérience des islamistes armés luttant contre
l’Etat en Egypte et Algérie.
Pour les islamistes, la seule façon de sortir de l’impasse
serait de trouver des appuis auprès de groupes sociaux non
marginaux dans la population urbaine pauvre d’aujourd’hui,
autrement dit au sein de la masse des travailleurs de la moyenne
et de la grande industrie. Mais les idées de base de l’islamisme
rendent une telle solution impossible, puisque l’islam, même
dans ses formes les plus radicales, prône un retour à
la communauté (Umma), visant à une réconciliation
des riches et des pauvres, non au renversement des riches. Ainsi,
le programme économique du FIS présente comme une
alternative au “ capitalisme occidental ”, un projet de
“ petite industrie ” produisant pour les “ besoins
locaux ” qui ressemble à s’y méprendre à
la propagande électorale de nombreux partis conservateurs
libéraux dans le monde.90
La tentative par le FIS de créer des “ syndicats islamiques
” pendant l’été 1990, se faisait en mettant
l’accent sur les “ devoirs des travailleurs ”, parce
que, insistait-il, l’ancien régime leur accordait trop
de droits et “ habituait les travailleurs à ne pas travailler.
” La lutte des classes, soulignait-il “ n’existe
pas dans l’islam ”, car les textes sacrés n’en
parlent pas. Ce qu’il faut, c’est que l’employeur
traite ses employés de la même manière que le
fidèle doit traiter les esclaves qui sont à son service
d’après le Coran, c’est-à-dire comme des
“ frères ”.91
Il n’est donc pas étonnant qu’aucun des groupes
islamistes n’ait réussi à se forger une base
dans les entreprises dont les effectifs et la puissance atteindraient
ne serait-ce que le dixième de celle qu’ils ont construite
dans les quartiers. En l’absence d’une telle base, les
islamistes ne peuvent pas piloter le changement social, même
s’ils parviennent à provoquer l’effondrement d’un
régime. Les couches marginales de la société
peuvent parfois déclencher une crise grave au sein d’un
régime déjà instable, mais elles ne peuvent
déterminer l’issue de cette crise.
Les groupes islamistes pourraient provoquer une telle crise de régime
et faire écarter ses dirigeants. Mais ils ne peuvent empêcher
la classe dominante, qui a prospéré sous ces dirigeants,
de passer finalement, un marché avec les islamistes les moins
militants afin de garder le pouvoir. En attendant une telle crise,
les militants islamistes eux-mêmes subissent des pertes humaines
considérables en raison de la répression étatique.
C’est cette pression étatique qui pousse certains d’entre
eux à abandonner l’attaque directe contre le régime
pour l’option plus facile de l’attaque contre les “
impies ” et les minorités. Cette approche peut les conduire
à leur tour à se rapprocher de la majorité
modérée que sont les islamistes réformistes.
Il existe en fait une certaine dialectique dans le mouvement islamiste.
Les islamistes qui militent contre l’Etat ayant subi le traumatisme
d’une lutte armée infructueuse, font le dur apprentissage
de la soumission, se mettent à lutter pour imposer des comportements
islamiques, soit directement, soit par le moyen du réformisme
islamique. Mais ni l’une ni l’autre de ces options ne
permettent de répondre à l’immense frustration
des couches sociales qui se sont tournées vers l’islamisme.
C’est pourquoi on assiste sans arrêt à l’émergence
de nouveaux militants qui reviennent aux luttes armées, jusqu’à
ce qu’ils se heurtent aux dures limites de celles-ci parce
que dénuées de base sociale significative.
La prise de conscience des limites du réformisme islamiste
n’implique pas automatiquement l’adhésion à
une politique révolutionnaire. Les limites du réformisme
mènent plutôt ces groupes au terrorisme et à
la guérilla parce qu’il agissent sans avoir de base
de masse. Mais cela peut aussi les pousser à une stratégie
réactionnaire d’attaques menées contre des bouc-émissaires
rendus responsables des problèmes du système. Et comme
ces deux approches utilisent le même langage religieux, elles
se chevauchent souvent mutuellement.
Ceux qui veulent s’en prendre au régime, attaquent les
Coptes, les Berbères et les femmes non voilées. Ceux
qui haïssent instinctivement le système tombent dans
le piège de vouloir imposer la charia par la négociation
avec l’Etat. Et lorsque des divisions apparaissent entre groupes
rivaux - parfois si violentes que ceux-ci s’entretuent en s’accusant
“ d’apostasie ” (le fait de trahir l’islam authentique)
- la manière même dont elles sont exprimées
masque les causes sociales réelles de ces divisions. Si un
islamiste grimpe les échelons de la hiérarchie sociale
et abandonne la lutte, c’est seulement la preuve qu’en
tant que personne, il est un “ mauvais musulman ” (ou
même un apostat) ; en soi cela n’empêche pas un
autre islamiste ayant réussi son ascension sociale d’être
un “ bon musulman ”.
L’expérience
iranienne
Le régime islamique en Iran domine les débats sur
le renouveau islamique, de la même manière que le bilan
du stalinisme domine les débats sur le socialisme. Et bien
souvent, même à gauche, les conclusions qui en sont
tirées sont identiques. Les islamistes sont considérés,
tout comme les staliniens autrefois, comme la plus dangereuse de
toutes les forces politiques, capables d’imposer un totalitarisme
qui empêchera tout futur développement progressiste.
Pour les arrêter, il est nécessaire que la gauche s’unisse
à la bourgeoisie libérale92, et même qu’elle
soutienne des Etats non démocratiques dans leur répression
des groupes islamistes.93 Ce point de vue surestime la cohésion
du mouvement islamiste et lui attribue une capacité à
influer sur les événements historiques qu’il
n’a pas en réalité. De plus, il repose sur une
appréciation erronée du rôle de l’islam
pendant et après la révolution iranienne de 1979.
Cette révolution ne fut pas le fait de l’islamisme,
mais des énormes contradictions qui apparurent dans le régime
du Shah au cours de la dernière moitié des années
1970. La crise économique avait exacerbé les profondes
divisions qui existaient entre les branches du capitalisme moderne
associées à l’Etat, et d’autres branches
plus traditionnelles, centrées sur le bazar (celui-ci fournissant
les deux tiers du commerce de gros et les trois quarts du commerce
de détail). En même temps, la crise accentuait le mécontentement
des travailleurs et des paysans déracinés qui avait
récemment inondé les villes. Le clergé en révolte
se ralliait aux manifestations d’intellectuels et d’étudiants
auxquelles prirent aussi part les pauvres lors d’une série
de heurts violents avec la police et l’armée. Une vague
de grèves paralysa l’industrie et immobilisa les champs
pétrolifères, si importants pour l’économie
iranienne. Puis, au début février 1979, les guerilleros
de gauche, les Feddayin et ceux de la gauche islamiste, les Moudjahidins
du peuple, réussirent à fomenter de vastes mutineries
au sein de l’armée, provoquant ainsi un renversement
révolutionnaire du régime.
Une grande partie des insurgés s’était identifiée
à un islamiste en exil, l’Ayatollah Khomeyni. Son nom
était devenu le symbole de l’opposition à la
monarchie et sa résidence des environs de Paris avait servi
de point de rencontre entre les représentants des différentes
forces sociales impliquées dans la révolte : les bazaaris
et leur allié le clergé, l’opposition bourgeoise
libérale, les associations de professions libérales,
les étudiants et même les guerilleros de gauche. A
son retour à Téheran en janvier 1979, il devint le
chef symbolique de la révolution.
Pourtant à ce stade des événements, il était
loin de contrôler la situation, même s’il avait
un sens aigu de la tactique politique. Les événements
clé qui firent tomber le Shah - la généralisation
des grèves, les mutineries - furent tout à fait indépendants
de sa volonté. Et dans les mois qui suivirent la révolution,
Khomeyni n’était pas plus qu’un autre capable d’imposer
une autorité unique au soulèvement révolutionnaire.
Dans les villes, ce sont divers comités locaux (Komitehs)
qui exerçèrent de facto le pouvoir. Les universités
étaient aux mains de la gauche et des Moudjahidins. Dans
les usines, des shoras (conseils d’usine) disputaient le contrôle
de l’entreprise à la direction, forçant souvent
les anciens collaborateurs du régime du Shah à démissionner
en prenant en main eux-mêmes la production. Dans les régions
habitées par les minorités ethniques - le Kurdistan
au Nord-Ouest et le Khuzistan dans le Sud-Est arabophone - des mouvements
éclatèrent pour l’auto-détermination.
Et pour superviser d’en haut ce processus, il n’y avait
pas un, mais deux organes politiques. Le gouvernement provisoire
était dirigé par Bazargan, un islamiste “ modéré
” lié aux tendances modernes de la bourgeoisie (il avait
fondé les associations d’étudiants islamiques
dans les années 1950, puis l’Association des ingénieurs
islamiques). Mais parallèlement, existait le conseil révolutionnaire
nommé par Khomeyni, assurant le rôle d’autorité
concurrente. Autour de celui-ci se regroupait un groupe de religieux
et d’intellectuels islamistes proches du monde des bazaars.
Khomeyni et son Parti républicain islamique (PRI) réussirent
finalement à s’emparer de la quasi-totalité du
pouvoir. Mais il leur fallut deux ans et demi de compromis avec
différentes forces sociales qui auraient facilement pu échapper
à leur contrôle. Ils passèrent presque toute
l’année 1979 à collaborer avec Bazargan dans
le but de freiner l’influence des shoras dans les usines et
des mouvements nationalistes séparatistes. Ils utilisaient
un discours islamiste pour mobiliser des sections du lumpenprolétariat
des bidonvilles et les organiser en bandes, les Hezbollah, destinées
à attaquer la gauche, à imposer la “ moralité
” islamique (notamment à l’encontre des femmes
qui refusaient de porter le voile) et à aider l’armée
dans son entreprise d’écrasement des révoltes
séparatistes. On assista à une répression brutale
(l’exécution d’environ 100 personnes pour “
crimes sexuels ”, c’est-à-dire pour homosexualité
ou pour adultère, le meurtre d’activistes de gauche
et l’assassinat par balles de manifestants appartenant à
des minorités nationales) comme pour restaurer la “
normalité ” bourgeoise après un grand bouleversement
révolutionnaire. Mais au début de l’automne 1979,
le bilan du PRI n’était guère positif. D’une
part, s’il avait su mettre un frein au processus révolutionnaire,
ce sont les partisans de Bazargan qui en ressortaient renforcés.
Les conflits avec eux se multipliaient. Comme l’explique une
étude du mouvement de Bazargan :
“ Un an après la chute du Shah, il devenait évident
que les classes moyennes plus instruites et les forces politiques
qu’elles soutenaient [c’est-à-dire Bazargan] étaient
en train d’étendre leur influence en prenant le contrôle
de positions clef dans les médias, les organismes d’Etat
et en particulier les institutions éducatives [...]. La désintégration
de l’unité des forces révolutionnaires empêcha
les comités islamiques d’obtenir le soutien d’une
large majorité des employés des organisations ”94.
D’autre part, un mécontentement grandissant menaçait
de plus en plus d’échapper au contrôle des khomeinistes,
et était porteur pour la gauche laïque et islamique
qui se développait. La gauche était majoritaire parmi
les étudiants, malgré la première vague de
répression qu’elle avait subie en août 1979.
Dans les usines, les shoras avaient été affaiblies
par cette même répression. Beaucoup demeuraient pourtant
intacts une année après95 et la combativité
des travailleurs n’était en aucun cas brisée
: il y eut plus de 360 “ grèves, sit-in, et occupations
” en 1979-1980, 180 en 1980-1981 et 82 en 1981-1982.96
Le PRI ne pouvait reprendre les choses en mains que par un changement
d’orientation radical : il organisa donc la minorité
qui, chez les étudiants, le suivait plutôt que de soutenir
les Feddayins ou les Moudjahidins du peuple et la lança à
l’assaut de l’ambassade des Etats-Unis dont tout le personnel
fut pris en ôtage. Cette opération spectaculaire provoqua
une confrontation majeure avec la puissance impérialiste
la plus importante du monde. Une autre étude portant sur
cette période explique que “ les étudiants fondamentalistes
des “associations islamiques”, que leurs rivaux considéraient
comme réactionnaires et fanatiques quelques semaines auparavant,
se posaient maintenant en révolutionnaires purs et durs et
étaient acclamés par les masses chaque fois qu’il
faisaient une apparition aux portes de l’ambassade pour accorder
une interview aux journalistes ”97.
L’adoption d’une position anti-impérialiste en
apparence radicale s’accompagna d’une radicalisation de
la politique menée par le PRI sur les lieux de travail. Il
passa de la défense d’une grande partie des patrons
à l’agitation en faveur de leur révocation, sans
envisager néanmoins la prise du pouvoir par les conseils
d’usine mais par des “ patrons islamiques ” qui collaboreraient
avec les conseils islamiques, dont la gauche et les Moudjahidins,
considérés comme “ infidèles ”, étaient
automatiquement exclus.
Cette radicalisation valut au PRI une popularité nouvelle.
Il semblait mettre en pratique l’anti-impérialisme que
Bazargan et ses partisans avaient préconisé pendant
leurs longues années d’opposition au Shah, mais qu’ils
étaient en train d’abandonner, rétablissant de
nouvelles relations entre les Etats-Unis et l’Iran. De plus,
l’action du PRI semblait se placer dans la droite ligne de
certains des slogans les plus importants et les plus populaires
lancés par une gauche en plein essor - laïque comme
islamique - dans les mois qui avaient suivi la révolution
:
“ La prise de l’ambassade américaine permit aux
fondamentalistes de surmonter certaines de leurs difficultés
[...]. Ce coup de force aida les groupes islamistes qui prônaient
la souveraineté des religieux à mettre en pratique
leur politique et à réussir une opération délicate
: prendre le contrôle des organisations qui étaient
financées et contrôlées par la fraction la plus
instruite de la classe moyenne. Lorsque les étudiants qui
étaient fidèles aux religieux envahirent l’ambassade
des Etats-Unis, ceux que l’on avait considérés
comme des “ réactionnaires ” émergèrent
à nouveau comme étant les moteurs de la révolution,
capables de se débarrasser à la fois des modernistes
et des laïques [...]. C’était le début d’une
coalition nouvelle au sein de laquelle le rôle dirigeant revenait
à certains religieux et à leurs associés, les
bazaaris, tandis que l’on attribuait à de vastes sections
de la petite classe moyenne et du prolétariat urbain le statut
de fonctionnaires ”98.
Khomeyni et ses partisans ne gagnaient pas seulement en popularité,
ils se créaient aussi une base bien plus large au fur et
à mesure qu’ils destituaient, ou du moins menaçaient
de déstituer, les patrons et les fonctionnaires “ non
islamiques ” de l’ancien régime.
L’industrie, les médias, les forces armées et
la police, commençaient à être contrôlés
par une nouvelle couche sociale composée de personnes dont
la carrière dépendait de leur capacité à
mener campagne en faveur de la version khomeiniste de l’islamisme.
Quant aux membres des instances décisionnelles de l’ancien
pouvoir qui étaient restés en place, ils s’empressaient
de fournir des preuves de leur fondamentalisme en appliquant la
ligne du PRI.
Une grande réussite de Khomeyni et de ses partisans fut d’unir
derrière eux une grande partie de la classe moyenne - aussi
bien la petite bourgeoisie traditionnelle du bazaar, qu’une
grande partie de la première génération de
la nouvelle classe moyenne - dans une lutte visant à prendre
le contrôle de chaque échelon des instances décisionnelles
de pouvoir.
Le secret de son succès résidait dans sa capacité
à permettre à ceux qui le suivaient, à chaque
niveau de la société, d’allier l’enthousiasme
religieux à l’avancement personnel. L’ancien sous-directeur
d’une compagnie étrangère pouvait désormais
la diriger sous la coupe de l’Etat et avoir l’impression
qu’il remplissait son devoir religieux en servant la communauté
(l’Umma) ; celui qui avait vécu dans une profonde misère
au sein du sous-prolétariat pouvait désormais assurer
à la fois sa sécurité matérielle et
son épanouissement personnel en dirigeant un groupe de Hezbollah
dans son entreprise de purification de la société,
cette purification qui passait par l’élimination de
l'indécence ” et des “ infidèles
” qu’étaient les communistes.
Pour ceux qui avaient opté pour la politique de Khomeyni,
les perspectives qui s’ouvraient étaient considérables.
Les directeurs et les techniciens locaux et étrangers qui
avaient fui le pays dans les premiers mois du soulèvement
révolutionnaire avaient laissé derrière eux
130 000 postes à pourvoir.99 De plus, la purge menée
chez les directeurs, les fonctionnaires et les officiers de l’armée
“ non-islamiques ” ajoutait un nombre considérables
de postes vacants à ce total.
Il est intéressant de noter que la méthode qu’utilisaient
Khomeyni et ses partisans pour évincer leurs opposants et
confier le pouvoir à un parti unique n’avait rien de
spécifiquement islamiste. Ce n’était pas, contrairement
à ce qu’affirmaient beaucoup de gens horrifiés
par l’intolérance religieuse du régime, le résultat
d’une quelconque caractéristique “ irrationnelle
” ou “ médiévale ” du “ fondamentalisme
islamique ”. En fait, cette méthode était très
semblable à celle employée en divers lieux par de
nombreux partis basés sur des fractions de la petite bourgeoisie.
Elle fut notamment utilisée par les partis communistes d’Europe
de l’Est, malgré leur faiblesse, pour prendre le contrôle
de la société après 1945.100 Un prototype du
petit bourgeois qui allie ferveur idéologique et avancement
personnel nous est offert dans Le Père Goriot de Balzac,
dont le héros, un austère jacobin, fait fortune en
exploitant les pénuries créées par le soulèvement
révolutionnaire.
Un parti politique reposant sur une fraction de la petite bourgeoisie
qu’il organise autour d’une lutte pour son avancement
social ne peut prendre le pouvoir dans n’importe quelles circonstances.
La majorité des tentatives de ce genre échouent car
les formations petites bourgeoises sont trop faibles pour remettre
en cause le pouvoir de la classe dominante sans une mobilisation
de masse qui échapperait alors à leur contrôle.
Ainsi, lors de la révolution de 1974-1975 au Portugal, les
efforts du Parti communiste pour infiltrer les instances décisionnelles
du régime furent réduits à néant du
fait de la résistance organisée par les puissances
capitalistes occidentales d’une part, et d’autre part
par le regain du militantisme ouvrier par en bas. De telles tentatives
ne peuvent réussir que si, pour des raisons historiques spécifiques,
les classes sociales principales se trouvent paralysées.
Comme l’écrivait Tony Cliff dans une oeuvre majeure
de l’analyse marxiste, si la classe dirigeante en place est
trop faible pour se maintenir au pouvoir dans un contexte de crise
économique et d’insurrection populaire, et si la classe
ouvrière ne dispose pas de l’organisation indépendante
qui lui permettrait de prendre la tête du mouvement, certaines
fractions de l’intelligentsia peuvent alors s’emparer
du pouvoir, au nom de la mission dont ils se sentent investis :
celle de résoudre les problèmes de la société
dans son ensemble :
“ L’intelligentsia est également sensible au retard
économique de son pays. Sa participation au monde scientifique
et technique du XXe siècle lui fait cruellement ressentir
l’arriération de son propre pays. Ce sentiment est accentué
par le “chômage intellectuel” endémique dans
ces pays. Etant donné l’arriération économique
générale, le seul espoir pour la plupart des étudiants
est un emploi de fonctionnaire ; mais il n’y en a pas suffisamment,
loin s’en faut, pour satisfaire la demande.
“ La vie spirituelle des intellectuels traverse également
une crise. Dans un ancien ordre en décomposition, quand le
modèle traditionnel se désintègre, ils se sentent
en danger, déracinés, dépossédés
de valeurs solides. La dissolution d’une culture donne naissance
à une puissante impulsion vers une nouvelle intégration
qui doit être totale et dynamique pour remplir le vide social
et spirituel, et doit combiner ferveur religieuse avec nationalisme
militant. [...]
“ Ils espèrent des réformes par en haut et aimeraient
de tout coeur tendre le nouveau monde à un peuple reconnaissant,
plutôt que de voir la lutte d’émancipation d’un
peuple conscient et auto-organisé. Ils tiennent beaucoup
aux mesures destinées à tirer leur nation de la stagnation,
mais se préoccupent bien peu de la démocratie. [...]
“ Tout ceci fait que le capitalisme d’Etat totalitaire
est un but très séduisant pour les intellectuels.
”101
Bien que ces lignes aient été écrites pour
parler de l’attraction exercée par le stalinisme, le
maoïsme et le castrisme dans les pays du Tiers monde, son analyse
convient parfaitement au cas de l’intelligentsia islamiste
qui gravitait autour de Khomeyni en Iran. Contrairement à
ce que beaucoup de commentateurs de gauche ont cru à tort,
cette intelligentsia n’était pas simplement l’expression
d’un “ capitalisme marchand ”, “ parasite ”,
traditionnellement centré sur le bazaar et “ attardé
”.102 Elle n’était pas non plus l’expression
de la contre-révolution bourgeoise classique.103 Elle entreprenait
une réorganisation révolutionnaire de la propriété
et du contrôle du capital en Iran, tout en gardant intacts
les rapports de production capitalistes. Elle transférait
le grand capital anciennement possédé par les proches
du shah aux mains du gouvernement et d’organismes para-gouvernementaux
qu’elle contrôlait. Son discours officiel affirmait que
tout ceci était fait, bien entendu, dans l’intérêt
des opprimés, (la société qui absorbait l’empire
économique du Shah fut d’ailleurs nommée la fondation
des “ Mustafazin ” (les “ opprimés ”).
Bayat explique :
“ La prise du pouvoir par les religieux reflétait le
vide de pouvoir qui caractérisait l’Etat post-révolutionnaire.
Ni le prolétariat, ni la bourgeoisie n’étaient
capables d’exercer leur hégémonie politique.
La cause de cette incapacité réside dans leur développement
historique qui témoigne de la faiblesse de l’un et de
l’autre ”104.
Ou encore, comme l’explique Cliff au sujet de l’intelligentsia
des pays du Tiers monde : “ L’importance de l’intelligentsia
dans le mouvement révolutionnaire est en proportion directe
de l’arriération générale économique,
sociale et culturelle des masses dont elle est issue et s’est
élevée ”105.
Pour pouvoir affermir leur contrôle de l’Etat et d’une
partie du capital, Khomeyni et ses partisans devaient entretenir
des relations équilibrées avec les principales classes
sociales ; c’est pourquoi il leur fallut d’abord s’attaquer
à la gauche organisée, puis aux organisations bourgeoises
(Bazargan notamment), avant d’être en mesure de consolider
leur propre pouvoir. En 1979, cela signifiait travailler avec Bazargan
contre la gauche pour contenir la vague révolutionnaire,
puis faire un geste en direction de la gauche au moment de la prise
de l’ambassade des Etats-Unis afin d’isoler la bourgeoisie.
Au cours des années 1980, cela impliqua premièrement
un autre zig-zag, qui permit à une autre figure de l’islamisme
liée à la bourgeoisie en place, Bani Sadr, de devenir
président et, deuxièmement, de travailler avec lui
pour écraser les bastions de la gauche, autrement dit les
universités. Et lorsque le PRI proposa d’envoyer les
gangs islamiques, les Hezbollah, dans les universités pour
les purger des “ éléments anti-islamiques ”,
Bani Sadr acquiesca avec joie :
“ Les dirigeants du PRI comme les libéraux se rejoignaient
sur l’idée d’une révolution culturelle grâce
à l’action directe des gens mobilisés pour marcher
sur les campus universitaires [...]. Pour les libéraux, c’était
un moyen de se débarrasser des agitateurs de gauche dans
les institutions publiques, les usines et les zones rurales, et
ainsi de restaurer la stabilité politique et économique
du pays [...].
“ Les bandes de Hezbollahs envahirent les universités,
blessèrent et tuèrent des membres des groupes politiques
qui rejetaient la révolution culturelle, brûlèrent
les livres et les documents qui étaient considérés
comme “non-islamiques”. Le gouvernement fit fermer toutes
les universités pendant trois ans, au cours desquels les
programmes universitaires furent revus et corrigés. ”106
Pourtant, même à ce stade, les Khomeynistes gardaient
encore partiellement leur propre image d’hommes “ de gauche
”, en raison du discours anti-impérialiste qu’ils
utilisaient pour justifier leurs actes. Ils insistaient sur le fait
que se battre pour imposer les “ valeurs islamiques ”
était essentiel dans la lutte contre l'impérialisme
culturel ”, et que la gauche, puisqu’elle résistait
à cette idée, était en fait au service de l’impérialisme.
Une série d’événements extérieurs
les aidèrent à justifier cette politique. En effet,
c’était l’époque où les Etats-Unis
tentèrent sans succès de reprendre leur ambassade
en envoyant des hélicoptères de combat (qui entrèrent
en collision au-dessus du désert), où les shiites
manifestaient contre le gouvernement de Bahrein, où les partisans
de Khomeyni se soulevaient dans la province séoudienne de
Hasa, riche en pétrole, où des islamistes sunnites
en armes investirent la grande mosquée de la Mecque, et où
Saddam Hussein tentait de se faire bien voir des Etats-Unis et des
émirats arabes du Golfe en envahissant l’Iran. Ceci
permit aux khomeinistes de déclarer, à raison, que
les alliés de l’impérialisme attaquaient la révolution
et, à tort cette fois, qu’ils étaient les seuls
à pouvoir la défendre. Il n’est d’ailleurs
pas étonnant que Khomeyni lui-même ait considéré
cette attaque comme un “ don du ciel ”. Pendant l’hiver
1980-1981, la mobilisation maximale nécessaire pour repousser
les forces d’invasion fournit aux khomeinistes un prétexte
pour accroître leur mainmise aux dépens de la gauche
et du groupe de Bani Sadr. En juin-juillet 1981, ils purent écraser
l’une et l’autre et édifier une structure quasi
totalitaire.
Mais pourquoi la gauche fut-elle incapable d’empêcher
la montée du PRI ? On a souvent avancé après
coup que c’était parce qu’elle avait été
incapable de comprendre à temps qu’il lui fallait s’allier
à la bourgeoisie “ libérale ” et “
progressiste ”. C’est l’argument utilisé par
Halliday107. Mais il faut rappeler que la bourgeoisie libérale,
dirigée par Bazargan puis par Bani Sadr, était aux
côtés de Khomeyni dans ses campagnes contre les shoras
dans les usines et de purge dans les universités. Lorsqu’il
fallut savoir qui allait récolter les fruits de cette victoire
sur la gauche, les divisions éclatèrent. C’est
seulement lorsque Bani Sadr se rendit compte qu’il était
perdant dans l’affaire qu’il se joignit aux islamistes
de gauche, les Moudjahidins du peuple, dans une tentative avortée
de renverser le régime. (Il est intéressant de remarquer
que ce ne fut pas le cas de Bazargan, dont le parti continua d’opérer
dans la légalité, mais sans résultat).
Les khomeinistes manipulèrent habilement la bourgeoisie dite
libérale. L’écrasement de la gauche auquel elle
avait participé leur permit d’utiliser une rhétorique
anti-impérialiste pour mobiliser des fractions du prolétariat
urbain contre la bourgeoisie. Ils se servaient du gouffre béant
qui existait entre la misère des masses et le mode de vie
“ non islamique ” des riches. Une alliance avec la fraction
occidentalisée et riche de la bourgeoisie ne pouvait certainement
pas permettre à la gauche de résister à cette
manoeuvre.
Seule la mobilisation des travailleurs luttant pour leurs intérêts
propres aurait pu réellement saper l’influence des khomeinistes
et rejeter à la fois la fraction dite “ libérale
” de la bourgeoisie et le PRI dans une position défensive.
Les luttes des travailleurs avaient joué un rôle central
dans le renversement du Shah. On assista par la suite dans les grandes
usines à des luttes de grande envergure entre conseils d’usine
et patrons. Mais une fois le Shah écarté, les travailleurs
se cantonnèrent le plus souvent à des luttes isolées
et ne cherchèrent que rarement à prendre la tête
de tous les opprimés et les exploités. Les conseils
d’usines ne devinrent jamais des conseils ouvriers établis
sur le modèle des soviets russes de 1905 et 1917108. C’est
cette faiblesse qui les empêcha d’entraîner derrière
eux la masse des journaliers, des travailleurs indépendants,
des artisans et des commerçants totalement paupérisés
- c’est-à-dire le “ sous-prolétariat ”
- que les khomeinistes mobilisaient contre la gauche en utilisant
des slogans religieux.
Cette faiblesse du mouvement ouvrier résultait en partie
de facteurs objectifs. La classe ouvrière était divisée
entre les travailleurs des grandes usines modernes et ceux des petits
ateliers traditionnels (qui employaient le plus souvent les membres
d’une même famille ou leurs propriétaires). Les
zones où vivaient les travailleurs étaient souvent
dominées, du point de vue du nombre, par les secteurs appauvris
de la petite bourgeoisie : à Téhéran en 1980,
on dénombrait 750 000 “ marchands, revendeurs et petits
commerçants ”, contre environ 400 000 travailleurs employés
dans les grandes entreprises industrielles109. La majorité
des travailleurs étaient de fraîche date dans l’industrie
et avaient peu de tradition de lutte : 80 % étaient d’origine
rurale et 350 000 anciens paysans affluaient chaque année
dans les villes110. Un tiers d’entre eux seulement était
réellement alphabétisé et donc capable de lire
la presse de gauche, même si 80 % possédaient une télévision.
Enfin, l’ampleur de la répression qui avait eu lieu
sous le Shah faisait que le nombre de militants expérimentés
dans les entreprises était très faible.
Mais l’incapacité du mouvement ouvrier à prendre
la tête d’un mouvement de masse de plus grande envergure
ne s’explique pas uniquement par des facteurs objectifs. Il
y a eu aussi les déficiences politiques des immenses forces
de gauche au cours des mois qui suivirent la révolution.
Les Feddayins et les Moudjahidins du peuple attiraient des milliers
de personnes lors de leurs meetings. Aux élections du printemps
1980, à Téhéran, les Moudjahidins obtinrent
un quart des voix. Mais Feddayins comme Moudjahidins avaient une
tradition guérillériste et accordaient peu d’attention
à l’action dans les entreprises. C’est dans les
universités et non dans les usines que se trouvaient leurs
bastions. C’est ainsi que les Moudjahidins du peuple avaient
cinq “ fronts ” d’intervention : une organisation
clandestine pour préparer la “ lutte armée ”,
un front de la jeunesse, un front des femmes, un front des bazaari
et un front des travailleurs, qui de toute évidence n’était
pas leur priorité absolue.
De plus, même quand des militants ouvriers se joignaient à
elles, les grandes organisations de gauche n’avaient pas grand
chose à leur dire. Au cours des huit mois cruciaux de la
révolution, leurs critiques du nouveau régime étaient
timides, et se concentraient essentiellement sur son incapacité
à remettre en cause l’impérialisme. La politique
des Moudjahidins du peuple, par exemple, “ consistait à
éviter soigneusement toute confrontation avec le cabinet
fantôme des religieux. A la fin février, quand les
Feddayins organisèrent à Téhéran une
manifestation de plus de 80 000 personnes pour réclamer la
réforme agraire, la fin de la censure de la presse et la
dissolution des forces armées, les Moudjahidins restèrent
en retrait. Et début mars, quand les femmes qui avaient reçu
une éducation à l’occidentale célébrèrent
la journée internationale des femmes en manifestant contre
l’abrogation de la loi de protection familiale par Khomeyni,
le port du voile obligatoire dans les administrations gouvernementales
et leur mise à l’écart du pouvoir judiciaire
en tant que “genre moins impartial”, les Moudjahidins
dénoncèrent ces revendications “qui semaient
la division et affaiblissaient la révolution face aux attaques
de l’impérialisme”. A la fin mars, quand des adeptes
zélés de la matraque attaquèrent les bureaux
de l’Ayandegan, journal anticlérical, les Moudjahidins
restèrent silencieux. Ils s’opposèrent au boycott
du référendum sur la république islamique et
la lutte pour l’autonomie du Kurdistan. Si la nation ne restait
pas unie derrière l’imam Khomeyni, insistaient les Moudjahidins,
les impérialistes seraient tentés de répéter
leur exploit de 1953" ”111.
En août, les Moudjahidins ne condamnèrent pas l’attaque
du quartier général des Feddayins par des gangs armés.
Ils évitèrent toute confrontation avec les candidats
du PRI lors des élections à l’Assemblée
des experts de 1979.
Après l’occupation de l’ambassade américaine,
la gauche se montra encore moins critique qu’avant à
l’égard de Khomeyni. Khomeyni parvint à faire
complètement éclater l’opposition de gauche.
Il déclarait désormais que tous les problèmes
qui apparaissaient dans les usines, parmi les femmes et au sein
des minorités nationales, étaient dus à l’impérialisme
américain. C’était l’impérialisme
américain qui s’attaquait au gouvernement au Kurdistan,
dans le Tabriz, le Torkamansahra et le Khuzistan. Les femmes qui
s’opposaient aux lois islamiques étaient des agents
américains ou sionistes. Et les travailleurs qui résistaient
aux shoras étaient des agents de l’impérialisme.
“ Le parti Tudeh s’inclinait face aux arguments de Khomeyni
et soutenait sa politique. Les plus grandes organisations de gauche
- les Feddayins, les Moudjahidins, et Paykar - se coupèrent
également des luttes, abandonnant ainsi les militants ouvriers,
les femmes et les minorités nationales, au sein desquels
ils étaient pourtant fortement implantés ”112.
Le parti Tudeh (parti communiste pro-soviétique) et la majorité
des Feddayins continuèrent à soutenir Khomeyni jusqu’à
ce que celui-ci ait pleinement consolidé son autorité,
c’est-à-dire jusqu’en 1982, époque à
laquelle il se retourna contre eux.
A mesure que le temps passait, la gauche accumulait les erreurs.
Alors que les Feddayins abandonnaient toute critique à l’égard
du gouvernement après la prise de l’ambassade des Etats-Unis,
les Moudjahidins du peuple adoptaient finalement une position contraire
et déclaraient une opposition ouverte au régime à
partir de la fin 1980 (c’est-à-dire après l’attaque
menée par le régime contre les partisans des Moudjahidins
dans les universités). S’obstinant dans leur stratégie
guérillériste, ils adoptèrent des positions
qui firent le jeu du régime : ainsi, il s’allièrent
à Bani Sadr afin de déclencher une lutte directe pour
le pouvoir, divorcée des combats quotidiens des gens. Les
manifestations de masse n’ayant pas suffi à renverser
le régime, les chefs des Moudjahidins s’enfuirent en
exil, tandis que leurs activistes clandestins lançaient une
vague d’attentats contre des personnages-clefs du régime
: “ L’attentat à la bombe contre le siège
du PRI en juin 1981, dans laquelle l’Ayatollah Beheshté
- le président du parti - et de nombreux autres cadres et
dirigeants du PRI trouvèrent la mort, fournit aux Ulamas
- c’est-à-dire au clergé - un prétexte
pour déclencher contre l’opposition une campagne de
terreur sans précédent dans l’histoire contemporaine
de l’Iran. ”113.
La gauche s’était alliée à un représentant
de la bourgeoisie pour mener une campagne d’assassinats visant
des personnes qui, aux yeux des masses, menaient une politique anti-impérialiste.
Il n’est donc pas étonnant que les petits bourgeois
paupérisés et les prolétaires qui soutenaient
le PRI aient approuvé les attaques que les dirigeants khomeinistes
lançaient contre la gauche. Pour ces derniers, il était
facile de présenter la gauche comme l’alliée
des pays impérialistes qui s’attaquaient à la
révolution. Cet argument trouva encore plus de crédit
lorsque, deux ans plus tard, les Moudjahidins du peuple soutinrent
l’offensive de l’armée iraquienne contre l’Iran.
En fait, les Moudjahidins tombaient dans tous les travers qui caractérisent
la nouvelle petite bourgeoisie radicale dans de nombreux pays du
Tiers monde, qu’elle soit organisée en partis islamistes,
maoïstes ou nationalistes. Pour celle-ci, la lutte politique
doit s’appuyer sur une minorité, une avant-garde complètement
isolée des luttes de masse. Le combat pour le pouvoir est
réduit au coup d’Etat d’un côté, et
à l’alliance avec des forces bourgeoises de l’autre.
Avec de tels “ dirigeants ”, il n’est pas étonnant
que les travailleurs les plus radicaux ne soient pas parvenu à
transformer les luttes militantes dans des usines isolées
en mouvement capable de rassembler derrière lui la masse
des ouvriers et des paysans. Le PRI s’empressa de combler le
vide politique qui en résulta.
Bien sûr, la gauche dans son ensemble ne fit pas autant d’erreurs
que les Moudjahidins, la majorité des Feddayins ou du parti
Tudeh. Mais ces mouvements constituaient les forces majeures vers
lesquelles se tournaient ceux qui avaient été radicalisés
par l’expérience révolutionnaire. Leurs erreurs
permirent aux khomeynistes de garder l’initiative. Ils purent
ainsi transformer un Etat affaibli en un puissant instrument, capable
de la répression la plus sanglante.
Enfin, même ceux qui, à gauche, ne commettaient pas
des erreurs aussi graves que celles des Moudjahidins, des Feddayins
ou du parti Tudeh, commettaient leurs propres erreurs. Ils avaient
tous été formés à l’école
du stalinisme ou du maoïsme, qui les incitait à rechercher
une section “ progressiste ” de la bourgeoisie ou de la
petite bourgeoisie pour mener la lutte. S’ils décidaient
que tel mouvement faisait partie de la petite bourgeoisie “
progressiste ”, ou “ anti-impérialiste ”,
ils faisaient taire toute critique. Et, s’ils décidaient
qu’un mouvement n’en faisait pas partie, alors ils en
concluaient que ce mouvement ne pourrait jamais s’engager dans
une lutte contre l’impérialisme. Ce qu’ils ne comprenaient
pas, c’est qu’à maintes reprises dans le Tiers
monde, des dirigeants bourgeois ou petit-bourgeois qui sont pro-capitalistes
et extrêmement réactionnaires dans leurs attitudes
sociales, ont été entraînés malgré
eux dans des conflits contre l’impérialisme. Ce fut
notamment le cas de Kemal Ataturk en Turquie, de Grivas et Makarios
à Chypre, de Kenyatta au Kenya, de Nehru et de Gandhi en
Inde, et très récemment de Saddam Hussein en Irak.
Ceci leur a d’ailleurs souvent valu une grande popularité
auprès de ceux qu’ils sont résolus à exploiter
et à opprimer.
La gauche ne peut minimiser ce fait, que ce soit en portant aux
nues ces héros “ progressistes ” et “ anti-impérialistes
”, ou en prétendant que la confrontation avec l’impérialisme
n’est pas ce qui compte. Au contraire, la gauche doit à
tout prix préserver son indépendance politique propre,
en critiquant publiquement ce genre de personnages, à la
fois pour leur politique intérieure, et pour leurs erreurs
inévitables dans la lutte contre l’impérialisme,
tout en démontrant clairement que Malheureusement, la quasi-totalité
de la gauche iranienne alla de volte-face en volte-face et d’erreur
en erreur, si bien qu’elle finit par adopter une position de
neutralité dans les derniers mois de la première guerre
du Golfe, lorsque la flotte américaine intervint directement
pour porter un coup décisif à l’Iran. Elle ne
comprit pas qu’il existait des moyens de prendre une position
anti-impérialiste tout en renforçant la lutte contre
le régime iranien à l’intérieur. (En dénonçant
le refus du régime de faire payer la guerre aux riches ;
en critiquant la tactique barbare et futile des “ vagues humaines
”, qui consistait à envoyer des troupes d’infanterie
légère se faire massacrer dans des attaques frontales
contre des positions iraquiennes défendues comme des forteresses
; en condamnant l’incapacité du régime à
proposer un programme visant à soulever les minorités
et les travailleurs irakiens contre Saddam Hussein ; en dénonçant
la volonté d’obtenir des réparations de guerre
qui faisait payer le peuple irakien pour les crimes de ses dirigeants,
etc.). Au lieu de cela, la gauche adopta une position qui la coupa
de tous ceux qui en Iran se souvenaient de ce que l’impérialisme
avait fait subir à ce pays et qui se rendaient compte qu’il
reviendrait à la charge si on lui en laissait l’occasion.
La victoire des khomeinistes en Iran n’était donc pas
inévitable ; de plus cette victoire ne prouve pas que l’islamisme
soit seulement une force réactionnaire contre laquelle la
gauche doit être prête à vendre son âme
au diable impérialiste (ou plutôt au grand Satan),
et à ses alliés locaux. Elle ne fait que confirmer
qu’en l’absence d’une direction ouvrière indépendante,
un soulèvement révolutionnaire peut conduire à
un retour de la loi bourgeoise sous l’égide d’un
Etat autoritaire et répressif, contrôlé par
un parti unique. Et l’ingrédient secret de ce processus
n’était pas le caractère soi-disant “ médiéval
” de l’islam, mais le vide créé par le fait
que les organisations socialistes aient été incapables
de donner à une classe ouvrière inexpérimentée
mais très combative la direction politique dont elle avait
besoin.
Les
contradictions de l’islamisme : le cas du Soudan.
L’Iran n’est pas le seul pays dans lequel les islamistes
soient arrivés au pouvoir. Depuis quelques années
les Frères musulmans soudanais, les Ikhwan al Muslimin, influencent
de manière décisive le gouvernement militaire au travers
du Front islamique national (FIN).
A sa naissance dans les années 1940, la fraternité
soudanaise était une ramification des Frères musulmans
de Banna en Egypte. Mais après l’écrasement de
son organisation soeur par Nasser dans les années 1950, elle
acquit son existence propre et ses propres doctrines. Cette organisation
apparut à l’Université de Khartoum, où
elle s’engagea dans une lutte contre les communistes pour le
contrôle de la population estudiantine. Ceci détermina
sa première direction politique qui mettait en avant les
éléments radicaux contenus dans l’islamisme.
Mais dans les années 1960, la nouvelle direction, sous l’égide
de Hassan al-Turabi, parvint à élargir la base de
l’organisation, qui rassemblait désormais des milliers
de nouveaux-venus autour des 2 000 membres qui constituaient le
noyau d’origine. “ On assista également à
une diversification significative des effectifs, avec l’arrivée
d’ulamas, d’imams, de marchands, de chefs sufi entre autres,
même si la proportion d’éléments n’ayant
pas reçu une éducation moderne restait très
faible parmi les militants actifs ”114. Dans les années
1980, cette proportion augmenta grâce à l’émergence
(avec l’aide de l’Etat) d’un secteur financier “
islamique ” : “ La politique de la banque islamique, qui
privilégiait les religieux, fut très utile à
l’Ikhwan ”. Les institutions islamiques permirent “
permit la formation d’une classe totalement nouvelle d’hommes
d’affaires qui firent fortune du jour au lendemain ” et
“ ouvrirent des perspectives inouïes de mobilité
économique pour des gens qui sans cela auraient été
dans le meilleur des cas hauts fonctionnaires ”. La Fraternité
n’était pas propriétaire des banques islamiques
: celles-ci étaient financées conjointement par des
fonds saoudiens et des capitaux locaux. Mais elle exerçait
un poids considérable par sa capacité à “
orienter les prêts et autres avances aux clients ”115.
Ceci valut à la Fraternité des soutiens parmi les
nouveaux riches et au sein de la machine d’Etat elle-même
: “ Le mouvement reposait toujours sur un noyau dur d’activistes
employés pour la plupart de professions libérales
et ayant reçu une éducation moderne, mais un contingent
important d’hommes d’affaires (ou d’employés
des professions libérales devenus cadres supérieurs)
commençait à acquérir un poids significatif
”116.
Lors des élections qui suivirent le renversement du régime
dictatorial de Numeiry en 1986, le front de la fraternité,
le FIN, ne remporta que 18,5 % des voix, la plupart allant aux partis
traditionnels. Mais il rafla 23 des 28 sièges élus
par les universitaires. Le FIN s’attirait un soutien suffisamment
important d’une fraction des classes moyennes urbaines et des
hommes d’affaires pour être l’allié naturel
des figures-clé de l’armée. En 1989, un coup
d’Etat porta le général Bashir à la tête
du pays, mais le pouvoir réel semblait être aux mains
du FIN. Et depuis, Khartoum est devenu un des centres du mouvement
islamiste international, un pôle d’attraction des activistes
capable de rivaliser avec Téhéran et Riyadh.
Pourtant, l’ascension de la Fraternité soudanaise vers
le pouvoir n’a pas été facile. Elle a plus d’une
fois été sur le point de perdre de nombreux membres
et une grande partie de sa popularité. Et son maintien au
pouvoir est loin d’être assuré.
Pendant que les rivaux du FIN choisissaient d’entrer au gouvernement,
Turabi a cherché à construire la Fraternité
et à étendre l’influence de celle-ci en menant
une politique d’agitation dans le milieu étudiant, auprès
de la classe moyenne et, dans une certaine mesure, des travailleurs
; mais ensuite il a saisi toutes les occasions de faire partie du
gouvernement afin d’accroître l’influence de la
Fraternité à chaque échelon de la hiérarchie
d’Etat. C’est ce qu’il fit une première fois
au début des années 1960. L’agitation entretenue
par la Fraternité parmi les étudiants contribua à
précipiter la révolution d’octobre 1964 qui rassemblait
étudiants, classes moyennes des professions libérales
et travailleurs. La Fraternité utilisa ensuite son influence
dans le nouveau gouvernement pour apaiser la vague de radicalisation
et pour obtenir l’interdiction des communistes, ce qui lui
permit de gagner à sa cause certains groupes privilégiés
conservateurs.
La Fraternité manoeuvra de la même façon en
mai 1969, après le coup d’Etat militaire qui mit le
général Gaafar-al-Numeiry au pouvoir. Pendant un temps,
il réprima la Fraternité et les partis traditionnels.
Mais ce passage dans l’opposition permit à celle-ci
de regagner une partie du soutien populaire qu’elle avait perdu
lorsqu’elle était au gouvernement, en prenant la tête
du mouvement d’agitation sur les conditions de travail des
étudiants, pour finalement échouer dans sa tentative
de soulèvement étudiant contre le régime en
1973. Puis, à la fin des années 1970, elle profita
de la “ réconciliation nationale ” proposée
par Numeiry pour s’allier au régime dans lequel Turabi
devint ministre de la Justice “ chargé d’examiner
la législation afin de la rendre conforme à la charia
”117. C’est pendant cette période qu’elle
utilisa le développement du secteur financier islamique pour
plonger ses racines parmi les propriétaires de capitaux.
C’est également à cette époque qu’elle
commença à convaincre certains officiers de l’armée.
Mais ces manoeuvres provoquaient des tensions continuelles au sein
de la Fraternité et menacèrent à plusieurs
reprises d’éclatement la base plus large qui la soutenait.
Les cadres de la première heure, ceux qui étaient
dans la Fraternité depuis le début des années
1950, n’appréciaient pas du tout la manière qu’avait
leur chef de chercher le soutien de l’élite traditionnelle
et des nouveaux riches. Les méthodes de Turabi ne correspondaient
pas du tout à la notion originelle d’avant-garde islamique
qu’ils avaient défendue lorsqu’ils étaient
étudiants radicaux dans les années 1940. Ils avaient
l’impression que leur chef édulcorait les idées
islamiques afin de gagner en respectabilité, en particulier
lorsqu’il décida de recruter des femmes, appuya leur
lutte pour le droit de vote et apporta son soutien à une
brochure qui affirmait que le “ véritable ” islam
devait leur donner les mêmes droits qu’aux hommes118.
Aux yeux des dissidents, il cédait tout simplement aux volontés
des classes moyennes laïques. En outre, la conduite non-islamique
de Numeiry, et en particulier son penchant pour la boisson, étaient
de notoriété publique. Un groupe composé des
membres les plus anciens préférait le radicalisme
d’un Qotb et quitta finalement la Fraternité pour former
sa propre organisation en lien avec la Fraternité musulmane
Egyptienne119.
Sa collaboration avec un régime de plus en plus impopulaire
commençait à faire perdre des partisans à la
Fraternité. On assista au début des années
1980 à la montée d’une vague d’agitation
populaire contre Numeiry, avec des manifestations estudiantines
en 1981-1982, une grève des cheminots en 1982, des mutineries
de soldats dans le Sud en 1983, suivies par des grèves des
juges et des docteurs. Pendant cette période, la Fraternité
devint la seule force - en dehors du régime lui-même
- qui continuait de soutenir Numeiry, et elle commença à
craindre d’être détruite en même temps que
le dictateur lorsque celui-ci finirait par tomber.
Numeiry tenta alors une dernière fois son va-tout : il annonça
l’introduction de la charia dans la constitution. La Fraternité
n’avait d’autre choix que de le soutenir, puisque pendant
plus de trente ans elle avait présenté le “ retour
à la charia ” comme la solution à tous les problèmes
du Soudan. C’était l’unique slogan qui rattachait
sa conception de la réforme aux traditions islamiques de
la masse des gens qui ne faisaient pas partie de la classe moyenne
urbaine. La Fraternité se lança donc dans une campagne
d’agitation en faveur de la mise en application de la charia,
en dépit de la résistance des juges et d’une
grande partie du système judiciaire. Un million de gens se
joignirent à une manifestation de la Fraternité réclamant
une conférence internationale sur la mise en application
de la charia, et des membres de la Fraternité aidèrent
à constituer les cours spéciales de la charia établies
par Numeiry.
Ceci augmenta l’influence de la Fraternité parmi certains
cercles traditionalistes, surtout lorsque les cours de justice s’en
prirent à des personnalités très connues et
dévoilèrent leur corruption au grand jour. De plus,
par le pouvoir qu’elle exerçait désormais, la
Fraternité attirait aussi les membres de l’appareil
d’Etat qui voulaient de l’avancement. Mais ces mesures,
qui valurent à la Fraternité une grande popularité
auprès de certaines fractions traditionalistes de la population
et une influence croissante auprès de certains membres du
gouvernement, renforcèrent aussi le mécontentement
que toute une partie de la population éprouvait à
son égard. Ces mesures contrariaient les laïcs et ceux
qui croyaient en d’autres religions que l’islam (la majorité
de la population dans le Sud du pays) sans être pour autant
capable d’améliorer les conditions de vie des masses
musulmanes. Le mythe de la charia était celui d’un nouveau
système judiciaire qui mettrait fin à toutes les injustices.
Mais ceci ne pouvait se faire par une réforme uniquement
judiciaire, et encore moins sous la houlette d’un régime
corrompu et impopulaire. La nouvelle loi ne retenait donc de la
charia que les aspects punitifs, le Hudud qui préconisait
l’amputation des voleurs, la lapidation pour adultère,
etc.
Dans les années 1960, c’est en partie parce qu’elle
minimisait cet aspect de la charia que la Fraternité avait
réussi à attirer des représentants de l’intelligentsia
urbaine. La vision qu’avait Turabi de l’orthodoxie islamique
consistait à “ contourner la question en insistant sur
le fait que le Hudud n’était applicable que dans une
société islamique idéale au sein de laquelle
la pauvreté aurait complètement disparu ”120.
Quoiqu’il en soit, la preuve la plus tangible de la transformation
du système judiciaire par la charia était désormais
le recours à ce genre de châtiments, et Turabi opéra
un virage à cent quatre-vingts degrés en attaquant
ceux qui affirmaient que la moralité ne pouvait être
imposée par la loi121.
Aux cours de justice chargées d’appliquer la charia
s'ajoutait un autre sujet de mécontentement : le secteur
financier islamique, qui avait certes propulsé certains membres
de la classe moyenne au sommet de la hiérarchie dans d’importants
secteurs, mais qui en avait inévitablement laissé
pour compte beaucoup d’autres :
“ Ce mécontentement avait pour origine le favoritisme
dont jouissaient les membres de l’Ikwan, qui constituaient
aux yeux des hommes d’affaires et des milliers de postulants
à une ascension sociale dans ce milieu, la raison principale
pour laquelle ils ne pouvaient bénéficier des possibilités
du nouveau système ”122.
Les Frères musulmans, en raison de leur alliance avec Numeiry
sur la question de la charia, finirent par fermer les yeux sur tous
ses agissements, malgré la contestation grandissante qu’il
suscitait. Et bien que Numeiry, sous la pression des Etats-Unis,
se soit finalement retourné contre les Frères musulmans
juste avant le soulèvement populaire qui provoqua sa chute,
il était trop tard pour qu’on associe la Fraternité
musulmane avec la révolution.
Mais la Fraternité survécut et devint en quatre ans
plus puissante que jamais, parce qu’elle proposa aux officiers
de l’armée qui s’étaient finalement retournés
contre Numeiry quelque chose qu’elle était seule à
posséder : des milliers de membres actifs prêts à
leur prêter main-forte dans la guerre civile sans pitié
contre les rebelles non musulmans au sud du pays et dans la répression
des mouvements de contestation au Nord. Les forces laïques
qui s’étaient coalisées pour renverser Numeiry,
paralysées par leurs intérêts de classes opposés,
étaient incapables de canaliser la colère pour créer
un mouvement visant à une transformation radicale de la société
impliquant une redistribution complète des richesses et l’auto-détermination
du Sud du pays. Elles étaient tout aussi incapables d’écraser
cette colère. Ceci conforta les militaires dans l’idée
que les Frères musulmans étaient les seuls à
pouvoir imposer la stabilité, surtout après l’immense
manifestation organisée par la Fraternité pour dénoncer
toute concession faite aux rebelles du Sud et qui fut une véritable
démonstration de force. A tel point qu’en 1989, lorsque
les militaires prirent une fois de plus le pouvoir, ils firent appel
aux Frères musulmans pour saborder l’accord de paix
que négociait le gouvernement avec les rebelles.
Mais depuis qu’elle est au pouvoir, la Fraternité s’est
montrée incapable de proposer autre chose qu’une répression
de plus en plus sévère, agrémentée de
vocabulaire religieux, pour résoudre les problèmes
auxquels est confronté le régime. En mars 1991, la
charia fut réintroduite et avec elle les châtiments
du Hudud. A la guerre dans le Sud s’est ajoutée depuis
la répression menée contre d’autres communautés
non arabes, dont les Fur et les Nuba, et ce malgré les promesses
faites par Turabi lorsqu’il était dans l’opposition
de s’opposer à toute forme d’islam reposant sur
le chauvinisme arabe. La répression contre ceux qui s’opposèrent
à la guerre dans le Sud s’est traduite par nombre de
condamnations à mort dont celle prononcée il y a deux
ans à Dafur contre un groupe de personnes accusées
d'incitation à la guerre contre l’Etat et
détention illégale d’armes ”. Un homme a
même été condamné à la pendaison
et à la crucifixion publique123. Dans la période qui
a précédé les élections dans les syndicats
et les organisations professionnelles, des gens ont dénoncé
le recours à l’intimidation, aux arrestations et à
la torture124. La répression frappe même certains des
traditionalistes qui soutenaient la campagne d’islamisation.
Le régime a resserré son étau sur les sectes
Sufi, “ dont les sermons alimentent le mécontentement
populaire ”125. La majorité attribue au régime
et aux Frères musulmans l’attentat à la bombe
qui a détruit une mosquée Sufi il y a quelques mois,
faisant seize morts.
Mais la répression n’a permis qu’une stabilité
provisoire du régime. Il y a deux ans, une série d’émeutes
a éclaté dans les villes à la suite des restrictions
et de la hausse des prix. A la méfiance initiale du régime
à l’égard du FMI a succédé un Programme
d’assainissement de l’économie reposant sur la
“ libération de l’économie ”, ce qui
“ implique la mise en place de nombreuses mesures préconisées
par le FMI dans le passé ”126, et donc de nouvelles
négociations avec le Fonds monétaire international.
Ces mesures ont provoqué une dégradation très
sévère du niveau de vie, une exacerbation des tensions
et une multiplication des émeutes.
De plus, le régime se retrouve isolé des autres grandes
puissances islamiques : en s’opposant à l’Iran
lors de la première guerre du Golfe, la Fraternité
musulmane a rompu tout lien avec ce pays. Plus tard, en soutenant
l’Irak lors de la seconde guerre du Golfe, elle s’est
coupée de l’Arabie Saoudite. C’est sans doute pour
cela qu’elle a voulu apparaître comme un pôle d’attraction
pour les islamistes qui ne se reconnaissent pas dans la politique
de ces deux pays et dans celle de la Fraternité musulmane
égyptienne, même si la politique menée par Turabi
depuis trente ans est bien loin du radicalisme prôné
par ces groupes islamistes.
Pourtant, la Fraternité soudanaise elle-même est soumise
à des pressions énormes. “ On parle d’une
scission du FIN entre les plus zélés et la fraction
relativement plus modérée, cette dernière rejoignant
l’aile conservatrice du Parti de l’Oumma et du PUD [les
deux principaux partis traditionnels]. Le FIN est divisé
entre les anciens qui sont prêts à négocier
avec les partis laïcs et les jeunes qui refusent tous compromis
”127.
Il est important de préciser une dernière chose en
ce qui concerne le Soudan. L’accession au pouvoir de la Fraternité
musulmane n’a rien de miraculeux. L’explication de cette
ascension réside bien plutôt dans l’incapacité
d’autres forces politiques à proposer des solutions
permettant de sortir de l’impasse grandissante dans laquelle
se trouve le pays. Dans les années 1950 et 1960, le Parti
communiste était plus puissant que la Fraternité musulmane.
Il rivalisait avec la Fraternité dans le milieu étudiant
et avait acquis une certaine influence auprès des syndicalistes
des villes. Mais en 1964 et en 1969, il choisit d’utiliser
cette influence non pour présenter un programme de changement
révolutionnaire, mais pour prendre part à des gouvernements
non-révolutionnaires qui se retournèrent contre lui
une fois qu’il avait réussi à calmer la vague
d’agitation populaire. C’est tout particulièrement
le soutien qu’il apporta à Numeiry dans les premières
années qui permit à la Fraternité musulmane
de prendre la tête du mouvement étudiant et de saper
la base des communistes.
Conclusions
La gauche a commis une erreur en considérant les mouvements
islamistes soit comme automatiquement réactionnaires et “
fascistes ”, soit comme automatiquement “ anti-impérialistes
” et “ progressistes ”. L’islamisme radical,
avec son projet de reconstitution de la société sur
le modèle établi par Mohamed dans l’Arabie du
VIIe siècle, est en fait une “ utopie ” émanant
d’une fraction déchue de la nouvelle petite bourgeoisie.
Comme pour toute “ utopie petite bourgeoise ”128, ses
partisans sont en fait face au choix entre une lutte héroïque
mais désespérée pour imposer cette utopie à
ceux qui dirigent la société, et celui de se compromettre
avec eux, fournissant ainsi un vernis idéologique à
la perpétuation de l’oppression et de l’exploitation.
C’est cela qui conduit inévitablement à des scissions
entre une aile radicale et terroriste de l’islamisme, et une
aile réformiste. C’est aussi cela qui conduit un certain
nombre de “ radicaux ” à passer de l’utilisation
des armes afin de créer une société débarrassée
des oppresseurs, à l’utilisation de ces mêmes
armes pour imposer à des individus des comportements “
islamiques ”.
Les socialistes ne peuvent considérer les petits bourgeois
utopistes comme leurs ennemis principaux. Ils ne sont pas responsables
du système capitaliste mondial, de la soumission de milliards
de personnes à la dynamique aveugle de l’accumulation
capitaliste, du pillage de continents entiers par les banques ou
des machinations qui ont eu pour conséquence une succession
de guerres effrayantes depuis la proclamation du “ Nouvel ordre
mondial ”. Ils n’ont pas été responsables
des horreurs de la première guerre du Golfe, qui commença
par la volonté de Saddam Hussein de jouer pour les Etats-Unis
et les monarchies du Golfe, et s’acheva par l’intervention
américaine aux côtés de l’Irak. Ils n’ont
pas été responsables des massacres au Liban, lors
desquels l’offensive des phalangistes, l’intervention
syrienne contre la gauche et l’invasion israélienne,
ont créé les conditions qui ont donné naissance
au militantisme chiite. Ils ne sont pas responsables de la seconde
guerre du Golfe, avec ses “ frappes chirurgicales ” sur
les hôpitaux de Bagdad et le massacre de 80 000 personnes
alors qu’elles fuyaient du Koweit vers Basra. La pauvreté,
la misère, les persécutions, la négation des
droits de l’Homme, existeraient encore dans des pays tels que
l’Egypte et l’Algérie même si les islamistes
disparaissaient demain.
Pour toutes ces raisons, les socialistes révolutionnaires
ne peuvent apporter leur soutien à l’Etat contre les
islamistes. Ceux qui lui apportent leur soutien en le justifiant
par la menace que les islamistes font peser sur les valeurs séculières,
ne font que leur rendre la tâche plus facile de présenter
la gauche comme une composante de la conspiration “ impie ”
et “ séculière ” des oppresseurs contre
les fractions les plus pauvres de la société. Ils
répètent les erreurs commises par la gauche en Algérie
et en Egypte lorsqu’elle chantait les louanges à des
régimes qui ne faisaient rien pour la masse de la population,
les présentant comme “ progressistes ” - des erreurs
qui ont permis aux islamistes de croître. Et ils oublient
que tout appui que l’Etat apporterait aux valeurs séculières
ne serait que purement contingent : lorsque cela lui conviendra,
il conclura un accord avec les islamistes les plus conservateurs
pour imposer des parties de la charia - en particulier celles qui
infligent de lourdes peines à la population - contre leur
collaboration, afin d’écarter les radicaux et anéantir
leur espoir d’abolir l’oppression. C’est ce qui s’est
produit au Pakistan sous Zia et au Soudan de Numeiry, et c’est
apparemment la solution que l’administration Clinton a conseillé
aux généraux algériens.
Mais les socialistes ne peuvent pas plus soutenir les islamistes.
Cela équivaudrait à remplacer une forme d’oppression
par une autre, à réagir à la violence étatique
par l’abandon de la défense des minorités religieuses
et ethniques, des femmes et des homosexuels, de se compromettre
avec la pratique de l’utilisation de bouc-émissaires
qui permet de poursuivre l’exploitation capitaliste sans encombre
à condition qu’elle adopte des formes “ islamiques
”. Ce serait abandonner la finalité d’une politique
socialiste indépendante, basée sur les travailleurs
en lutte entraînant et organisant tous les opprimés
et les exploités, pour un suivisme à l’égard
d’une utopie petite bourgeoise qui ne peut réussir.
Les islamistes ne sont pas nos alliés. Ils sont des représentants
d’une classe qui tente d’influencer la classe ouvrière
et qui, lorsqu’elle y parvient, attire des travailleurs soit
vers un aventurisme futile et désastreux, soit vers une capitulation
réactionnaire devant le système ou, comme souvent,
à l’un puis à l’autre.
Mais ce n’est pas à dire que nous pouvons pour autant
prendre une position abstentionniste indifférente à
l’égard des islamistes. Ils naissent de groupes sociaux
très nombreux qui souffrent dans la société
actuelle. Leurs sentiments de révolte pourraient être
canalisés vers des objectifs progressistes, si une direction
leur était offerte par une montée de luttes ouvrières.
Même lorsque le niveau de luttes ne s’élève
pas, beaucoup de ceux qui sont attirés par des versions radicales
de l’islamisme peuvent être influencés par les
socialistes - à condition que ceux-ci combinent une indépendance
politique à l’égard de toutes les formes de l’islamisme,
avec la volonté de saisir les opportunités pour entraîner
à leurs côtés des individus islamistes dans
des formes de lutte authentiquement radicales.
L’islamisme radical est plein de contradictions. La petite
bourgeoisie est toujours poussée dans deux directions - vers
la rébellion radicale contre la société et
vers la compromission avec celle-ci. C’est pourquoi l’islamisme
est toujours tiraillé entre la rébellion destinée
à obtenir une résurrection complète de la communauté
musulmane, et la compromission afin d’imposer des réformes
“ islamiques ”. Ces contradictions s’expriment inévitablement
dans des conflits extrêmement aigus, souvent violents, au
sein et entre les groupes islamiques.
Ceux qui considèrent l’islamisme comme un monolithe
entièrement réactionnaire oublient qu’il y a
eu des conflits entre islamistes sur l’attitude à adopter
lorsque l’Arabie Saoudite et l’Iran étaient dans
des camps opposés pendant la première guerre du Golfe.
Il y a eu les divergences qui ont conduit le FIS en Algérie
à rompre avec ses sponsors saoudiens, ou les islamistes en
Turquie à organiser des manifestations pro-irakiennes lancées
à partir de mosquées financées par les Saoudiens
pendant la seconde guerre du Golfe. Il y a les violents affrontements
armés qui se produisent entre les armées islamistes
rivales en Afghanistan. Aujourd’hui, il y a des divergences
au sein de l’organisation Hamas parmi les Palestiniens sur
l’acceptation ou le rejet d’un compromis avec l’administration
croupion palestinienne de Arafat - et par conséquent indirectement
avec Israël - en échange de l’introduction de lois
islamiques. De telles différences d’attitude émergent
nécessairement une fois que l’islam “ réformiste
” conclut des accords avec des Etats qui sont intégrés
au système mondial. Car chacun de ces Etats est rival des
autres et chacun conclut ses propres alliances avec les impérialistes
dominants.
Des divergences similaires sont susceptibles d’émerger
à chaque fois que le niveau des luttes ouvrières s’élève.
Ceux qui financent les organisations islamistes voudront faire cesser
de telles luttes, voire les briser. Certains des jeunes islamistes
radicaux, au contraire, soutiendront instinctivement la lutte. Les
dirigeants des organisations seront pris en étau, marmonnant
sur la nécessité pour les employeurs de faire preuve
de charité et pour les travailleurs de faire preuve de patience
et de pardon.
Finalement, le développement même du capitalisme force
les dirigeants islamistes à se livrer à des soubresauts
lorsqu’ils se rapprochent du pouvoir. Ils opposent “ valeurs
islamiques ” et “ valeurs occidentales ”. Mais l’essentiel
de ce que l’on appelle les valeurs occidentales ne prend pas
racine dans une quelconque culture européenne mythique. Elles
trouvent leur source dans le développement du capitalisme
sur les deux siècles passés. Ainsi, il y a un siècle
et demi, l’attitude majoritaire au sein de la petite bourgeoisie
britannique à l’égard de la sexualité
était remarquablement similaire à celle prêchée
par les partisans de la résurrection musulmane aujourd’hui
(la sexualité en dehors du mariage était interdite,
et par certains aspects, les femmes avaient moins de droits que
n’en garantissent la plupart des versions de l’islam ;
l’héritage était réservé à
l’aîné des enfants, alors que l’islam attribue
à la fille la moitié de la part du garçon ;
il n’y avait aucun droit au divorce, alors que l’islam
accorde ce droit dans un nombre très limité de cas).
Le changement des attitudes anglaises n’est attribuable ni
à des éléments qui seraient inhérents
à la psychologie occidentale, ni à des prétendues
“ valeurs judéo-chrétiennes ”, mais à
l’impact du capitalisme en développement - son besoin
de force de travail féminine l’a contraint à
changer certaines attitudes et, plus important, a placé les
femmes dans une position sociale qui leur a permis de revendiquer
des changements plus importants.
C’est pourquoi même dans les pays où l’Eglise
catholique avait été immensément puissante
comme en Irlande, en Italie, en Pologne et en Espagne, celle-ci
a dû accepter à contrecoeur une diminution de son influence.
Les pays où l’islam est religion d’Etat ne pourront
s’immuniser des pressions qui les poussent vers des changements
similaires, quels que soient leurs efforts.
L’expérience de la République islamique iranienne
nous le prouve. Malgré toute la propagande officielle voulant
que le rôle principal des femmes soit celui de mères
et d’épouses, et malgré toutes les pressions
exercées pour les exclure de certaines professions comme
la justice, la proportion des femmes dans la main d’oeuvre
a légèrement crû. Elles continuent à
représenter 28 % des employés de l’Etat, le même
pourcentage qu’au moment de la Révolution129. Dans ce
contexte, le régime a dû changer de politique de contrôle
des naissances, 23 % des femmes utilisant des contraceptifs130,
et a dans certains cas assoupli sa position sur l’obligation
de porter le voile. Bien que dans le domaine du divorce et de la
famille, les femmes n’aient pas des droits égaux à
ceux des hommes, elles conservent le droit de vote (il y a deux
députés femmes), vont à l’école,
disposent d’un quota de places à l’université
dans toutes les disciplines et sont incitées à suivre
des études médicales et un entraînement militaire131.
Abrahamian note au sujet de Khomeyni :
“ Ses disciples les plus proches se moquaient souvent des “
traditionalistes ” qu’ils qualifiaient de “ vieux
jeu ”. Ils les accusaient soit d’être obsédés
par la pureté rituelle, d’empêcher leurs filles
d’aller à l’école, de leur imposer le voile
même en dehors de toute présence masculine, de rejeter
des activités intellectuelles telles que l’art, la musique
et les jeux d’échecs, et, pire que tout, de refuser
d’utiliser les moyens de la presse, de la radio et la télévision
”132
Rien de tout cela ne devrait nous surprendre. Ceux qui dirigent
le capitalisme et l’Etat iraniens ne peuvent se passer de la
main d’oeuvre féminine présente dans des secteurs-clé
de l’économie. Et les fractions de la petite bourgeoisie
qui ont constitué la colonne vertébrale du PRI avaient
commencé au cours des années 1970 à envoyer
leurs filles à l’université et à la recherche
d’emplois justement parce qu’ils voulaient disposer de
salaires supplémentaires - afin d’élever les
revenus de la famille et de faciliter le mariage de leurs filles.
Ils n’ont pas été disposés, au cours des
années 1980, à les abandonner pour les intérêts
de la piété religieuse.
Pas plus que toute autre idéologie, l’islamisme ne peut
geler le développement économique et par conséquent
social. Encore et toujours des tensions émergeront en son
sein et trouveront leur expression en des conflits violents opposant
ses partisans.
Les jeunes islamistes sont en général les produits
intelligents et sophistiqués de la société
moderne. Ils lisent livres et journaux, regardent la télévision
et sont donc au courant de toutes les divisions et les affrontements
qui se produisent au sein de leurs propres mouvements. Quels que
soient leurs efforts pour serrer les rangs lorsqu’ils sont
confrontés à des “ sécularistes ”,
de la gauche ou de la bourgeoisie, ils connaîtront des débats
houleux les opposant les uns aux autres - tout comme les ailes pro-russe
et pro-chinoise du mouvement communiste mondial, apparemment monolithique,
en avaient connu il y a trente ans. Ces débats créeront
des doutes dans l’esprit de certains d’entre eux.
Les socialistes peuvent profiter de ces contradictions pour amener
certains des islamistes les plus radicaux à remettre en cause
leur attachement aux idées et aux organisations islamistes,
mais seulement si nous construisons nos propres organisations indépendantes,
qui ne puissent être identifiées ni aux islamistes
ni à l’Etat.
Sur certaines questions nous serons dans le même camp que
les islamistes contre l’impérialisme et contre l’Etat.
C’était le cas, par exemple, dans un grand nombre de
pays lors de la seconde guerre du Golfe. Ce devrait être le
cas dans des pays comme la France ou la Grande Bretagne lorsqu’il
s’agit de combattre le racisme. Là où les islamistes
sont dans l’opposition, notre règle de conduite doit
être : “ avec les islamistes parfois, avec l’Etat
jamais ”.
Mais même dans ce cas, nous divergeons des islamistes sur
des questions fondamentales. Nous sommes pour le droit de critiquer
la religion comme nous défendons le droit de la pratiquer.
Nous défendons le droit de ne pas porter le foulard comme
nous défendons le droit des jeunes filles dans les pays racistes
comme la France de le porter si elles le désirent. Nous nous
opposons aux discriminations que pratique le grand capital dans
des pays comme l’Algérie à l’égard
des arabophones - mais nous sommes aussi opposés aux discriminations
dont sont victimes les berbérophones, certaines couches de
travailleurs ou des couches inférieures de la petite bourgeoisie
qui ont été élevées avec la langue française.
Par dessus tout, nous sommes opposés à toute action
qui oppose, sur des bases religieuses ou ethniques, une fraction
des exploités et des opprimés contre une autre. Cela
signifie aussi bien défendre les islamistes contre l’Etat
que défendre les femmes, les homosexuels, les Berbères
ou les Coptes contre certains islamistes.
Lorsque nous sommes dans le même camp que les islamistes,
une de nos tâches est de polémiquer avec fermeté
avec eux, de leur opposer notre alternative - et pas seulement sur
l’attitude de leurs organisations envers les femmes et les
minorités mais aussi sur la question fondamentale, à
savoir, avons-nous besoin de la charité des riches ou de
renverser et détruire les rapports de classe existants.
Par le passé, la gauche a commis deux erreurs face aux islamistes.
La première a été de les considérer
comme fascistes, avec lesquels rien de commun n’était
possible. La seconde a été de les considérer
comme des “ progressistes ” qu’il ne fallait pas
critiquer.
Ces erreurs ont toutes deux contribué à aider les
islamistes à croître aux dépens de la gauche
dans la majorité du Moyen Orient. Il faut une approche différente,
qui considère l’islamisme comme le produit d’une
crise sociale profonde qu’il ne peut en aucune façon
résoudre, qui se batte pour gagner certains de ses jeunes
partisans à une autre perspective très différente,
indépendante, socialiste révolutionnaire.
Chris Harman
Notes
1 Ainsi,
une étude d’ensemble sur la société égyptienne
des Frères musulmans concluait en 1969 que le résultat
de la tentative de relance du mouvement au milieu des années
1960 “ fut l’explosion prévisible de tensions persistantes
dues au déclin permanent d’une frange de militants adhérents
à une “interprétation” toujours plus dépassée
de la “position” musulmane à l’égard
de la société ”, R. P. Mitchell, The Society
of the Muslim Brothers, Londres, 1969, p. vii.
2 Article paru dans New Statesman en 1979, cité par Fred
Halliday lui-même dans “The Iranian Revolution and its
Implications”, in New Left Review, 166 (novembre-décembre
1987), p. 36.
3 Interview du Mouvement communiste d’Algérie (MCA)
in Socialisme international, Paris, juin 1990. Le MCA n’existe
plus.
4 Fred Halliday, op. cit., p. 57.
5 Pour une description du soutien accordé par diverses organisations
de gauche aux islamistes, voir P. Marshall, Revolution and Counter
Revolution in Iran, Londres, 1988, p. 60-68 et p. 89-92; M. Moaddel,
Class, Politics and Ideology in the Iranian Revolution, New-York,
1993, p. 215-218; V. Morghadan, False Roads in Iran, New Left Review,
p. 166.
6 Brochure citée dans R. P. Mitchell, op. cit., p. 127.
7 A. S. Ahmed, Discovering Islam, New Dehli, 1990, p. 61-64.
8 Pour une analyse du soufisme afghan, voir O. Roy, Islam and Resistance
in Afghanistan, Cambridge, 1990, p. 90-98. Pour le soufisme en Inde
et au Pakistan, voir A. S. Ahmed, op. cit., p. 31.
9 I. Khomeyni, Islam and Revolution, Berkeley, 1981, cité
dans A. S. Ahmed, op. cit., p. 31.
10 O. Roy, op. cit., p. 5. Un dirigeant islamiste, Hassan al-Tourabi,
chef de la Fraternité musulmane soudanaise, argumente exactement
dans le même sens, appelant à une islamisation de la
société parce que la “ religion peut devenir
le moteur le plus puissant du développement ”, in Le
nouveau réveil de l’islam, Libération, Paris,
5 août 1994.
11 E. Abrahamian, Khomeinism, Londres, 1993, p. 2.
12 Ibid.
13Qui est responsable de la violence ?, in L’Algérie
par ses islamistes, M. Al-Ahnaf, Bernard Botiveau et Franck Frégosi,
Paris, Karthala, 1990, p. 133-135.
14Ibid., p. 32-33.
15 Gilles Kepel, Le prophète et pharaon. Aux sources des
mouvements islamistes., Paris, Seuil, 1993, p. 116.
16 Voir, par exemple, K. Pfeifer, Agrarian Reform Under State Capitalism
in Algeria, Boulder, 1985, p. 59. C. Andersson, Peasant or Proletarian
?, Stokholm, 1986, p. 67; M. Raffinot et P. Jacquemot, Le capitalisme
d’Etat algérien, Paris, 1977.
17 J. P. Entelis, Algeria, the Institutionalised Revolution, Boulder,
1986, p. 76.
18 Ibid.
19 Ahmed Rouadjia, Les frères et la mosquée, Paris,
1990, Karthala, p. 33.
20 O. Roy, op. cit., p. 88-90.
21 A. Rouadjia, op. cit., p. 82.
22Ibid. p. 78.
23Ibid.
24 Pour un récit de ces événements, voir D.
Hiro, Islamic Fundamentalism, Londres, 1989, p. 97.
25 H. E. Chehabi, Iranian Politics and Religious Modernism, Londres,
1990, p. 89.
26 E. Abrahamian, The Iranian Mojahedin, Londres, 1989, p. 201,
214, 225-226.
27 M. Moaddel, op. cit., p. 224-238.
28 A. Bayat, Workers and Revolution in Iran, Londres, 1987, p. 57.
29 A. Tabari, Islam and the Struggle for Emancipation of Iranian
Women, in Tabari et N. Yeganeh, In the Shadow of Islam : the Women’s
Movement in Iran.
30 O. Roy, op. cit., p. 68-69.
31 M.Al-Hanaf, B.Botivewau et F.Fregosi, op. cit.
32 A. Rouadjia, op. cit.
33 A. Rouadjia, op. cit.
34 A. Rouadjia, op. cit., p. 131-132.
35 En 1989, sur les 250 000 candidats qui se sont présentés
aux épreuves du baccalauréat, seuls 54 000 ont obtenu
leur bac. A. Rouadjia, op. cit., p. 137.
36 Ibid., p. 146.
37Ibid., p.147.
38 Voir R. P. Mitchell, op. cit., p. 13.
39 Voir Ibid, p. 27.
40 Ibid, p. 38.
41 M. Hussein, Islamic Radicalism as a Political Protest Movement,
in S. Sa’dawi, S. Hitata, M. Hussein et S. Safwat, Islamic
Fundamentalism, Londres, 1989.
42 Ibid.
43 S; Hitata, East West Relations, in N. Sa’dawi, S. Hitata,
M. Hussein et S. Safwat, op. cit., p. 26.
44 Gilles Kepel, Le prophète et le pharaon. Aux souces des
mouvements islamistes, Paris, Seuil, 1993, p. 139.
45Ibid., p. 146.
46Ibid., p. 154-157.
47 Ibid., p. 89-90.
48 Kepel, op. cit.
49Ibid., p. 160.
50 Pour un récit de cette période voir, par exemple,
A. Dabat et L. Lorenzano, Conflicto Malvinense y Crisis Nacional,
Mexique 1982, p. 46-48.
51 M. Al-Ahnaf, Bernard Botiveau et Franck Frégosi, op. cit.,
p. 33-34.
52 L’article de Phil Marshall, Islamic Fundamentalism - Oppression
and Revolution, in International Socialism 40, par ailleurs très
utile, échoue précisément parce qu’il
ne distingue pas l’anti-impérialisme de mouvements bourgeois
confrontés au colonialisme et celui de mouvements petit-bourgeois
confrontés à des Etats capitalistes indépendants
intégrés au système mondial. Il n’insiste
que sur le rôle que ces mouvements peuvent jouer lorsqu’ils
“ expriment la lutte contre l’impérialisme ”.
Mais c’est oublier que l’Etat local et la bourgeoisie
locale sont en général l’agent premier d’exploitation
et d’oppression dans le Tiers monde aujourd’hui - ce que
certains courants de l’islamisme radical reconnaissent au moins
en partie (ainsi lorsque Qotb décrit des Etats comme l’Egypte
comme “ non islamiques ”).
Cet article ne parvient pas non plus à voir que les limites
petites bourgeoises des mouvements islamistes impliquent que leurs
dirigeants, comme ceux de mouvements comme le Péronisme avant
eux, utilisent souvent une rhétorique contre “ l’impérialisme
” afin de justifier une éventuelle alliance avec l’Etat
local et la classe dominante locale tout en orientant la colère
vers des attaques contre les minorités qu’ils dénoncent
comme agents locaux de “ l’impérialisme culturel
”. Marshall a par conséquent tort d’affirmer que
les marxistes révolutionnaires peuvent adopter à l’égard
de l’islamisme la même approche que celle qui fut élaborée
par le Comintern des premières années, pré-stalinien,
face aux mouvements anti-coloniaux du début des années
1920. Ce que nous devons certainement retenir du jeune Comintern
est que l’on peut se retrouver aux côtés d’un
mouvement (ou même d’un Etat) s’il combat l’impérialisme,
mais que l’on doit en même temps lutter pour le renversement
de sa direction et exprimer nos divergences avec sa politique, sa
stratégie et ses tactiques. Mais cela n’est pas du tout
équivalent à affirmer que l’islamisme bourgeois
et petit-bourgeois des années 1990 est identique à
l’anticolonialisme bourgeois et petit bourgeois des années
1920.
Sans quoi nous répéterons l’erreur que la gauche
a commise dans des pays comme l’Argentine à la fin des
années 1960 et au début des années 1970, lorsqu’elle
a épousé le nationalisme de sa propre bourgeoisie
sous prétexte que l’Argentine faisait partie des “
Etats semi-coloniaux ”.
A. Dabat et L. Lorenzano ont à très juste titre écrit:
“ La gauche nationaliste et la gauche marxiste argentines [...]
ont confondu [...] l’association d’intérêts
(de leur propre classe dominante) avec ceux de la bourgeoisie ainsi
que la servilité diplomatique à l’égard
de l’armée et de l’Etat américain avec la
dépendance politique (“semi-coloniaux”, “colonialisme”).
Ceci a conduit leurs forces les plus radicales et les plus déterminées
à lancer une lutte armée pour une “seconde indépendance”.
En réalité, elles affrontaient quelque chose de très
différent. Le comportement de tout gouvernement d’un
pays capitaliste peu puissant (quelle que soit l’indépendance
de sa structure étatique), est nécessairement “conciliateur”,
“capitulationiste” lorsqu’il s’agit de défendre
ses propres intérêts [...], d’obtenir des concessions
de gouvernements ou de firmes impérialistes [...] ou de consolider
des alliances [...] avec ces Etats. Ces attitudes sont en essence
les mêmes pour tous les gouvernements bourgeois, aussi nationalistes
se considèrent-ils. Ceci n’affecte pas la structure
de l’Etat et ses relations avec le processus d’auto-expansion
et de reproduction du capital à l’échelle nationale
(le caractère de l’Etat comme expression directe des
classes dominantes nationales et non comme expression des Etats
impérialistes et des bourgeoisies d’autres pays) ”.
Conflicto Malvinense y Crisis Nacional, op. cit., p. 70.
53 E. Abrahamian, Khomeinism, op. cit., p. 3.
54 Ibid, p. 7.
55 O. Roy, op. cit., p. 71.
56 L’Algérie par ses islamistes, op. cit., p. 27.
57 R. P. Mitchell, op. cit., p. 145.
58 Ibid, p. 116.
59 Ibid., p. 40.
60 Livre de Hudaybi, cité par G. Kepel, op. cit., p. 65-66.
61 Ibid., p. 74.
62 Ibid., p. 74.
63 Voir la citation dans Ibid., p. 51.
64 Ibid.
65 Ibid.., p. 82 et suivantes.
66 Pour une longue analyse des conceptions de Faraj dans son livre,
L’impératif occulté, voir Ibid., p. 211-238.
67 Ibid. p. 225.
68 Ibid.., p. 176.
69 Ibid., p. 227.
70 A. Rouadjia, op. cit., p. 21.
71 Ibid., p. 33-34.
72 Ibid., p. 36.
73 Ibid., p. 144.
74 Ibid., p. 145-146.
75J. P. Entelis, op. cit., p. 74.
76 A. Rouadjia, op. cit., p. 191.
77 Ibid., p. 209.
78 L’Algérie par ses islamistes, op. cit., p. 29.
79 Ibid., p. 9.
80 Juan Goytisolo, L’Algérie dans la tourmente, Paris,
Les cahiers de la nuée bleue, 1994, p. 33-34.
81 L’Algérie par ses islamistes, op. cit., p. 202.
82 Voir le récit de ces événements dans J.
Goytisolo, op. cit., p. 34
83 Ibid., p. 45.
84 Ibid., p. 46.
85 Ibid., p. 47-48.
86 Ibid., p. 87.
87 Guardian, 13 avril 1994.
88 Guardian, 13 avril 1994.
89 J. Goytisolo, op. cit., p. 38.
90Voir la traduction de leur politique économique dans :
L’Algérie par ses islamistes, op. cit., p. 155-162.
91 Ibid., p. 193.
92 Telle est l’opinion exprimée par F. Halliday, op.
cit. C’était également la conception défendue
sur le stalinisme par Max Schachtman et d’autres. Voir M. Schachtman,
La révolution bureaucratique et, pour une critique, T. Cliff,
Annexe 2 : La théorie du collectivisme bureaucratique, in
Le capitalisme d’Etat en URSS - De Staline à Gorbatchev,
EDI, Paris, 1990.
93 Telle est la position de la majeure partie de la gauche aujourd’hui
en Algérie et en Egypte.
94 H. E. Chehabi, op. cit., p. 69.
95 Pour les détails, voir A. Bayat, op. cit., p. 101-102,
128-129.
96 Les chiffres sont donnés dans Ibid., p. 169.
97 M. M. Salehi, Insurgency Through Culture and Religion, New York,
1988, p. 171.
98 H. E. Chehabi, op. cit., p. 169.
99 Le chiffre est donné dans D. Hiro, op. cit., p. 187.
100 Voir le chapitre III de mon Class Struggle in Eastern Europe,
1945-1983, Londres, 1983.
101 Tony Cliff, La révolution permanente, Paris, brochure
Socialisme international, p. 13-14.
102 Ils représentaient encore moins, contrairement à
ce que Halliday semble prétendre, “ la puissance de
forces sociales pré-capitalistes ”, op. cit., p. 35.
En affirmant cela, Halliday ne fait que montrer à quel point
ses propres origines mao-staliniennes ne lui ont pas permis de comprendre
le capitalisme moderne.
103 Comme P. Marshall semble le considérer dans un livre
par ailleurs excellent Revolution and Counter Revolution in Iran,
op. cit.
104 A. Bayat, op. cit., p. 134.
105 Cliff, op. cit., p. 12.
106 M. Moaddel, op. cit., p. 212.
107 F. Halliday, op. cit., p. 57.
108 Maryam Poya a tort d’utiliser la formule “ conseils
ouvriers ” pour traduire “ Shoras ” dans son article
Iran 1979 : Long Live the Revolution... Long Live Islam ?, dans
Revolutionnary Rehearsals, Bookmarks, Londres, 1987.
109 Selon M. Moaddel, op. cit., p. 238.
110 A; Bayat, op. cit., p. 42.
111 E. Abrahamian, The Iranian Mojahedin, op. cit., p. 189.
112 M. Poya, op. cit.
113 M. Moaddel, op. cit.
114 Abdelwahab el-Affendi, Turabi’s Revolution, Islam and Power
in Sudan, Londres, 1991, p. 89.
115 Ibid., p. 116-117.
116 Ibid., p. 117.
117 Ibid., p. 115.
118 Pour sa position sur les femmes, voir le résumé
de sa brochure dans Ibid., p. 174. Voir aussi son article, Le nouveau
réveil de l’islam, op. cit.
119 Affendi, op. cit., p. 118.
120 Ibid., p. 163.
121 Ibid., p. 163-164.
122 Ibid., p. 116.
123 Rapport d’Amnesty international, cité dans Economist
Intelligence Unit Report, Sudan, 1992:4.
124 Ibid.
125 Economist Intelligence Unit Report, Sudan, 1993:3.
126 Economist Intelligence Unit, Country Profile, Sudan, 1993 :
4. Tourabi lui-même a tenu à préciser que “
le réveil islamique n’est plus intéressé
à s’affronter à l’Occident [...]. L’Occident
n’est pas un ennemi pour nous ”. Le nouveau réveil
de l’islam, op. cit.
127 Economist Intelligence Unit Report, Sudan, 1993:1.
128 Telle fut la description très juste des idées
des Moudjahidins du peuple faite par une partie de sa direction
et de ses membres qui scissionnèrent au milieu des années
1970 pour former une organisation qui prit ultérieurement
le nom de Paykar. Malheureusement, cette organisation continue à
se réclamer du guérillérisme et du maoïsme
plutôt que d’un authentique marxisme révolutionnaire.
129 V. Moghadam, Women, Work and Ideology in the Islamic Republic,
International Journal of Middle East Studies, 1988, p. 230.
130 Ibid., p. 227.
131 Ibid.
132 E. Abrahamian, op. cit., p. 16.