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1
- L'attrait de l'anarchisme
L’anarchisme a toujours exercé un fort attrait sur
ceux qui se rebellent contre cette société pourrie.
Il exerce un attrait particulier sur la jeunesse, ce qui est à
son crédit. Dans tout mouvement radical et révolutionnaire,
les jeunes jouent un rôle disproportionné, car c’est
la jeunesse, ni soumise, ni brisée, qui a le plus d’énergie
et qui fait preuve du plus grand idéalisme.
Face à l’exploitation, à l’injustice,
à la toute puissance de l’Etat capitaliste et à
l’implacable emprise de son idéologie, l’anarchisme
s’insurge. Il affirme que n’avons pas à vivre
ainsi; qu’il n’est pas inévitable qu’il
y ait des riches et des pauvres, des exploiteurs et des exploités,
des dominants et des dominés; qu’il n’est pas
fatal qu’existent les guerres, le racisme, l’oppression,
la domination de la majorité par une minorité, ni
même d’une minorité par la majorité.
Il s’oppose à l’idée reçue que,
par nature, la masse des gens serait stupide ou égoïste
et que, par conséquent, une autorité supérieure
devrait lui dicter son comportement et la contrôler. L’anarchisme
affirme que nous pourrions vivre en coopération et en harmonie.
Il rejette avec mépris l’hypocrisie et l’opportunisme
cynique des milieux politiques dominants, au sein desquels les politiciens
bourgeois se déguisent et s’offrent comme des lessives,
où la politique, sans principe, est à la merci des
sondages d’opinion. L’anarchisme représente surtout
une réaction à l’intégration croissante
des principaux partis de gauche dans ce monde politique officiel
corrompu. Il donne une expression radicale au sentiment largement
partagé dans les milieux populaires que tous les politiciens
se valent, ne cherchent qu’à s’emparer du pouvoir
et ne se préoccupent que de leur portefeuille.
Par conséquent, dans les circonstances actuelles, il n’est
pas surprenant que l’anarchisme connaisse un regain sensible
en Europe. Rarement, sinon jamais au cours de ses cent ans d’existence,
la social-démocratie n’a aussi ouvertement abandonné
toute contestation du système, ou ne s’est révélée
aussi clairement comme simple complice de l’Etat. La désintégration
des régimes dits communistes en Europe de l’Est et
dans l’ex-URSS ont eu une importance encore plus grande. Des
millions de gens dans le monde considéraient ces pays comme
l’alternative “réellement existante” au
capitalisme occidental. Mais, depuis la fin de l'année 1989,
les événements ont implacablement détruit ces
illusions, démontrant non seulement la faillite lamentable
des économies de commandement bureaucratique, mais aussi
la haine immense que les masses populaires vouaient à ces
régimes. Le stalinisme, tradition qui a dominé la
majorité de la gauche pendant soixante ans, s’est effondré.
La démoralisation qui en a résulté a atteint,
bien au-delà des rangs des partis communistes, tous ceux
qui considéraient que les sociétés de l’Est
étaient d’une façon ou d’une autre supérieures
au capitalisme occidental. Il faut donc s’attendre à
ce que ceux qui recherchent une alternative radicale considèrent
l’anarchisme comme la seule idéologie qui ne soit pas
souillée de sang.
L’anarchisme exerce également un fort attrait en tant
que support d’un certain style de vie. Pour une fraction de
la jeunesse qui vit dans la pauvreté, souvent sans emploi,
parfois même sans logement, qui squatte ou habite des logements
vétustes, plus ou moins en marge de la société
dans les quartiers pauvres de cités délabrées,
et qui se trouve souvent obligée de recourir à la
petite délinquance, l’anarchisme représente
le refus d’un système qui l’a rejetée.
La poursuite d’objectifs nobles, un attrait puissant et diversifié,
ne garantissent pourtant pas qu’une idéologie puisse
atteindre les fins qu’elle se fixe. Par exemple, le stalinisme
a exercé un immense attrait sur les opposants du capitalisme
et de l’impérialisme, mais il n’a été
qu’une impasse. L’anarchisme constitue-t-il une idéologie
capable de conduire à la victoire la lutte pour l’émancipation
de l’humanité ?
Cette brochure défendra l’idée qu’il n’en
est pas capable, que les conceptions fondamentales de l’anarchisme
sont entâchées de faiblesses importantes et qu’elles
ne conduisent en pratique qu’à freiner et entraver
la lutte pour cette émancipation. Elle présentera
une critique de la théorie et de la pratique anarchistes
d’un point de vue marxiste (c’est-à-dire du point
de vue de la tradition du marxisme classique, celui de Marx, Lénine
et Trotsky, et non celui du stalinisme) et tentera de démontrer
que seul le marxisme, et non l’anarchisme, ouvre une voie
vers la société sans classes du futur, société
dont marxistes et anarchistes font leur but ultime.
2 - Les idées de l'anarchisme
L’anarchisme se présente sous de multiples formes.
Il y a celui, purement individualiste, qui rejette toute forme d’organisation.
Mais il existe aussi de nombreuses petites organisations anarchistes.
Certains anarchistes expriment leur foi en l’Homme, indépendamment
du critère de classe. D’autres, comme les anarcho-communistes,
s’orientent vers la classe ouvrière. Il y a l’anarchisme
de bandes paysannes à la Makhno. Il y a celui qui écarte
les syndicats comme instruments de lutte et, à l’opposé,
l’anarcho-syndicalisme. Il y a des anarchistes révolutionnaires,
ou terroristes, ou pacifistes ou Verts. Il y aussi des anarchistes
qui n’entrent dans aucune de ces catégories ou qui
les combinent d’une façon qui leur est unique.
Il y a des anarchistes influencés par Proudhon, par Bakounine,
par Kropotkine, mais il n’y a pas de proudhoniens, de bakouninistes
ou de kropotkinistes qui défendent une doctrine ou une ligne
politique précise.
Par conséquent, pour le critique, l’anarchisme se présente
comme une cible sans cesse mouvante. Critiquez une théorie
ou une ligne politique précise et il apparaîtra vite
que la plupart des anarchistes ne la partagent pas. Analysez les
idées d’un penseur classique de l’anarchisme
et d’autres anarchistes le désavoueront.
Malgré ces difficultés, certaines idées générales
et certaines attitudes sont communes à toutes, ou à
presque toutes les versions de l’anarchisme. Elles peuvent
servir de point de départ pour une critique. Les plus importantes
sont :
- l’hostilité à l’Etat sous toutes ses
formes, y compris l’Etat révolu-tionnaire;
- l’hostilité à une direction, quelle qu’elle
soit, y compris une direction révolutionnaire;
- l’hostilité à tous les partis politiques,
y compris les partis révolu-tionnaires.
Nous les considérerons une à une.
L'Etat
Le sens littéral du terme “anarchie” est : absence
de pouvoir, opposition à l’Etat et au gouvernement
- pas seulement à un Etat particulier ou à un gouvernement
particulier, mais à tous les Etats et à tous les gouvernements
de tous les temps, par principe. C’est la définition
caractéristique de l’anarchisme comme credo.
L’anarchisme affirme que l’existence même d’un
Etat, corps spécial d’hommes (et de femmes) exerçant
le pouvoir physique et légal sur la société
dans son ensemble, est oppressive et incompatible avec la véritable
liberté humaine. Pour en finir avec l’oppression et
instaurer le règne de la liberté, le pouvoir d’Etat
doit être remplacé par la communauté autogouvernée,
débarrassée de toute autorité centrale.
Du point de vue des idées reçues, une telle perspective
est soit vouée au désastre, soit tout bonnement impossible.
Vouée au désastre, parce que sans Etat, la société
s’enfoncerait dans une guerre chaotique de “tous contre
tous” où la fameuse “loi de la jungle”
prévaudrait. La vie serait détestable, “dégoutante,
courte et brutale” (selon les termes du philosophe du XVIIe
siècle, Thomas Hobbes). Impossible, parce qu’il serait
dans l’ordre des choses qu’un individu ou un groupe
d’individus s’élève inévitablement
au-dessus des autres et les domine. Par conséquent, on ne
pourrait espérer plus que la démocratisation de l’Etat
par l’élection d'un gouvernement et l’introduction
de certains droits démocratiques (droit d’expression,
etc.)
Sur cette question, c’est le sens commun qui a tort et l’anarchisme
qui a raison. L’anthropologie nous fournit des preuves indiscutables
que les être humains peuvent vivre en société
sans Etat et sans gouvernement et que ces sociétés,
loin d’être chaotiques, sont tout autant, sinon plus
organisées que la nôtre. Beaucoup de ces sociétés
ont été découvertes et étudiées
par des anthropologues - un excellent exemple nous est donné
par les Kung, ou Kaluhan Brahmen, d’Afrique du Sud. On a de
nombreuses raisons de croire que l’absence d’Etat fut
la norme pendant les centaines et milliers d’années
qui vont de l’origine de l’humanité à
sa division en classes sociales avec l’avènement de
l’agriculture et de la propriété privée,
il y 5 000 à 10 000 ans.
L’anarchisme a également raison de considérer
que toutes les formes d’Etat impliquent l’oppression
d’un groupe de la société par un autre. L’avènement
de la démocratie parlementaire ne change rien à cela.
Quelle que soit la façon dont ils sont élus, les parlements
ne contrôlent pas le véritable pouvoir, qui reste concentré
dans les mains de hauts fonctionnaires de l’Etat (généraux,
chefs de police, magistrats, etc.), des banquiers et des grands
hommes d’affaires, qui utilisent ce pouvoir pour servir leurs
intérêts et non ceux du peuple.
Mais si une société sans classes est possible et souhaitable,
comment peut-on se débarrasser de l’Etat actuel ? C’est
en s’attaquant à cette question cruciale que l’anarchisme
s’embourbe.
Certains anarchistes, il faut le souligner, ne tentent même
pas d’y répondre. Ils se contentent d’un rejet
purement individuel de l’autorité de l’Etat et
ne sentent nullement la nécessité de formuler une
stratégie cohérente pour parvenir à son abolition.
Mais une telle position est une impasse et laisse les mains libres
à l’Etat pour perpétuer l’oppression de
la masse de la population. Elle est également vouée
à l’échec, car aucun individu, ni aucun petit
groupe d’individus, ne peut en dernière analyse résister
à la puissance d’Etat.
Certains tentent d’échapper à l’autorité
de l’Etat par le moyen de petites communautés autogouvernées
basées à la campagne, voire dans le confinement des
cuisines. Malheureusement, la commune anarchiste connaît les
mêmes difficultés que la commune socialiste prônée
par Robert Owen et les socialistes utopiques il y a plus de cent
cinquante ans :
- c’est une solution qui ne peut concerner qu’une petite
minorité;
- cette minorité reste soumise à toutes les pressions
de la société dans son ensemble et, tôt ou tard
(généralement plus tôt que tard), succombe.
La réponse la plus radicale et la plus sérieuse à
cette question est que l’Etat sera détruit par une
révolution, autrement dit, par un soulèvement de masse
au cours duquel la classe ouvrière, par son action directe,
brisera et désintègrera les institutions clefs de
l’Etat actuel - les forces armées, la police, les tribunaux,
les prisons, etc.
D’un point de vue marxiste, cette réponse est absolument
correcte - après tout Lénine consacra son travail
théorique le plus important, L’Etat et la révolution,
à démontrer précisément que l’essence
de la révolution est la destruction de la machine étatique
(contrairement à la notion social-démocrate et réformiste
de conquête de l’Etat actuel). De plus, cette réponse
a l’avantage de décrire un processus qui s’est
réellement produit dans l’histoire, d’abord lors
de la Commune de Paris de 1871, puis pendant la Révolution
russe de 1917. Toutes les grandes révolutions populaires,
allemande de 1918-1923, espagnole de 1936, iranienne de 1979 et
roumaine de 1989, ont révélé des processus
allant dans ce sens.
La destruction de l’ancienne machine étatique fait
immédiatement surgir la question de savoir ce qui doit la
remplacer. L’anarchisme a en général été
très vague sur ce point, mais la seule réponse cohérente
avec les principes anarchistes est que le vieil Etat doit immédiatement
être remplacé par une communauté autogouvernée
sans Etat, ni gouvernement, ni autorité centrale. Là,
le point de vue anarchiste perd toute force. Une chose est d’affirmer,
comme le fait le marxisme, que lorsque le socialisme aura été
définitivement établi à l’échelle
internationale, que les classes et les luttes de classes auront
disparu, que la production aura atteint un niveau tel que les produits
nécessaires seront disponibles pour tous, que l’habitude
de travailler pour le bien commun sera devenue une seconde nature,
alors l’Etat perdra toutes ses fonctions et s’éteindra.
Toute autre chose est de proposer que, dans le feu d’une révolution,
lorsque le sort de celle-ci ne tient qu’à un fil, ce
qui inévitablement sera le cas, la classe révolutionnaire
pourrait immédiatement se dispenser de toute utilisation
du pouvoir.
Une telle attitude serait désastreuse pour deux raisons fondamentales.
D’abord parce qu’elle ne prend nullement en compte la
résistance inévitable de l’ancienne classe dominante.
La lutte de classes ne cesse pas avec la victoire de l’insurrection.
L’histoire de toutes les révolutions prouve que l’ancienne
classe dominante ne recule devant rien, non seulement pour préserver
son pouvoir, mais aussi pour le reconquérir lorsqu’elle
en a été écartée. Dans la mesure où
il est improbable que se déclenche une révolution
internationale simultanée, les bourgeois dépossédés
pourront compter sur le soutien de gouvernements et de forces réactionnaires
à l’étranger.
Une révolution victorieuse doit savoir qu’elle s’affrontera
au refus de collaborer des bureaucrates, au sabotage économique
et à la résistance armée, au terrorisme, à
la guerre civile et à des interventions militaires étrangères.
Un peuple révolutionnaire peut-il se défendre contre
de telles actions contre-révolutionnaires sans l’aide
de milices ou d’une armée ouvrières, sans tribunaux
populaires et sans justice révolutionnaire, sans un système
centralisé de prise de décisions et sans autorité
centralisée, autrement dit sans créer une forme révolutionnaire
de pouvoir d’Etat ? Il ne le peut pas.
De nombreuses expériences historiques le prouvent, mais prenons
un exemple hypothétique. Admettons qu’une révolution
en France ait à faire face à des soulèvements
organisés par le Front national à Marseille, combinés
avec des incursions dans le nord-est du territoire par des bandes
blanches soutenues par l’Allemagne. Pour se défendre,
la révolution aurait à décider quelles forces
envoyer contre l’offensive du nord-est et quelles autres opposer
au Front national. Elle devrait aussi décider comment armer
et approvisionner ses forces. Ces décisions seraient des
décisions nationales prises par un gouvernement national.
En ce domaine, un défaut de coordination ne serait que le
prélude à la défaite.
La deuxième justification d’un Etat révolutionnaire
est qu'il est essentiel pour établir un nouvel ordre économique.
Bien des choses seront accomplies par l’initiative populaire
par en bas, par le biais des occupations d’usines, du contrôle
ouvrier sur l’industrie, par la création de coopératives
de distribution, etc., mais un Etat sera encore indispensable à
ce premier stade.
Prenons comme exemple la question de savoir à qui appartiendra
les industries et les usines dont les capitalistes auront été
dépossédés. Si ces usines étaient la
propriété, non du nouvel Etat, mais des travailleurs
de chaque entreprise, la coopération et la planification
seraient entravées. Une concurrence entre les différentes
entreprises émergerait et, par conséquent, les petites
affaires capitalistes prolifèreraient dans l’économie.
Le transfert de la propriété des industries à
l’ensemble de la communauté ne pourra constituer une
solution immédiatement applicable. Cela ne pourra se faire
qu'à un stade ultérieur, lorsqu'une communauté
véritablement unifiée aura émergé. Mais
au cours d’une révolution, la “communauté”
est divisée en classes et fractions opposées, en guerre
les unes contre les autres. Il est par conséquent absolument
nécessaire pour la communauté révolutionnaire,
la classe ouvrière, de disposer d’institutions qui
incarnent ses intérêts.
Prenons aussi l’exemple des chômeurs, des travailleurs
en arrêt-maladie et d’autres qui vivent actuellement
d’allocations sociales diverses. Dans une société
socialiste pleinement développée (ou anarchiste),
le chômage aura définitivement disparu et les biens
seront distribués selon les besoins. Mais immédiatement
après la révolution, des millions de personnes dépendront
encore de ces allocations et de l’Etat. Ils mourront de faim
si on ne les paie pas. Les allocations versées ont pour source
les prélèvements effectués principalement sur
les salariés. Par conséquent, au cours des mois et
des années qui suivront la révolution, une autorité
disposant du pouvoir de collecter les impôts sera nécessaire.
Un Etat sera donc indispensable.
La faiblesse de l’anarchisme sur cette question est qu’il
a bien trop souvent une conception romantique de la révolution
: après le “grand soir”, toutes les difficultés
seraient écartées par la seule force de la volonté
pure. Au cours d’une révolution, des dizaines de millions
de personnes agissent ensemble pour transformer la société.
Au cours de ce processus, elles se changent elles-mêmes. Leur
éveil politique et social, leur sentiment d’appartenir
à une collectivité, sont transformés et considérablement
développés. Sans cela, une nouvelle société
ne peut être édifiée. Mais le processus de transformation
n’est, et ne peut être, total et homogène pour
la simple raison que toutes les fractions de la classe ouvrière
ne seront pas engagées dans la lutte avec la même intensité.
Des fractions de la classe ouvrière peuvent même passer
à côté, voire s’opposer à une révolution.
Ceci sera encore plus vrai pour les millions de personnes qui constituent
les couches inférieures de la petite bourgeoisie. Par conséquent,
pendant toute une période consécutive à la
révolution, une fraction de la population sera sur certaines
questions influencée par les vieilles idées, suivra
l’ancienne classe dominante. Parfois, il faudra lui imposer,
si nécessaire par la force, l’acceptation des décisions
majoritaires.
En principe, il en est de même lorsque des travailleurs en
grève dressent un piquet de grève pour empêcher
une minorité d’entre eux de saboter leur mouvement
en allant au travail. En dernière analyse, un Etat ouvrier
n’est que la forme la plus élevée du piquet
de grève.
Certains anarchistes affirment que dès qu’existe un
Etat, se forme une élite privilégiée corrompue
par le pouvoir, qui évolue rapidement vers une nouvelle tyrannie.
Mais cet argument ignore le fait que la classe ouvrière a
de nombreuses fois démontré sa capacité à
créer des organes de pouvoir révolutionnaires totalement
différents, par leur forme comme par leur contenu, de l’ancien
Etat capitaliste. Des organes autant démocratiques qu’égalitaires.
La Commune de Paris de 1871 a établi les principes que tous
les fonctionnaires devaient être élus, révocables
à tout moment et payés au salaire d’un ouvrier.
Le soviet (ou conseil ouvrier), qui a surgi pour la première
fois à St. Petersbourg au cours de la révolution de
1905, puis qui s’est étendu à l’ensemble
de la Russie en 1917, franchit une nouvelle étape en faisant
élire les délégués sur la base des lieux
de travail, principalement des usines. Cette structure améliora
considérablement le contrôle par en bas, en rendant
les représentants responsables devant des collectifs où
discussions et débats démocratiques pouvaient avoir
lieu. Depuis, des conseils ouvriers ont surgi au cours de la Révolution
allemande de 1918-1919, en Italie en 1920, en Hongrie en 1956 et,
sous une forme embryonnaire, au Chili en 1973, en Iran en 1979 et
en Pologne en 1980.
Les conseils ouvriers ne s’élèvent pas conformément
à un plan soigneusement étudié et préétabli.
Ils sont la forme évidente d’organisation adoptée
par la classe ouvrière lorsque sa lutte commence à
remettre en cause le système dans son ensemble. Ils représentent
le noyau du futur Etat ouvrier, qui remplacera le vieil appareil
d’Etat capitaliste et entamera la transition vers une société
sans classes, au sein de laquelle l’Etat s’éteindra.
La question la plus fondamentale est la suivante. Certes, l’Etat
n’est absolument pas une institution éternelle, mais
il n’est pas non plus le fruit d’une simple erreur ou
d’idées fausses qu’auraient véhiculées
les êtres humains, nous maintenant dans l’ignorance
et la misère, jusqu’à ce que les anarchistes
viennent nous expliquer que l’humanité n’en avait
nullement besoin. L’Etat surgit dans certaines circonstances
économiques et sociales - d’abord et avant tout de
la division de la société en classes antagonistes
sur la base d’un faible niveau des forces productives - et
ne peut être aboli avant que ces circonstances n'aient été
radicalement changées. Pour effectuer ces transformations,
une nouvelle forme révolutionnaire d’Etat est nécessaire.
En refusant de l’admettre, l’anarchisme, malgré
tous ses bons sentiments, se voue à la faillite. Lorsqu’il
est prédominant dans un mouvement révolutionnaire,
c’est la révolution qu’il conduit à la
faillite.
La direction
Les anarchistes proclament souvent leur rejet de toute direction.
C’est tout à fait compréhensible. Dans une société
capitaliste, la classe dominante se considère toujours comme
née pour diriger. “Diriger” est l’une des
“qualités” premières qu’elle tente
d’inculquer à sa progéniture dans les différentes
écoles au sein desquelles se forment ses élites. Ainsi,
la “direction” est associée à l’arrogance,
à l’intimidation et aux privilèges. Les anarchistes
ont raison de réagir contre cela.
Les directions politiques de “gauche” dans le mouvement
syndical ne nous offrent pas une image plus attrayante. Tout au
long de ce siècle, devenir dirigeant “socialiste”
ou social-démocrate a été synonyme de modération
et d’ascension sociale. Le parcours classique de ce type de
militant est le suivant : acquérir un soutien de la base
en utilisant une rhétorique et une politique apparemment
radicales, puis devenir progressivement proéminent dans le
mouvement en se débarrassant des principes les uns à
la suite des autres, jusqu’à devenir un membre à
part entière de l’élite politique, vêtu
d’un costard-cravate, disposant d’une voiture avec chauffeur,
jouissant d’un salaire élevé et entretenant
de multiples liens avec les milieux d’affaires et de fonctionnaires,
devenant en d’autres termes un prisonnier de l’élite
qu’il prétendait changer.
Le parcours des dirigeants syndicaux a été analogue.
Dès qu’ils (elles) deviennent permanents, ils abandonnent
les conditions difficiles de leur base pour le confort d’un
bureau. Leur salaire et la durée de leur travail cessent
de dépendre de ceux des travailleurs qu’ils représentent.
Ils commencent à accumuler les privilèges. Leur fonction
est celle de médiateurs entre les travailleurs et la direction
de l’entreprise. Ils passent plus de temps avec cette dernière
qu’en compagnie de leur base. La corruption, dans un sens
politique sinon financier, est plus ou moins inévitable.
Rapidement, ils en viennent à considérer que ce sont
les conflits du travail et les grèves qui posent problème.
Ils se soucient de moins en moins de la tactique nécessaire
pour que les travailleurs l’emportent. Ils considèrent
que la meilleure façon de dépasser ces conflits est
d’obtenir des concessions mineures que leur base acceptera.
Une direction de ce type est politiquement désastreuse. Lors
de grandes luttes, quand les travailleurs s’engagent dans
la bataille, prennent en main leurs affaires, l’instinct de
tels dirigeants est de tenter de calmer les choses et de rétablir
une situation “normale”. Si cela doit impliquer la trahison
d’une cause qu’ils sont censés représenter,
ils la trahiront.
Les événements de 1968 nous en fournissent un exemple
classique. Ce mouvement exceptionnellement spontané d’étudiants
et de travailleurs menaça le régime gaulliste, par
les affrontements de masse dans les rues de Paris, les occupations
menées par les étudiants et la grève générale
de 10 millions de travailleurs combinée avec d’innombrables
occupations d’usines. Ses “dirigeants”, en majorité
responsables du Parti communiste et de la CGT, firent tout pour
contenir ce mouvement potentiellement révolutionnaire et
n’avancer qu’une série de revendications plutôt
modestes de salaires et de conditions de travail. Ils travaillèrent
à faire retourner tout le monde au travail aussitôt
que possible.
On pourrait trop rapidement conclure de telles expériences,
nombreuses dans l’histoire des luttes ouvrières et
du mouvement révolutionnaire, que c’est l’existence
même d’une direction qui pose problème et qu’on
devrait s’en dispenser. Malheureusement, cette conclusion
pose une difficulté insurmontable. L’existence de “directions”
est un fait. Elle n’est pas le produit d’idées
erronées, de la volonté d’individus particuliers
ou de certaines structures organisationnelles. Elle découle
inévitablement du fait que les gens n’ont pas tous
la même expérience.
Même dans les émeutes les plus spontanées, les
manifestations, les grèves et les soulèvements, événements
pour lesquels l’histoire en général ne relève
pas l’existence d’une direction ou d’une organisation
formelles, il existe une direction ou une structure informelles,
qu’on peut découvrir si on étudie minutieusement
ces mouvements : la personne qui donne le signal de l’offensive
au moment crucial; ceux qui prennent la tête de la foule;
l’individu qui le premier lance un pavé, etc.
Ce phénomène affecte également l’anarchisme.
Quelle que soit l’hostilité des anarchistes à
l’idée d’une direction, le fait est que leurs
mouvements ont toujours eu des dirigeants. L’histoire de l’anarchisme
- comme celle du socialisme et à fortiori celle du conservatisme
- est en partie l’histoire de ses figures dirigeantes : Proudhon,
Kropotkine, Makhno, Goldmann, Voline, et même Daniel Cohn-Bendit.
En refusant formellement de reconnaître l’existence
de dirigeants, les mouvements anarchistes ne facilitent pas les
choses; au contraire, ils aggravent le problème. Puisqu’ils
ne sont pas formellement élus, les dirigeants anarchistes
ne peuvent être révoqués ou soumis au contrôle
démocratique. Les mouvements anarchistes sont donc particulièrement
marqués par la pratique de directions autoproclamées,
reconduites informellement par elles-mêmes, voire désignées
par les médias (les mouvements étudiants spontanéistes
des années 60 souffrirent considérablement de cette
pratique de promotion de “stars” par les médias).
Si l’anarchisme est incapable de résoudre la question
de sa propre direction, il est encore moins apte à résoudre
celle de la classe ouvrière dans son ensemble. Historiquement,
c’est la social-démocratie ou le stalinisme qui ont
exercé cette direction - d’où une multitude
de trahisons et de défaites, des capitulations de la IIe
Internationale face au nationalisme en 1914, puis face à
Hitler en 1933, jusqu’à la collusion honteuse du Parti
socialiste avec le racisme aujourd’hui. Par son existence
même, l’anarchisme constitue un défi, une alternative
potentielle à l’hégémonie de ces forces.
Le fait même de produire des livres, des brochures, des journaux
ou des tracts, ou même de faire des discours, constitue pour
les anarchistes une bataille pour influencer la gauche et la classe
ouvrière. Mais, parce qu’ils rejettent l’idée
même de direction et refusent donc de se battre poltiquement
et organisationnellement pour conquérir la direction de la
classe ouvrière, ils contribuent non pas à la libération
de celle-ci, mais à la perpétuation de la domination
de dirigeants traîtres, sociaux-démocrates ou staliniens.
On ne peut se débarrasser de la question en affirmant : “
Ce n’est pas la direction qui compte mais les masses ”.
La conception bourgeoise de l’histoire, par son élitisme
et son individualisme systématiques, exagère bien
entendu le rôle de la direction, à tel point qu’elle
réduit l’histoire à une succession de rois,
d’empereurs, de généraux et de présidents.
Moins que tout autre, un marxiste ne peut l’oublier. Mais
l’action des dirigeants joue un rôle. Ceux-ci ne peuvent
conjurer les révolutions ou, au contraire, déclencher
des mouvements de masse par leur seule volonté. Mieux encore,
ils ne peuvent faire les révolutions. Seules les masses en
sont capables. Mais, lorsqu'existe un mouvement de masse et une
situation révolutionnaire, le rôle joué par
la direction de ce mouvement peut sensiblement affecter le résultat
et, parfois, peut constituer le facteur qui conditionne une victoire
ou une défaite.
En Allemagne, pendant l’ascension de Hitler au pouvoir (1929-1933),
le mouvement ouvrier de masse était politiquement partagé
entre le Parti social-démocrate (SPD) et les Communistes
(KPD). S’il avait uni ses forces, il aurait pu stopper les
nazis. L’unité fut entravée d’un côté
par la volonté des dirigeants sociaux-démocrates qui,
comme à leur habitude, évitaient toute confrontation
et, d’un autre, par les dirigeants communistes qui suivaient
les ordres de Staline : concentrer leurs tirs sur les sociaux-démocrates
et non sur les nazis. Les uns et les autres facilitèrent
considérablement l’avènement de Hitler au pouvoir.
Ainsi, puisque la question de la direction ne peut être simplement
ignorée, la seule alternative pour ceux qui veulent radicalement
changer la société, est de travailler à construire
une direction authentiquement révolutionnaire qui :
- soit soumise au contrôle démocratique de ses partisans;
- résiste à l’effet corrupteur du système;
- soit capable de reconnaître la voie que la lutte doit emprunter.
La confusion théorique de l’anarchisme sur cette question,
son fétichisme anti-direction, le rendent inapte à
assumer cette tâche.
Le parti
La question de la direction révolutionnaire soulève
immédiatement celle du parti révolutionnaire. L’opposition
de l’anarchisme à l’idée d’un parti
est encore plus forte que son hostilité à l’Etat
et à toute direction.
Encore une fois, c’est tout à fait compréhensible.
C’est parce que des partis, qui se disent marxistes, léninistes
et ouvriers, ont en fait constitué les principaux instruments
d’oppression et d’exploitation de centaines de millions
de travailleurs dans les pays dits communistes, qu’il y a
eu des réactions uniformément anti parti. Lorsqu’on
sait la nature conservatrice, bureaucratique, carriériste
des partis sociaux-démocrates et réformistes, que
l’on connait le sectarisme étouffant de certaines organisations
de la gauche radicale, alors la suspicion à l’égard
de toute idée de parti est probablement inévitable.
Cependant, le fait est que la construction d’un parti révolutionnaire
est cruciale tant pour conduire la lutte de classes au jour le jour,
que pour le succès de la révolution future.
Pour deux raisons incontournables. Premièrement, la classe
ouvrière doit s’affronter à un ennemi hautement
centralisé et organisé. Pour le battre, elle doit
organiser ses propres forces. Ceci est vrai sur chaque lieu de travail
et dans chaque industrie. Là, les travailleurs font face
au pouvoir centralisé du capital. L’organisation et
l’unité dans l’action de la force de travail
est la première condition de toute résistance efficace.
Les travailleurs qui tentent de s’opposer individuellement
à leur patron, sans aucune organisation collective pour les
soutenir, sont tout simplement licenciés. Ceci est encore
plus vrai à l’échelle de toute la société,
la domination patronale y étant protégée par
l’organisation la plus centralisée qui soit, l’Etat
capitaliste. Cette nécessité d’une organisation
est comprise par tout travailleur doté d’un minimum
de conscience de classe et politique. Les anarchistes qui rejettent
toute idée d’organisation se condamnent à s’isoler
de la classe ouvrière.
La seconde justification fondamentale d’un parti révolutionnaire
est que la conscience politique de la classe ouvrière se
développe toujours de façon inégale. Les médias
contrôlés par les capitalistes, le système éducatif,
l’Eglise et d’innombrables autres institutions, assurent
qu’en temps “ordinaire”, c’est-à-dire
en dehors des périodes de luttes révolutionnaires
de masse, l’idéologie capitaliste exerce une influence
puissante sur la conscience de la majorité des travailleurs.
Bien sûr, ceux-ci n’ont pas une tête vide. Leur
expérience de l’exploitation, de l’oppression,
de la pauvreté et du chômage leur font également
contester ce que les dirigeants du système leur affirment.
En général, la conscience de classe des travailleurs
est une combinaison contradictoire des conclusions qu’ils
tirent de leur expérience et d’idées réactionnaires
qu’on leur a inculquées. Par exemple, de nombreux travailleurs
haïssent leur patron, comprennent qu’il existe une loi
pour les riches et une autre pour les pauvres. Mais ils peuvent
en même temps admettre des préjugés racistes,
sexistes ou autres. D’autres travailleurs peuvent être
antiracistes, antisexistes et admettre pourtant que l’industrie
ne puissent fonctionner sans recherche du profit. En temps ordinaire,
seule une minorité de travailleurs sont des opposants systématiques
et cohérents du capitalisme et rejettent les idées
capitalistes.
Voilà pourquoi il est essentiel qu’existe une organisation
politique qui se base sur cette minorité de travailleurs
conscients politiquement, afin de conduire la lutte pour les idées
révolutionnaires au sein du mouvement dans son ensemble,
au sein des luttes de la classe ouvrière et des opprimés.
C’est pour cette raison que la stratégie suivie par
beaucoup d’anarchistes, qui acceptent la nécessité
d’une organisation de la classe ouvrière - la stratégie
de l’anarcho-syndicalisme - est encore inadéquate.
L’anarcho-syndicalisme oppose à l’idée
de parti politique marxiste celle d’un syndicalisme révolutionnaire.
Ce courant constitue un pas en avant par rapport à l’anarchisme
individualiste, parce qu’il s’oriente vers la classe
ouvrière. Mais c’est une avancée insuffisante.
Les syndicats sont des organisations de masse formées par
les travailleurs afin de négocier comme de lutter sur les
salaires et les conditions de travail dans le cadre des rapports
de production capitalistes. Afin de remplir cette fonction efficacement,
ils doivent élargir au maximum possible leurs effectifs.
L’idéal est que le syndicat comprenne tous les travailleurs
de l’entreprise, de la branche ou de l’industrie, exceptés
les briseurs de grève patents ou, par exemple, les fascistes.
Les syndicats organisent donc inévitablement, et à
juste titre, un grand nombre de travailleurs aux idées confuses,
voire réactionnaires sur certaines questions.
Il doit donc exister un autre type d’organisation ouvrière,
le parti politique, qui mène la bataille pour les idées,
la stratégie et la direction révolutionnaires au sein
des syndicats, comme parmi les autres couches de la société
(chômeurs, étudiants, femmes au foyer, etc.) qui ne
sont pas organisées dans des syndicats ou sur des lieux de
travail.
Ceux des anarchistes qui ne voient pas la nécessité
d’une lutte coordonnée pour les idées révolutionnaires,
et constituent par conséquent leurs propres organisations
syndicales distinctes des grandes centrales, construisent en réalité
des partis anarchistes qui ne veulent pas dire leur nom. En refusant
de le reconnaître ouvertement, ils n’évitent
pas pour autant les problèmes que connaissent les autres
organisations. C’est plutôt un désavantage face
à ces difficultés, car leur confusion sur la question,
de même que celles concernant l’Etat et la direction,
les empêchent de développer une stratégie cohérente
ou de formuler une quelconque idée claire sur les structures
et le rôle de leur propre organisation.
La nécessité d’une organisation ouvrière
de classe et le développement inégal de la conscience
des travailleurs sont des faits. Ils ne peuvent être niés
que par ceux qui croient révolutionnaire d’idéaliser
la classe ouvrière. L’objection anarchiste la plus
fréquente consiste à affirmer : “ l’expérience
a montré que les partis qui se proclament révolutionnaires
dégénèrent inévitablement, se bureaucratisent,
nourrissent l’élitisme, l’autoritarisme et d’autres
défauts. Quelle garantie existe-il, demande alors l’anarchiste,
que le parti que tu proposes ne suive pas la même voie ? ”
Bien entendu, il ne peut y avoir de garantie absolue qu’il
ne suive pas ce cours, pas plus qu’il ne peut y avoir de garantie
absolue de la victoire de la révolution, du succès
d’une manifestation ou d’une grève, et par conséquent
aussi de l’anarchisme. La seule voie réaliste est d’abord
d’établir les causes de la dégénérescence
de tant d’organisations, de partis ouvriers et, ensuite, de
déterminer ce qu’il faut faire pour la prévenir.
En général, les anarchistes l’expliquent soit
par la soif inhérente de pouvoir des dirigeants, soit par
l’autoritarisme inhérent à certaines formes
d’organisation telles que celle du centralisme démocratique.
L'explication ne tient pas, car la dégénérescence
bureaucratique a affecté non seulement des partis léninistes
mais toutes les formes d’organisations ouvrières, partis
réformistes de masse comme syndicats, même anarchistes.
A l’opposé, les marxistes expliquent cette tendance
à la dégénérescence par les pressions
exercées sur les organisations ouvrières par la société
capitaliste même au sein de laquelle elles sont nées.
Ces pressions s’exercent à deux niveaux. D’un
côté l’exploitation, l’oppression et le
travail aliéné que le capitalisme fait subir aux travailleurs
freinent le développement de leur confiance en eux-mêmes
et celui de la conscience nécessaire pour contrôler
leurs dirigeants. De l’autre côté, le capitalisme,
par sa nature même, exerce sans cesse une influence corruptrice
sur les dirigeants qui, directement ou indirectement, tend à
les séparer de leur base.
Ces éléments sont cruciaux pour expliquer ce qui constitue
sans doute l’exemple le plus dramatique de dégénérescence
d’un mouvement révolutionnaire : la transformation
du bolchevisme en stalinisme.
D’un côté, les pressions du capitalisme mondial
sur la Révolution russe, par l’intervention militaire
et la guerre civile interne soutenue par l’étranger,
démembrèrent en fait la classe ouvrière qui
avait réalisé la révolution de 1917. Cette
classe qui avait en cette année atteint un haut niveau de
conscience et de confiance en elle-même, fut tellement décimée
par la guerre, la famine, les épidémies et l’effondrement
économique, qu’elle fut incapable de continuer à
exercer son pouvoir démocratique sur l’ensemble de
la société. La bureaucratisation de la direction en
fut le résultat inéluctable.
D’un autre côté, la pression du capitalisme sur
cette direction bureaucratisée (symbolisée par Staline)
l’amena à abandonner son attachement à la révolution
mondiale (qui, seule, aurait pu sauver la Russie ouvrière)
pour mener une concurrence avec le capitalisme sur ses propres termes,
autrement dit, par l’établissement d’une exploitation
capitaliste d’Etat afin de réaliser une accumulation
capitaliste1.
Dans des circonstances très différentes, les mêmes
pressions produisent une domination des syndicats par une couche
de permanents syndicaux et des partis réformistes par leurs
représentants parlementaires.
Alors, comment un parti révolutionnaire peut-il se protéger
de ces pressions qu’il subira toujours au sein de la société
capitaliste ? Quatre mesures sont essentielles :
1) Le parti doit s’investir dans les luttes quotidiennes des
travailleurs. La relation qui en résulte exerce un contrepoids
aux pressions du capitalisme. A l’opposé, les partis
réformistes s’appuient principalement sur la passivité
des travailleurs, alors que les sectes ne tissent aucune relation
quelle qu’elle soit avec la classe ouvrière.
2) Le parti doit adhérer à des principes révolutionnaires.
Cela écarte de ses rangs les éléments carriéristes
ou arriérés plus facilement manipulables.
3) Pour des raisons évidentes, les postes de direction au
sein du parti ne doivent impliquer aucun privilège matériel.
4) La structure du parti doit combiner la démocratie (discussions
et débats libres sur sa politique, élection et contrôle
des dirigeants) avec le centralisme (unité d’action
pour appliquer les décisions majoritaires). Le centralisme
et la discipline sont en général perçus par
les anarchistes comme un mécanisme de contrôle autoritaire
par en haut. En fait, au sein d’un parti révolutionnaire,
ils constituent également un instrument de la démocratie
en ce qu’ils permettent l’application de la politique
du parti par les dirigeants. C’est une situation à
l’opposé de celle des organisations centralisées
au sein desquelles les dirigeants sont “libres” d’ignorer
la politique du parti, ou de l’élaborer eux-mêmes,
sans son contrôle.
En dernière analyse, c’est la relation vivante du parti
avec la lutte de classes qui sera décisive, et celle-ci ne
peut être garantie à l’avance par des statuts
quels qu’ils soient. Un parti n’en est pas moins indispensable
pour la victoire révolutionnaire. C’est le centralisme
démocratique léniniste qui offre les moyens les plus
appropriés de résister aux pressions qu’exerce
l’environnement capitaliste sur les partis ouvriers.
Par le rejet de tout parti, et du parti léniniste en particulier,
l’anarchisme ne fait que contribuer à désarmer
politiquement et organisationnellement la classe ouvrière.
La voie qu’il propose est celle de la défaite de la
révolution.
1 La
question de la relation entre léninisme et stalinisme est
évidemment très importante dans le débat entre
marxisme et anarchisme. Mais nous n’avons pas ici la place
d’en traiter en détail.
Pour des études plus poussées sur la question, voir
Chris Harman :Pourquoi l’échec de la révolution
russe? (Socialisme international, Paris, 1992) ; Marcel Liebmann
: Le Léninisme sous Lénine (Le Seuil, Paris, 1973,
2 vol.).
3
- Les racines sociales de l'anarchisme
La vision capitaliste du monde qui domine les médias et le
système éducatif considère les idéologies
comme le produit de penseurs exceptionnels analysant le monde de
leur point de vue particulier, au moyen de leur propres valeurs,
perspicacité, préjugés, etc. Ces différentes
idéologies - le conservatisme, le libéralisme, le
socialisme, l’anarchisme, etc. - seraient en concurrence sur
le marché des idées afin de représenter au
mieux l’intérêt général et national.
Les marxistes ne voient pas les idéologies de cette façon.
Celles-ci sont, il est vrai, souvent élaborées ou
exprimées pour la première fois par un individu (le
marxisme par Marx pour prendre un exemple). Mais il est également
vrai que la pensée des individus est profondément
façonnée par leur situation sociale et leur expérience,
que les idéologies sont en général développées
et reformulées par un grand nombre de gens. Lorsqu’une
idéologie acquiert une base sociale notable, c’est
parce qu’elle correspond aux circonstances, aux intérêts
et aux aspirations d’un groupe social défini et les
exprime de façon articulée.
Ce processus n’est ni simple ni mécanique. Il n’existe
pas d’idéologie qui exprimerait nettement et exactement
les intérêts authentiques d’un groupe social
particulier, à laquelle tous ses membres adhéreraient
nécessairement. Au contraire, la relation entre les idéologies
et leurs racines sociales est souvent complexe et déformée.
Les groupes sociaux se chevauchent, interagissent et s’influencent
mutuellement. Les idéogies ont néanmoins des racines
sociales. Dans la mesure où les groupes fondamentaux de la
société sont les classes sociales (déterminées
par leur position au sein du processus de production), les idéologies
ont des racines de classe et une base de classe.
Le conservatisme (sous ses différentes versions nationales,
le parti tory en Grande Bretagne, la démocratie-chrétienne
dans la majorité de l’Europe) constitue tout à
fait l’idéologie dominante de la classe capitaliste
aujourd’hui. Le libéralisme du XIXe siècle était
l’idéologie de la bourgeoisie industrielle ascendante.
Depuis, il a perdu de sa prééminence pour devenir
le reflet d’une mixture des intérêts d’une
fraction de la classe capitaliste et d’une fraction de la
classe moyenne, ou petite bourgeoisie. Le socialisme était
une théorie de la classe ouvrière, mais il a été
reformulé par la social-démocratie et le réformisme
pour servir les intérêts de la bureaucratie des partis
ouvriers et du mouvement syndical. Le stalinisme en URSS fut une
perversion du socialisme, élaborée pour servir les
intérêts de la bureaucratie capitaliste d’Etat
dominante.
Le marxisme classique (ou socialisme révolutionnaire) tente
d’exprimer les intérêts de la classe ouvrière.
C’est une analyse générale de l’histoire,
de la société et de la politique du point de vue de
la classe ouvrière et fondée sur son expérience.
Par conséquent, les idéologies rivales ne se livrent
pas à une recherche désintéressée de
l’intérêt général, mais font partie
intégrante des projets des différentes classes et
couches sociales de faire prédominer leur volonté
au sein de la société. L’objection fondamentale
qu’on doit opposer au conservatisme, pour prendre un exemple,
n’est pas qu’il est démodé ou vieillot,
ou que certaines de ses thèses sont erronées, mais
plutôt qu’il représente (malheureusement avec
succès) les intérêts de la classe exploiteuse.
Quelles sont donc les racines sociales de l’anarchisme ? De
quelles couches sociales exprime-t-il l’expérience
? Ces questions sont décisives pour l’appréciation
globale de l’anarchisme comme idéologie.
Parce que, comme nous l’avons déjà souligné,
l’anarchisme prend de multiples formes, on ne peut donner
une réponse simple à ces questions. Procédons
donc par élimination.
Premièrement, l’anarchisme n’est manifestement
pas l’idéologie de la classe capitaliste : celle-ci
est tout à fait fidèle à la protection de son
Etat et de son ordre social. Il n’est pas plus celle de cette
fraction de la petite bourgeoisie, les patrons d’entreprises
et de commerces, etc., qui est placée sous l’autorité
de la classe capitaliste proprement dite, et accepte par conséquent
son idéologie conservatrice, mais qui, par temps de crise
économique et sociale extrême, lorsque son statut et
ses économies sont menacés, peut basculer vers le
fascisme. L’anarchisme n’est pas plus l’idéologie
de cette autre couche distincte de la petite bourgeoisie du capitalisme
moderne, les gestionnaires et les administrateurs des institutions
locales et des affaires sociales qui, lorsqu’ils se rebellent
contre le conservatisme, épousent le libéralisme ou
le réformisme social-démocrate, avec ses idées
de “capitalisme à visage humain”.
Mais l’anarchisme peut-il prétendre représenter
une théorie de la classe ouvrière ? A l’exception
de l’anarcho-syndicalisme, auquel nous reviendrons, la réponse
est clairement négative.
D’abord parce que beaucoup de penseurs anarchistes rejettent
la classe ouvrière ou nient qu’elle puisse devenir
l’agent de la transformation sociale. Deuxièmement,
parce que les thèmes dominants de la pensée anarchiste
- son individualisme, son hostilité à l’organisation
(ou, dans le meilleur des cas, son ambiguïté sur cette
question), son rejet de l’Etat en général -
sont étrangers à l’expérience des travailleurs
et aux besoins de la lutte ouvrière.
La classe ouvrière est une classe collectiviste par la position
sociale et économique qu’elle occupe au sein de la
société capitaliste. L’industrie capitaliste
rassemble les travailleurs en collectifs dans les usines et les
autres lieux de travail. En tant que producteur, le travailleur
est un élément d’une complexe division du travail
qui exige coopération et discipline (sous le capitalisme
cette discipline est imposée d’en-haut par le patron,
le gérant et le contremaître; après la révolution,
l’auto-organisation de la collectivité prédominera,
mais il demeurera un élément de discipline, parce
qu’elle est indispensable pour toute production industrielle).
Les travailleurs, victimes de l’exploitation, ne peuvent lui
résister et améliorer leurs conditions que par le
moyen de l’organisation et de la lutte collective. Pour protéger
ses membres les plus vulnérables - ceux qui sont atteints
de maladies, les retraités, les vieux, les chômeurs
et les enfants - la classe ouvrière ne peut faire autrement
que de se battre pour des solutions collectives : allocations, système
de santé national, etc. Finalement, la classe ouvrière
ne peut prendre possession des moyens de production qu’en
tant que collectif, par le moyen de son propre Etat.
L’esprit de l’anarchisme est fondamentalement étranger
à ces impératifs pour la classe ouvrière. C’est
pourquoi l’anarchisme n’a jamais réussi à
gagner le soutien de fractions significatives de la classe ouvrière
dans aucun pays capitaliste fortement industrialisé. Par
conséquent, il ne représente ni l’idéologie
de la classe ouvrière, ni celle d’aucune autre des
classes majeures du capitalisme moderne. Pour mettre à nu
ses racines sociales, nous devons considérer des strates
plus marginales de la société capitaliste.
Une des sources originelles de l’anarchisme fut le petit commerçant
et l’artisan du XIXe siècle, particulièrement
prévalent en France. Les artisans ou les travailleurs de
métier qualifiés étaient pauvres et opprimés,
mais ils travaillaient seuls et possédaient leurs modestes
moyens de production. En ce sens, ils faisaient partie de la petite
bourgeoisie. Ils détestaient l’Etat et les capitalistes
qui les opprimaient et les exploitaient, ainsi que le système
capitaliste qui les piétinait. Mais ils ne disposaient pas
de la puissance collective de la classe ouvrière. Pour cette
couche sociale, l’anarchisme exprimait le rêve d’une
communauté égalitaire de petits producteurs indépendants.
Une autre source des débuts de l’anarchisme fut la
paysannerie. Les paysans ont en général représenté
la classe la plus pauvre et la plus opprimée de la société
capitaliste. Mais, tout comme les artisans, ils produisent individuellement
et possèdent, ou aspirent à posséder, leur
propre parcelle de terre. Ils font pleinement partie de la petite
bourgeoisie. Révoltée, cette classe hait l’Etat,
collecteur d’impôts et défenseur des grands propriétaires
fonciers, qu’elle assimile aussi à une force d’occupation
dont l’expulsion permettrait de retrouver une vie normale.
La dépendance de l’économie rurale à
l’égard de l’industrie et de la ville, par exemple
ses besoins en outils et machines agricoles, n’est pas immédiatement
ou nécessairement apparente pour le paysan dont l’attitude
à l’égard de l’Etat peut se résumer
ainsi : “ Dehors ! Laisse moi travailler en paix ma terre
! ” Ce rêve d’une république de petits
producteurs est très similaire à celui de l’artisan
et peut trouver son expression dans l’anarchisme.
Malheureusement pour cette doctrine, l’artisan et le paysan
représentent des strates sociales en déclin dans la
société capitaliste. L’avancée inexorable
de l’industrie moderne a miné la position de l’artisan
qui, incapable de concurrencer la production de masse, a dû
aller grossir les rangs des travailleurs salariés. Le même
développement économique a arraché à
la terre des millions de paysans, attirés par les emplois
et les meilleures conditions de vie des grandes villes. Il en a
résulté une urbanisation et une prolétarisation
massives.
Ce fut ce phénomène qui donna naissance à l’anarcho-syndicalisme.
Cette tendance est la forme que prend l’anarchisme le plus
adapté à la situation de classe du prolétariat
et représente une mutation, dans un sens socialiste, des
principes “purement” anarchistes. C’est une idéologie
de compromis, qui abandonne la suspicion de l’anarchisme à
l’égard de l’organisation collective, la discipline
et la nécessité d’une direction : suffisamment
pour accepter le syndicalisme, pas assez pour admettre la nécessité
d’un parti révolutionnaire et la lutte pour le pouvoir
politique. Ce compromis correspond à la situation transitionnelle
de la paysannerie nouvellement prolétarisée, qui n’a
pas encore rompu avec ses traditions préindustrielles et
tous les liens qui la lie à elles.
Pour le moment nous n’avons parlé que de l’anarchisme
et de l’anarcho-syndicalisme du XIXe siècle et du début
du XXe siècle, ceux représentés par Proudhon
et Bakounine, Kropotkine et Malatesta, Makhno et Voline, Goldman
et Berkman. Ces mouvements ont fleuri à divers moments et
sous différentes formes en France, en Italie, en Russie,
aux Etats-Unis, au Mexique et en Espagne au cours des premières
phases de l’industrialisation et de l’urbanisation de
ces pays. Ils ont culminé lors de la tragédie de la
Guerre civile espagnole. Nous n’avons pas encore étudié
la base sociale de l’anarchisme dans le capitalisme avancé
contemporain où les artisans, les paysans et les travailleurs
récemment prolétarisés ne représentent
plus une force sociale significative.
L’historien anarchiste, George Woodcock, remarque dans la
première édition de son étude classique sur
l’anarchisme (L’anarchisme. Une histoire des idées
et des mouvements libertaires, écrit en 1960-1961), qu'il
avait considéré ce mouvement comme un phénomène
du passé, qui avait connu sa fin avec la chute de Barcelone
aux mains de Franco en 1939. Mais, ajoute Woodcock, à peine
avait-il annoncé sa mort, qu’il assista à sa
renaissance.
Ce sont les années 60 qui redonnèrent vie à
l’anarchisme. Celui-ci profita de la radicalisation générale
de cette décennie, au premier plan des révoltes étudiantes
aux Etats-Unis, en RFA, en Italie, en Grande Bretagne et, surtout,
en France. Ces années-là, les étudiants rebelles
étaient attirés par une large palette d’idées
- maoïstes, guévaristes, trotskystes, pacifistes, libertaires,
etc. -, mais ce n’est pas par hasard que le mouvement étudiant
dans son ensemble eut une sensibilité anarchiste.
Les étudiants des années 60 étaient très
différents de leurs prédecesseurs d’avant-guerre.
Produits de l’expansion de l’enseignement universitaire
qui devait répondre aux besoins du boom économique
d’après guerre, leurs effectifs s’étaient
multipliés. Bien qu’encore majoritairement issus de
la petite bourgeoisie, ils venaient désormais de biens d’autres
couches de la société. Cela représenta un changement
significatif par rapport à la situation antérieure.
Le diplôme ne constituait déjà plus un passeport
pour un poste sûr dans les couches dirigeantes ou moyennes
de la société. Les moyens attribués à
l’enseignement n’avaient pas suivi l’augmentation
des effectifs. Les salles de cours étaient surpeuplées.
La colère des étudiants en résulta : ils avaient
l’impression d’avoir été placés
sur une chaîne de production pour les besoins de l’industrie
capitaliste. En même temps, ils demeuraient socialement et
culturellement séparés de la classe ouvrière.
Inspirés par la lutte des Noirs au Etats-Unis et par les
révolutions anti-impérialistes dans le tiers monde
(qu’ils idéalisaient), outragés par l’obscène
guerre que les USA menaient au Viêt-Nam, les étudiants
se révoltèrent contre la structure autoritaire au
sein des universités, la société de consommation,
les valeurs conformistes des années 50, la modération
et l’intégration de la gauche traditionnelle à
cette société. Une mixture étrange de socialisme
libertaire et d’anarchisme exprima tant l’extrémisme
radical de la révolte étudiante que son instabilité
due à son isolement par rapport à la classe ouvrière.
Depuis les années 60, le capitalisme a créé
une nouvelle couche sociale, qui a fourni une nouvelle base à
l’anarchisme. L’approfondissement de la crise économique
du système, qui s’est exprimé par trois récessions
mondiales (1974, 1980, 1990), a recréé un chômage
de masse. Les niveaux de chômage n’ont en général
pas encore atteint ceux des années 30, mais ils s’élèvent
à plusieurs fois ceux des années 50 et 60. Il y a
eu en particulier une croissance très rapide et brutale du
chômage de la jeunesse. Parmi les jeunes sans emploi, est
née une couche qui n’a aucune ou très peu d’expérience
d’un travail stable, qui est de plus en plus détachée
de la majorité de la classe ouvrière. Ces jeunes sont
immergés dans une sous-culture au sein de laquelle drogues,
petits vols à l’étalage et mendicité
jouent tous leur rôle, sont persécutés par les
propriétaires immobiliers, la police et les autorités
officielles, entourés par l’imagerie illusoire de l’abondance
et par la réalité de la décadence urbaine.
Leurs conditions de vie en font des ennemis de toute autorité
et de toute discipline en même temps qu’une source naturelle
pour un anarchisme vaguement spontanéiste et coléreux.
Jusque-là, nous avons identifié quatre groupes sociaux
qui constituent les racines sociales de l’anarchisme : les
artisans, les paysans, les étudiants et les jeunes sans emploi.
Ces groupes ont en commun une position de marginalité par
rapport au coeur productif du capitalisme. Cette marginalité
produit la pauvreté, l’oppression, l’aliénation
et une propension à la révolte souvent sous des formes
extrêmes et violentes. Mais elle leur ôte également
le pouvoir potentiel économique autant que politique de briser
l’Etat bourgeois, de renverser les rapports de production
capitalistes comme celui de créer un nouvel ordre économique
et social. Les points forts et faibles de l’anarchisme en
tant qu’idéologie reflètent précisément
ces points forts et faibles de sa base sociale.
4 - Le bilan historique de l'anarchisme
On peut trouver des éléments de la pensée anarchiste
au début de l’histoire de l’humanité,
puisque les êtres humains ont toujours rêvé d’une
société libre et égalitaire. Mais l’anarchisme
comme idéologie et mouvement définis date, tout comme
le marxisme, du XIXe siècle.
Au cours des cent cinquante années de son existence, il a
sans aucun doute produit sa part, et peut être plus, de héros
et d'héroïnes - des individus célèbres
ou méconnus, qui ont consacré, voire donné
leur vie, à la cause révolutionnaire. Cependant, il
ne fait aucun doute que les faiblesses que nous avons identifiées
dans ce mouvement ont resurgi de façon récurrente
dans la pratique anarchiste.
Dans les limites d’une courte brochure comme celle-ci, il
est évidemment impossible de passer en revue l’ensemble
de l’histoire de l’anarchisme, en tenant compte de ses
multiples variétés et de toute sa complexité.
Nous ne tenterons pas de le faire. Nous tenterons plutôt d’illustrer,
et donc de renforcer, l’argument que nous avons déjà
avancé en nous référant à trois épisodes
de l’histoire de l’anarchisme : l’activité
de Bakounine dans les années 1870 ; l’anarchisme pendant
la Révolution russe ; le rôle de l’anarchisme
dans la Guerre civile espagnole. Le but n’est pas de tirer
le bilan de l’anarchisme en dressant une liste de scandales,
de trahisons et de bêtises - un exercice sans intérêt,
qui pourrait aussi facilement être réalisé pour
l’histoire du marxisme -, mais d’examiner les moments
clés de l’histoire de la lutte révolutionnaire,
qui nous permettent de considérer certaines périodes
décisives de la pratique anarchiste. Cette critique remettra
donc en cause l’anarchisme sur le terrain où il est
le plus fort et non sur celui où il est le plus faible.
Bakounine
Michel Bakounine (1814-1876) est probablement le personnage le plus
renommé de l’anarchisme. Par son apparence, son style
de vie et sa passion pour l’action, il a représenté
sans aucun doute l’archétype du héros anarchiste
romantique. Il a participé personnellement à plusieurs
insurrections avortées. Il a été emprisonné
de nombreuses fois et a même subi un confinement solitaire
de cinq ans dans la tristement célèbre forteresse
Pierre et Paul de la Russie tsariste. Bakounine, plus que quiconque
a été le fondateur de l’anarchisme comme tendance
organisée et distincte du mouvement socialiste.
Mais il a incarné aussi avec une acuité particulière
les contradictions inhérentes de l’idéologie
anarchiste.
Dans ses attaques contre le marxisme, qu’il qualifiait “d’étatiste”,
“d’autoritaire”, et ses multiples déclarations
démagogiques, Bakounine se présente comme l’opposant
le plus radical de tout pouvoir, de toute autorité, de toute
direction et de toute soumission. Ainsi, le programme du mouvement
auquel il donna naissance, l’Alliance de la démocratie
socialiste, déclara :
“ Avec le cri de paix pour les travailleurs, liberté
pour tous les opprimés et mort pour les dominants, les exploiteurs
et les conservateurs de tous genres, nous voulons détruire
tous les Etats et toutes les églises ainsi que leurs institutions,
leurs lois religieuses, politiques, juridiques, financières,
policières, universitaires, économiques et sociales,
afin que les millions d’êtres humains trompés,
réduits à l’état d’esclavage, persécutés
et exploités, enfin libérés de tous leurs dirigeants,
bienfaiteurs officiels et officieux, collectifs et individuels,
puissent finalement respirer librement ”.
En 1871, il déclara :
“ En un mot, nous rejetons toute législation, toute
autorité, tous les pouvoirs officiels et légaux, privilégiés
et autorisés qui s’exercent sur nous, même s’ils
sont issus du suffrage universel ”.
Et en 1872, il ajouta :
“ Nous rejetons, même pour les besoins de la transition
révolutionnaire, les conventions nationales, les assemblées
constituantes, les gouvernements provisoires, ou les prétendues
dictatures révolutionnaires ”.
Pourtant, dans sa propre pratique politique, Bakounine s’adonna
principalement à l’organisation de conspirations secrètes
et hiérarchisées, fondées sur le principe de
l’obédience totale à sa propre personne. Bakounine
décrivit ses méthodes dans une lettre adressée
au célèbre conspirateur russe, Netchaïev :
“ Les sociétés dont les buts sont proches des
nôtres doivent être contraintes à fusionner avec
notre Société, ou tout au moins, doivent y être
subordonnées à leur insu, tandis que les éléments
nuisibles doivent en être écartés. Les sociétés
qui nous sont hostiles ou carrément nuisibles doivent être
dissoutes et, finalement, le gouvernement doit être renversé.
Nous ne pouvons réaliser tout cela en propageant la vérité;
la ruse, la diplomatie et la tromperie sont nécessaires ”...
Ce sont ces tactiques que Bakounine employa pour tenter de prendre
le contrôle de l’Association internationale des travailleurs,
la Première Internationale. Lorsqu’en 1869, ses partisans
et lui-même rejoignirent cette dernière, ils déclarèrent
la dissolution de leur propre organisation, l’Alliance de
la démocratie socialiste. En fait, ils la maintinrent sous
la forme d’un réseau secret. Et en 1872, Bakounine
écrivit à un de ses partisans italiens :
“ Je crois que tu comprendras tôt ou tard la nécessité
de fonder, à l’intérieur [des sections de l’Internationale]
des noyaux composés des membres les plus dévoués,
les plus intelligents et les plus énergiques, en un mot les
plus proches de nous. Ces noyaux étroitement liés
entre eux et avec d’autres noyaux similaires qui sont établis
ou le seront dans d’autres régions de l’Italie
ou dans d’autres pays, auront une double mission. D’abord,
ils formeront l’âme inspiratrice et vivifiante de cet
énorme corps que constitue l’Association internationale
des travailleurs, mais exerceront aussi leur influence ailleurs.
Ensuite, ils se consacreront à des questions qu’il
est impossible d’exposer et de traiter publiquement... Pour
des gens aussi intelligents que vos amis je pense en avoir dit assez...
Naturellement, cette alliance secrète n’admettrait
dans ses rangs qu’un très petit nombre d’individus
”.
Il serait faux de voir dans cette contradiction entre principes
proclamés et pratique réelle, un simple penchant de
Bakounine pour la domination. En réalité, Bakounine
fut l’incarnation vivante de la contradiction inhérente
au rejet par l’anarchisme de toute direction : en d’autres
termes, au lieu d’une direction démocratiquement élue
et révocable, il y a chez les anarchistes non pas absence
de direction, mais des dirigeants non démocratiques, non
élus et irrévocables.
Non seulement la conspiration secrète de Bakounine violait
les principes mêmes de l’anarchisme, mais sa méthode
de direction de la révolution ouvrière ne pouvait
mener qu’au désastre. Aucune bande de personnes méticuleusement
sélectionnées ne pouvait ni évaluer ni influencer
l’état d’esprit de la classe ouvrière.
La conspiration mena par conséquent au putchisme, c’est-à-dire
aux tentatives par de petites minorités de déclencher
des insurrections indépendamment des actions ou des aspirations
de la majorité des travailleurs. Bakounine participa à
plusieurs de ces aventures, dont celle de Lyon, conduisant toutes
à de pitoyables échecs. A Lyon, en septembre 1870,
alors que soufflait un vent de révolte populaire, Bakounine
et ses partisans occupèrent l’Hôtel de ville,
se proclamèrent Comité de salut national et annoncèrent
l’abolition de l’Etat. Malheureusement l’Etat
refusa d’admettre son abolition et rapidement, par l’envoi
de compagnies de la Garde nationale, "abolit" le coup
d’Etat inspiré et organisé par Bakounine. Celui-ci
fut contraint de fuir vers Gênes. Il fut ainsi exclu de toute
possibilité de participer à une véritable révolution
ouvrière, la Commune de Paris, qui explosa l’année
suivante.
Fait intéressant, Bakounine appliqua son concept de pouvoir
invisible non seulement à l’organisation du mouvement
révolutionnaire, mais aussi à l’organisation
de la société post-révolutionnaire. Dans une
lettre à son ami et partisan, Albert Richard, il expliqua
comment, une fois l’anarchie établie, ses amis et lui
constitueraient une “dictature invisible” :
“ Rejetant tout, à l’aide de quel pouvoir, ou
plutôt de quelle force, dirigerons-nous la révolution
populaire ? ”. Et Bakounine répond : “ Au moyen
d’une force invisible qui n’est reconnue par personne,
et qui ne s’impose à personne, au moyen de la dictature
collective de notre organisation qui sera d’autant plus puissante
qu’elle restera invisible et méconnue et qu’elle
sera privée de tous droits et positions officielles ”1
Heureusement, cette conception d’un pouvoir invisible peut
être rejetée comme une pure fantaisie, car si elle
était mise en pratique elle donnerait naissance à
la forme de pouvoir la plus antidémocratique qu’on
puisse imaginer.
Enfin, Bakounine incarne par sa carrière d’agitateur
les diverses racines sociales de l’anarchisme du XIXe siècle
que nous avons décrites dans le précédent chapitre
de cette brochure. Sa première inspiration lui vint de la
rage et de la violence des révoltes paysannes - telles que
celles dirigées par Stenka Razine et Pougatchev - de sa Russie
natale. Il idéalisa les brigands ruraux en les qualifiant
de “ justiciers du peuple, ennemis irréconciliables
du régime et de l’Etat... les seuls, les véritables
révolutionnaires - les révolutionnaires qui ne font
pas de phrases ni de rhétorique livresque ”.
En 1867, Bakounine porta son attention et celle de ses partisans
sur la Ligue pour la paix et la liberté, organisation bourgeoise
menée par John Stuart Mill.Très vite déçu
par la répulsion que les bourgeois exprimaient pour ses idées,
il se tourna alors vers la Première Internationale et “adopta”
pendant une période le prolétariat. Au sein de l’Internationale,
il obtint ses principaux soutiens de la part des artisans ruraux
de la Fédération du Jura en Suisse et du Sud de l’Italie,
région à forte majorité paysanne. Il considéra
également avec beaucoup de faveur les étudiants et
les intellectuels rebelles “ jeunes énergiques et fervents,
totalement déclassés, sans carrière ni issue
”. Puis, après son exclusion de l’Internationale
en 1872, il dénonça la conception marxiste de la classe
ouvrière comme conception qui, à ses yeux, entraînerait
“ la domination aristocratique des ouvriers d’usine
et des villes sur les millions de gens qui constituent le prolétariat
rural ”.
Certains anarchistes pourraient être tentés de désavouer
Bakounine, mais, comme nous le verrons, les défauts fondamentaux
du bakouninisme réapparaissent dans l’anarchisme du
XXe siècle, même à ses moments les plus grands.
La Révolution russe
Comme on pouvait s’y attendre pour un pays à dominante
paysanne, la tradition anarchiste a précédé
le marxisme en Russie. Mais le plus frappant est que l’anarchisme
n’ait joué qu’un rôle mineur dans la Révolution
russe de 1917.
La Révolution russe fut la plus grande et la plus profonde
des révolutions. Le niveau de lutte et de conscience politique
atteint par les travailleurs et les soldats en 1917 fut le plus
élevé de ceux jamais atteints par une classe ouvrière.
Pourtant la présence de l’anarchisme dans ce formidable
mouvement ne fut que très faible.
Ainsi, Voline, intellectuel anarchiste russe le plus important de
cette période, retournant en Russie en juillet 1917, ne trouva
pas un seul journal, pas une seule affiche, pas un seul orateur
anarchistes à Pétrograd, coeur de la Révolution.
Dans les soviets, les anarchistes n’étaient pas, à
proprement parler, représentés. Les résolutions
qu’ils soumettaient aux comités d’usines étaient
systématiquement battues par des résolutions bolcheviques
adoptées par de larges majorités.
Deux raisons expliquaient leur faiblesse. Premièrement, le
rôle joué par les Bolcheviks. En général,
l’état d’esprit anarchiste se développe
dans des fractions de la classe ouvrière lorsque la direction
du mouvement ouvrier est traître et que la désillusion
s’empare des rangs des travailleurs. En 1917, les Bolcheviks
offrirent une direction révolutionnaire claire et gagnèrent
donc le soutien de la quasi totalité des militants ouvriers.
Deuxièmement, la période de février à
octobre 1917 fut celle d’un double pouvoir, autrement dit,
celle d’une lutte entre deux Etats rivaux. D’un côté,
il y avait les restes de l’ancien Etat tsariste, avec son
armée et sa bureaucratie, dirigé par le nouveau gouvernement
provisoire; de l’autre s’élevaient les soviets
créés par les travailleurs et les soldats. Chaque
jour, ils gagnaient en puissance et en autorité. La question
cruciale - en dernière instance la seule question - était
de savoir quel Etat représentant quelle classe l’emporterait.
Serait-ce le vieil Etat tsariste/capitaliste qui écraserait
les soviets et la classe ouvrière ou, au contraire, celle-ci
briserait-elle l’ancienne machine étatique pour transférer
tout le pouvoir aux conseils ouvriers ? Toutes les forces politiques
qui vacillèrent sur cette question - le gouvernement de Kerensky,
les Mencheviks, etc. - furent inévitablement réduites
à l’impuissance. Une tendance telle que l’anarchisme,
qui rejetait par principe tout Etat, fut nécessairement marginalisée.
La majorité des anarchistes soit travestirent leur idéologie
pour devenir de tièdes partisans des soviets, soit rompirent
avec l’anarchisme pour rejoindre les Bolcheviks. Ceux qui
ne suivirent pas ces voies, comme le vétéran Kropotkine
(déjà discrédité par le soutien qu’il
accorda pendant la Première Guerre mondiale aux impérialismes
russe, anglais et français), furent de plus en plus identifiés
au gouvernement provisoire honni.
En réalité ce ne fut qu’après la révolution,
au cours de la guerre civile qui s’ensuivit, que l’anarchisme
put jouer un rôle indépendant notable dans les événements.
La guerre civile représenta une période de difficultés
aigües pour la Révolution et de souffrances énormes
pour le peuple russe. La Révolution était assiégée
de toutes parts. Les armées blanches, dirigées par
les généraux les plus réactionnaires, bénéficiant
de l’argent, des armes et des renforts de toutes les forces
du capitalisme international, étaient sur le point de s’emparer
de la ville de Petrograd et d’en finir avec le tout jeune
Etat ouvrier. S’ajoutant aux dévastations de la Première
guerre mondiale, à la crise économique de 1917, à
la désorganisation inévitable causée par la
Révolution, aux pertes gigantesques infligées à
la Russie par le Traité de Brest-Litovsk, la guerre civile
ne fit pas qu’engloutir de très nombreuses forces vives
de la Révolution, elle provoqua également un effondrement
total de l’économie soviétique. L’industrie
cessa pratiquement de fonctionner. Le système de transports
s’effondra. Il n’y avait plus de carburant pour le chauffage
dans les villes. Les travailleurs durent fuir vers la campagne à
la recherche de nourriture. Les épidémies de choléra
et de typhus accomplirent leurs ravages.
Que les Bolcheviks aient pu tenir et sortir victorieux de ce combat,
malgré tout, témoigne de l’immense réservoir
de soutien qu’ils avaient conquis dans la classe ouvrière
russe. Cependant, dans une telle situation, l’anarchisme put
rencontrer un écho dans certaines fractions de la classe
ouvrière, et plus encore au sein de la paysannerie, désorientées
par les lourdes privations dont elles souffraient.
Le mécontentement était particulièrement fort
parmi la paysannerie. En 1917, les paysans avaient arraché
les terres des mains de leurs oppresseurs séculaires, les
propriétaires fonciers. Les Bolcheviks les avaient soutenus,
liant ainsi la révolte des paysans de la campagne à
la révolution prolétarienne des villes. Mais pendant
la guerre civile, l’Etat ouvrier avait été contraint
de réquisitionner le blé des paysans par la force
des armes. Il n’avait pas le choix - sinon celui de laisser
la famine s’installer dans les villes et de faciliter ainsi
la défaite de la révolution -, mais cela dressa inévitablement
la paysannerie contre lui. Tant que la guerre civile battait son
plein, la menace immédiate de retour des propriétaires
fonciers garantissait la loyauté de la masse des paysans
à l’Etat des soviets. Mais dès que la guerre
prit fin, la colère paysanne explosa. Il en résulta
deux phénomènes d’importance historique, associés
à l’anarchisme et revendiqués par la tradition
anarchiste : le mouvement makhnoviste et la rebellion de Kronstadt.
Nestor Makhno était un jeune anarchiste ukrainien qui rassembla
autour de lui une armée qui combattit d’abord les armées
blanches, puis les armées rouges, avec une grande audace
et avec succès, jusqu’à ce que l’armée
makhnoviste soit démantelée par l’Armée
rouge à la fin de la guerre civile.
Kronstadt était une base navale située sur une île.
Elle contrôlait l’accés par la mer à Petrograd.
Ses marins avaient joué un rôle dirigeant dans la révolution
de 1917. En mars 1921, Kronstadt déclencha une rebellion
armée contre les Bolcheviks, revendiquant la fin des réquisitions
de blé et des “soviets sans communistes”. Craignant
que la révolte puisse ouvrir la voie à un redémarrage
de la guerre civile qui venait de cesser, les Bolcheviks réagirent
brutalement, envoyèrent l’Armée rouge sur les
glaces et s’emparèrent de l’île après
une bataille sanglante.
L’anarchisme a mystifié tant le mouvement de Makhno
que la rebellion de Kronstadt, pour en faire des expressions d’une
“authentique révolution populaire libertaire”
écrasée par le “totalitarisme bolchevik”.
La réalité est bien différente.
Makhno avait peut être une attirance pour les grandes proclamations
anarchistes, mais il était dans la pratique un dirigeant
paysan autocrate, un commandant militaire qui procédait arbitrairement
à l’éxécution sommaire de ses opposants
(et tout spécialement des communistes) et qui s’adonnait
à des orgies alcooliques. Le jugement le plus significatif
sur la véritable nature de Makhno et de son mouvement est
probablement celui de l’historien, pourtant extrêmement
sympathique à sa cause, George
Woodcock :
“ Il était au fond un homme de la campagne et un régionaliste,
qui détestait les villes et la civilisation urbaine et recherchait
la “simplicité naturelle”, souhaitant le retour
à un âge où, comme par le passé que décrivent
les légendes paysannes, les “travailleurs libres”
se mettraient au travail au son de “refrains libres et joyeux”.
Ceci explique pourquoi, plus tard, lorsque les makhnovistes prirent
un certain nombre de grande villes, ils ne s’attaquèrent
jamais vraiment à la question de l’organisation de
l’industrie et n’acquirent le soutien et la fidélité
que de quelques travailleurs urbains.
“ Mais il y avait un autre facteur dans cette situation -
l’Armée insurrectionnelle révolutionnaire. Théoriquement,
elle était placée sous le contrôle du Congrès
des paysans, ouvriers et insurgés, mais en pratique elle
était contrôlée par Makhno et ses commandants
et, comme toutes les armées, n’avait de libertaire
que le nom. Elle utilisait sa propre forme de conscription et observait
une discipline très stricte par laquelle il ne faisait aucun
doute que Makhno était le maître à bord. Les
punitions étaient expéditives et très sévères...
: même ses admirateurs comme Voline admirent ces faits ”.
Comme celle de Makhno, la révolte de Kronstadt adopta certains
slogans libertaires tels que l’appel à une “troisième
révolution” et s’attira le soutien des anarchistes.
Mais elle prenait ses racines dans l’opposition paysanne à
la réquisition du blé de la période du Communisme
de guerre. La garnison de Kronstadt en 1921 n’était
plus celle de 1917. Sa composition de classe avait connu des transformations
majeures. Les vétérans de 1917 avaient été
soit tués sur les fronts contre les Blancs, soit avaient
été remplacés par de nouvelles recrues fraîchement
arrivées de la campagne. Et nombre d’entre elles, comme
les 2 500 ukrainiens du 160e régiment de fusilliers, venaient
de régions particulièrement amicales à l’égard
de Makhno.
Mais la paysannerie n’était pas une force sociale qui
eût pu faire avancer la Révolution russe. Liée
à la propriété privée, à ses
fermes, individualiste par son mode de production, géographiquement
et économiquement isolée des forces fondamentales
de la production dans les villes, ses conditions matérielles
de vie la rendaient incapable d’offrir une alternative nationale
(et encore moins internationale) au pouvoir bolchevik. La société
moderne ne peut être dirigée ou organisée à
partir des campagnes; la paysannerie suit inévitablement
l'une ou l’autre des principales classes urbaines.
Cette vérité générale s’appliqua
avec une force particulière à la Russie. Tant qu’elle
était dirigée contre le tsarisme et les propriétaires
fonciers, alliée au mouvement ouvrier des villes, la révolte
paysanne était immensément progressiste. Une fois
dirigée contre le pouvoir ouvrier urbain, ou les restes de
ce pouvoir représenté par les Bolcheviks, elle était
irrémédiablement réactionnaire. Indépendamment
de la couleur du drapeau qu’elle arborait, qu’il soit
rouge, vert, ou noir comme celui des anarchistes, une révolte
paysanne aspirant à briser la “dictature communiste”
ne pouvait qu’ouvrir la porte à une restauration capitaliste
ou tsariste.
Stratégiquement située aux abords de Petrograd, la
révolte de Kronstadt, si elle avait triomphé, ou si
elle s’était seulement maintenue plus longtemps, aurait
donné aux Blancs, récemment battus, une opportunité
pour relancer la guerre civile. Les Blancs le comprirent immédiatement.
Ils rassemblèrent leurs forces pour envoyer vivres et aides
à Kronstadt. Ils dressèrent des plans pour y faire
parvenir des renforts en cas de succès de la révolte.
Les anarchistes russes et étrangers soutenaient Kronstadt.
Cela révéla leur confusion sur leur obédience
de classe. Ils étaient incapables d’analyser la situation
en termes de classe, aveugles devant la réalité à
cause de leur théorie utopique d’une révolution
sans Etat (et donc impuissante).
Ainsi, le bilan de l’anarchisme dans l’histoire de la
plus grandiose des révolutions montre que lorsque celle-ci
avançait il n’avait aucune influence et que lorsqu’elle
battait en retraite, il donnait un appui inconscient mais néanmoins
tout à fait réel à la contre-révolution.
L'Espagne
Si la Révolution russe fut la plus grande des révolutions
du XXe siècle, la Révolution espagnole de 1936-1937
fut une de ses rivales les plus sérieuses. A cette occasion,
cas unique dans son histoire, l’anarchisme aborda un soulèvement
révolutionnaire alors qu’il disposait déjà
d’un soutien de masse - en 1936, la fédération
syndicale anarchiste, la CNT, revendiquait un million de membres
et représentait de loin la tendance la plus importante au
sein de la classe ouvrière. La Révolution espagnole
peut donc légitimement être considérée
comme un test clé pour l’anarchisme. Il révéla
sa faillite. Non à cause des travailleurs anarchistes - ceux-ci
luttèrent avec un courage et un esprit de sacrifice pour
la cause extraordinaires - mais plutôt en raison des défauts
inhérents à l’anarchisme en tant que stratégie
révolutionnaire.
La Révolution espagnole débuta en juillet 1936 en
réaction au soulèvement conduit par le général
fasciste, Franco, contre le gouvernement de Front populaire récemment
élu (alliance entre le Parti communiste, le Parti socialiste
et la bourgeoisie républicaine).
Malgré l’inertie du gouvernement, les travailleurs
espagnols, en majorité d’obédience anarchiste,
se soulevèrent pour stopper les fascistes. Des travailleurs
en armes encerclèrent les casernes de l’armée
à Madrid et à Barcelone, appelèrent les soldats
à se retourner contre leurs officiers. Après une journée
de combat, les casernes tombèrent à Barcelone et le
lendemain à Madrid. En quelques jours, les travailleurs avaient
pris le contrôle total des villes. Des comités ouvriers
fleurirent afin d’organiser les transports, la distribution
de vivres, les services de santé et des milices. Ils envoyèrent
des colonnes armées à la campagne pour obtenir du
ravitaillement et soutenir le mouvement des travailleurs agricoles.
L’organisation collective de la gestion de la société
les arracha à des décennies d’exploitation et
d’oppression. A Barcelone, par exemple, la condition des femmes
devint meilleure que nulle part au monde. L’avortement fut
légalisé, l’information sur le contrôle
des naissances fournie et une nouvelle forme de mariage, sans contrainte
et avec liberté de divorce, fut instituée. Comme l’observa
l’écrivain George Orwell, témoin des événements
:
“ Par dessus tout, on croyait à la Révolution
et à l’avenir, une sensation d’avoir soudainement
émergé dans une ère d’égalité
et de liberté. Les êtres humains tentaient de se comporter
comme des êtres humains et non plus comme des rouages de la
machine capitaliste ”.
Le potentiel pour une révolution ouvrière victorieuse
était énorme, mais le danger fasciste demeurait. Franco
était parvenu à établir son contrôle
sur le sud-ouest de l’Espagne et un autre fasciste, le Général
Mola, conduisait une offensive au nord. Mais il y avait aussi la
menace du gouvernement républicain qui, formellement, contrôlait
encore le pouvoir en Catalogne (coeur de la révolution) et
à Madrid.
Que firent les dirigeants anarchistes ? Ils rejoignirent le gouvernement,
d’abord en Catalogne en septembre 1936, puis à Madrid
en décembre. Ces actes représentaient une rupture
avec les principes anarchistes mais aussi, plus tragiquement, une
trahison de la classe ouvrière et de la Révolution.
Le gouvernement de Front populaire que les dirigeants anarchistes
intégrèrent était dévoué à
la préservation de la propriété privée
et à l’ordre social capitaliste tout autant qu’au
rétablissement de l’autorité de l’Etat
capitaliste républicain. Il préconisait la constitution
d’une large unité interclassiste de toutes les forces
démocratiques dans la lutte contre Franco et réclamait
l’ajournement, jusqu’à la défaite des
fascistes, des revendications ouvrières visant à des
changements sociaux fondamentaux.
Cette position satisfaisait les représentants de la bourgeoisie
au gouvernement : pour eux, la victoire du fascisme était,
en dernière analyse, un moindre mal que la victoire de la
classe ouvrière. Ils ne collaboreraient donc avec la gauche
que si les droits de propriété étaient garantis.
Pour le Parti socialiste, elle exprimait son ancienne et durable
volonté de collaborer avec la bourgeoisie. Pour le Parti
communiste, c’était une politique imposée par
Moscou afin de ne gêner ni alarmer les gouvernements français
et britannique auxquels Staline faisait la cour afin de s’allier
à eux contre Hitler.
Ainsi, les dirigeants anarchistes rejoignirent un gouvernement (et
y prirent des responsabilités) dont l’objectif conscient
était de réduire le soulèvement de la classe
ouvrière espagnole. Par là-même, ils acceptaient
la responsabilité d’une stratégie qui, loin
de renforcer la lutte contre Franco, comme elle le prétendait,
condamnait en fait la lutte à la défaite.
Si la guerre contre les fascistes était conduite comme une
guerre conventionnelle, alors Franco, soutenu par les machines militaires
de Mussolini et de Hitler, finissait inévitablement par l’emporter.
La seule voie de la victoire pour les forces antifascistes était
de transformer la guerre en révolution, de donner libre cours
à l’énergie et à l’initiative des
masses, d’en appeler par les discours comme par les actes
aux travailleurs et aux paysans des territoires contrôlés
par les fascistes, de miner la base de Franco au Maroc (d’où
il avait lancé son coup d’Etat) en proclamant l’indépendance
de cette colonie. Le gouvernement de Front populaire tourna le dos
à toutes ces mesures et fut aidé par les dirigeants
anarchistes, ceux qui représentaient de loin la tendance
la plus influente du mouvement ouvrier espagnol.
La question cruciale est de savoir pourquoi les dirigeants anarchistes
agirent de cette traître façon ? Etait-ce une aberration
purement individuelle ou était-ce la conséquence des
faiblesses inhérentes à l’anarchisme ? La réponse
nous est fournie par les dirigeants de la CNT eux-mêmes qui,
tentant de se justifier, parlèrent d’une situation
de nature exceptionnelle (la menace fasciste) et expliquèrent
:
“ Soit nous collaborons, soit nous imposons notre dictature...
Rien ne pourrait être plus éloigné de l’anarchisme
que le fait d’imposer sa volonté par la force...
“ Nous ne prîmes pas le pouvoir, non parce que nous
ne le pouvions pas, mais parce que nous ne le voulions pas, parce
que nous étions contre toute forme de dictature ”.
En d’autres termes, la situation est désespérée,
la contre-révolution est à nos portes, pour la contrer
il faut une direction, une coordination et le pouvoir. Ce pouvoir
ne peut être que l’Etat bourgeois en place ou un Etat
ouvrier, la dictature du prolétariat. Mais, puisque les anarchistes
rejettent la dictature du prolétariat, nous n’avons
d’autre choix que de nous aligner sur l’Etat bourgeois.
La logique implacable à l’oeuvre ici ne se limite pas
à l’Espagne en 1936, mais s’est répétée
et se répétera dans toute situation révolutionnaire
authentique. La contre révolution sera toujours menaçante,
le véritable choix sera toujours entre pouvoir bourgeois
ou pouvoir ouvrier. Rejeter la dictature du prolétariat conduira
inévitablement à capituler au moment décisif.
L’exemple de l’Espagne, point culminant de l’anarchisme
comme mouvement de masse, n’est par conséquent ni un
accident, ni une aberration. Il touche au coeur l’anarchisme,
montrant son inadéquation fatale comme guide pour l’action
révolutionnaire.
5
- Pour avancer
La critique de l’anarchisme présentée dans cette
brochure peut être résumée en une seule phrase
: “ L’anarchisme ne peut réussir ”. Mais,
de même que des théories scientifiques erronées
ne sont écartées que lorsqu’il en existe de
supérieures pour les remplacer, la critique de l’anarchisme
n’est décisive que s’il existe une alternative
qui permette de vaincre.
Cette alternative est, avant tout, la classe ouvrière. Les
révolutionnaires sérieux n’idéalisent
ni n’entretiennent un culte des travailleurs, pris individuellement
ou collectivement. Ils n’imaginent pas que le simple fait
de travailler dans une usine ou dans un bureau rende plus noble
ou éclaire la personne. Ils n’entretiennent pas plus
l’image du travailleur héros aux yeux bleus, aux joues
creuses que nous présentent les peintures staliniennes. L’apathie,
la passivité, l’étroitesse d’esprit, la
colère mal orientée et bien d’autres vices existent
parmi les travailleurs sous le capitalisme, comme au sein de toute
classe qui souffre constamment de l’exploitation. Ce n’est
pas l’état de la conscience présente de la classe
ouvrière, mais sa situation économique et sociale
objective, et elle seule, qui lui donne le potentiel de détruire
le capitalisme et de créer une nouvelle société.
La classe ouvrière est un produit unique et particulier du
capitalisme. Elle croît et s’étend en même
temps que le système. Lorsque Karl Marx écrivit, en
1848, que la société et “de plus en plus divisée
en deux camps hostiles, en deux grandes classes sociales se faisant
face : la bourgeoisie et le prolétariat ”, celui-ci
était en fait encore confiné à l’Europe
du nord-ouest. Il constituait la majorité de la société
seulement en Grande Bretagne et en Belgique. Aujourd’hui la
classe ouvrière est une force massive, de Sao Paulo au Brésil
à Séoul en Corée, de Stokholm au Nord à
Soweto dans le Sud.
Les conceptions à la mode selon lesquelles la classe ouvrière
serait en train de disparaître commettent deux erreurs. La
première est de considérer que la classe ouvrière
n’est composée que de travailleurs manuels de l’industrie,
plutôt que de tous ceux qui ne vivent que par la vente de
leur force de travail : on confond une fraction de la classe ouvrière
avec sa totalité. La deuxième erreur est de ne tenir
compte que de l’Europe et de l’Amérique du Nord,
ignorant ainsi le processus gigantesque d’industrialisation
et d’urbanisation qui s’est produit dans différentes
parties de la planète, de l’Amérique latine
au Moyen-Orient, de l’Afrique du Sud à l’Asie
du Sud-Est. En fait, la classe ouvrière constitue la majorité
de la population de tous les pays capitalistes avancés et,
tout au moins, une forte minorité en passe de devenir majoritaire
dans les autres, à l’exception des pays du tiers monde
les moins développés.
La classe ouvrière est une classe exploitée. Le capitalisme
ne peut vivre sans le profit qu’il extrait jour après
jour du labeur des travailleurs. Telle est la racine d’un
conflit irréconciliable d’intérêts entre
les travailleurs et les patrons, sur la question des salaires, de
la durée et des conditions de travail. Ce conflit se perpétue
que le salaire soit bas ou non (en fait, les travailleurs qualifiés
bien rémunérés sont souvent parmi les plus
exploités, puisque que la plus-value extraite de leur travail
est plus importante). Telle est la source de la lutte de classes,
qui s’étend à tous les aspects de la vie sociale.
La classe capitaliste dispose de nombreuses méthodes pour
cette lutte, des concessions temporaires lorsqu’elle peut
se les permettre, à la répression sanglante lorsqu’elle
ne le peut pas. Mais tant que le capitalisme existera, la lutte
de classes ne pourra être éradiquée et la classe
ouvrière conservera un potentiel permanent de révolte.
Lorsque cette révolte éclate, la classe ouvrière
fait preuve d’une puissance économique et politique
disproportionnée par rapport à ses effectifs, de telle
sorte que, même dans les sociétés où
elle ne constitue encore qu’une minorité, comme dans
la Russie de 1917, ou en Chine et en Inde aujourd’hui, elle
reste la classe révolutionnaire dirigeante. Ce pouvoir dérive
du fait que tout le processus capitaliste de production, de distribution
et de communication, dépend des travailleurs. Sans leur coopération
active, aucun avion ne volerait, aucun camion ne roulerait, le pétrole
ne serait ni extrait ni raffiné, les téléphones
ne fonctionneraient pas, les lettres ne parviendraient pas à
leurs destinataires.
Enfin, la classe ouvrière est une classe collective. Pour
obtenir la moindre augmentation de salaire, ou amélioration
de leurs conditions, les travailleurs doivent s’associer et
agir ensemble contre l’employeur. De même, pour prendre
possession des moyens de production, la classe ouvrière doit
agir collectivement et créer une propriété
collective. L’industrie moderne ne peut être morcelée
et distribuée aux millions de
travailleurs.
La combinaison de ces traits caractéristiques, inhérents
à la position objective de la classe ouvrière, en
fait le fossoyeur potentiel du capitalisme. Le bilan historique
de la classe ouvrière le démontre. De toute évidence,
celle-ci n’a pas encore pleinement rempli le rôle que
les marxistes lui assignent. Mais, au cours des cent cinquante dernières
années, elle a démontré à de multiples
reprises sa capacité à se battre et à vaincre.
Si nous ne tenons compte que du dernier quart de siècle,
la France en mai 1968, le Chili en 1970-1973, le Portugal en 1974-1975,
l’Iran en 1979 et la Pologne en 1980, constituent tous des
exemples de soulèvement de masse dans lesquels les forces
de la classe ouvrière menacèrent ou renversèrent
l’ordre dominant et s’approchèrent de la prise
du pouvoir. Le grand mouvement des étudiants et des ouvriers
chinois qui culmina à Tian Anmen en 1989, les mobilisations
de masse qui provoquèrent la chute du mur de Berlin, l’effondrement
du stalinisme en Europe de l’Est et le renversement violent
de Ceaucescu en Roumanie la même année, furent autant
de manifestations concrètes de ce potentiel.
Mais, s’orienter vers la classe ouvrière comme agent
de la transformation révolutionnaire, nécessite de
considérer la théorie et la stratégie qui se
basent sur l’expérience et les besoins de la lutte
de la classe ouvrière, autrement dit, le marxisme.
Bien sûr, il est vrai que de nombreux individus et partis
s’attribuant le titre de marxistes ont trahi la classe ouvrière.
Mais pour ce faire, ils ont toujours dû déformer ou
abandonner les principes de base du marxisme, par exemple en substituant
la théorie stalinienne du “socialisme dans un seul
pays” à l’internationalisme marxiste, ou en reformulant
la théorie marxiste de l’Etat de façon à
l’adapter au réformisme parlementaire. Il a cependant
toujours existé une véritable tradition marxiste vivante
à travers les travaux de Marx, Engels, Luxembourg, Lénine,
Trotsky et les mouvements qu’ils dirigèrent. Elle est
demeurée fidèle aux objectifs originels d’émancipation
de la classe ouvrière et de révolution internationale,
tout en réactualisant et en enrichissant la théorie
marxiste afin de comprendre un monde en pleine mutation.
Cette tradition vit encore et se manifeste, avant tout parmi les
socialistes qui ont compris depuis le début que le stalinisme
et les régimes staliniens n’ont rien à voir
avec le socialisme. Pendant plus de soixante ans, le stalinisme
a isolé cette tradition et l’a repoussée aux
marges du mouvement ouvrier. Aujourd’hui, après l’effondrement
du stalinisme, elle retrouve un nouvel espace et une nouvelle audience
pour ses idées à l’échelle internationale.
Le besoin d'idées de cette tradition n’a jamais été
aussi pressant. La crise du monde capitaliste s’élargit
de jour en jour. Au moment où nous écrivons, nous
subissons les effets désastreux de la troisième récession
mondiale depuis dix huit ans. Celle-ci a déjà dévasté
l’Amérique, la Grande Bretagne, la France dans une
moindre mesure et atteint maintenant les prétendues économies
“miracle” de l’Allemagne et du Japon. Le chômage
de masse et la pauvreté sont désormais des phénomènes
courants et profonds en Europe et en Amérique du Nord. Le
tiers monde subit en plus la famine et les épidémies
qui terrassent des dizaines de millions de personnes. Le dernier
rapport de la Banque mondiale révise à la hausse son
pronostic de 1985 : à la fin du siècle il y aurait
1,1 milliards d’habitants vivant dans la pauvreté absolue
et non 500 millions.
La différence s’accroît sans cesse entre ce qui
pourrait être accompli avec une utilisation rationnelle des
avancées immenses, scientifiques et techniques, du XXe siècle,
et ce qui l’est dans ce système capitaliste irrationnel.
Le fossé qui sépare les riches des pauvres, non seulement
à l’échelle mondiale, mais aussi au sein même
des pays capitalistes développés, se creuse. Les Etats-Unis,
coeur du capitalisme mondial, ont connu une fantastique accumulation
de richesses au sommet de la société avec la multiplication
par cinq du nombre de milliardaires au cours de la précédente
décennie, alors qu’à la base de celle-ci une
explosion de pauvreté et de misère fait que plus de
40 millions de personnes vivent maintenant au dessous du seuil officiel
de pauvreté. Dans beaucoup de ses quartiers pauvres, le taux
de mortalité infantile est plus élevé que dans
des pays comme Cuba ou la Jamaïque.
En Europe de l’Est et en Russie, les dictatures staliniennes
se sont effondrées comme un château de cartes parce
que le capitalisme bureaucratique d’Etat fut un désastre
économique incapable de soutenir la concurrence économique
et militaire avec l’Occident. Mais l’introduction du
marché n’a fait qu’aggraver la crise. En Russie,
la production de vivres a chuté de plus de 30 % entre 1991
et 1993 et on s’oriente vers un chômage de masse. L’Occident
espérait être capable de stabiliser la situation grâce
à un programme d’aide massive, mais il manque de ressources
parce qu’il est lui même en difficulté.
La crise du capitalisme n’a pas que des effets économiques,
aussi graves soient-ils. Il engendre par la même occasion
une aggravation des tensions entre nations, une instabilité
politique, le militarisme, la guerre, la répression et le
racisme. En 1989, George Bush espérait un nouvel ordre mondial
de paix, de prospérité et d’harmonie. Des universitaires
et des journalistes écervelés commencèrent
à parler de “fin de l’histoire”. Au cours
des trois dernières années, il y a eu la Guerre du
Golfe, la guerre civile en Yougoslavie, de multiples conflits dans
ce qui fut l’URSS, une vague d’émeutes à
Los Angeles (parmi les plus importantes de l’histoire) et
la montée du fascisme en Europe.
Ce dernier élément est particulièrement significatif.
Jouant sur la désillusion politique et la souffrance économique,
le fascisme a resurgi des égouts pour polluer de nouveau
l’atmosphère en Europe de l’Est, en Autriche,
en Allemagne et surtout en France. Si on le laissait croître,
il atteindrait un niveau tel qu’il pourrait de nouveau faire
ce qu’il a accomplit dans les années 30 : briser toute
opposition ouvrière et démocratique et plonger l’Europe
dans un cauchemar de racisme, de répression et de guerre.
La croissance du fascisme doit être stoppée maintenant.
C’est une tâche pour laquelle il faudra non seulement
la résistance et la confrontation spontanées, aussi
essentielles soient-elles, mais aussi la coordination, l’organisation,
une direction et une stratégie qui ait tiré les leçons
du passé.
En dernière analyse, le fascisme et la guerre seront toujours
les derniers recours du capitalisme en crise. Tant que le système
qui crée ces horreurs ne sera pas renversé, nous vivrons
à l’ombre de la croix gammée, des camps de concentration
et de la bombe nucléaire. Seule une révolution ouvrière
et le pouvoir des travailleurs peuvent constituer une issue à
la crise du capitalisme. Seule la politique marxiste peut guider
la lutte de la classe ouvrière vers la victoire. L’anarchisme
ne le peut pas. La seule voie pour l’avenir est de construire
un mouvement socialiste fondé sur le marxisme.
Pour
approfondir le sujet
Lénine
: L'Etat et la révolution (Ed. de Pékin, 1976).
Dave McNally : Le socialisme par en bas (brochure éditée
par Socialisme international, Paris, 1989).
Madeleine Grawitz : Bakounine (Plon, 1990).
Paul Avrich : Anarchist portraits (Princeton).
Daniel Guérin : L'anarchisme (Gallimard, 1987).
M. Liebmann : Le léninisme sous Lénine (Le Seuil,
1973, 2 vol.).
Tony Cliff : Lenin, vol. 2 All Power to the Soviets, (Bookmarks,
Londres, 1985).
Léon Trostky : Histoire de la révolution russe (Le
Seuil Politiques, 1967, 2 vol.).
Lénine & Trostky : Sur Cronstadt (Ed. Maspero, Marx ou
crève).
Paul Avrich : Les anarchistes russes (La Découverte/Maspéro,
1979).
Chris Harman : Pourquoi l'échec de la révolution russe
(brochure éditée par Socialisme International, Paris,
1992).
Tony Cliff : Le capitalisme d'Etat en URSS (EDI, Paris, 1990).
George Orwell : Hommage à la Catalogne (Champ Libre, Paris,
1984)
Pierre Broué et Emile Temine : La révolution et la
guerre d'Espagne (Ed. de Minuit, Paris, 1979).
John Molyneux : Arguments pour le socialisme révolutionnaire
(édité par Socialisme international, Paris, 1990).
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