PREFACE
Ce
livre est une version élargie et
révisée d'un article paru dans la revue
International Socialism. Je voudrais remercier Duncan Blackie, Lindsey
German, Chris Harman, Gary McFarlane, Kevin Ovenden, John Rees, Ahmed
Shawki et Julie Waterson pour l'aide qu'ils m'ont apportée
dans sa rédaction.
Le racisme imprègne le langage ordinaire à un tel
degré qu'il est important de choisir soigneusement les mots
qu'on utilise lorsqu'on écrit sur ce sujet. Par exemple,
j'utilise dans ce livre le terme « Noir »
(« black ») pour désigner tous ceux qui
sont opprimés racialement en raison de la couleur de leur
peau. Comme le mouvement du Black Power dans les années 60
l'a établi clairement, la « blackness »
est un concept politique plutôt que biologique ou culturel.
Ainsi, aux Etats-Unis, le terme « black » n'est
utilisé pratiquement que pour désigner les
membres de la communauté africaine-américaine,
alors qu'en Grande-Bretagne il s'applique aux Africains, aux
Afro-Caraïbes et aux Asiatiques sans distinction. En tout
état de cause, il est important de souligner que les
analyses qui suivent, concernant la cause des Noirs, sont
généralement vraies d'autres groupes
opprimés racialement, comme les Hispaniques aux Etats-Unis,
les Maghrébins en France et les Turcs en Allemagne.
INTRODUCTION
Le racisme demeure aujourd'hui l'un des traits fondamentaux des
sociétés capitalistes avancées. Il
existe, de façon institutionnalisée, dans la
discrimination systématique dont les Noirs font l'objet au
niveau de l'emploi, du logement et de la scolarisation, ainsi que dans
le harcèlement qu'ils subissent de la part de la police et
de l'administration. Les Noirs sont également victimes de la
violence raciste, comme en témoignent les meurtres, ces
dernières années, de Rolan Adams, Rohit Duggal et
Stephen Lawrence à Londres, Michael Griffith et Yusuf
Hawkins à New York.
C'est à une évolution importante de la politique
européenne, depuis les révolutions en Europe de
l'Est en 1989, qu’on assiste avec la résurgence du
racisme, aussi bien sous la forme officieuse du fascisme et des partis
racistes, qui ont pu réaliser des scores
électoraux significatifs ces dernières
années (notamment en France, en Allemagne et en Belgique),
que sous la forme officielle des tentatives concertées, de
la part des gouvernements européens, de restreindre
l'immigration, en particulier en attaquant le droit d'asile. La
Communauté européenne plus cohésive
que les politiciens bourgeois, et avec eux de nombreux socialistes,
appellent de leurs vœux, sera une « Forteresse
Europe » aux portes fermement verrouillées face
aux masses paupérisées du tiers monde, que la
plupart des Etats ex-staliniens semblent sur le point de rejoindre.
En ce qui concerne la plus puissante société
capitaliste de la terre, les Etats-Unis, une récente
étude de l'universitaire Andrew Hacker fait le point :
Les Noirs américains sont américains, mais ils
demeurent des étrangers dans le seul pays qu'ils
connaissent. D'autres groupes peuvent rester à
l'écart de la majorité - comme certaines sectes
religieuses - mais ils le font volontairement. Les Noirs, par contre,
subissent une ségrégation qui est bien loin
d’être librement consentie. De telle sorte que
l'Amérique peut être vue comme
constituée de deux nations distinctes. Certes, il y a des
endroits où les races se mélangent.
Malgré tout, dans ses aspects les plus significatifs, la
séparation est insidieuse et
pénétrante. En tant que division humaine et
sociale, elle surpasse toutes les autres - y compris la
différenciation sexuelle - en intensité et en
hiérarchisation.
La grande révolte de Los Angeles d'avril 1992 - dont les
échos furent perçus dans d'autres villes
américaines comme San Francisco, Las Vegas et Atlanta -
montrait comment la rencontre des races et des classes
possède le pouvoir de faire exploser les structures de la
société américaine.
Le seul fait que les riches démocraties capitalistes soient
des sociétés profondément racistes
semble un appel à l'action pour combattre, et si possible
abolir, le racisme. Dans la réalité, toute
stratégie antiraciste suppose une analyse
préalable de la nature et des causes du racisme. La vision
progressiste traditionnelle, encore très influente, traite
le racisme comme étant essentiellement un
problème d’attitude : le problème,
c'est que les Blancs ont des préjugés
à l'égard des Noirs. La solution, qui semble
aller de soi, est qu'il faut éradiquer le
préjugé des Blancs par des méthodes
éducatives; un tel diagnostic est implicite dans le
programme du RAT (Racism Awareness Training – «
entraînement à la prise de conscience du racisme
»), développé aux USA dans les
années 70, et repris dans un certain nombre de
municipalités travaillistes en Angleterre dans les
années 80. En même temps le vieux programme
libéral d’intégration des
minorités noires dans les sociétés
« d’accueil » occidentales tendait
à se trouver remplacé par l'idée de
société multiculturelle. Cela impliquait de
concevoir la société comme un ensemble de groupes
ethniques, dont chacun possède une culture
irréductiblement différente ; le but poursuivi
est désormais un arrangement pluraliste basé sur
la compréhension mutuelle, de la part des
différents groupes, des cultures « autres
», en particulier une reconnaissance par la
majorité blanche de la respectabilité des
traditions non-européennes.
Pour des antiracistes plus radicaux, cependant, le racisme n'est pas
une affaire d'idées dans la tête des gens, mais un
problème d’oppression,
d'inégalités systématiques dans les
droits et les espérances
générées par une structure sociale
d'exploitation; la solution, par conséquent,
réside dans la lutte politique, dans la
libération des Noirs de leur oppression. Mais à
l’intérieur de ce camp il existe des divergences
de fond dans l'analyse et la stratégie. Les nationalistes
noirs tendent à considérer le racisme comme un
état de choses dont les origines, la structure et la
dynamique, bien que liées au mode de production capitaliste,
ne sauraient être réduites à celui-ci ;
la libération des Noirs, concluent les nationalistes, ne
peut être réalisée que par les Noirs
eux-mêmes, organisés
séparément des antiracistes blancs. Les marxistes
révolutionnaires, eux, considèrent le racisme
comme un produit du capitalisme, qui lui sert à reproduire
son système en divisant la classe des travailleurs; il ne
peut par conséquent être aboli que par une
révolution socialiste, mise en œuvre par une
classe ouvrière rassemblée, dans laquelle Noirs
et Blancs s’unissent contre leurs exploiteurs communs.
Chapitre
1
LE
MARXISME : UNE TRADITION EUROPEENNE ?
La
différence entre le marxisme et le nationalisme noir n'est
pas toujours présentée de façon aussi
simpliste. Beaucoup de militants noirs ont été
influencés par certaines versions du marxisme (le plus
souvent une combinaison de stalinisme et de marxisme
académique occidental). Ils s’inspirent de
l'analyse marxiste du commerce des esclaves et de
l’impérialisme pour proclamer que le racisme
contemporain bénéficie économiquement
au capitalisme. Parfois même la parenté avec le
marxisme semble très proche.
Il y a cependant des limites à ce recoupement de marxisme et
de nationalisme noir. Les intellectuels nationalistes noirs ont
tendance à voir le marxisme comme une tradition
eurocentriste - un corps de pensée si
profondément enraciné dans la culture
européenne qu’il est tout simplement incapable
d'identifier la condition des masses noires et d’exprimer
leurs aspirations, aussi bien dans le tiers monde que dans les pays
capitalistes avancés.
Le conflit qui en résulte entre le marxisme et le
nationalisme noir a été, peut-être de
la façon la plus méthodique, exploré
par Cedric Robinson, un chercheur américain
associé à l’Institute of Race Relations
de Londres, dans son livre Black Marxism. La thèse
fondamentale de Robinson est que le marxisme, dans la façon
même dont ses concepts sont ordonnés, est une
idéologie eurocentriste :
à la base, c’est-à-dire au niveau du
substratum épistémologique, le marxisme est une
construction occidentale - une conceptualisation des affaires humaines
et du développement historique qui émerge avec
les vécus historiques des peuples européens
à travers, tour à tour, leur civilisation, leurs
ordres sociaux, et leurs cultures.
Le marxisme, dit Robinson, est européen non seulement dans
ses origines, mais dans « ses
présupposés analytiques, ses perspectives
historiques, ses points de vue ». Il a par
conséquent échoué à rendre
compte d'une « idée récurrente
» dans la « civilisation occidentale »,
à savoir le racisme et, particulièrement, la
façon dont « le racialisme ne pouvait manquer
d'imprégner les structures sociales issues du capitalisme
». Les intellectuels extrémistes noirs du
XXème siècle - Robinson retrace le cheminement de
trois d'entre eux, W.E.B. Du Bois, C.L.R. James, et Richard Wright -
ont dû par conséquent se dégager du
marxisme et redécouvrir une tradition plus ancienne,
« la résistance persistante et continuellement
changeante des peuples africains à l’oppression
», car c'est eux, et non « le
prolétariat européen et ses alliés
» qui constituent la « négation
» de la « société capitaliste
».
Le problème est que la conception qu’a Robinson de
la tradition noire radicale, qu'il oppose au marxisme, tend
à verser dans le mysticisme. « Les distinctions
d'espace politique et de temps historique ont perdu leur pertinence, de
telle sorte que la constitution d'une identité collective
noire favorise les nationalismes », proclame-t-il.
« Ancrée dans la diaspora africaine, une
identité historique unique s'inscrit en faux contre les
privations systémiques du capitalisme racial ».
Robinson semble vouloir dire que toutes les luttes du peuple noir
contre ses oppresseurs, à la fois en Afrique et dans le
Nouveau Monde, ont servi à forger une identité
partagée, mais lorsqu'il en vient à expliquer la
nature de cette identité, l’auteur devient de plus
en plus obscur, déclarant par exemple que le point focal de
la tradition noire radicale « repose sur les structures de
l'esprit », quel que soit le sens qu'il donne à
cette formule. Les différences factuelles entre les formes
de la lutte - les tentatives des marrons (esclaves en fuite) de
survivre dans les marges des colonies esclavagistes du Nouveau Monde,
la Révolution haïtienne et d’autres
révoltes d’esclaves, la résistance des
gouvernements africains à l'expansion coloniale
européenne, les grands soulèvements urbains des
Noirs américains dans les années 60, la lutte
contemporaine contre l’apartheid, pour ne pas parler des
conflits internes aux populations noires, par exemple entre partisans
de l’ANC et de l'Inkhata en Afrique du Sud - sont toutes
dissoutes dans une vague « identité »
unique abstraite.
Cela dit, le défi posé par Robinson et ses
disciples demeure. La tradition marxiste classique de Marx et Engels,
Lénine et Trotsky est-elle capable de fournir une analyse du
racisme susceptible de fonder une stratégie efficace de la
libération des Noirs ? Cette brochure est une tentative de
répondre à cette question.
Ce que je vais essayer de montrer, c'est que le racisme est un
phénomène moderne. On prétend souvent
que le racisme est aussi vieux que l’humanité, ce
qui sous-entend qu’on ne peut pas s'en
débarrasser. Bien au contraire, le racisme tel que nous le
connaissons aujourd'hui a commencé à se
développer aux XVIIème et XVIIIème
siècles, afin de justifier l’utilisation
systématique d'une force de travail servile africaine dans
les grandes plantations du Nouveau Monde, qui ont joué un
rôle central dans la naissance du capitalisme comme
système mondial. Ainsi le racisme s'est formé en
tant que partie intégrante du processus par lequel le
capitalisme est devenu le système économique et
social dominant. Ses avatars ultérieurs sont
restés liés à ceux du capitalisme.
Le racisme contemporain est issu des divisions qui sont
opérées entre différents groupes de
travailleurs, dont la compétition sur le marché
du travail est intensifiée par le fait qu'ils sont souvent
originaires de différentes parties du monde, et sont
attirés à l'intérieur des
frontières d’un même Etat par
l’insatiable appétit de force de travail qui
caractérise le capital. Le racisme sert par
conséquent à dresser les travailleurs les uns
contre les autres, et à les empêcher de pouvoir
lutter efficacement contre les patrons qui les exploitent tous, quelles
que soient leurs origines et la couleur de leur peau.
On peut tirer de cette analyse deux très importantes
conclusions politiques. La première est que le racisme agit
contre les intérêts de tous les travailleurs,
qu’ils soient noirs ou blancs. Une classe ouvrière
divisée nuit même à ceux des
travailleurs qui ne sont pas les victimes directes du racisme. C'est
pourquoi une composante centrale de toute stratégie
antiraciste doit être de permettre aux travailleurs blancs
d'identifier leurs intérêts avec ceux des Noirs
qui subissent l'oppression raciale. Les nationalistes noirs ont par
conséquent tort lorsqu'ils rejettent la classe
ouvrière blanche dans son ensemble comme un
indécrottable ramassis de racistes. Deuxièmement,
le but de la lutte antiraciste doit être la
libération des opprimés en tant que partie d'une
bataille globale contre le capitalisme lui-même. Le racisme a
grandi avec le capitalisme et contribue à le
perpétuer; son abolition dépend donc d'une
révolution socialiste qui brisera les structures
matérielles auxquelles il est attaché.
Ceci est une analyse du racisme qui prend la division en classes comme
point de départ : le racisme sous-tend la domination de la
classe capitaliste, et ne peut être aboli que par une classe
ouvrière unie. Il y a un certain nombre d'objections
à cette analyse. Par exemple, n'est-il pas contraire au bon
sens de proclamer que les travailleurs blancs ne
bénéficient pas du racisme ? Les Noirs ne
forment-ils pas une sous-classe exclue d’un monde du travail
dominé par les blancs ? Est-ce que le racisme ne survivra
pas à une révolution socialiste ? Ces questions,
et d'autres, vont être abordées dans ce qui suit.
Mon but, cependant, est moins de fournir une réponse
définitive à toutes ces interrogations que de
montrer que le marxisme constitue la meilleure méthode
à la fois pour comprendre et pour combattre le racisme.
Chapitre
2
D'OU
VIENT LE RACISME ?
Le
racisme est un phénomène historique nouveau,
caractéristique des sociétés
capitalistes modernes. Cette proposition est centrale dans l'analyse
marxiste du racisme; elle est en même temps
contestée par un certain nombre de nationalistes noirs.
Cedric Robinson, par exemple, proclame que le racisme n'est pas une
manifestation du capitalisme mais un trait particulier
européen : « Le racialisme imprégnait
non seulement les structures sociales, les formes de
propriété, les modes de production
médiévaux, féodaux et capitalistes,
mais aussi les valeurs et traditions de conscience à
l’aide desquelles les gens de ces époques
parvenaient à une compréhension de leur monde et
de leur vécu ». De la même
façon, l'intellectuel noir américain Manning
Marable prétend que « le racisme et le patriarcat
sont tous deux pré-capitalistes dans leur origine sociale et
idéologique ». L'implication est que le racisme
survivrait au renversement du capitalisme, et que par
conséquent un mouvement noir séparé
est nécessaire pour l'éradiquer.
Pour comprendre en quoi cette façon de voir est
erronée, nous devons d'abord considérer la nature
du racisme. Le racisme existe là où un groupe de
personnes subit une discrimination basée sur des
caractéristiques considérées comme
leur étant inhérentes en tant que groupe. Le
racisme est souvent associé à une
différence dans la couleur de la peau entre les
opprimés et les oppresseurs, mais ce n'est aucunement une
condition nécessaire du racisme. Les Irlandais ont
été victimes de racisme,
particulièrement dans la Grande-Bretagne du
XIXème siècle, bien qu'ils fussent aussi blancs
que les « indigènes ».
L'antisémitisme moderne est un autre cas de racisme non
basé sur une différence de couleur. La
différence de couleur de peau n'est même pas une
condition suffisante pour qu'il y ait racisme. Lorsqu'elle est en
cause, elle l’est comme partie d'un ensemble complexe de
caractéristiques - comme par exemple
l'infériorité intellectuelle, la paresse,
l'hyper-activité sexuelle dans le
stéréotype occidental traditionnel des Africains
- imputées au groupe opprimé et qui servent
à justifier leur oppression. C'est l'idée d'un
ensemble systématique de différences entre
oppresseur et opprimé, dont font partie les aspects
physiques visibles, qui est importante, plutôt que ces
différences physiques elles-mêmes.
Ce qui tend à compliquer les choses, c'est que
l'idéologie raciste classique a tendance à
souligner des prétendues différences physiques
entre groupes humains. La forme d'idéologie raciste la plus
articulée théoriquement est celle que Peter Fryer
appelle la « mythologie raciale pseudo-scientifique
» qui a fleuri dans l'ensemble du monde capitaliste
développé entre les années 1840 et
1940. Elle affirmait que l'humanité était
divisée en races, chacune d'entre elles basée sur
des caractéristiques biologiques distinctes, et que la
domination du monde par l'impérialisme occidental
reflétait la supériorité
inhérente aux races blanches dans le processus de
sélection naturelle.
L'idée de races biologiquement distinctes, est-il besoin de
le rappeler, n'a aucune base scientifique :
Parmi
les variations génétiques humaines, quantifiables
en termes d'enzymes et d'autres protéines, dans lesquelles
il a été possible dans les faits de comptabiliser
les fréquences des différentes formes des
gènes, et donc d'obtenir une estimation objective des
variations génétiques, 85% de celles-ci se
manifestent entre des individus issus de la même population
locale, tribu ou nation; 8% entre des tribus ou nations à
l'intérieur d'une « race » majeure, et
les 7% restants entre « races » majeures. Cela
signifie que les variations génétiques entre un
Espagnol et un autre Espagnol, ou entre un Masaï et un autre
Masaï, forment 85% de toutes les variations
génétiques, alors que 15% seulement peuvent
être utilisées pour diviser les humains en
groupes... Toute utilisation de catégories raciales doit
puiser ses justifications dans une autre source que celle de la
biologie. La caractéristique la plus remarquable de
l'évolution et de l'histoire humaines a
été l'infime degré de
différenciation entre des populations
géographiquement éloignées par
comparaison avec les variations génétiques entre
individus (S. Rose et al., Not In Our Genes).
Les
différences raciales sont inventées : cela
signifie qu'elles apparaissent comme élément
constitutif d'une relation historiquement spécifique
d'oppression afin de justifier l'existence de cette relation. Mais
alors, quelle est la particularité historique du racisme en
tant que forme d'oppression ? Au premier degré, c'est que
les caractéristiques qui justifient la discrimination sont
considérées comme inhérentes au groupe
opprimé. Une victime du racisme ne peut pas se changer
elle-même afin d'échapper à
l'oppression; les Noirs, par exemple, ne peuvent pas changer la couleur
de leur peau. Ceci représente une différence
importante entre l’oppression raciale et celle qui est de
nature religieuse, puisqu’une personne
persécutée pour des raisons religieuses peut
toujours changer de confession.
Il n'existe donc pour les membres de la « race »
subordonnée aucun moyen de se soustraire à
l'oppression raciale. Cela dit, cette forme d'oppression est
particulière aux sociétés
capitalistes, et doit être distinguée d'une
caractéristique constante des sociétés
pré-capitalistes, qui est le préjugé
envers les étrangers. La plupart des humains, avant
l’avènement du capitalisme industriel,
étaient des paysans vivant dans de petites
communautés rurales. Les communications peu
développées n'étaient pas propices
à l’établissement de contacts
au-delà d'un rayon extrêmement court. Le
résultat était souvent une promiscuité
suffocante à l'intérieur de la
communauté combinée à une profonde
ignorance et à une suspicion systématique des
étrangers. Ce que le sociologue Zygmunt Bauman nomme
« hétérophobie » (le rejet de
l'autre), n'est pas la même chose que le racisme moderne :
« Dans un monde qui se vante de réorganiser les
affaires humaines sur une base rationnelle, le racisme manifeste la
conviction qu'une certaine catégorie d'être
humains ne peut, quelque effort que l'on fasse, être
incorporée à l'ordre rationnel » (Z.
Bauman, Modernité et Holocauste).
Ce qui est frappant dans les sociétés
esclavagistes et féodales de l'Europe
pré-capitaliste, contrairement à ce que
prétendent Robinson et Marable, c'est
précisément l'absence
d’idéologies et de pratiques excluant et
subordonnant un groupe particulier sur la base d'une
infériorité qui lui serait inhérente.
Les sociétés esclavagistes antiques, grecque et
romaine, ne semblent pas s'être appuyées sur le
racisme pour justifier l'utilisation massive d'esclaves apportant une
plus-value à la classe dirigeante. L'historien noir
américain Frank M. Snowden Jr écrit : «
Les rapports sociaux (entre Noirs et Blancs) n'ont pas donné
lieu, chez les Grecs et les Romains, aux préjugés
qui seront ceux de certaines sociétés
occidentales ultérieures. Les Grecs et les Romains n'ont
développé aucune théorie de la
supériorité blanche ». L'exemple le
plus frappant de l'absence de racisme basé sur la couleur
dans l'antiquité classique est fourni par le cas de Septime
Sévère, empereur romain de 193 à 211,
qui était presque certainement Noir. L'une des
caractéristiques majeures de la domination romaine
était l'effort d'incorporation des aristocraties locales
à la classe dirigeante impériale, au sein d'une
culture où fusionnaient les traditions grecques et romaines.
On peut trouver un autre exemple dans le livre
célèbre de Martin Bernal Black Athena, qui a eu
un énorme impact sur les radicaux noirs parce
qu’il tentait de démontrer que la Grèce
classique - qui occupe toujours une place mythique dans la culture
occidentale en tant qu'origine de la civilisation européenne
- était un produit de sociétés plus
avancées d'Afrique et d'Asie. Si la thèse
historique de Bernal s'avérait fondée, c'est tout
simplement un coup sévère qui serait
porté au racisme occidental. Sans nous attarder sur
certaines difficultés soulevées par ses
théories, il est important de relever que Bernal s'attache
à faire revivre ce qu'il appelle « le
Modèle Ancien », selon lequel la culture grecque
était le résultat d'une colonisation
égyptienne et phénicienne (la côte
où se trouvent aujourd'hui la Syrie et le Liban). Il
prétend que cette théorie a
été censurée à la fin du
XVIIIème siècle du fait de la montée
du racisme :
Pour
les Romantiques du XVIIIème et du XIXème
siècle il était tout simplement
intolérable que la Grèce, qui n'était
pas vue seulement comme le modèle idéal de
l'Europe mais aussi comme son enfance pure, puisse avoir
été formée par le mélange
d'Européens et de colonisateurs africains et
sémites. Par conséquent le Modèle
Ancien devait être renversé et remplacé
par quelque chose de plus acceptable.
Comme
Bernal le répète avec insistance, « le
Modèle Ancien » constituait la vision
conventionnelle parmi les Grecs des âges classique et
hellénistique. Sa source la plus importante est contenue
dans les Histoires d'Hérodote, qui tentait d'expliquer les
Guerres Persiques du début du Vème
siècle av.J.C. en examinant les rapports des Grecs avec
l'Asie et l'Afrique. Malgré le fait que l'essentiel de son
livre est consacré à la lutte entre les
cités grecques et l'empire perse, Hérodote met en
permanence l'accent sur la dépendance des Grecs
vis-à-vis d'influences africaines et asiatiques. Par
exemple, il prétend que la religion grecque prend sa source
en Egypte : son respect pour cette civilisation bien plus ancienne est
évident. Une attitude similaire se retrouve dans le
traitement par Hérodote de la Perse elle-même.
Comme dit Arnoldo Momigliano, « Hérodote respecte
les Perses et les considère comme capables de penser comme
des Grecs... Sa pensée est imprégnée
de la conviction qu'il y a entre Grecs et Perses une
compréhension mutuelle ». Que le Modèle
Ancien fournisse ou non, selon qu'on accorde ou non crédit
aux théories de Bernal, une version exacte des origines de
la Grèce classique, la conviction, exprimée
systématiquement par Hérodote, d'une dette
historique des Grecs à l'égard de leurs voisins
africains et asiatiques est à tout le moins une indication
de l'absence de toute idéologie d'exclusivité et
de supériorité raciale dans
l'Antiquité.
Dans les sociétés féodales qui sont
apparues en Europe occidentale après la chute de Rome, les
classes dirigeantes s'identifiaient comme pratiquants d'une religion
particulière, le christianisme. L'Europe féodale
se concevait elle-même en tant que
Chrétienté, en guerre avec les tenants de la foi
rivale de l'Islam. Comme l'observe Judith Herrin :
Alors
que le monde antique s'écroule, c'est la foi,
plutôt que la domination impériale, qui devient le
trait qui identifie l'univers, ce que les chrétiens
appellent l'oikoumene, et les musulmans, Dar al Islam. La religion a
fusionné le politique, le social et le culturel dans des
systèmes fermés, séparés
par la différence de leur foi.
Le
monde méditerranéen (et ses extensions dans
l'Europe du Nord et du Centre comme dans l'Asie centrale) devint ainsi
polarisé entre deux civilisations rivales, l'Islam et la
Chrétienté, dont les conflits
s'étendent sur dix siècles, de la
conquête par les Arabes de la plus grande partie de l'Empire
Romain d'Orient peu après la mort de Muhammad («
Mahomet »), fondateur de l'Islam, en 632, jusqu’au
second siège de Vienne en 1683. Mais, malgré sa
férocité, cette lutte n'a jamais eu de
caractère racial. Des conversions d’une foi dans
l’autre se produisaient parfois. Pendant les Croisades les
chefs chrétiens et arabes conclurent souvent des alliances,
et au plus fort de la menace ottomane du XVIème
siècle le roi de France soutenait le Sultan turc dans sa
lutte contre les Habsbourg, qui régnaient en Espagne, dans
le but d'affaiblir un rival européen dangereux.
Les adeptes d'autres confessions que celle qui dominait
étaient souvent persécutés et de
diverses manières : l'exemple le plus notable, dans le cas
de la Chrétienté médiévale,
semble être celui du massacre massif des Juifs aux temps de
la Première Croisade (fin du XIème
siècle) et l’extermination des Cathares du
Languedoc au début du XIIIème siècle.
Cependant de telles persécutions religieuses
n'étaient pas la même chose que l'oppression
raciale. Le meilleur exemple est sans doute celui des Juifs. Ce
qu’Annah Arendt appelle « la thèse d'un
antisémitisme éternel » selon laquelle
« les explosions d'antisémitisme n'ont pas besoin
d'une explication particulière puisqu'elles sont les
conséquences naturelles d'un problème
éternel » est très répandue.
Sous cet angle, l'Holocauste est vu comme le dernier cas en date de
2.000 ans d'antisémitisme. Mais, comme le signale Zygmunt
Bauman, alors que les Juifs de l'Europe pré-moderne sont
dans une position vulnérable à cause de leur
statut religieux, cela « n'empêcha pas dans
l'ensemble leur adaptation à l'ordre social dominant... Dans
une société divisée en
états et en castes les Juifs n'étaient qu'un
état ou une caste parmi d'autres. Le Juif isolé
était défini par la caste à laquelle
il appartenait, et par les restrictions ou privilèges
spécifiques attachés à cette caste.
Mais c'est valable pour tous les membres de la même
société ». L'antisémitisme
moderne, apparu au XIXème siècle dans le contexte
de l'effondrement de l'ordre hiérarchique des
états, traitait le Juif non plus comme différent
dans sa religion mais comme appartenant à une race
biologiquement inférieure. C'est l'apparition d'un
antisémitisme racial qui a rendu la « solution
finale » des Nazis concevable en termes
idéologiques. Selon les mots d'Arendt, « les Juifs
avaient pu échapper au judaïsme (religieux) par la
conversion; du judaïsme racial il n'y avait aucune fuite
possible ».
A la fin du XIXème siècle, les Juifs
n'étaient plus une minorité religieuse, avec sa
place - même subordonnée et vulnérable
- dans l'ordre social existant. Dans les sociétés
turbulentes, belliqueuses et polarisées de l'Europe moderne,
ils étaient désormais marqués
idéologiquement comme le bouc émissaire principal
de ces antagonismes. Les juifs acquirent cette étiquette en
résultat de l'idéologie raciale qui, ainsi que
nous allons le voir, a été
élaborée pour justifier la domination par
l'Europe du reste du monde. La tentative nazie de les exterminer
n'était donc pas la dernière expression en date
de ce qu'un auteur appelle « la haine la plus vieille
» mais une conséquence des profondes tensions
à l’œuvre au cœur du
capitalisme moderne.
Chapitre
3
L'ESCLAVAGE
ET LE DEVELOPPEMENT DU CAPITALISME
Le
racisme tel que nous le connaissons aujourd'hui s'est
développé au cours d'une phase-clé du
développement du capitalisme en tant que mode de production
dominant à l'échelle mondiale -
l'établissement aux XVIIème et
XVIIIème siècles de plantations coloniales dans
le Nouveau Monde, utilisant une main-d’œuvre
servile importée d’Afrique pour produire des biens
de consommation tels que le tabac et le sucre, et des
matières premières industrielles comme le coton
pour le marché mondial. Peter Fryer a retracé son
développement en Angleterre : « Le racisme est
apparu dans la tradition orale des Barbades au XVIIème
siècle et s’est manifesté sous la forme
de publications en Grande-Bretagne au XVIIIème, comme
l'idéologie de la « plantocratie », la
classe de planteurs de sucre et de marchands d'esclaves qui dominaient
les colonies anglaises aux Caraïbes ». L'exemple le
plus influent de cette idéologie est celui fourni par
l'Histoire de la Jamaïque (1774) d'Edward Long, mais
déjà en 1753 le grand philosophe
écossais David Hume, un des géants du
Siècle des Lumières, déclarait :
« Je suis porté à soupçonner
les nègres, et en général toutes les
autres espèces des hommes (car il en existe quatre ou cinq
différentes), d’être naturellement
inférieures aux blancs ».
Le développement de ce que Robin Blakburn appelle
« l’esclavage systémique »
dans les plantations d'Amérique du Nord et des Indes
Occidentales, qui a nécessité la
déportation de pas moins de 6 millions de captifs africains
dans le seul XVIIIème siècle, est l'un des plus
grands crimes du capitalisme. Cela dit, il est courant d'entendre dire
que c'est l'existence préalable du racisme qui a rendu
possible l'exploitation des esclaves africains. Cette
interprétation est contestée par Eric Williams
dans son étude classique du sujet : « L'esclavage
n'est pas né du racisme; bien au contraire, le racisme a
été la conséquence de l'esclavage. Le
travail non-libre dans le Nouveau Monde était brun, blanc,
noir et jaune ; catholique, protestant et païen ».
En effet, les économies des plantations étaient
fondées au départ sur le travail servile de
blancs, sous la forme de serviteurs contractuels qui acceptaient de
servir comme esclaves pendant trois ou cinq ans en échange
de leur voyage d’Europe. Selon Blackburn,
Plus
de la moitié des émigrants blancs dans les
colonies d'Amérique du Nord arrivaient comme serviteurs sous
contrat (« indentured servants »); les
Caraïbes françaises et anglaises
absorbèrent des dizaines de milliers de ces travailleurs,
qui pouvaient être achetés moins cher que des
esclaves. Près de 350.000 de ces serviteurs furent
expédiés dans les colonies britanniques jusque
dans les années 1770.
Barbara
Fields indique que les plantations de tabac de la Virginie coloniale
« reposaient principalement sur le dos de serviteurs sous
contrat anglais et non d'esclaves africains »
jusqu'à la fin du XVIIème siècle :
Les
serviteurs sous contrat travaillaient plus longtemps en Virginie que
leurs compatriotes anglais et jouissaient de moins de respect et de
protection légale et coutumière. Ils pouvaient
être achetés et vendus comme du bétail,
enlevés, volés, joués aux cartes, et
attribués - même avant leur arrivée en
Amérique - à des plaideurs qui avaient
gagné leur procès. Des patrons cupides (si le
terme n'est pas un pléonasme) réduisaient la
nourriture des serviteurs, les privaient de leur pécule de
libération, et souvent de leur liberté
elle-même lorsqu'ils avaient fini leur temps. Ils
étaient battus, estropiés, et même
tués impunément.
Comme
l'observe Fields, « la seule dégradation qui
était épargnée (aux serviteurs blancs)
était l'esclavage perpétuel ».
C'était leur principal désavantage pour les
propriétaires soucieux de s'assurer une main
d’œuvre stable à long terme afin de
satisfaire la demande croissante de produits coloniaux. Mais, comme
l'explique Fields, ce n'était pas la couleur de leur peau
qui épargnait aux serviteurs sous contrat l'esclavage total,
mais les limites au pouvoir des propriétaires
imposées par « des siècles de lutte
quotidienne, ouverte ou cachée, armée ou
désarmée, pacifique ou violente » entre
exploiteurs et exploités en Angleterre :
Transformer
les serviteurs en esclaves de façon massive aurait
aggravé notablement la lutte permanente, une entreprise
périlleuse si l'on considère que les serviteurs
étaient bien armés et plus nombreux que leurs
maîtres, et que les Indiens auraient pu facilement profiter
du conflit sévissant chez leurs ennemis. Au surplus, la
transformation des nouveaux immigrants en esclaves, une fois connue en
Angleterre, aurait menacé de tarir la source de
l'immigration future. Même le profiteur le plus rapace et le
moins scrupuleux pouvait prévoir le désastre dont
était porteuse une telle politique.
La
solution aux problèmes de main d’œuvre
des planteurs fut fournie, à partir des années
1680, « par l'importation de travailleurs africains en nombre
croissant », qui « rendait possible le maintien
d'une quantité suffisante de travailleurs dans les
plantations sans accumuler la charge explosive constituée
par des Anglais armés, mécontents de se voir
dénier les droits des Anglais et disposant des moyens
matériels et politiques de faire connaître leur
mécontentement ». Le racisme se
développa dans le contexte créé par le
développement de « l'esclavage
systémique » du Nouveau Monde :
l’idée que les Africains étaient (selon
les mots de Hume) « naturellement inférieurs
» aux Blancs justifiait qu’on leur
déniât les « droits des Anglais
» et qu’on les réduisît en
esclavage.
Mais cela soulève une autre question. Pourquoi
était-il nécessaire de justifier l'esclavage ?
Cela peut sembler une question étrange, jusqu'à
ce que nous considérions l'autre modèle
historique majeur de société basée sur
l'esclavage, à savoir l'antiquité classique.
Ellen Wood écrit :
Certains
seront peut-être surpris d'apprendre que dans la
Grèce antique et à Rome, malgré
l'acceptation quasi universelle de l'esclavage,
l’idée qu'il était justifié
par des inégalités naturelles parmi les
êtres humains n'eut jamais le moindre crédit. La
seule exception notable, la conception d'Aristote d'un esclavage
naturel, ne connut aucun développement. Le point de vue le
plus courant semble avoir été que l'esclavage
était une convention qui ne se justifiait que par son
utilité. En réalité, on allait
jusqu'à admettre que cette institution, quoique utile,
était contraire à la nature. Une telle conception
n’apparaît pas seulement dans la philosophie mais
était même reconnue par la loi romaine. Il a
même été suggéré
que l'esclavage était le seul cas du droit romain dans
lequel il y avait un conflit avéré entre le jus
gentium, la loi conventionnelle des nations, et le jus naturale, la loi
de la nature.
Comment
se fait-il que les idéologues grecs et romains n'aient pas
jugé utile de construire une justification
élaborée de ce qu’ils reconnaissaient
comme une institution « anti-naturelle » ? Pour
répondre à cette question nous devons garder
à l'esprit l'un des traits fondamentaux des
sociétés pré-capitalistes,
à savoir leur recours à ce que Marx appelle la
« force extra-économique ». L'esclavage
antique et le servage médiéval reposaient tous
deux sur l'exploitation d’une force de travail non libre.
L'esclave était réduit au statut d’un
« outil parlant » (instrumentum vocale), comme
disaient les Romains. Comme tel, l'esclave était totalement
soumis au pouvoir physique de son maître, qui pouvait battre,
violer, torturer et même tuer sa
propriété. Cette soumission extrême
d'un groupe humain à un autre reposait sur la puissance
militaire des Cités-Etats grecques et de l'Empire romain,
qui leur assurait un apport permanent d'esclaves. Le paysan
féodal, qui jouissait de droits plus étendus et
du contrôle d'un lopin de terre, était soumis
à la puissance militaire et judiciaire du seigneur. Ce
pouvoir permettait d'obliger le paysan à travailler pour le
seigneur en exécutant les corvées, en cultivant
les terres du seigneur une partie de la semaine, ou en lui livrant une
portion de la récolte.
La nature de l'exploitation dans ces sociétés se
reflétait dans l'organisation hiérarchique et la
division de la population en groupes légalement
inégaux - citoyen et esclave dans l'antiquité
classique (et en fait les citoyens eux-mêmes
étaient divisés en riches et pauvres), les
états de l'Europe médiévale.
L'inégalité sous une forme visible,
systématique, sanctionnée par la loi
était la norme dans les sociétés
pré-capitalistes. Leurs idéologues ne doutaient
de rien, et avaient tendance à décrire la
société comme basée sur une division
du travail dans laquelle même les plus humbles avaient leur
rôle préétabli. Le fameux dialogue du
philosophe grec Platon, La République, avec sa
hiérarchie de Gardiens, Guerriers et Travailleurs, est la
version occidentale classique de cette idéologie. Un autre
exemple est celui cité par le grand philosophe arabe
médiéval Ibn Khaldûn :
Le
monde est un jardin dont le rempart est la dynastie. La dynastie est
une autorité par laquelle vie est donnée au bon
comportement. Le bon comportement est une politique dirigée
par le souverain. Le souverain est une institution soutenue par les
soldats. Les soldats sont des auxiliaires, qui sont entretenus avec de
l'argent. L'argent est un moyen de subsistance apporté par
les sujets. Les sujets sont des serviteurs
protégés par la justice. La justice est quelque
chose de familier, et grâce à elle le monde
persiste. Le monde est un jardin...
Dans
de telles sociétés hiérarchiques
l'esclavage n'était qu'une nuance dans une gamme de statuts
inégaux, qui n'avait besoin d'aucune explication
particulière. Ce n'est pas le cas dans la
société capitaliste. Car le mode de production
capitaliste repose sur l'exploitation d’une main
d’œuvre salariée libre. « Le
travailleur salarié, dit Marx, est libre dans un double
sens, libéré des anciens rapports de
clientélisme, de soumission et de servitude, et,
deuxièmement, de tous biens et possessions, et de toute
forme objective et matérielle, libre de toute
propriété ». Ce n'est pas une
subordination légale et politique des travailleurs
à l’exploiteur, mais leur séparation
des moyens de production, et l'obligation qui en résulte
pour eux de vendre leur seule ressource productive, la force de
travail, qui est le fondement de l'exploitation capitaliste. Le
travailleur et le capitaliste se rencontrent sur le marché
du travail comme étant légalement
égaux. Les travailleurs sont parfaitement libres de ne pas
vendre leur force de travail : c’est seulement le fait que la
seule alternative est la mort par inanition ou la queue des bureaux de
chômage qui les amène à le faire. Par
conséquent le marché du travail constitue, comme
dit Marx, « un véritable jardin d'Eden des droits
innés de l'homme », « le royaume
exclusif de la Liberté, de l'Egalité, de la
Propriété, et de Bentham ».
C’est seulement dans « la sphère
cachée de la production » que se situe
l'exploitation.
Ce contraste entre l’égalité formelle
et l’inégalité réelle du
capitaliste et du travailleur est un trait fondamental de la
société bourgeoise, qui se reflète
dans de nombreux aspects de son développement. Les grandes
révolutions bourgeoises, qui ont balayé les
obstacles à la domination du mode capitaliste de production,
ont mobilisé les masses sous les bannières de la
liberté et de l'égalité. «
Le plus pauvre qui soit en Angleterre a une vie à vivre
comme le plus grand, et donc... tout homme qui doit vivre sous un
gouvernement devrait d'abord, de son propre consentement, se soumettre
à ce gouvernement », disait le colonel
Rainsborough dans les débats de Putney en 1647. «
Nous tenons ces vérités comme allant de soi que
tous les hommes ont été
créés égaux, qu'ils sont nantis par
leur Créateur de certains droits inaliénables,
parmi lesquels la vie, la liberté, et la poursuite du
bonheur », proclame la Déclaration
d'Indépendance américaine de 1776. Sur le drapeau
de la Révolution Française de 1789
était écrit : Liberté,
Egalité, Fraternité.
Et cependant le paradoxe était que le capitalisme, dont la
domination suppose l'exploitation du travail salarié, a
bénéficié de façon
gigantesque, durant une phase critique de son développement,
de l'esclavage colonial. Cette relation se poursuivit bien avant dans
l'ère de la révolution industrielle, les usines
textiles anglaises utilisant une matière première
en provenance des plantations esclavagistes du Sud
américain. La dépendance du capitalisme par
rapport au travail servile devint une anomalie, qui
nécessitait une explication. C'est dans ce contexte que
l’idée selon laquelle les Noirs étaient
des sous-humains, et ne méritaient donc pas le respect de
l’égalité qui était de plus
en plus reconnue comme un droit de l’être humain,
commença à s'installer.
Barbara Fields indique que « l’idéologie
raciale » prit forme parmi les petits exploitants blancs
(« the white yeomanry ») dans le Sud des USA - les
petits fermiers et artisans qui, représentant
près des deux tiers de la population de l’
« Old South », ne possédaient pour la
plupart pas d'esclaves et cherchaient à affirmer leur
indépendance politique et économique
vis-à-vis des planteurs :
L'idéologie
raciale fournit le moyen d'expliquer l'esclavage à des gens
dont la terre était une république
fondée sur des doctrines radicales de liberté et
de droits naturels ; et, chose plus importante, une
république dans laquelle ces doctrines semblaient
représenter véritablement le monde où
ils vivaient tous, à l'exception d'une minorité.
C'est seulement lorsque le déni de la liberté
devint une anomalie visible pour les moins observateurs et les moins
critiques des membres de la société
euro-américaine que l'idéologie s'employa
systématiquement à expliquer cette anomalie.
De
même, Peter Fryer montre comment le racisme est apparu dans
la Grande-Bretagne du XVIIIème siècle «
comme une idéologie essentiellement défensive
– l’arme de la classe dont la richesse, le mode de
vie et le pouvoir subissaient un assaut en règle
». Les idéologues racistes tels que Long
défendirent dans leurs écrits les planteurs des
Indes Occidentales contre les pressions croissantes visant à
abolir, non pas seulement le commerce des esclaves, mais l'institution
même du servage. Pourtant l'idéologie raciste
survécut à l'abolition, et en fait
bénéficia d'élaborations
théoriques plus avancées au cours du
XIXème siècle sous la forme de la biologie
raciale pseudo-scientifique, qui se basait sur une approche vulgaire de
la théorie darwinienne de la sélection naturelle.
Cela reflétait le fait que l’anomalie qui avait
donné naissance au racisme au départ continuait
à exister sous une forme nouvelle, la domination du monde
par une poignée de puissances européennes (ou
européanisées, comme les USA et la Russie). Cet
état de choses était justifié par
l'idée selon laquelle la constitution biologique des
Asiatiques et des Africains les destinait à être
dirigés par les « races » blanches, dont
c'était le devoir de gouverner le monde dans les
intérêts de ses sujets. La forme classique de ce
point de vue est le poème de Rudyard Kipling « The
White Man's Burden » (« la charge de l'homme blanc
»), écrit en 1898 comme un appel aux Etats-Unis,
qui entamaient alors tout juste leur carrière de puissance
impérialiste :
Prends
en charge la mission de l’homme blanc -
Envoie les meilleurs de ceux que tu engendres -
Condamne tes enfants à l’exil
Pour les besoins de tes captifs;
A servir dans un lourd harnais
Sur des peuples mouvants et sauvages -
Tes peuples moroses, nouvellement capturés,
Moitié diables et moitié enfants.
(Take
up the White Man's burden -
Send forth the best ye breed -
Go bind your sons to exile
To serve your captives' need;
To wait in heavy harness
On fluttered folk and wild -
Your new-caught, sullen peoples,
Half devil and half child.)
Chapitre
4
LE
RACISME DANS LE CAPITALISME CONTEMPORAIN
Le
racisme est donc la créature de l’esclavage et du
colonialisme. Il s'est développé dans le but de
justifier le fait que l'égalité que le
capitalisme promettait à toute
l’humanité se trouvait refusée aux
opprimés coloniaux. Nous avons jusqu'ici établi
une connexion historique entre le racisme et le capitalisme. Mais le
racisme d'aujourd'hui ? Arrêter l'analyse à ce
stade signifierait considérer le racisme contemporain comme
une sorte de vestige du passé, qui aurait réussi
à survivre à l'abolition de l’esclavage
et à l’effondrement des empires coloniaux. Cela
semble être l’approche de Peter Fryer : «
Longtemps après que les conditions matérielles
qui avaient donné naissance à
l’idéologie raciste ont cessé
d'exister, ces idées mortes continuent à hanter
les vivants. Elles ont mené à toutes sortes de
comportements racistes de la part de nombreux hommes blancs en
Grande-Bretagne, y compris des hommes blancs représentant
l’autorité ». Cette analyse, en
proclamant que le racisme n'a plus de base matérielle,
semble conclure que la tâche essentielle des antiracistes, du
moins parmi les Blancs, consiste à changer les attitudes,
sans doute à l’aide d'un schéma
d’éducation. Il s’agit là
d’une erreur : les conditions matérielles du
capitalisme moderne continuent à
générer le racisme.
Notons d'abord un changement dans l’idéologie
raciste. Martin Barker fait partie de ces écrivains qui ont
décelé l'apparition de ce qu'il appelle le
« nouveau racisme », qui met en exergue, non pas la
supériorité biologique de certaines races sur
d'autres, mais les différences culturelles entre groupes
« ethniques ». Les idéologues de la
droite conservatrice en Angleterre, d'Enoch Powell à Norman
Tebbit, ont fait usage de l'idée selon laquelle les
différences culturelles entre européens et
non-européens leur interdisent de vivre ensemble dans la
même société, cela pour justifier des
contrôles plus sévères de
l’immigration, et même (pour Powell) le
rapatriement des Noirs. Mais l’exemple le plus notoire de
cette variante du racisme est la remarque faite par Margaret Thatcher
à l’occasion d'une émission
télévisée en 1978 : « Les
gens ont vraiment peur que ce pays soit submergé
(« swamped ») par des gens de culture
différente » (voir les « odeurs
» de Chirac... - N.D.T.-).
Est-ce que le « nouveau racisme »
représente un grand changement par rapport à
l'ancien, et qu'est-ce qui a causé son apparition ? Pour
commencer par la deuxième question,
l’idée que l'humanité est
divisée en races pourvues de constitutions biologiques
différentes n’est plus scientifiquement
respectable. Elle est, au surplus, impossible à soutenir
moralement et politiquement à cause de l’usage
qu'en on fait les nazis. L'holocauste a donné au racisme
biologique du XIXème siècle une odeur
particulière – d’où le
passage de la biologie à la culture, et de la race
à l’ethnicité.
Il ne faut cependant pas s'exagérer le changement. D'abord,
le racisme biologique du XIXème siècle existe
toujours, par exemple, dans les tentatives de la sociobiologie
d'expliquer les inégalités sociales en termes
biologiques, notamment l’idée que les scores
médiocres des Noirs américains dans les tests de
Q.I. reflètent des différences
génétiques entre eux et les Blancs. Ensuite,
l'idée que les Noirs sont naturellement
inférieurs aux Blancs fait toujours partie du racisme
populaire, même s’il a tendance à se
servir de l'idée de différence culturelle comme
d'un voile de respectabilité. Parfois certaines
formulations, apparemment innocentes, lors de déclarations
publiques, représentent un codage tacite d'attitudes plus
crûment racistes. L’utilisation par Thatcher du mot
« swamp » (dans le sens , comme verbe, de
« submerger »- N.D.T.), en est un exemple : ce
n'est sûrement pas par accident qu’une
opération de police dirigée essentiellement
contre la communauté noire, et qui a
été à l'origine des émeutes
de Brixton, au Sud de Londres, en avril 1981, fut appelée
« Swamp 81 » (le mot signifie aussi, comme nom,
« marais, marécage" »- N.D.T.).
Troisièmement, les « identités
ethniques » ou « culturelles », qui ont
remplacé le mot « races » dans les
conversations polies, sont porteuses des mêmes
stéréotypes crus qui sont
caractéristiques du racisme ancienne mode. L' «
ethnicité » ou la « culture »
sont conçues comme un destin auquel ceux qu’elles
concernent ne peuvent échapper. Bien que reconnues comme un
produit (habituellement caricaturé) de l'histoire, elles ne
sont plus modifiables par l'action humaine : elles sont devenues
effectivement une partie de la nature. Au moins ceux qui sont dans une
« prison » ethnique peuvent essayer de comprendre
les prisons des autres (le multiculturalisme), ou bien ils peuvent
changer de prison, comme Tebbit le demandait aux noirs lorsqu'il leur
proposait le « test du cricket » (les Noirs ne
pouvaient être considérés comme
Britanniques que s’ils étaient favorables
à l'Angleterre dans des matches de cricket contre des
équipes des Caraïbes, de l'Inde ou du Pakistan), ce
qui équivalait à affirmer que, pour
être britanniques, ils devaient, dans la
réalité, abandonner toute connexion avec les pays
dont venaient leurs ancêtres et s’assimiler
à la culture dominante - un test qui, il en était
convaincu, était infaillible.
Le racisme moderne, avec sa rhétorique de
diversité culturelle et la référence,
généralement tacite, à des notions
plus anciennes d’infériorité naturelle,
se manifeste en fait dans le cadre du capitalisme industriel. Le
capitalisme, sous sa forme complètement
développée, repose sur l'exploitation du travail
salarié libre. Mais la classe travailleuse qui vend sa force
de travail au capital est intérieurement composite, et ce
à deux égards. D'abord, la division technique du
travail exige une force de travail comportant des
spécialisations diversifiées ; une des fonctions
du marché du travail est de satisfaire ce besoin, les
variations dans les échelles de salaire permettant de
différencier les diverses catégories de force de
travail. Deuxièmement, pour s'assurer une fourniture
satisfaisante de main d’œuvre les capitalistes sont
souvent forcés d'aller au-delà des limites de
l'Etat où ils sont basés, drainant vers eux des
travailleurs d'origines nationales différentes. Eric
Hobsbawm fait remarquer que « le milieu du XIXème
siècle marque le début des plus grandes
migrations de l'histoire de l'humanité », avec
pour commencer le flux énorme d'immigrants
européens aux Etats-Unis et, dans une mesure moindre, en
Amérique du Sud, Australasie et Afrique du Sud. Le
résultat le plus spectaculaire est celui des USA, la
proverbiale « nation d’immigrants », sa
classe ouvrière étant formée des
vagues successives d'immigration. Mais il y a de nombreux autres cas,
qui vont des travailleurs immigrés irlandais dans
l'Angleterre victorienne à l’utilisation massive
de travailleurs agricoles polonais par les propriétaires
fonciers prussiens de la fin du XIXème siècle. Le
recours au travail immigré s'est imposé comme un
des traits structurels du capitalisme avancé dans la
deuxième moitié du XXème
siècle. Dès le début des
années 70 il y avait près de 11 millions
d’immigrés dans l'Europe Occidentale, venus
d'Europe du Sud ou des anciennes colonies durant le boom des
années 50 et 60. Et même pendant les
années 70 et 80, marquées par la crise, les USA
ont continué à attirer une vaste immigration
nouvelle d'Amérique Latine et d'Extrême-Orient.
Les capitalistes emploient des travailleurs immigrés
à cause des bénéfices
économiques qu’ils leur apportent : ils
contribuent à la flexibilité de l'offre de
travail, sont souvent incapables de refuser des emplois dans des
travaux sales et mal payés, le plus souvent en
équipes, et qui, puisque le coût de leur
éducation a été payé dans
leur pays d'origine, fournissent, par les impôts
qu’ils acquittent, une contribution nette à la
reproduction de la force de travail dans les pays «
hôtes ». Mais, bien au-delà, l'existence
d'une classe ouvrière composée
d'indigènes et d’immigrés (ou, dans le
cas des Etats-Unis, de représentants de vagues plus ou moins
récentes d'immigration) rend possible la division de cette
classe selon des démarcations raciales, surtout si les
origines nationales correspondent, ne serait-ce que partiellement, aux
différentes situations dans la division technique du travail
(par exemple, entre ouvriers qualifiés et OS).
Marx comprenait la façon dont les divisions raciales entre
travailleurs indigènes et immigrés pouvait
affaiblir la classe ouvrière, comme il l’a
montré dans sa célèbre lettre
à Meyer et Vogt du 9 avril 1870. Marx tentait d'y expliquer
pourquoi la lutte des Irlandais pour
l’autodétermination était une question
vitale pour la classe ouvrière britannique :
Enfin,
l'essentiel. Tous les centres industriels et commerciaux d'Angleterre
ont maintenant une classe ouvrière scindée en
deux camps ennemis : prolétaires anglais et
prolétaires irlandais. L'ouvrier anglais ordinaire
déteste l'ouvrier irlandais comme un concurrent qui abaisse
son niveau de vie. Il se sent à son égard membre
d'une nation dominante, et devient, de ce fait, un instrument de ses
aristocrates et capitalistes contre l'Irlande, et consolide ainsi son
pouvoir sur lui-même. Des préjugés
religieux, sociaux et nationaux le dressent contre l'ouvrier irlandais.
Il se conduit envers lui à peu près comme les
Blancs pauvres envers les niggers dans les anciens Etats esclavagistes
de l'Union américaine. L'Irlandais lui rend largement la
monnaie de sa pièce . Il voit en lui le complice et
l'instrument aveugle de la domination anglaise en Irlande.
Cet antagonisme est entretenu artificiellement et attisé par
la presse, les sermons, les revues humoristiques, bref, par tous les
moyens dont disposent les classes au pouvoir. Cet antagonisme constitue
le secret de l'impuissance de la classe ouvrière anglaise,
en dépit de sa bonne organisation. C'est aussi le secret de
la puissance persistante de la classe capitaliste, qui s'en rend
parfaitement compte.
Dans
ce passage remarquable, Marx ébauche une explication
matérialiste du racisme dans le capitalisme moderne. Nous
pouvons y trouver trois conditions fondamentales de l'existence du
racisme :
1) La concurrence économique entre les travailleurs
(« l’ouvrier anglais ordinaire déteste
l'ouvrier irlandais comme un concurrent qui abaisse son niveau de vie
»). Il y a un schéma particulier de l'accumulation
du capital qui implique une distribution spécifique du
travail, représentée sur le marché du
travail par des taux de salaires différents. Dans les
périodes de restructuration du capital, alors que le travail
se trouve déqualifié, les capitalistes
(étant ce qu'ils sont) sont tentés de remplacer
les travailleurs qualifiés en place par une main
d’œuvre meilleur marché et moins
qualifiée. Si les deux groupes de travailleurs ont des
origines nationales différentes, et par voie de
conséquence sans doute des langues et des traditions
différentes, il existe un potentiel de
développement d'antagonismes raciaux dans ces deux groupes
de travailleurs. C’est une situation qui s’est
souvent répétée dans l'histoire de la
classe ouvrière américaine. Les divisions
raciales en cause ne sont pas nécessairement dues aux
tentatives des travailleurs qualifiés de défendre
leurs positions. Dans toute une série d'occasions, au cours
du XIXème siècle et du début du
XXème, les Noirs américains furent
délogés des niches de qualification
qu’ils étaient parvenus à occuper par
les travailleurs blancs - par exemple, par des immigrants irlandais
sans qualification dans la période qui a
précédé la Guerre de
Sécession.
2) L'attrait de l'idéologie raciste pour les travailleurs
blancs (« le travailleur anglais ordinaire... se sent un
membre de la nation dominante »). Le simple fait de la
concurrence économique entre différents groupes
de travailleurs n'est pas suffisant pour expliquer le
développement des antagonismes raciaux. Pourquoi les
idées racistes opèrent-elles une telle
séduction sur les travailleurs blancs ? Une
réponse possible est que cela reflète le fait que
l'oppression raciale va dans le sens de leurs
intérêts économiques : les travailleurs
blancs, en d'autres termes, retireraient un
bénéfice matériel du racisme. Cette
explication, comme je le montre plus loin, est fausse. On peut trouver
les bases d’une autre explication, plus vraisemblable, dans
le chef d’œuvre de W.E.B. Du Bois Black
Reconstruction in America (1935). Du Bois essayait de donner une
lecture de la division entre travailleurs blancs et noirs
après la défaite de la Reconstruction Radicale -
les efforts accomplis par une alliance d'anciens esclaves et de
radicaux blancs pour déraciner le racisme dans les Etats du
Sud après la guerre civile. Il argumentait ainsi :
...
la théorie (marxiste) de l'unité de la classe
ouvrière... ne marche pas dans le Sud... parce que la
théorie de la race y a été mise en
place par une méthode soigneusement planifiée et
progressive, ce qui a creusé un fossé si profond
entre les travailleurs noirs et blancs qu’il n'existe
probablement pas aujourd'hui dans le monde deux groupes de travailleurs
aux intérêts pratiquement identiques qui se
haïssent et se craignent aussi puissamment et de
façon aussi persistante, et qui sont tellement tenus
à distance l'un de l'autre qu'aucun des deux n'est capable
de voir leur communauté d'intérêts.
Il faut garder à l'esprit que le groupe des travailleurs
blancs, même s'il percevait un bas salaire, recevait une
espèce de salaire compensatoire sous une forme publique et
psychologique. Ils bénéficiaient d'une
déférence publique et d'une certaine courtoisie
parce qu'ils étaient blancs. Ils étaient admis
librement, en même temps que toutes les classes de
travailleurs blancs, aux fonctions publiques, aux jardins et aux
écoles publics. Les policiers étaient issus de
leurs rangs, et les tribunaux, dépendants de leurs votes,
les traitaient avec indulgence jusqu'au point d'encourager
l'illégalité. Leurs suffrages
désignaient les fonctionnaires publics, et en même
temps que cela avait peu d'effet sur la situation
économique, l'effet sur leur traitement personnel et la
déférence dont ils
bénéficiaient était important. Les
écoles blanches étaient les meilleures de la
communauté, bien situées, et elles
coûtaient de deux à dix fois plus cher par
tête d'élève que les écoles
noires. Les journaux se spécialisaient dans des nouvelles
qui flattaient les blancs pauvres, ignorant presque totalement les
noirs si ce n'est en ce qui concerne les crimes ou pour les tourner en
dérision.
Parallèlement, le Noir était en butte aux
insultes publiques, avait peur des foules, était l'objet des
moqueries des enfants et de la peur irraisonnée des femmes
blanches, et obligé de façon continuelle
à se soumettre à toutes sortes d'humiliations. Le
résultat était que les salaires des deux
catégories pouvaient être maintenus vers le bas,
les blancs craignant d'être remplacés par de la
main d’œuvre noire, les Noirs constamment
menacés par la substitution de travailleurs blancs.
Du
Bois met en scène ici un cas particulièrement
extrême de racisme - celui du Sud américain
à l’époque de « Jim Crow
», si puissamment décrit par Richard Wright, entre
autres dans Les enfants de l'Oncle Tom. Mais son approche permet une
extension plus générale, qui comporte deux
éléments. D'abord, le racisme aboutissait
à ce que « deux groupes de travailleurs aux
intérêts pratiquement identiques » se
trouvaient divisés, de telle sorte que « les
salaires des deux catégories pouvaient être
maintenus vers le bas »; ainsi Du Bois contredit les
nationalistes noirs, comme Cedric Robinson, qui le revendiquent comme
un des leurs, lorsqu’il dit que les travailleurs blancs n'ont
pas d'intérêt à l'oppression des Noirs
(une opinion partagée avec force par un autre soi-disant
partisan de la « tradition noire radicale »
chère à Robinson, C.L.R. James).
Deuxièmement, les travailleurs blancs recevaient, comme
compensation à leurs bas salaires, « une
espèce de salaire compensatoire sous forme publique et
psychologique » lié à leur appartenance
à ce que Marx appelle « la nation dominante
».
Marx, en fait, fournit le moyen de comprendre comment fonctionne cette
compensation dans un passage célèbre de
l'Introduction à sa Contribution à la critique de
la philosophie du droit de Hegel (1843) : « La
misère religieuse est à la fois l'expression
d’une misère réelle et la protestation
contre cette misère. La religion est le soupir de la
créature opprimée, le cœur d'un monde
sans cœur. Elle est l'opium du peuple ». Les
croyances religieuses ne sont donc pas simplement une invention,
imposée aux masses par une conspiration
cléricale, comme le proclamaient les philosophes des
Lumières ; elles sont acceptées parce qu'elles
fournissent une solution imaginaire à des contradictions
bien réelles. La religion offre un soulagement aux maux de
ce monde par l'espoir en un monde meilleur au-delà de la
tombe. Son pouvoir réside dans la reconnaissance de la
souffrance et de l'oppression, même si la solution qu'elle
propose est fausse. Marx met ici en évidence un des
mécanismes à l’œuvre dans les
idéologies en général, y compris
l’idéologie raciste. Le racisme offre aux
travailleurs blancs le réconfort de se croire membres du
groupe dominant ; il fournit aussi, en période de crise, un
bouc émissaire tout prêt sous la forme du groupe
opprimé.
Le racisme donne ainsi aux travailleurs blancs une identité
particulière, qui au surplus les unit aux capitalistes
blancs. Nous avons là un exemple du type de «
communauté imaginaire »
présenté par Benedict Anderson dans son analyse
du nationalisme, qui jouit d'une certaine influence. La nation, dit-il,
est « une communauté politique imaginaire
» : en particulier, « au mépris des
inégalités et de l'exploitation
réelles qui y sont dominantes, la nation est toujours
conçue comme une profonde camaraderie horizontale
».
Un moment crucial du développement du nationalisme populaire
dans les pays capitalistes avancés a
été, à la fin du XIXème
siècle, le processus par lequel les classes dominantes
européennes ont cherché à incorporer
des travailleurs récemment affranchis et de plus en plus
organisés au sein de la même
communauté. Dans un contexte de concurrence croissante entre
les puissances impérialistes, les travailleurs
étaient invités à identifier leurs
intérêts avec ceux de « leurs
» classes dominantes dans ces rivalités.
C’est dans cette même période que la
biologie pseudo-scientifique des races a reçu sa formulation
la plus développée: elle ne servait pas seulement
à justifier la domination impérialiste du monde
par l'occident, mais aussi à sanctifier les conflits entre
grandes puissances comme un aspect de la lutte des races pour leur
survie. Le racisme confortait le nationalisme, amenant les travailleurs
à se considérer comme membres, à
l’instar de leurs exploiteurs, des races
supérieures se livrant à une lutte pour la
domination du monde. Il est clair que le nationalisme, d'une
façon générale, n'est pas
égal au racisme - de nombreux nationalistes, en particulier
parmi ceux qui étaient engagés dans la lutte pour
la libération coloniale, ont combiné
l’identification avec leur nation à une foi
sincère dans l'égalité des peuples.
Cependant le nationalisme impérialiste fournit un terrain
propice, lorsque les conditions sont réunies, au
développement du racisme.
3) Les efforts de la classe capitaliste pour établir et
maintenir des divisions raciales parmi les travailleurs («
cet antagonisme est entretenu artificiellement et attisé par
la presse, les sermons, les journaux humoristiques, bref, par tous les
moyens à la disposition des classes dominantes »).
Marx établit comme une évidence le fait que le
racisme est conforme à l'intérêt du
capital, l'appelant « le secret grâce auquel la
classe capitaliste maintient son pouvoir » et soulignant que
« cette classe en est pleinement consciente ». On
pourrait croire que Marx prétend que le racisme n'est pas
autre chose que le résultat d'une conspiration capitaliste.
C'est faux. Comme nous l'avons vu, il y a un contexte
économique objectif aux divisions raciales, à
savoir la demande constamment changeante de la part du capital de
différentes sortes de main d’œuvre qui
souvent ne peut être satisfaite que par l'immigration. Nous
avons vu aussi que le racisme permet aux travailleurs de la «
race » des oppresseurs d'obtenir une compensation imaginaire
à l'exploitation qu'ils subissent, celle d'appartenir
à la « nation dirigeante ». Au surplus,
c'est l'un des traits objectifs du capitalisme que le racisme aide
à maintenir le système en divisant et donc en
affaiblissant le classe ouvrière. L'adage «
diviser pour régner » fait depuis longtemps partie
de la sagesse des classes dominantes - c'est l'empereur romain
Tibère qui l'a formulé au premier
siècle de l'ère chrétienne. La
domination capitaliste ne s'exerce pas d'elle-même - elle
doit être organisée activement, et notamment en
entretenant le racisme. Cela se produit de façon constante :
George Bush a cyniquement utilisé le racisme pour gagner
l'élection présidentielle de 1988 aux USA. Le
racisme n'est donc pas uniquement une conspiration des patrons,
même si les capitalistes recourent très souvent au
racisme pour diviser les travailleurs.
Chapitre
5
TRAVAILLEURS
NOIRS ET BLANCS
Le
racisme, donc, contribue au fonctionnement du capitalisme. Il est donc
conforme à l'intérêt de la classe
capitaliste. Mais la classe ouvrière ? C'est
peut-être la seule différence notable entre les
marxistes et les nationalistes noirs que ces derniers pensent que les
travailleurs blancs retirent du racisme un
bénéfice matériel. L'autre face de
cette opinion pousse à l'idée d'un mouvement noir
qui transcenderait les divisions de classes. Ceci a
été théorisé sous des
formes variées. Cedric Robinson proclame que l'agent du
changement révolutionnaire n'est pas la classe
ouvrière industrielle mais la « tradition noire
radicale », articulant une « identité
collective noire » forgée par des
siècles de résistance. «
L'expérimentation du catalogue politique occidental du
changement, et en particulier du nationalisme et de la lutte des
classes, touche à sa fin. Le radicalisme noir transcende ces
traditions dans le but d'adhérer à sa propre
autorité ». Paul Gilroy critique les marxistes qui
établissent « une discontinuité
complète (...) entre les intérêts des
petits-bourgeois noirs et ceux des travailleurs noirs sur la base de
leur position de classe objectivement contradictoire ». Un
tel « dogmatisme » ignore « la
construction de la Communauté Noire comme une
collectivité cohésive et complexe, avec un
langage politique distinctif ». Sivanandan, quant
à lui, procède à une analyse de classe
beaucoup plus robuste, néanmoins son
intérêt se porte en premier lieu sur «
la nouvelle sous-classe de travailleurs à domicile ou des
sweat shops, des travailleurs occasionnels ou à temps
partiel, des travailleurs sous contrat déterminé
ou temporaire, mis en place par le système dans le commerce
de détail, le système de flexibilité
dans la fabrication, et l’emploi court « hire and
fire » (embauche-licenciement) dans le secteur des services
en expansion », plutôt que sur la classe
ouvrière dans son ensemble, blanche aussi bien que noire.
Nier que les travailleurs blancs ont intérêt
à lutter contre le racisme est fréquemment
soutenu par le recours à l'idée qu'ils forment
une aristocratie ouvrière privilégiée,
bénéficiant des superprofits extorqués
par l'impérialisme aux travailleurs du Tiers-Monde.
Formulée, indépendamment l’un de
l'autre, par Lénine et Du Bois pendant la
Première Guerre Mondiale, la théorie de
l'aristocratie ouvrière fut une tentative d'expliquer le
réformisme en prétendant qu’il
exprimait les intérêts matériels d'une
couche de la classe ouvrière occidentale. Entre les mains
des nationalistes noirs, cela devient l'idée que tous les
travailleurs des pays économiquement avancés
reçoivent leur part des rapines de
l’impérialisme. Ainsi, Ron Ramdin
déclare que « l'exploitation et la
dégradation de la classe ouvrière coloniale fut
un élément indispensable du maintien du niveau de
vie de la classe ouvrière britannique ».
Cette idée n'est absolument pas pertinente. D'abord, la
théorie de l'aristocratie ouvrière ne rend compte
que d'une façon extrêmement limitée du
comportement de la classe ouvrière occidentale à
la fin du XIXème siècle et au début du
XXème. En dehors de ses défauts dans son
argumentation économique, cette théorie
échoue à expliquer pourquoi les candidats les
plus plausibles au titre d' « aristocrates ouvriers
», à savoir les travailleurs qualifiés
de la métallurgie, ont constitué dans la
totalité des centres industriels européens -
Petrograd, Berlin, Turin, Sheffield, Glasgow - l'avant-garde de la
révolte des masses ouvrières à la fin
de la Première Guerre Mondiale.
Ensuite, l'idée que la classe ouvrière
européenne dans son ensemble formerait une aristocratie du
travail est soutenue par la théorie selon laquelle il
existerait un processus d' « échange
inégal » à l’œuvre
entre le Nord et le Sud, le résultat étant que
les travailleurs occidentaux vivraient des ressources extraites des
peuples du Tiers Monde. La preuve essentielle à l'appui de
cette théorie réside dans le fait que le niveau
des salaires est plus élevé dans les pays
capitalistes avancés que dans les pays du Tiers Monde. Les
tenants de l'échange inégal en appellent
à la théorie marxiste de l'exploitation pour
soutenir leur analyse. Mais cette théorie ne s'attache pas
d'abord à la condition dégradée de
certaines catégories de travailleurs. Elle concerne le
rapport entre les salaires que reçoivent les travailleurs,
et qui représentent le coût, pour le capitaliste,
de la reproduction de leur force de travail, et le montant de la
plus-value qu'ils produisent au-delà de ce coût,
qui représente le profit du capitaliste.
Le degré auquel un travailleur est exploité
dépend, non pas de son niveau de vie absolu, mais de la
quantité de plus-value qu'il produit relativement
à son salaire. Un ouvrier bien payé peut
très bien être plus exploité qu'un
travailleur mal payé parce que le premier produit, par
rapport à son salaire, une plus grande quantité
de plus-value que le second. En fait, il y a tout lieu de penser que
les salaires généralement plus
élevés payés aux travailleurs
occidentaux reflètent le coût plus grand de leur
reproduction ; mais les dépenses, en particulier
d'éducation et de formation, qui font partie de ce
coût, créent une force de travail plus
qualifiée, par conséquent plus productive - et
plus exploitée - que son homologue du Tiers-Monde.
Il y a en tout état de cause un moyen très simple
de mettre à l'épreuve la proposition, essentielle
pour les théories de l'aristocratie ouvrière et
de l'échange inégal, selon laquelle les
travailleurs du Tiers-Monde seraient plus exploités que les
occidentaux. Si c'était vrai, on pourrait s'attendre
à ce qu'un flux constant de capitaux aille des pays riches
aux pays pauvres, en quête des profits plus
élevés que promettraient ces derniers. En
réalité, selon la Banque Mondiale, entre 1965 et
1983 les deux tiers de tous les investissements à
l'étranger sont allés aux économies
des pays avancés, et le reste à une
poignée de pays dits émergents. La crise de la
dette des années 1980 a même aggravé
cette situation : le flux de capital du Nord au Sud s'est pratiquement
tari, en même temps que les fuites de capitaux et les
paiements de la dette en provenance du Tiers Monde mettaient en
évidence, au cours de la plus grande partie de la
décennie, un transfert net de ressources
financières des pays pauvres aux pays riches.
Des gens comme Sivanandan ont parfaitement raison de souligner et de
dénoncer la pauvreté et la dégradation
auxquelles l'impérialisme condamne les masses du
Tiers-Monde. Mais il se base sur une théorie
économique doublement fausse lorsqu'il proclame que
« le gros de l'exploitation s'est
déplacé vers les pays
sous-développés du Tiers-Monde »,
où « le capital n'a pas besoin de payer au travail
périphérique un salaire de vie lui permettant de
se reproduire ». Ce prétendu
déplacement ne tient pas compte des capitalistes occidentaux
qui continuent, comme nous venons de le voir, à concentrer
leurs investissements dans leurs propres pays d'Europe occidentale,
d'Amérique du Nord et du Japon. Au surplus, en
même temps que Sivanandan dénonce à
raison la façon dont les capitalistes, dans les pays riches
comme dans les pays pauvres, cherchent souvent à maximer
leurs profits en pressurant la force de travail existante, en baissant
les salaires et en allongeant la journée de travail, il
ignore les changements mis en place par l'industrialisation partielle
du Tiers-Monde. L'émergence des Pays Nouvellement
Industrialisés d'Asie du sud-est et d'Amérique
Latine s'est appuyée sur la formation de classes
ouvrières relativement éduquées et
qualifiées, qui ont été capables, ces
dernières années, de s'organiser et d'arracher
à leurs exploiteurs d'importantes réformes
politiques et sociales. L'exemple classique est celui de l'Afrique du
Sud où, au milieu des souffrances et de l'oppression du
régime d'apartheid, la classe ouvrière noire a pu
construire, sous la forme du COSATU, le plus puissant mouvement
syndical de toute l'histoire africaine. La bourgeoisie continue
à créer son propre fossoyeur : la classe
ouvrière. Les nouveaux mouvements des travailleurs du Tiers
Monde partagent un intérêt semblable à
celui de leurs frères et sœurs d'Occident, noirs
et blancs, dans le renversement du capitalisme.
La raison essentielle pour laquelle les marxistes proclament que le
racisme n'est pas conforme à l'intérêt
des travailleurs blancs est que, en divisant la classe
ouvrière, il affaiblit les travailleurs, blancs aussi bien
que noirs. La proposition inverse, l'hypothèse selon
laquelle les travailleurs blancs bénéficieraient
du racisme, a été testée aux
Etats-Unis par le sociologue marxiste Al Szymanski. Szymanski s'est
attaché à comparer la situation des travailleurs
blancs et noirs dans les cinquante Etats de l'Union. Il s'est
aperçu, d'abord, que « plus les salaires des noirs
étaient élevés par rapport aux blancs,
plus les salaires des blancs étaient
élevés par rapport à ceux des autres
blancs dans d'autres parties des USA ». Cette relation - les
travailleurs blancs étaient d'autant mieux payés
qu'était étroite la disparité entre
leurs salaires et ceux des Noirs - était plus forte dans les
Etats où au moins 12% de la population était
« tiers-monde » (Noirs, Hispaniques, Asiatiques et
indigènes américains), «
c'est-à-dire ces Etats où la discrimination
économique envers les peuples du Tiers-Monde
était susceptible d'avoir un effet économique
significatif sur les revenus des blancs ». De telle sorte que
« les travailleurs blancs semblent en
réalité être perdants
économiquement du fait de la discrimination raciale. Ces
résultats confirment apparemment la théorie
marxiste du rapport entre la discrimination économique et ce
que gagnent les blancs ». Troisièmement, Szymanski
découvrit un certain nombre de preuves à l'appui
de l'hypothèse selon laquelle « plus la
discrimination raciale est intense, plus bas sont les salaires des
blancs du fait de la variable intermédiaire de la
solidarité de la classe ouvrière - en d'autres
termes, le racisme désavantage économiquement les
travailleurs blancs parce qu'il affaiblit l'organisation syndicale en
détruisant la solidarité entre travailleurs noirs
et blancs ».
L'étude de Szymanski suggère que le racisme est
contraire aux intérêts des travailleurs blancs,
même lorsqu'on comprend ces intérêts
dans les termes les plus étroitement matériels.
Ceci est un aspect d'une réalité plus vaste,
à savoir que le racisme contribue au fonctionnement du
capitalisme et donc perpétue l'exploitation des travailleurs
blancs et noirs de façon égale. Les travailleurs
blancs acceptent les idées racistes non pas parce que c'est
leur intérêt, mais à cause de la
façon dont est organisée la concurrence au niveau
du marché du travail entre différents groupes de
travailleurs, par les efforts conscients et inconscients des
capitalistes, sous forme de divisions raciales. Dans le meilleur des
cas ce que les travailleurs blancs reçoivent c'est la
consolation imaginaire d'être membres de la race
supérieure, ce qui contribue à les rendre
aveugles à leur véritable
intérêt. Cette analyse comporte un
élément de réponse à la
question de savoir comment l'emprise du racisme sur les travailleurs
blancs peut être brisée - par les luttes de classe
qui les dressent contre les patrons et les unissent à leurs
frères et sœurs noirs.
Les radicaux blancs et les nationalistes noirs partagent la conviction
que les Noirs forment dans leur majorité une «
sous-classe » distincte de la masse des travailleurs blancs.
Ce genre de vision de la situation des Noirs dans la structure de
classe est souvent soutenu par des théories mises
à la mode par d'anciens marxistes (ou, comme ils aiment
souvent se définir, des « post-marxistes
»), selon lesquelles le capitalisme aurait
profondément changé, dissolvant le vieil
antagonisme de classe entre le capital et le travail et le
remplaçant par une société encore plus
fragmentée. Sivanandan étant un critique sans
indulgence de ces théories, il est surprenant qu'il en
accepte un élément essentiel, l'idée
qu'une nouvelle économie « post-fordienne
» est apparue, basée sur la destruction des
industries de production de masse et de la classe ouvrière
sur laquelle celles-ci étaient bâties. Il se borne
à affirmer que l'effet de ces changements consiste
à déplacer le centre de la résistance
vers la nouvelle « sous-classe » qui supporte
aujourd'hui le plus gros de l'exploitation – « les
travailleurs périphériques, les travailleurs
à domicile, les travailleurs ad hoc, saisonniers,
temporaires, intermittents, à mi-temps - les morceaux
épars d'une classe ouvrière que les nouvelles
forces productives ont dispersée et dont elles ont
disséminé les forces ».
Voilà qui constitue, alors même que Sivanandan
reste désireux de combattre le capitalisme, une analyse
extrêmement pessimiste. Cela dit, elle est totalement
erronée. Comme je le montre par ailleurs,
l’idée d'une phase nouvelle, «
post-fordienne », d’ « accumulation
flexible », qui ne reposerait plus sur une production
industrielle de masse, est complètement intenable.
L'idée même de sous-classe provient d'une
exagération grossière de certaines tendances
limitées. Par exemple, la proportion des emplois
à temps partiel est passée de 21% en 1984
à 22% en 1991 (la proportion des femmes travaillant
à temps partiel a même chuté
légèrement durant la même
période). La proportion des emplois temporaires
était de 5,7% en 1984, de 5,8% en 1991. Par-dessus tout, le
concept de sous-classe est totalement faux en ce qu'il
suggère que les Noirs occupent de façon typique
une position économique marginale dans les pays
avancés.
Une étude marxiste très ambitieuse de la
structure de classe contemporaine, menée aux USA en 1980
sous la direction d'Erik Olin Wright, a établi que 74,5% des
Noirs sont des travailleurs salariés contre 49,7% des
Blancs. De façon intéressante, elle a
découvert que 15,4 % de tous les Noirs et 21,4% des hommes
noirs étaient des travailleurs qualifiés (le
chiffre équivalent pour les Blancs était de 12,4%
et de 16,7% pour les hommes).
D'autres éléments de preuve en provenance
d'Amérique permettent de compléter le tableau. Le
niveau de syndicalisation est en fait plus élevé
parmi les travailleurs noirs que parmi les Blancs. 24,4% des
travailleurs noirs hommes sont syndiqués contre seulement
18,8% de leurs équivalents blancs. De même, 18%
des femmes noires sont syndiquées contre seulement 11,7% des
travailleuses blanches. Les Noirs souffrent plus du chômage
que les Blancs : dans les années 1960, le taux de
chômage des Noirs était 2,06 fois celui des
Blancs, dans les années 70 : 2,O1 fois, dans les
années 80 : 2,37 fois. Malgré tout il faut
relativiser ces chiffres : à son plus haut niveau dans la
génération passée, en 1983, le
chômage noir atteignait 19,5%. Même si c'est
affreux (et le niveau de chômage est plus
élevé et continue à
s'accroître au sein de certains groupes dans certaines
localités - par exemple, les jeunes hommes noirs du quartier
South Central à Los Angeles), le fait demeure que la majeure
partie des Noirs est employée, et non, comme le
prétendent les théoriciens de la sous-classe,
exclue de la vie économique.
Il n’a pas été fait
d’étude comparable quant à la rigueur
de la structure de classe britannique, mais les chiffres du
chômage publiés par le Labour Force Survey de 1991
sont éloquents. Le taux de chômage moyen parmi les
Noirs était de 15%, presque le double de celui des blancs
(8%). C'est là un effet évident du racisme : les
Noirs souffrent plus du chômage que les Blancs.
Malgré tout les Noirs, dans leur immense
majorité, sont actifs en tant que travailleurs
salariés, et font partie de la même classe
ouvrière que leurs frères et sœurs
blancs.
Cette affirmation ne doit pas être mal
interprétée. Il y a dans les grandes villes du
monde capitaliste avancé des quartiers noirs avec de
terribles concentrations de chômeurs, de pauvreté
et de travail occasionnel illégal. Dans ces endroits
l'exploitation et l'oppression se renforcent mutuellement avec des
conséquences extrêmes. Mais ces
réalités ne signifient pas que tous les Noirs ont
un statut économique marginal. La plupart, nous l'avons vu,
sont salariés. Leurs camarades travailleurs blancs n'ont
aucun intérêt à l'oppression des Noirs.
Bien au contraire, cette oppression contribue à maintenir la
classe ouvrière dans un état de division et de
faiblesse. Les travailleurs blancs ont par conséquent un
intérêt aussi puissant que les travailleurs noirs
à se débarrasser du racisme.
Chapitre
6
COMMUNAUTE
ET CLASSE
Nous
venons de mettre en présence toutes sortes d'arguments
concernant la situation et les intérêts des
travailleurs noirs et blancs. Les nationalistes noirs ont tendance
à penser que la communauté noire est l'agent
majeur de la lutte contre le racisme. Pour Sivanandan, ce sont les
« communautés de résistance
», construites par la « sous-classe »
noire dans sa lutte, qui portent la charge la plus lourde dans la lutte
contre le capitalisme aujourd'hui. La culture se voit accorder un
rôle central dans la création de ces
communautés. Paul Gilroy proclame que « les
identités collectives, exprimées à
travers la « race », la communauté et le
groupe local sont, du fait de leur spontanéité,
de puissants outils pour coordonner l'action et créer la
solidarité. La culture « traditionnelle
» reconstruite devient un moyen... d'articuler l'autonomie
personnelle avec la prise de pouvoir collective ».
L'accent mis sur la culture est loin d'être totalement hors
de propos. Par exemple, les tentatives de développer une
histoire « afrocentrique », qui
s'appropriât les réalisations de l'Afrique
pré-coloniale et les siècles de lutte
héroïque du peuple noir contre
l'impérialisme occidental et le racisme, peuvent
être une importante source d'une fierté noire
susceptible de donner de la force aux mouvements politiques
contemporains : l'intérêt majeur du livre de
Cedric Robinson Black Marxism, par exemple, réside dans la
contribution qu'il fournit à ce processus de
réappropriation. Mais baser la lutte contre le racisme sur
l'idée d'une communauté noire unie par une
culture de résistance comporte de grands dangers. Le plus
évident est sans doute le fait que les Noirs forment une
minorité de la population des pays capitalistes
avancés - 12% aux USA, 5% au Royaume-Uni. Ce qui a
été déterminant dans la
défaite du plus splendide et du plus
héroïque de tous les mouvements nationalistes
noirs, le Black Power, issu des grands soulèvements des
ghettos dans les années 1960, a été
l'impuissance de sa fraction la plus avancée,
représentée par Malcolm X et les Black Panthers,
à faire le lien entre la lutte pour la libération
des Noirs et celle des travailleurs, blancs et noirs, contre
l'exploitation. Cela a permis à la classe dominante
d’isoler et finalement de détruire les radicaux
noirs, beaucoup de leurs meilleurs dirigeants étant
assassinés ou emprisonnés.
Se concentrer sur la communauté noire,
deuxièmement, dissimule les antagonismes de classe
à l'intérieur de cette «
communauté ». Là encore les Etats-Unis
en fournissent la meilleure illustration. Manning Marable,
lui-même un théoricien noir radical influent,
observe : « Le résultat net des initiatives
d'action affirmative et du mouvement des droits civiques a
été d'élargir la base potentielle de
la classe moyenne africaine-américaine... Dès
1989, une famille africaine-américaine sur sept disposait
d'un revenu annuel supérieur à 50.000 $, alors
que le revenu d'un foyer noir moyen est inférieur
à 22.000 $ ». Le processus de
différenciation de classe parmi les Noirs accompagne et
souligne l'émergence de politiciens noirs, dont beaucoup
administrent aujourd'hui des grandes villes américaines.
Marable reconnaît : « Nous n'avions pour la plupart
pas prévu un retournement idéologique chez
beaucoup de politiciens africains-américains ou latinos qui
utilisent la solidarité raciale pour s'assurer les suffrages
de la minorité, mais qui graduellement prennent des
positions politiques de plus en plus conservatrices, en particulier sur
les problèmes économiques ». Comme l'a
montré la révolte de Los Angeles, les politiciens
noirs sont devenus les exécutants locaux d'une classe
dirigeante qui est toujours essentiellement blanche, et
défendent un système raciste contre
ceux-là même qui les ont élus.
Troisièmement, des théoriciens comme Gilroy, qui
mettent l'accent principal sur le développement d'une
culture de résistance, ignorent à quel point la
culture divise les Noirs plutôt qu'elle ne les rassemble. La
réappropriation, ou le retour à une tradition, ne
peut séduire que des groupes limités de Noirs.
Beaucoup d'Asiatiques, par exemple, peuvent considérer
qu'une histoire afrocentrique n'a rien à leur offrir. Le
regain d'intérêt pour l'Islam parmi de nombreux
jeunes Asiatiques britanniques est susceptible de les couper de
beaucoup d'autres Noirs, pour ne pas parler des travailleurs blancs. Le
Projet Newham et la Campagne contre le Racisme et le Fascisme
soulèvent une question pertinente lorsqu'ils
débattent des politiques antiracistes du Greater London
Council (Conseil municipal général de Londres) et
d'autres conseils municipaux londoniens dirigés par des
travaillistes de gauche au début des années 1980 :
Au
lieu de souder ces groupes précédemment exclus de
la collectivité locale pour qu'ils forment un mouvement pour
le socialisme, l'autorité locale en charge des diverses
politiques de subventions mit ces groupes dans une relation de
concurrence les uns envers les autres. Dans la communauté
noire, cela a accentué les différences entre
Asiatiques, Africains et Caraïbes, et a même
divisé les groupes intérieurement. Pendant la
décennie précédente, au moins, les
luttes des Noirs comportaient une dimension politique essentielle, mais
les subventions municipales ont eu tendance à soutenir les
organisations plus culturelles et moins politiques. En plus, l'accent
mis sur « l'ethnicité » dans la
politique des subventions municipales a abouti à avantager
les organisations religieuses et culturelles au détriment
des groupes revendicatifs.
Ces
tensions sont un exemple de la montée de ce qu'on appelle
parfois la « politique identitaire » des
années 80. En l'absence de luttes de grande envergure contre
l'oppression, les opprimés tendent à se
fragmenter en groupes plus petits, chacun d'eux affirmant sa propre
« identité » différente, la
spécificité de l'oppression qu'il subit par
rapport aux autres - Noirs d'origine africaine contre Asiatiques,
femmes noires contre femmes blanches non-juives contre femmes blanches
juives, homos contre lesbiennes contre bisexuels. Une telle
fragmentation ne peut qu'affaiblir les luttes contre le
système qui produit toutes les diverses formes d'oppression.
Bien sûr, la référence culturelle n'a
pas nécessairement ce type de conséquences. De
vraies cultures de résistance peuvent se forger, qui
rassemblent et unissent au lieu d'exclure et diviser. Mais alors
pourquoi une telle culture devrait-elle se confiner aux Noirs ?
Pourquoi n'unirait-elle pas Noirs et Blancs dans une lutte commune,
dans la lignée de ce que Rock Against Racism a
essayé de faire à la fin des années 70
? Mike Davis, qui a appelé les émeutes de Los
Angeles « la première révolte
multi-ethnique des temps modernes » aux Etats-Unis, dit que
le rap a contribué à créer une
« large interface entre la culture des jeunes Noirs et celle
des jeunes Latinos » à Los Angeles.
Chapitre
7
LOS
ANGELES 1992 :
REBELLION DE CLASSE ET NON EMEUTE RACIALE
La
révolte de Los Angeles exige une analyse approfondie, non
seulement à cause de sa dimension - le plus important
soulèvement urbain aux USA depuis les Emeutes de la
Conscription à New York en juillet 1863, avec 53 morts et 1
milliard de dollars de dégâts - mais parce qu'elle
montre que le défaut de la cuirasse de la
société américaine se situe au niveau
des classes et non pas des races.
Bien sûr, la question raciale a eu un rôle central
dans la rébellion. Après tout, ce qui a mis le
feu aux poudres a été l'acquittement par un jury
blanc, le 29 avril 1992, de quatre policiers blancs qui avaient
été filmés en train de tabasser un
automobiliste noir, Rodney King. Cette affaire mettait en relief les
injustices raciales existant à l'état
endémique dans la société
américaine. Ce n'est pas non plus un accident si le
cœur du soulèvement fut le quartier de South
Central, une zone économiquement ravagée par la
disparition des industries lourdes dont dépendait l'emploi
des habitants noirs, traumatisée par la guerre des gangs
pour le trafic de drogue qui était venu remplir le vide
ainsi créé, et l'objectif de «
l'Opération Marteau » (Operation Hammer)
menée par la Police de Los Angeles - une série de
rafles paramilitaires à travers le ghetto, dans lesquelles
des milliers de jeunes avaient été
arrêtés sur des charges mineures.
Malgré tout, comme le poète latino Luis Rodriguez
l'affirme avec insistance, « Bien que le mot « race
» continue à nous être
asséné jusqu'à la nausée,
le mot-clé ici est classe ».
On peut s'en apercevoir de nombreuses manières. D'abord, la
rébellion était multi-ethnique dans sa
composition. Willie Brown, un dirigeant démocrate noir de
Californie, président de l'assemblée de l'Etat,
reconnut que « la violence ne s'est pas limitée
à la cité elle-même ; elle
s’est étendue aux quartiers voisins... Pour la
première fois dans l'histoire américaine, la
plupart des manifestants, ainsi que les auteurs de violences et de
crimes, étaient d'origine multiraciale - Noirs, Blancs,
Hispaniques et Asiatiques ». Parmi les 5.000
premières personnes arrêtées pendant
les émeutes, 52% étaient des Latinos, 10%
étaient des Blancs, et seulement 38% étaient des
Noirs.
Ce qui modelait le caractère multi-ethnique de la
rébellion était le double impact, d'une part, de
la politique économique de Reagan et Bush dans les
années 80, qui avait systématiquement
cherché à transférer la richesse des
pauvres aux nantis, avec une chute des salaires réels (le
salaire hebdomadaire en dollars constants passa de 366 $ en 1972
à 312 $ en 1977) - et d'autre part de la
récession majeure qui survint en 1990, frappant
l'économie californienne, naguère florissante, de
façon particulièrement
sévère.
La cristallisation en termes de classes ne s'est pas bornée
à lier les Noirs de la classe ouvrière aux
travailleurs des autres races ; elle les a aussi
séparés de la classe moyenne noire qui
administrait L.A., ainsi que d'autres grandes villes
américaines. Le maire, Tom Bradley, le chef de la police,
Willie Williams, et le général Colin Powell, chef
de l’Etat-major U.S., qui commandait les troupes
déployées pour réprimer la
révolte, étaient tous Noirs. Le fait que New
York, une poudrière raciale dans les dernières
années, n'ait pas explosé - malgré un
exode panique de Manhattan le 1er mai 1992 dû à la
peur de la contagion des émeutes de L.A. - doit beaucoup
à l'intervention du maire David Dinkins en collaboration
avec des politiciens noirs marqués à gauche comme
le Révérend Al Sharpton.
Pourtant l'essentiel de la couverture médiatique de la
révolte de L.A. mettait l'accent sur la confrontation entre
les pillards et les boutiquiers coréens. Ce conflit pouvait
facilement être utilisé pour renforcer l'image -
déjà encouragée par certaines des
représentations les plus influentes des USA dans les
années 1980, comme le roman de Tom Wolfe The Bonfire of
Vanities ou les films de Spike Lee - de l'Amérique comme une
société composée de groupes ethniques
en guerre les uns contre les autres.
Le traitement médiatique du sort des marchands
coréens comporta une désinformation massive.
D'abord, ceux-ci étaient moins opposés aux Noirs
qu'à la masse des travailleurs pauvres de L.A. Comme Peter
Kwong le fait remarquer, «les pires dommages
infligés aux propriétés
coréennes... n'eurent pas lieu dans le quartier
africain-américain de South Central - on y trouve seulement
9% des commerces coréens. Les dégâts
les plus importants ont été commis au nord de
South Central, à Koreatown, qui est habité
essentiellement par des émigrés latinos pauvres
».
Au surplus, les commerçants sud-coréens occupent
une place particulière dans la structure de classe de Los
Angeles. Comme l'explique Kwong,
Désireux
d'échapper à l'instabilité politique
et aux taux de chômage élevé qu'ils
connaissent chez eux, des membres des professions libérales
coréennes s'installèrent par vagues massives dans
les années 70. Ils arrivèrent avec leur
éducation, leurs économies, leur
entraînement militaire (personne n'est autorisé
à émigrer de Corée du Sud sans avoir
au préalable servi deux ans dans
l’armée), et leur détermination
à travailler dur. Ces capitalistes
auto-sélectionnés voyaient South L.A. comme
l'étape qui leur permettrait d'accéder au
rêve américain. Ils pensaient qu'ils suivraient
les traces de ceux qui avaient commencé plus tôt
et qui avaient réussi, garant leur Mercedes devant des
maisons construites près des quartiers blancs
prospères. Après un certain temps, ils auraient
accumulé assez d'argent pour transférer leurs
affaires hors des ghettos dans des zones blanches plus profitables.
Le business coréen à South L.A. - essentiellement
des épiceries, des marchands d'alcool ou des
échoppes de troc - était parfaitement
adapté aux besoins du système. Le ghetto est
pauvre, mais cela ne veut pas dire qu'on ne peut pas y gagner d'argent.
Ces nouveaux entrepreneurs fournirent un accès de commerce
de détail à des sociétés
comme les Distilleries Brown Forman, R.J. Reynolds, General Foods et
Coca Cola. Ils constituaient aussi l'activité
économique essentielle dans les quartiers pauvres et
fournissaient des marchandises essentielles à des zones
abandonnées depuis longtemps par leurs
prédécesseurs, souvent juifs. Et en plus, ils le
firent sans mettre des blancs en danger. Pendant la longue
récession américaine, alors que les grandes
sociétés licenciaient, les petites entreprises
étaient devenues la source principale de nouveaux emplois,
et beaucoup avaient été
créées par des immigrants asiatiques. Environ 38%
des commerces de détail dans le Comté de Los
Angeles sont possédés par des Coréens,
et le business coréen-américain, à
L.A. même, s'est accru de 27% ces deux dernières
années. Le caractère très
cohésif de la communauté leur donne un
léger avantage dans l'acquisition des sommes
nécessaires à l'investissement - et non parce
que, comme certains le croient dans le quartier, les banquiers blancs
les favorisent. La plupart des Coréens-Américains
acquièrent leur capital de l'une ou l'autre de deux
manières : soit ils ont plus d'un emploi et travaillent
jusqu'à 16 heures par jour... ou ils participent
à un club d'épargne communautaire
appelé « kye ». Dans un « kye
», quelques douzaines de familles versent entre 500 et 1000
dollars par an ; chaque année, l'un d'entre eux
(désigné au tirage au sort) empoche les
dépôts de l'année pour
démarrer son affaire.
Les
marchands coréens ne sont pas les exploiteurs essentiels des
pauvres noirs et latinos. Les « seigneurs des taudis
» (slum lords) qui font de gros profits dans la location des
quartiers latinos au nord de South Central sont majoritairement
anglo-saxons. Mais les boutiquiers coréens sont les seuls
représentants visibles, directement accessibles, d'un
système qui est responsable de la pauvreté et de
la dégradation dont souffre la masse des Noirs et des
Latinos. Mike Davis les appelle « le détonateur
des rancœurs accumulées des Latinos et des Noirs
pauvres ». Des ressentiments spécifiques ont pu
aussi contribuer à transformer en cibles les
commerçants coréens - comme des plaintes de prix
excessifs, le meurtre de Latasha Harlins, une fille noire de quinze
ans, pour une dispute avec un épicier coréen au
sujet d'une bouteille de jus d'orange à 1,79 $. Davis
suggère que les fameux gangs noirs, les Crips et les Bloods,
qui firent la paix trois jours avant le début de la
rébellion le 29 avril, aient pu faire leur cible des
commerces coréens de South Central, dont 90% furent
détruits dans les deux premiers jours, dans le cadre d'une
stratégie politique consciente :
J'ai
vu des graffiti dans South Central qui disaient : « Premier
jour : brûlez-les. Deuxième jour : nous
reconstruisons ». Le seul dirigeant national que la plupart
des Crips et Bloods semblent avoir pris au sérieux est Louis
Farrakhan, et son projet d’autodétermination
économique noire est largement approuvé... Au
sommet des gangs d'Inglewood, qui se tint le 5 mai, il était
fait référence de manière
répétée à une renaissance
du capitalisme noir sur les cendres du business coréen.
« Après tout », me dit plus tard un
ex-Crip, « nous n'avons pas «
brûlé » notre communauté,
seulement leurs magasins » (jeu de mots sur « burn
out », qui signifie à la fois «
détruire par le feu » et «
épuiser de travail »).
Le
conflit entre les marchands coréens et les pauvres noirs et
latinos représentait ainsi un déplacement de
l'antagonisme de classe fondamental de la véritable source
du problème, les grandes sociétés,
américaines et étrangères, qui
dominent l'économie de la Californie du Sud, vers une couche
sociale qui n'est que l'intermédiaire entre le capital et
les masses laborieuses. Comme le dit Manning Marable,
les
jeunes Noirs ont besoin de comprendre que ce n'est pas le
commerçant coréen-américain qui
empêche le capital de s'investir dans la
communauté noire, qui contrôle les banques et les
institutions financières et commet des brutalités
policières contre les Noirs et les Latinos. Il se peut qu'il
y ait des contentieux légitimes entre les deux groupes. Mais
une telle colère mal dirigée rend virtuellement
impossible toute réponse unifiée à
l'oppression raciale et de classe.
Le
problème est d'une importance déterminante, et
pas seulement à Los Angeles. L'immigration importante de la
précédente génération a
produit des quartiers à l'intérieur des grandes
villes, dans tout le monde capitaliste avancé, où
des travailleurs pauvres d'origines ethniques différentes
vivent côte à côte. Souvent des groupes
ethniques donnés occupent un créneau
spécifique sur le marché du travail; parfois les
membres d'un groupe assument le rôle
d'intermédiaires qui est celui des marchants
coréens à L.A. (par exemple, les boutiquiers
asiatiques dans beaucoup de villes britanniques, ou les petits
épiciers marocains en France). Ces circonstances ont
créé un potentiel pour des conflits
inter-ethniques parmi les opprimés. De tels conflits
détournent le tir du véritable ennemi. Mais seule
une stratégie qui prend comme point de départ la
division en classes plutôt qu'en races peut fournir la base
de l'unité nécessaire de tous les
opprimés.
Chapitre
8
RACISME
ET LUTTE DES CLASSES
Les
limites de la révolte de Los Angeles reflètent
dans une large mesure le fait qu'à l'inverse des
soulèvements de ghettos des années 60, qui
représentaient une radicalisation du mouvement des droits
civiques en cours dans le Sud, elle s'est produite de façon
spontanée (« out of the blue »), comme
dit Lee Sustar, « après une période
extrêmement conservatrice ». Il appelle la
révolte de 1992 « un rejet du système,
plein de colère mais pré-politique ».
Ce qui ne change rien au trait distinctif de la rébellion,
à savoir le fait qu'à la différence
des émeutes antérieures, Harlem en 1964, Watts en
1965, Newark et Detroit en 1967, elle a franchi et
dépassé les limites ethniques. De ce point de vue
l'exemple le plus proche de celui de L.A. est fourni par les
émeutes de 1981 dans les grandes villes britanniques. Comme
Chris Harman le faisait remarquer à l'époque,
bien que les émeutes anglaises eussent
été dans l'ensemble
déclenchées par le racisme policier, dans
« virtuellement toutes », « il y avait un
nombre notable de Blancs engagés aux
côtés des Noirs, et cet engagement
n'était pas seulement le fait de militants de gauche, mais
de jeunes de la classe ouvrière blanche ». Parmi
ceux qui furent arrêtés, on comptait 67% de
Blancs, 20% de Caraïbes et d'Africains, 5% d'Asiatiques. Ces
révoltes étaient, comme celle de L.A., des
phénomènes de classe, et non des
émeutes raciales. Elles rassemblaient des jeunes, noirs et
blancs, en révolte contre un vécu commun de
chômage et en même temps contre le
harcèlement policier, qui frappait plus
particulièrement les Noirs.
Ces révoltes font partie d'une longue histoire qu'ignorent
la plupart des radicaux noirs - une histoire de luttes
ouvrières qui ont vu se battre ensemble travailleurs noirs
et blancs. Dans sa splendide et émouvante histoire des Noirs
en Grande Bretagne, Peter Fryer met en évidence le
rôle joué par les activistes noirs dans le
mouvement révolutionnaire ouvrier du début du
XIXème siècle. Leur participation à
ces luttes montre que la revendication de l'abolition de l'esclavage
dans l'Empire Britannique, finalement réalisée
dans les années 1830, avait sa source essentielle de soutien
de masse chez les militants ouvriers qui liaient le combat pour
l'émancipation des Noirs à la lutte contre
l'oligarchie dans le pays.
Tous les grands mouvements d'organisations ouvrières de
masse aux Etats-Unis ont rassemblé des travailleurs blancs
et noirs franchissant les barrières raciales. Pendant la
Guerre de Sécession se produisit la plus importante des
vraies émeutes raciales de l'histoire américaine,
lorsque des travailleurs immigrés irlandais qui protestaient
contre la conscription, perdant toute retenue, tuèrent 105
personnes, des Noirs pour la plupart. Mais la Reconstruction Radicale -
les efforts accomplis par la gauche du Parti Républicain
dans les années 1860 - avait sa base de masse dans
l'alliance des esclaves libérés et des petits
paysans et artisans blancs, unis contre leur ennemi commun, les
propriétaires des grandes plantations, et exigeant souvent
des mesures radicales de redistribution des terres.
La défaite de la Reconstruction, qui rendit possible
l'établissement dans le Sud du régime de Jim
Crow, déniant dans les faits aux Noirs la moindre
égalité même formelle jusqu'au
mouvement des Droits Civiques des années 1960,
reflétait l'inquiétude de la classe dirigeante
qui devait s'unir face à un nouvel ennemi, la classe
ouvrière, en train d'apparaître dans les
métropoles industrielles du Nord. Mais même
pendant l'ère Jim Crow, tous les mouvements importants des
travailleurs brisèrent les divisions raciales. Les
Chevaliers du Travail (Knights of Labor) comptèrent en 1886,
à leur plus haut niveau, 700.000 membres, parmi lesquels
60.000 Noirs. Les grandes manifestations du 1er mai 1886, «
le premier 1er Mai de l'histoire du mouvement ouvrier », au
cours desquelles 340.000 travailleurs défilèrent
pour demander la journée de huit heures, virent descendre
travailleurs noirs et blancs ensemble dans la rue. Même la
Fédération Américaine du Travail
(American Federation of Labor, AFL), qui, à l'inverse des
Knights, se concentrait sur la construction de syndicats corporatifs de
travailleurs qualifiés, bien payés, blancs dans
leur très grande majorité, essaya dans ses
premières années d'organiser des Noirs. La
grève générale de La Nouvelle
Orléans de novembre 1892 vit 25.000 travailleurs noirs et
blancs lutter ensemble pendant quatre jours sous la direction de l'AFL.
Philip Foner commente :
La
caractéristique essentielle de la grève fut une
éclatante démonstration de la
solidarité inter-raciale dans l'action. Des milliers de
travailleurs du Sud profond montrèrent qu'ils pouvaient unir
dans une lutte commune Noirs et Blancs, qualifiés et non
qualifiés, qui pouvaient rester unis malgré les
efforts des patrons et de leurs agents pour les diviser en excitant le
préjugé anti-Noir.
Il
y a eu bien d'autres épisodes d'unité
ouvrière inter-raciale. Leur importance est de montrer que
le niveau de la lutte des classes est le facteur décisif
dans la détermination de l'intensité du racisme,
même si l'unité a parfois
été de courte durée. D'une
façon générale, plus le niveau de la
lutte des classes est élevé, plus la
combativité des travailleurs, leur confiance et leur
organisation autonome sont importantes, plus les couches de
travailleurs engagés dans un mouvement particulier sont
larges, et plus l'influence du racisme sur eux est faible.
Les dockers de Londres sont un cas typique. En avril 1968, ils firent
une grève de 24 heures et manifestèrent devant le
Parlement en soutien au discours d'Enoch Powell sur les «
rivières de sang » nécessaires pour
mettre fin à l'immigration noire. L'action des dockers
reflétait la liquidation de leur secteur sous un
gouvernement travailliste qui ne faisait rien pour défendre
leurs intérêts. La colère et le
désespoir les poussèrent dans les bras d'Enoch
Powell. Par contre, en juillet 1972, ces mêmes dockers,
s'appuyant alors sur leurs organisations syndicales,
infligèrent une défaite décisive
à l' « Acte des Relations Industrielles
» édicté par les conservateurs et
imposèrent la libération des « Cinq de
Pentonville ». La confiance que cette victoire fit
naître chez les dockers renforça le soutien
à une politique de classe plus
généralisée. Cinq ans plus tard, le 11
juillet 1977, le drapeau des Royal Docks Shop Stewards conduisit un
piquet massif de 5.000 syndicalistes, essentiellement blancs, en
soutien aux employés majoritairement asiatiques de Grunwick
à Londres. Les dockers londoniens
résistèrent largement à la vague de
fascisme qui balaya l'Angleterre à la fin des
années 70.
Comme cet exemple le suggère, il y a une relation
inversement proportionnelle entre le niveau de la lutte et
l'intensité du racisme. Le facteur essentiel qui sous-tend
cette relation est constitué par la confiance des
travailleurs en eux-mêmes. Quand la classe
ouvrière s'engage dans des luttes victorieuses contre les
patrons, les travailleurs blancs sont dès lors plus enclins
à placer leur confiance dans leur organisation autonome pour
défendre leurs intérêts, et
à se considérer comme faisant partie de la
même classe que leurs frères et sœurs
noirs. Inversement, quand le mouvement des travailleurs est sur la
défensive et que les patrons sont
généralement en situation d'imposer leur
volonté, les travailleurs sont moins disposés
à se tourner vers des organisations collectives et des
actions de classe pour résoudre leurs problèmes.
Le racisme peut, dans de telles circonstances, accroître son
emprise sur les travailleurs blancs, à la fois pour les
compensations psychologiques qu'il semble promettre et parce qu'il
propose un diagnostic de leur situation qui détourne leurs
sentiments vers un bouc émissaire visible - les Noirs.
Cette analyse peut être illustrée par une
intéressante étude du Newham Monitoring Project
et de la Campagne contre le Racisme et le Fascisme, qui examine la
montée du racisme dans le quartier de Newham pendant les
années 1970. Lors des élections
générales d'octobre, le principal groupe nazi, le
National Front, rallia les suffrages de 5.000 résidents du
quartier de Newham, le vote NF le plus élevé du
pays. Selon un militant noir du secteur, Unmesh Desai, en 1980,
« tout l'espace à l'est de Liverpool Street
était considéré comme une zone
où les Noirs ne s'aventuraient pas ». Le
développement du racisme à Newham s'est produit
dans le cadre de la destruction de l'industrie locale - entre 1966 et
1972, 45% des 40.000 emplois de Canning Town furent perdus et seulement
un sur trois remplacé - et l'échec du Parti
Travailliste, qui contrôlait le conseil municipal,
à proposer une alternative viable :
Newham,
au milieu des années 70, était devenue une des
zones les plus négligées et appauvries du pays.
Selon New Society (23 octobre 1975), elle avait le plus grand nombre de
maisons sans salles de bains ou toilettes intérieures de
Londres; le taux le plus élevé de
mortalité infantile (c'est-à-dire les enfants
mort-nés et ceux décédés
dans la première semaine) et le taux le plus
élevé de maladies mentales du pays. Seulement un
enfant sur 40 avait accès à l'enseignement
supérieur (le chiffre national était trois fois
plus élevé) et seulement un sur dix
accédait à une forme quelconque
d'études postérieures (le chiffre national
étant proche d'un sur quatre)... La pauvreté
générale et le déclin
étaient aggravés par la concentration du pouvoir
entre les mains d'une poignée de conseillers et les
élus tentaient de résoudre les
problèmes sociaux (et seulement dans le secteur du logement)
en dressant un groupe contre l'autre.
En
fait, les dirigeants travaillistes exprimaient des attitudes
ouvertement racistes : « Au cours d'une réunion du
Parti Travailliste, l'ancien maire de Newham (un magistrat local) alla
jusqu'à parler de « nègres »
(« coons » - le terme utilisé par les
racistes du Sud des USA - N.D.T.), de leur odeur, ajoutant qu'il
« ne supportait pas l'odeur de leur cuisine et que, si on
l'écoutait, on renverrait tous ces gens là
d'où ils viennent ». C'est dans ce climat qu'
« une portion substantielle de l'électorat
travailliste se tourna vers le National Front. Celui-ci
n'était sans doute pas capable de fournir des logements et
des emplois pour remédier aux conditions
matérielles, mais son message de
supériorité blanche répondait
à un besoin psychologique ».
Newham dans les années 70 illustre, à une
échelle réduite, le processus
constitué par la montée du Front National en
France dans les années 80. Là, un gouvernement
social-démocrate présidait à des
niveaux de chômage supérieurs au cours de la
décennie à ceux de l'Angleterre
thatchérienne, et répondait à la
montée du racisme par des restrictions à
l'immigration ; il n'est pas surprenant que des millions
d'électeurs déçus de la classe
ouvrière aient abandonné les partis de la gauche
réformiste, les socialistes et les communistes, au profit de
Jean-Marie Le Pen. Ces exemples illustrent le fait que la
montée du racisme n'est pas, comme on le croit parfois, une
conséquence automatique de la
détérioration des conditions
économiques. La façon dont les masses vivent la
crise économique s'opère à travers le
rôle joué par leurs organisations politiques et
syndicales. L'échec des organisations réformistes
à organiser une lutte efficace contre la montée
du chômage et la chute du niveau de vie est souvent
déterminant dans l’attrait que les
idées racistes peuvent avoir sur les travailleurs.
Le facteur subjectif, la tentative consciente de la part
d'organisations politiques d'influer sur le cours de l'histoire, peut
également jouer un rôle décisif dans le
combat contre le développement du racisme. C'est ce que
montrent les expériences divergentes de la France et de
l'Angleterre dans les années 80. Le rapport de Newham
(publié en 1991) indique : « Il y a dix ans, des
Asiatiques et Afro-Caraïbes, dans l'ensemble de Newham, Nord
et Sud, subissaient des niveaux similaires d'oppression raciste. Mais
au cours des années 80, une série de campagnes
d’autodéfense modifièrent le climat
dans le Nord ». L'étude, en même temps
qu'elle met l'accent sur l'importance des campagnes de
défense initiées par les Noirs
eux-mêmes - par exemple après le meurtre en 1980
d'Achtar Ali Baif par des skinheads fascistes - reconnaît en
même temps le rôle joué par des blancs
antiracistes, par exemple les membres de la gauche travailliste qui
furent capables de mettre en échec certaines pratiques parmi
les plus odieusement racistes du conseil municipal (comme l'exigence
pour les Noirs de produire leurs passeports à l'appui de
leurs demandes de logements) et aboutirent à ce que Newham
devint, en 1984, la première municipalité
à avoir expulsé une famille blanche pour son
comportement raciste. Faisant le point de l'expérience du
Newham Monitoring Project, Unmesh Desai remarquait :
Une
autre leçon que nous avons assimilée dans les
premiers temps était que ce n'était pas les
Blancs individuellement qui étaient responsables mais la
société blanche dans son ensemble.
L’antiracisme rend aussi compte des problèmes de
la classe ouvrière blanche, avec laquelle nous vivons coude
à coude et dont il ne nous est pas possible de nous
dissocier.
Les événements de Newham étaient
partie intégrante d'un processus en cours au niveau
national, dont l'un des traits constitutifs était le
déclin précipité du National Front et
d'autres organisations fascistes à la fin des
années 70. Cette cuisante défaite de
l'extrême droite en Angleterre était la
conséquence de l'émergence d'un mouvement
antifasciste de masse, l'Anti Nazi League, lancé par le SWP
et la gauche du Labour Party en 1978. Pourtant l'ANL a souvent
été critiquée par des nationalistes
noirs. Paul Gilroy, par exemple, proclame que « l'ANL a
cherché délibérément
à susciter et à manipuler une forme de
nationalisme et de patriotisme comme composante de sa
démarche globale antifasciste », insistant dans sa
propagande sur l'assertion que « les Nazis britanniques
n'étaient que des patriotes de pacotille ». Au
surplus, « être « Anti Nazi »
consistait à situer le problème posé
par la montée du racisme en Angleterre au niveau d'une
petite et excentrique, quoique violente, bande de
néo-fascistes ». Cette accusation peut
être réfutée à de nombreux
égards. En premier lieu, la propagande de l'ANL se
concentrait, non pas sur le manque de patriotisme des Nazis, mais sur
le fait qu'ils étaient nazis, militants d'une
idéologie politique qui a mené à
l'Holocauste. S'il y avait une image historique à laquelle
l'ANL se référait, ce n'était pas
à la « plus belle heure » de
l'Angleterre en 1940, comme l'insinue Gilroy, mais à
Auschwitz. D'où son slogan essentiel : « Plus
jamais ça ! »
En même temps, l'ANL était fondée sur
un front unique de sociaux-démocrates et de socialistes
révolutionnaires porteurs d'analyses différentes,
à la fois sur le racisme et sur les stratégies du
changement social. Les militants ANL issus du Labour Party, du fait de
leur attachement général au nationalisme
britannique, ont parfois stigmatisé le manque de patriotisme
des nazis. Ce que nous, militants du SWP, n'avons assurément
pas fait. Pas plus que nous n'avons isolé la lutte contre le
fascisme des questions plus générales du racisme.
Par exemple, lors du premier carnaval de l'ANL, en mai 1978, une
brochure du SWP, Contre le contrôle de l'immigration, s'est
vendue massivement ; les militants du SWP exprimaient clairement leur
opposition au contrôle de l'immigration dans les
conférences de l'ANL. C'est la nature même du
front unique de mettre ensemble des forces politiques divergentes qui
sont prêtes à œuvrer ensemble sur une
question particulière, en l’occurrence la lutte
contre les nazis. Se concentrer pareillement sur les fascistes
n'était pas un abandon du terrain plus
général de la lutte contre le racisme ; au
contraire, c'était un élément
essentiel de la conduite de cette lutte à
l'époque.
A l'évidence, la croissance du NF et d'autres organisations
nazies reflétait un racisme profondément
enraciné, institutionnalisé dans la
société britannique et qu'exploitaient les
principaux partis. Mais la montée du NF (dont un
commentateur prédisait, en 1977, qu'il remplacerait
bientôt les libéraux comme troisième
parti), s'il n'y avait pas été fait obstacle,
aurait favorisé une augmentation qualitative du niveau de
racisme, permettant aux nazis de s'implanter solidement dans de
nombreux districts ouvriers, où ils auraient pu s'appuyer
sur le soutien populaire des Blancs pour attaquer les Noirs en toute
impunité et exiger la mise en place de politiques encore
plus racistes par les autorités locales et le gouvernement
central. Nous pouvons voir cette dynamique à
l’œuvre en France, où le racisme
officiel de l'Etat et des principaux partis capitalistes se nourrit du
racisme populaire attisé par les nazis et le renforce.
L'ANL, en les prenant pour cible et en mobilisant contre les nazis, fit
avorter cette dynamique dans l’œuf, et contribua
par conséquent à empêcher un
développement subséquent du niveau de racisme.
Le dernier mot sur ce sujet peut être laissé
à Darcus Howe, l'un des radicaux noirs les plus connus en
Angleterre. Paul Foot évoque son « hommage
brillant et émouvant » à David Widgery,
l'un des fondateurs de Rock Against Racism et de l'ANL, lors d'un
meeting organisé par le SWP à la
mémoire de Widgery en décembre 1992 :
Darcus
Howe disait qu'il avait engendré cinq enfants en Angleterre.
Les quatre premiers ont grandi pleins de ressentiment, constamment en
butte au racisme ambiant. Le cinquième enfant, dit-il, a
grandi en « Noir bien dans sa peau ». Darcus
attribuait son « aisance » (« space
») à l'Anti Nazi League en
général et à David Widgery en
particulier. Il est difficile d'imaginer une plus belle
épitaphe.
Chapitre
9
LA
REVOLUTION SOCIALISTE ET LA LIBÉRATION DES NOIRS
La
défaite infligée au fascisme britannique
à la fin des années 70 ne doit pas porter
à l’autosatisfaction. Le racisme est
inhérent à la société
capitaliste, et les conditions qui le génèrent
sont constamment renouvelées par la crise du
système. Mais le contraste entre l'exemple anglais et celui
de la France depuis 1981 est instructif. Ce dernier indique que
l'échec de l'extrême gauche française -
qui comporte un certain nombre d'organisations relativement importantes
existant depuis longtemps - à construire un mouvement
antifasciste comparable à l'ANL est un facteur central dans
la croissance du Front National. Ceci à son tour illustre le
rôle que peuvent jouer les socialistes
révolutionnaires dans la lutte contre le racisme. Celle-ci
se situe à deux niveaux. D'abord, les
révolutionnaires devraient être
impliqués dans les batailles qui se développent
autour de différents aspects du racisme - pas seulement (ou
même essentiellement) contre les nazis, mais contre les
contrôles de l'immigration, les attaques sur le droit
d'asile, les expulsions de sans-papiers, la brutalité
policière, les attentats racistes. Cet engagement actif dans
la lutte contre le racisme sous tous ses aspects inclut le soutien
apporté aux Noirs lorsqu'ils s'organisent contre
l'oppression dont ils sont victimes et lorsqu'ils portent leur
colère dans la rue, défiant l'Etat raciste.
La lutte contre le racisme est subordonnée à la
compréhension de ses causes. Ceci est essentiel pour briser
l'emprise du racisme sur les travailleurs blancs. Le racisme, comme
nous l'avons vu, peut séduire les travailleurs blancs en ce
qu'il leur offre une solution imaginaire à des
problèmes réels - la pauvreté, le
chômage, l'exploitation - auxquels ils sont
confrontés. Par conséquent, la lutte directe
contre le racisme doit être liée à une
agitation autour des questions sociales et économiques qui
soit à même de montrer que le racisme n'est pas la
solution, que la lutte des classes, unissant les travailleurs quelle
que soit leur couleur et leur origine ethnique, offre la seule
façon efficace d'améliorer leur existence. Un
exemple classique de cette stratégie est le
succès remporté par le Parti Communiste dans
l'East End de Londres dans les années 30, lorsqu'il
réussit à couper de sa base ouvrière
la British Union of Fascists d'Oswald Mosley en combinant la lutte
physique contre les fascistes - en particulier dans la grande Bataille
de Cable Street du 4 octobre 1936 - avec des campagnes sur les
questions matérielles (notamment les loyers) qui permirent
de gagner un grand nombre de sympathisants de Mosley. Ceci illustre le
fait que le racisme, de même que la pauvreté, la
déchéance et la violence auxquelles il est
lié, sont des produits de la nature de la
société capitaliste. Nous devons en supprimer les
causes aussi bien que les symptômes.
En second lieu, par conséquent, les socialistes
révolutionnaires doivent construire un parti non racial de
travailleurs blancs et noirs, qui comprenne que le racisme ne peut
être supprimé en dernier ressort que par le
renversement du système capitaliste. Cette
stratégie ne signifie pas que nous devons conseiller aux
travailleurs noirs d'attendre la révolution socialiste.
Comme nous l'avons vu, les révolutionnaires s'engagent
totalement dans les batailles quotidiennes contre le racisme. Mais ils
le font avec la conscience, non seulement que le racisme plonge ses
racines dans le capitalisme, mais que le capitalisme lui-même
ne peut être renversé que par une classe
ouvrière qui a surmonté ses divisions raciales
est s'est unie contre l'ennemi commun. Les socialistes
révolutionnaires sont antiracistes, non seulement parce
qu'ils méprisent le racisme en tant
qu'obscénité morale, mais parce qu'un mouvement
des travailleurs qui ne combat pas le racisme est incapable de
renverser le capital. La classe ouvrière, nous l'avons vu,
est une classe internationale : l'extension du capitalisme sur tout le
globe a créé un prolétariat qui est
lui-même répandu sur la terre entière,
et qui s'est formé sur la base d'une importante migration
à travers les frontières nationales. Briser les
barrières raciales que ce processus a
élevé entre différents groupes de
travailleurs est une condition indispensable du succès de
toute révolution socialiste.
Bien sûr, cela ne revient pas à dire que le
racisme disparaîtra dès que la
révolution sociale aura triomphé. Marx a
souligné que la société socialiste,
« en émergeant de la société
capitaliste (...) est dans tous ses aspects, économiquement,
moralement et intellectuellement, toujours porteuse des stigmates de
l'ancienne société dont elle émerge
». Elle reste polluée par les ordures du
passé, y compris le racisme. Malgré tout, la
révolution socialiste porte au racisme un coup fatal. Il y a
deux raisons à cela. D'abord, comme nous venons de le voir,
seule une classe ouvrière unie peut accomplir une
révolution. Le processus révolutionnaire ne
pourrait qu'affaiblir considérablement les divisions
raciales. Ensuite, la création d'une
société socialiste impliquerait, même
dans sa période initiale, le
démantèlement des structures
matérielles du capitalisme qui sont responsables de
l'existence du racisme. La révolution des travailleurs
serait ainsi le début d'un processus qui, avec le temps,
réduirait le racisme à la dimension d'un mauvais
souvenir. La révolution socialiste et la
libération des Noirs sont inséparables.
A partir de là, nous pouvons voir pourquoi l'accusation des
radicaux noirs selon laquelle le marxisme est « eurocentrique
» est dénuée de fondement. Il est vrai
que le marxisme est né en Europe comme réponse
à l'apparition du capitalisme industriel, le mode de
production capitaliste sous sa forme développée.
Au centre des théories de Marx se trouve l'analyse de ce
phénomène sans précédent.
Dans le Manifeste communiste et dans les Grundrisse en particulier, il
met en évidence le rôle d'universalisation du
capitalisme, la façon dont il entraîne
l'humanité, qu'elle le veuille ou non, dans le premier
système social réellement global de l'histoire.
Marx était clairement conscient des terribles souffrances
que cela comportait, en particulier pour les peuples de ce que nous
appelons aujourd'hui le Tiers Monde : « La
déportation, la réduction en esclavage et
l'enfermement dans des mines de la population indigène (de
l'Amérique)... les débuts de la
conquête et du pillage de l'Inde, et la transformation de
l'Afrique en une réserve de chasse aux peaux noires sont
autant de choses qui caractérisent l'apparition de
l'ère de la production capitaliste ». Mais Marx
ajoutait que l'émergence du système capitaliste
mondial créait les conditions de ce qu'il appelait
« l'émancipation humaine » - une
révolution qui, en renversant le capitalisme, poserait les
bases de l'abolition complète de l'exploitation de classe et
de toutes les formes d'oppression qui divisent et handicapent
l'humanité. Une telle émancipation globale est
possible parce que le capitalisme repose sur une classe universelle,
formée de tous les peuples de la terre, qui ne peut se
libérer qu'au moyen d'une révolution
internationale fondée sur les intérêts
communs des exploités.
Cette conception de l'émancipation humaine
imprègne la politique issue de la tradition marxiste
révolutionnaire. Elle explique pourquoi, par exemple,
l'Internationale Communiste, dans les années qui suivirent
la Révolution Russe d'octobre 1917, était le
premier mouvement socialiste à se vivre comme un mouvement
authentiquement mondial, reliant la lutte de la classe
ouvrière industrielle aux révoltes
anti-impérialistes des masses coloniales, que
Lénine et les Bolcheviks considéraient comme les
sujets de leur propre émancipation. C'est la même
vision de l'émancipation humaine qui a mené C.L.R
James à se rallier à la tradition socialiste
révolutionnaire - un engagement duquel, quelles que fussent
les particularités de sa compréhension de cette
tradition, il n'a jamais dévié par la suite - et
qui a maintenu d'autres intellectuels noirs radicaux comme W.E.B. Du
Bois dans un dialogue créatif avec le marxisme.
Même la version défigurée par le
stalinisme de cette vision a permis au Parti Communiste US de
construire une base militante significative à Harlem pendant
les années 30 (et d'avoir une influence importante sur les
émeutes de mars 1935), malgré une concurrence
acharnée de la part des nationalistes noirs, notamment les
partisans de Marcus Garvey, et sur la base d'une défense
intransigeante de l'unité de classe des travailleurs noirs
et blancs.
Les grandes révoltes des Noirs, de la révolution
haïtienne au soulèvement de Los Angeles, sont
partie intégrante de la tradition révolutionnaire
qui cherche à unir les mouvements pour le socialisme et pour
la libération des Noirs. La lutte contre l'oppression
raciale est un élément indispensable du projet
socialiste révolutionnaire. De toutes façons,
sans la victoire de ce projet, la victoire sur le racisme ne peut pas
être remportée.
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