:: Socialisme par en Bas ::
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ANARCHISME :
UNE CRITIQUE MARXISTE
John Molyneux

Guerre et mondialisation
Le Trotskysme après Trotsky
Bourdieu et le Marxisme

La folie du marché

Les deux âmes du socialisme
Quand la France prit feu : Mai 68
Islamisme et Révolution
Anticapitalisme: théorie et pratique
Argumants pour le
socialisme par en bas
La nature humaine est-elle un ovstacle au socialisme ?
Parti et classe
Qu'est-ce que la marxisme ?
Racisme et lutte de classes
Pourquoi il faut devenir socialiste révolutionnaire
Anarchisme: une critique marxiste
Les leçons de Prague
L'édusction n'est pas une marchandise
Le Zapatisme
 

1 - L'attrait de l'anarchisme

L’anarchisme a toujours exercé un fort attrait sur ceux qui se rebellent contre cette société pourrie. Il exerce un attrait particulier sur la jeunesse, ce qui est à son crédit. Dans tout mouvement radical et révolutionnaire, les jeunes jouent un rôle disproportionné, car c’est la jeunesse, ni soumise, ni brisée, qui a le plus d’énergie et qui fait preuve du plus grand idéalisme.
Face à l’exploitation, à l’injustice, à la toute puissance de l’Etat capitaliste et à l’implacable emprise de son idéologie, l’anarchisme s’insurge. Il affirme que n’avons pas à vivre ainsi; qu’il n’est pas inévitable qu’il y ait des riches et des pauvres, des exploiteurs et des exploités, des dominants et des dominés; qu’il n’est pas fatal qu’existent les guerres, le racisme, l’oppression, la domination de la majorité par une minorité, ni même d’une minorité par la majorité.
Il s’oppose à l’idée reçue que, par nature, la masse des gens serait stupide ou égoïste et que, par conséquent, une autorité supérieure devrait lui dicter son comportement et la contrôler. L’anarchisme affirme que nous pourrions vivre en coopération et en harmonie.
Il rejette avec mépris l’hypocrisie et l’opportunisme cynique des milieux politiques dominants, au sein desquels les politiciens bourgeois se déguisent et s’offrent comme des lessives, où la politique, sans principe, est à la merci des sondages d’opinion. L’anarchisme représente surtout une réaction à l’intégration croissante des principaux partis de gauche dans ce monde politique officiel corrompu. Il donne une expression radicale au sentiment largement partagé dans les milieux populaires que tous les politiciens se valent, ne cherchent qu’à s’emparer du pouvoir et ne se préoccupent que de leur portefeuille.
Par conséquent, dans les circonstances actuelles, il n’est pas surprenant que l’anarchisme connaisse un regain sensible en Europe. Rarement, sinon jamais au cours de ses cent ans d’existence, la social-démocratie n’a aussi ouvertement abandonné toute contestation du système, ou ne s’est révélée aussi clairement comme simple complice de l’Etat. La désintégration des régimes dits communistes en Europe de l’Est et dans l’ex-URSS ont eu une importance encore plus grande. Des millions de gens dans le monde considéraient ces pays comme l’alternative “réellement existante” au capitalisme occidental. Mais, depuis la fin de l'année 1989, les événements ont implacablement détruit ces illusions, démontrant non seulement la faillite lamentable des économies de commandement bureaucratique, mais aussi la haine immense que les masses populaires vouaient à ces régimes. Le stalinisme, tradition qui a dominé la majorité de la gauche pendant soixante ans, s’est effondré. La démoralisation qui en a résulté a atteint, bien au-delà des rangs des partis communistes, tous ceux qui considéraient que les sociétés de l’Est étaient d’une façon ou d’une autre supérieures au capitalisme occidental. Il faut donc s’attendre à ce que ceux qui recherchent une alternative radicale considèrent l’anarchisme comme la seule idéologie qui ne soit pas souillée de sang.
L’anarchisme exerce également un fort attrait en tant que support d’un certain style de vie. Pour une fraction de la jeunesse qui vit dans la pauvreté, souvent sans emploi, parfois même sans logement, qui squatte ou habite des logements vétustes, plus ou moins en marge de la société dans les quartiers pauvres de cités délabrées, et qui se trouve souvent obligée de recourir à la petite délinquance, l’anarchisme représente le refus d’un système qui l’a rejetée.
La poursuite d’objectifs nobles, un attrait puissant et diversifié, ne garantissent pourtant pas qu’une idéologie puisse atteindre les fins qu’elle se fixe. Par exemple, le stalinisme a exercé un immense attrait sur les opposants du capitalisme et de l’impérialisme, mais il n’a été qu’une impasse. L’anarchisme constitue-t-il une idéologie capable de conduire à la victoire la lutte pour l’émancipation de l’humanité ?
Cette brochure défendra l’idée qu’il n’en est pas capable, que les conceptions fondamentales de l’anarchisme sont entâchées de faiblesses importantes et qu’elles ne conduisent en pratique qu’à freiner et entraver la lutte pour cette émancipation. Elle présentera une critique de la théorie et de la pratique anarchistes d’un point de vue marxiste (c’est-à-dire du point de vue de la tradition du marxisme classique, celui de Marx, Lénine et Trotsky, et non celui du stalinisme) et tentera de démontrer que seul le marxisme, et non l’anarchisme, ouvre une voie vers la société sans classes du futur, société dont marxistes et anarchistes font leur but ultime.


2 - Les idées de l'anarchisme

L’anarchisme se présente sous de multiples formes. Il y a celui, purement individualiste, qui rejette toute forme d’organisation. Mais il existe aussi de nombreuses petites organisations anarchistes. Certains anarchistes expriment leur foi en l’Homme, indépendamment du critère de classe. D’autres, comme les anarcho-communistes, s’orientent vers la classe ouvrière. Il y a l’anarchisme de bandes paysannes à la Makhno. Il y a celui qui écarte les syndicats comme instruments de lutte et, à l’opposé, l’anarcho-syndicalisme. Il y a des anarchistes révolutionnaires, ou terroristes, ou pacifistes ou Verts. Il y aussi des anarchistes qui n’entrent dans aucune de ces catégories ou qui les combinent d’une façon qui leur est unique.
Il y a des anarchistes influencés par Proudhon, par Bakounine, par Kropotkine, mais il n’y a pas de proudhoniens, de bakouninistes ou de kropotkinistes qui défendent une doctrine ou une ligne politique précise.
Par conséquent, pour le critique, l’anarchisme se présente comme une cible sans cesse mouvante. Critiquez une théorie ou une ligne politique précise et il apparaîtra vite que la plupart des anarchistes ne la partagent pas. Analysez les idées d’un penseur classique de l’anarchisme et d’autres anarchistes le désavoueront.
Malgré ces difficultés, certaines idées générales et certaines attitudes sont communes à toutes, ou à presque toutes les versions de l’anarchisme. Elles peuvent servir de point de départ pour une critique. Les plus importantes sont :
- l’hostilité à l’Etat sous toutes ses formes, y compris l’Etat révolu-tionnaire;
- l’hostilité à une direction, quelle qu’elle soit, y compris une direction révolutionnaire;
- l’hostilité à tous les partis politiques, y compris les partis révolu-tionnaires.
Nous les considérerons une à une.

L'Etat
Le sens littéral du terme “anarchie” est : absence de pouvoir, opposition à l’Etat et au gouvernement - pas seulement à un Etat particulier ou à un gouvernement particulier, mais à tous les Etats et à tous les gouvernements de tous les temps, par principe. C’est la définition caractéristique de l’anarchisme comme credo.
L’anarchisme affirme que l’existence même d’un Etat, corps spécial d’hommes (et de femmes) exerçant le pouvoir physique et légal sur la société dans son ensemble, est oppressive et incompatible avec la véritable liberté humaine. Pour en finir avec l’oppression et instaurer le règne de la liberté, le pouvoir d’Etat doit être remplacé par la communauté autogouvernée, débarrassée de toute autorité centrale.
Du point de vue des idées reçues, une telle perspective est soit vouée au désastre, soit tout bonnement impossible. Vouée au désastre, parce que sans Etat, la société s’enfoncerait dans une guerre chaotique de “tous contre tous” où la fameuse “loi de la jungle” prévaudrait. La vie serait détestable, “dégoutante, courte et brutale” (selon les termes du philosophe du XVIIe siècle, Thomas Hobbes). Impossible, parce qu’il serait dans l’ordre des choses qu’un individu ou un groupe d’individus s’élève inévitablement au-dessus des autres et les domine. Par conséquent, on ne pourrait espérer plus que la démocratisation de l’Etat par l’élection d'un gouvernement et l’introduction de certains droits démocratiques (droit d’expression, etc.)
Sur cette question, c’est le sens commun qui a tort et l’anarchisme qui a raison. L’anthropologie nous fournit des preuves indiscutables que les être humains peuvent vivre en société sans Etat et sans gouvernement et que ces sociétés, loin d’être chaotiques, sont tout autant, sinon plus organisées que la nôtre. Beaucoup de ces sociétés ont été découvertes et étudiées par des anthropologues - un excellent exemple nous est donné par les Kung, ou Kaluhan Brahmen, d’Afrique du Sud. On a de nombreuses raisons de croire que l’absence d’Etat fut la norme pendant les centaines et milliers d’années qui vont de l’origine de l’humanité à sa division en classes sociales avec l’avènement de l’agriculture et de la propriété privée, il y 5 000 à 10 000 ans.
L’anarchisme a également raison de considérer que toutes les formes d’Etat impliquent l’oppression d’un groupe de la société par un autre. L’avènement de la démocratie parlementaire ne change rien à cela. Quelle que soit la façon dont ils sont élus, les parlements ne contrôlent pas le véritable pouvoir, qui reste concentré dans les mains de hauts fonctionnaires de l’Etat (généraux, chefs de police, magistrats, etc.), des banquiers et des grands hommes d’affaires, qui utilisent ce pouvoir pour servir leurs intérêts et non ceux du peuple.
Mais si une société sans classes est possible et souhaitable, comment peut-on se débarrasser de l’Etat actuel ? C’est en s’attaquant à cette question cruciale que l’anarchisme s’embourbe.
Certains anarchistes, il faut le souligner, ne tentent même pas d’y répondre. Ils se contentent d’un rejet purement individuel de l’autorité de l’Etat et ne sentent nullement la nécessité de formuler une stratégie cohérente pour parvenir à son abolition. Mais une telle position est une impasse et laisse les mains libres à l’Etat pour perpétuer l’oppression de la masse de la population. Elle est également vouée à l’échec, car aucun individu, ni aucun petit groupe d’individus, ne peut en dernière analyse résister à la puissance d’Etat.
Certains tentent d’échapper à l’autorité de l’Etat par le moyen de petites communautés autogouvernées basées à la campagne, voire dans le confinement des cuisines. Malheureusement, la commune anarchiste connaît les mêmes difficultés que la commune socialiste prônée par Robert Owen et les socialistes utopiques il y a plus de cent cinquante ans :
- c’est une solution qui ne peut concerner qu’une petite minorité;
- cette minorité reste soumise à toutes les pressions de la société dans son ensemble et, tôt ou tard (généralement plus tôt que tard), succombe.
La réponse la plus radicale et la plus sérieuse à cette question est que l’Etat sera détruit par une révolution, autrement dit, par un soulèvement de masse au cours duquel la classe ouvrière, par son action directe, brisera et désintègrera les institutions clefs de l’Etat actuel - les forces armées, la police, les tribunaux, les prisons, etc.
D’un point de vue marxiste, cette réponse est absolument correcte - après tout Lénine consacra son travail théorique le plus important, L’Etat et la révolution, à démontrer précisément que l’essence de la révolution est la destruction de la machine étatique (contrairement à la notion social-démocrate et réformiste de conquête de l’Etat actuel). De plus, cette réponse a l’avantage de décrire un processus qui s’est réellement produit dans l’histoire, d’abord lors de la Commune de Paris de 1871, puis pendant la Révolution russe de 1917. Toutes les grandes révolutions populaires, allemande de 1918-1923, espagnole de 1936, iranienne de 1979 et roumaine de 1989, ont révélé des processus allant dans ce sens.
La destruction de l’ancienne machine étatique fait immédiatement surgir la question de savoir ce qui doit la remplacer. L’anarchisme a en général été très vague sur ce point, mais la seule réponse cohérente avec les principes anarchistes est que le vieil Etat doit immédiatement être remplacé par une communauté autogouvernée sans Etat, ni gouvernement, ni autorité centrale. Là, le point de vue anarchiste perd toute force. Une chose est d’affirmer, comme le fait le marxisme, que lorsque le socialisme aura été définitivement établi à l’échelle internationale, que les classes et les luttes de classes auront disparu, que la production aura atteint un niveau tel que les produits nécessaires seront disponibles pour tous, que l’habitude de travailler pour le bien commun sera devenue une seconde nature, alors l’Etat perdra toutes ses fonctions et s’éteindra. Toute autre chose est de proposer que, dans le feu d’une révolution, lorsque le sort de celle-ci ne tient qu’à un fil, ce qui inévitablement sera le cas, la classe révolutionnaire pourrait immédiatement se dispenser de toute utilisation du pouvoir.
Une telle attitude serait désastreuse pour deux raisons fondamentales. D’abord parce qu’elle ne prend nullement en compte la résistance inévitable de l’ancienne classe dominante. La lutte de classes ne cesse pas avec la victoire de l’insurrection. L’histoire de toutes les révolutions prouve que l’ancienne classe dominante ne recule devant rien, non seulement pour préserver son pouvoir, mais aussi pour le reconquérir lorsqu’elle en a été écartée. Dans la mesure où il est improbable que se déclenche une révolution internationale simultanée, les bourgeois dépossédés pourront compter sur le soutien de gouvernements et de forces réactionnaires à l’étranger.
Une révolution victorieuse doit savoir qu’elle s’affrontera au refus de collaborer des bureaucrates, au sabotage économique et à la résistance armée, au terrorisme, à la guerre civile et à des interventions militaires étrangères. Un peuple révolutionnaire peut-il se défendre contre de telles actions contre-révolutionnaires sans l’aide de milices ou d’une armée ouvrières, sans tribunaux populaires et sans justice révolutionnaire, sans un système centralisé de prise de décisions et sans autorité centralisée, autrement dit sans créer une forme révolutionnaire de pouvoir d’Etat ? Il ne le peut pas.
De nombreuses expériences historiques le prouvent, mais prenons un exemple hypothétique. Admettons qu’une révolution en France ait à faire face à des soulèvements organisés par le Front national à Marseille, combinés avec des incursions dans le nord-est du territoire par des bandes blanches soutenues par l’Allemagne. Pour se défendre, la révolution aurait à décider quelles forces envoyer contre l’offensive du nord-est et quelles autres opposer au Front national. Elle devrait aussi décider comment armer et approvisionner ses forces. Ces décisions seraient des décisions nationales prises par un gouvernement national. En ce domaine, un défaut de coordination ne serait que le prélude à la défaite.
La deuxième justification d’un Etat révolutionnaire est qu'il est essentiel pour établir un nouvel ordre économique. Bien des choses seront accomplies par l’initiative populaire par en bas, par le biais des occupations d’usines, du contrôle ouvrier sur l’industrie, par la création de coopératives de distribution, etc., mais un Etat sera encore indispensable à ce premier stade.
Prenons comme exemple la question de savoir à qui appartiendra les industries et les usines dont les capitalistes auront été dépossédés. Si ces usines étaient la propriété, non du nouvel Etat, mais des travailleurs de chaque entreprise, la coopération et la planification seraient entravées. Une concurrence entre les différentes entreprises émergerait et, par conséquent, les petites affaires capitalistes prolifèreraient dans l’économie. Le transfert de la propriété des industries à l’ensemble de la communauté ne pourra constituer une solution immédiatement applicable. Cela ne pourra se faire qu'à un stade ultérieur, lorsqu'une communauté véritablement unifiée aura émergé. Mais au cours d’une révolution, la “communauté” est divisée en classes et fractions opposées, en guerre les unes contre les autres. Il est par conséquent absolument nécessaire pour la communauté révolutionnaire, la classe ouvrière, de disposer d’institutions qui incarnent ses intérêts.
Prenons aussi l’exemple des chômeurs, des travailleurs en arrêt-maladie et d’autres qui vivent actuellement d’allocations sociales diverses. Dans une société socialiste pleinement développée (ou anarchiste), le chômage aura définitivement disparu et les biens seront distribués selon les besoins. Mais immédiatement après la révolution, des millions de personnes dépendront encore de ces allocations et de l’Etat. Ils mourront de faim si on ne les paie pas. Les allocations versées ont pour source les prélèvements effectués principalement sur les salariés. Par conséquent, au cours des mois et des années qui suivront la révolution, une autorité disposant du pouvoir de collecter les impôts sera nécessaire. Un Etat sera donc indispensable.
La faiblesse de l’anarchisme sur cette question est qu’il a bien trop souvent une conception romantique de la révolution : après le “grand soir”, toutes les difficultés seraient écartées par la seule force de la volonté pure. Au cours d’une révolution, des dizaines de millions de personnes agissent ensemble pour transformer la société. Au cours de ce processus, elles se changent elles-mêmes. Leur éveil politique et social, leur sentiment d’appartenir à une collectivité, sont transformés et considérablement développés. Sans cela, une nouvelle société ne peut être édifiée. Mais le processus de transformation n’est, et ne peut être, total et homogène pour la simple raison que toutes les fractions de la classe ouvrière ne seront pas engagées dans la lutte avec la même intensité. Des fractions de la classe ouvrière peuvent même passer à côté, voire s’opposer à une révolution. Ceci sera encore plus vrai pour les millions de personnes qui constituent les couches inférieures de la petite bourgeoisie. Par conséquent, pendant toute une période consécutive à la révolution, une fraction de la population sera sur certaines questions influencée par les vieilles idées, suivra l’ancienne classe dominante. Parfois, il faudra lui imposer, si nécessaire par la force, l’acceptation des décisions majoritaires.
En principe, il en est de même lorsque des travailleurs en grève dressent un piquet de grève pour empêcher une minorité d’entre eux de saboter leur mouvement en allant au travail. En dernière analyse, un Etat ouvrier n’est que la forme la plus élevée du piquet de grève.
Certains anarchistes affirment que dès qu’existe un Etat, se forme une élite privilégiée corrompue par le pouvoir, qui évolue rapidement vers une nouvelle tyrannie. Mais cet argument ignore le fait que la classe ouvrière a de nombreuses fois démontré sa capacité à créer des organes de pouvoir révolutionnaires totalement différents, par leur forme comme par leur contenu, de l’ancien Etat capitaliste. Des organes autant démocratiques qu’égalitaires.
La Commune de Paris de 1871 a établi les principes que tous les fonctionnaires devaient être élus, révocables à tout moment et payés au salaire d’un ouvrier. Le soviet (ou conseil ouvrier), qui a surgi pour la première fois à St. Petersbourg au cours de la révolution de 1905, puis qui s’est étendu à l’ensemble de la Russie en 1917, franchit une nouvelle étape en faisant élire les délégués sur la base des lieux de travail, principalement des usines. Cette structure améliora considérablement le contrôle par en bas, en rendant les représentants responsables devant des collectifs où discussions et débats démocratiques pouvaient avoir lieu. Depuis, des conseils ouvriers ont surgi au cours de la Révolution allemande de 1918-1919, en Italie en 1920, en Hongrie en 1956 et, sous une forme embryonnaire, au Chili en 1973, en Iran en 1979 et en Pologne en 1980.
Les conseils ouvriers ne s’élèvent pas conformément à un plan soigneusement étudié et préétabli. Ils sont la forme évidente d’organisation adoptée par la classe ouvrière lorsque sa lutte commence à remettre en cause le système dans son ensemble. Ils représentent le noyau du futur Etat ouvrier, qui remplacera le vieil appareil d’Etat capitaliste et entamera la transition vers une société sans classes, au sein de laquelle l’Etat s’éteindra.
La question la plus fondamentale est la suivante. Certes, l’Etat n’est absolument pas une institution éternelle, mais il n’est pas non plus le fruit d’une simple erreur ou d’idées fausses qu’auraient véhiculées les êtres humains, nous maintenant dans l’ignorance et la misère, jusqu’à ce que les anarchistes viennent nous expliquer que l’humanité n’en avait nullement besoin. L’Etat surgit dans certaines circonstances économiques et sociales - d’abord et avant tout de la division de la société en classes antagonistes sur la base d’un faible niveau des forces productives - et ne peut être aboli avant que ces circonstances n'aient été radicalement changées. Pour effectuer ces transformations, une nouvelle forme révolutionnaire d’Etat est nécessaire. En refusant de l’admettre, l’anarchisme, malgré tous ses bons sentiments, se voue à la faillite. Lorsqu’il est prédominant dans un mouvement révolutionnaire, c’est la révolution qu’il conduit à la faillite.

La direction
Les anarchistes proclament souvent leur rejet de toute direction. C’est tout à fait compréhensible. Dans une société capitaliste, la classe dominante se considère toujours comme née pour diriger. “Diriger” est l’une des “qualités” premières qu’elle tente d’inculquer à sa progéniture dans les différentes écoles au sein desquelles se forment ses élites. Ainsi, la “direction” est associée à l’arrogance, à l’intimidation et aux privilèges. Les anarchistes ont raison de réagir contre cela.
Les directions politiques de “gauche” dans le mouvement syndical ne nous offrent pas une image plus attrayante. Tout au long de ce siècle, devenir dirigeant “socialiste” ou social-démocrate a été synonyme de modération et d’ascension sociale. Le parcours classique de ce type de militant est le suivant : acquérir un soutien de la base en utilisant une rhétorique et une politique apparemment radicales, puis devenir progressivement proéminent dans le mouvement en se débarrassant des principes les uns à la suite des autres, jusqu’à devenir un membre à part entière de l’élite politique, vêtu d’un costard-cravate, disposant d’une voiture avec chauffeur, jouissant d’un salaire élevé et entretenant de multiples liens avec les milieux d’affaires et de fonctionnaires, devenant en d’autres termes un prisonnier de l’élite qu’il prétendait changer.
Le parcours des dirigeants syndicaux a été analogue. Dès qu’ils (elles) deviennent permanents, ils abandonnent les conditions difficiles de leur base pour le confort d’un bureau. Leur salaire et la durée de leur travail cessent de dépendre de ceux des travailleurs qu’ils représentent. Ils commencent à accumuler les privilèges. Leur fonction est celle de médiateurs entre les travailleurs et la direction de l’entreprise. Ils passent plus de temps avec cette dernière qu’en compagnie de leur base. La corruption, dans un sens politique sinon financier, est plus ou moins inévitable. Rapidement, ils en viennent à considérer que ce sont les conflits du travail et les grèves qui posent problème. Ils se soucient de moins en moins de la tactique nécessaire pour que les travailleurs l’emportent. Ils considèrent que la meilleure façon de dépasser ces conflits est d’obtenir des concessions mineures que leur base acceptera.
Une direction de ce type est politiquement désastreuse. Lors de grandes luttes, quand les travailleurs s’engagent dans la bataille, prennent en main leurs affaires, l’instinct de tels dirigeants est de tenter de calmer les choses et de rétablir une situation “normale”. Si cela doit impliquer la trahison d’une cause qu’ils sont censés représenter, ils la trahiront.
Les événements de 1968 nous en fournissent un exemple classique. Ce mouvement exceptionnellement spontané d’étudiants et de travailleurs menaça le régime gaulliste, par les affrontements de masse dans les rues de Paris, les occupations menées par les étudiants et la grève générale de 10 millions de travailleurs combinée avec d’innombrables occupations d’usines. Ses “dirigeants”, en majorité responsables du Parti communiste et de la CGT, firent tout pour contenir ce mouvement potentiellement révolutionnaire et n’avancer qu’une série de revendications plutôt modestes de salaires et de conditions de travail. Ils travaillèrent à faire retourner tout le monde au travail aussitôt que possible.
On pourrait trop rapidement conclure de telles expériences, nombreuses dans l’histoire des luttes ouvrières et du mouvement révolutionnaire, que c’est l’existence même d’une direction qui pose problème et qu’on devrait s’en dispenser. Malheureusement, cette conclusion pose une difficulté insurmontable. L’existence de “directions” est un fait. Elle n’est pas le produit d’idées erronées, de la volonté d’individus particuliers ou de certaines structures organisationnelles. Elle découle inévitablement du fait que les gens n’ont pas tous la même expérience.
Même dans les émeutes les plus spontanées, les manifestations, les grèves et les soulèvements, événements pour lesquels l’histoire en général ne relève pas l’existence d’une direction ou d’une organisation formelles, il existe une direction ou une structure informelles, qu’on peut découvrir si on étudie minutieusement ces mouvements : la personne qui donne le signal de l’offensive au moment crucial; ceux qui prennent la tête de la foule; l’individu qui le premier lance un pavé, etc.
Ce phénomène affecte également l’anarchisme. Quelle que soit l’hostilité des anarchistes à l’idée d’une direction, le fait est que leurs mouvements ont toujours eu des dirigeants. L’histoire de l’anarchisme - comme celle du socialisme et à fortiori celle du conservatisme - est en partie l’histoire de ses figures dirigeantes : Proudhon, Kropotkine, Makhno, Goldmann, Voline, et même Daniel Cohn-Bendit. En refusant formellement de reconnaître l’existence de dirigeants, les mouvements anarchistes ne facilitent pas les choses; au contraire, ils aggravent le problème. Puisqu’ils ne sont pas formellement élus, les dirigeants anarchistes ne peuvent être révoqués ou soumis au contrôle démocratique. Les mouvements anarchistes sont donc particulièrement marqués par la pratique de directions autoproclamées, reconduites informellement par elles-mêmes, voire désignées par les médias (les mouvements étudiants spontanéistes des années 60 souffrirent considérablement de cette pratique de promotion de “stars” par les médias).
Si l’anarchisme est incapable de résoudre la question de sa propre direction, il est encore moins apte à résoudre celle de la classe ouvrière dans son ensemble. Historiquement, c’est la social-démocratie ou le stalinisme qui ont exercé cette direction - d’où une multitude de trahisons et de défaites, des capitulations de la IIe Internationale face au nationalisme en 1914, puis face à Hitler en 1933, jusqu’à la collusion honteuse du Parti socialiste avec le racisme aujourd’hui. Par son existence même, l’anarchisme constitue un défi, une alternative potentielle à l’hégémonie de ces forces. Le fait même de produire des livres, des brochures, des journaux ou des tracts, ou même de faire des discours, constitue pour les anarchistes une bataille pour influencer la gauche et la classe ouvrière. Mais, parce qu’ils rejettent l’idée même de direction et refusent donc de se battre poltiquement et organisationnellement pour conquérir la direction de la classe ouvrière, ils contribuent non pas à la libération de celle-ci, mais à la perpétuation de la domination de dirigeants traîtres, sociaux-démocrates ou staliniens.
On ne peut se débarrasser de la question en affirmant : “ Ce n’est pas la direction qui compte mais les masses ”. La conception bourgeoise de l’histoire, par son élitisme et son individualisme systématiques, exagère bien entendu le rôle de la direction, à tel point qu’elle réduit l’histoire à une succession de rois, d’empereurs, de généraux et de présidents. Moins que tout autre, un marxiste ne peut l’oublier. Mais l’action des dirigeants joue un rôle. Ceux-ci ne peuvent conjurer les révolutions ou, au contraire, déclencher des mouvements de masse par leur seule volonté. Mieux encore, ils ne peuvent faire les révolutions. Seules les masses en sont capables. Mais, lorsqu'existe un mouvement de masse et une situation révolutionnaire, le rôle joué par la direction de ce mouvement peut sensiblement affecter le résultat et, parfois, peut constituer le facteur qui conditionne une victoire ou une défaite.
En Allemagne, pendant l’ascension de Hitler au pouvoir (1929-1933), le mouvement ouvrier de masse était politiquement partagé entre le Parti social-démocrate (SPD) et les Communistes (KPD). S’il avait uni ses forces, il aurait pu stopper les nazis. L’unité fut entravée d’un côté par la volonté des dirigeants sociaux-démocrates qui, comme à leur habitude, évitaient toute confrontation et, d’un autre, par les dirigeants communistes qui suivaient les ordres de Staline : concentrer leurs tirs sur les sociaux-démocrates et non sur les nazis. Les uns et les autres facilitèrent considérablement l’avènement de Hitler au pouvoir.
Ainsi, puisque la question de la direction ne peut être simplement ignorée, la seule alternative pour ceux qui veulent radicalement changer la société, est de travailler à construire une direction authentiquement révolutionnaire qui :
- soit soumise au contrôle démocratique de ses partisans;
- résiste à l’effet corrupteur du système;
- soit capable de reconnaître la voie que la lutte doit emprunter.
La confusion théorique de l’anarchisme sur cette question, son fétichisme anti-direction, le rendent inapte à assumer cette tâche.

Le parti
La question de la direction révolutionnaire soulève immédiatement celle du parti révolutionnaire. L’opposition de l’anarchisme à l’idée d’un parti est encore plus forte que son hostilité à l’Etat et à toute direction.
Encore une fois, c’est tout à fait compréhensible. C’est parce que des partis, qui se disent marxistes, léninistes et ouvriers, ont en fait constitué les principaux instruments d’oppression et d’exploitation de centaines de millions de travailleurs dans les pays dits communistes, qu’il y a eu des réactions uniformément anti parti. Lorsqu’on sait la nature conservatrice, bureaucratique, carriériste des partis sociaux-démocrates et réformistes, que l’on connait le sectarisme étouffant de certaines organisations de la gauche radicale, alors la suspicion à l’égard de toute idée de parti est probablement inévitable.
Cependant, le fait est que la construction d’un parti révolutionnaire est cruciale tant pour conduire la lutte de classes au jour le jour, que pour le succès de la révolution future.
Pour deux raisons incontournables. Premièrement, la classe ouvrière doit s’affronter à un ennemi hautement centralisé et organisé. Pour le battre, elle doit organiser ses propres forces. Ceci est vrai sur chaque lieu de travail et dans chaque industrie. Là, les travailleurs font face au pouvoir centralisé du capital. L’organisation et l’unité dans l’action de la force de travail est la première condition de toute résistance efficace. Les travailleurs qui tentent de s’opposer individuellement à leur patron, sans aucune organisation collective pour les soutenir, sont tout simplement licenciés. Ceci est encore plus vrai à l’échelle de toute la société, la domination patronale y étant protégée par l’organisation la plus centralisée qui soit, l’Etat capitaliste. Cette nécessité d’une organisation est comprise par tout travailleur doté d’un minimum de conscience de classe et politique. Les anarchistes qui rejettent toute idée d’organisation se condamnent à s’isoler de la classe ouvrière.
La seconde justification fondamentale d’un parti révolutionnaire est que la conscience politique de la classe ouvrière se développe toujours de façon inégale. Les médias contrôlés par les capitalistes, le système éducatif, l’Eglise et d’innombrables autres institutions, assurent qu’en temps “ordinaire”, c’est-à-dire en dehors des périodes de luttes révolutionnaires de masse, l’idéologie capitaliste exerce une influence puissante sur la conscience de la majorité des travailleurs. Bien sûr, ceux-ci n’ont pas une tête vide. Leur expérience de l’exploitation, de l’oppression, de la pauvreté et du chômage leur font également contester ce que les dirigeants du système leur affirment.
En général, la conscience de classe des travailleurs est une combinaison contradictoire des conclusions qu’ils tirent de leur expérience et d’idées réactionnaires qu’on leur a inculquées. Par exemple, de nombreux travailleurs haïssent leur patron, comprennent qu’il existe une loi pour les riches et une autre pour les pauvres. Mais ils peuvent en même temps admettre des préjugés racistes, sexistes ou autres. D’autres travailleurs peuvent être antiracistes, antisexistes et admettre pourtant que l’industrie ne puissent fonctionner sans recherche du profit. En temps ordinaire, seule une minorité de travailleurs sont des opposants systématiques et cohérents du capitalisme et rejettent les idées capitalistes.
Voilà pourquoi il est essentiel qu’existe une organisation politique qui se base sur cette minorité de travailleurs conscients politiquement, afin de conduire la lutte pour les idées révolutionnaires au sein du mouvement dans son ensemble, au sein des luttes de la classe ouvrière et des opprimés.
C’est pour cette raison que la stratégie suivie par beaucoup d’anarchistes, qui acceptent la nécessité d’une organisation de la classe ouvrière - la stratégie de l’anarcho-syndicalisme - est encore inadéquate. L’anarcho-syndicalisme oppose à l’idée de parti politique marxiste celle d’un syndicalisme révolutionnaire. Ce courant constitue un pas en avant par rapport à l’anarchisme individualiste, parce qu’il s’oriente vers la classe ouvrière. Mais c’est une avancée insuffisante.
Les syndicats sont des organisations de masse formées par les travailleurs afin de négocier comme de lutter sur les salaires et les conditions de travail dans le cadre des rapports de production capitalistes. Afin de remplir cette fonction efficacement, ils doivent élargir au maximum possible leurs effectifs. L’idéal est que le syndicat comprenne tous les travailleurs de l’entreprise, de la branche ou de l’industrie, exceptés les briseurs de grève patents ou, par exemple, les fascistes. Les syndicats organisent donc inévitablement, et à juste titre, un grand nombre de travailleurs aux idées confuses, voire réactionnaires sur certaines questions.
Il doit donc exister un autre type d’organisation ouvrière, le parti politique, qui mène la bataille pour les idées, la stratégie et la direction révolutionnaires au sein des syndicats, comme parmi les autres couches de la société (chômeurs, étudiants, femmes au foyer, etc.) qui ne sont pas organisées dans des syndicats ou sur des lieux de travail.
Ceux des anarchistes qui ne voient pas la nécessité d’une lutte coordonnée pour les idées révolutionnaires, et constituent par conséquent leurs propres organisations syndicales distinctes des grandes centrales, construisent en réalité des partis anarchistes qui ne veulent pas dire leur nom. En refusant de le reconnaître ouvertement, ils n’évitent pas pour autant les problèmes que connaissent les autres organisations. C’est plutôt un désavantage face à ces difficultés, car leur confusion sur la question, de même que celles concernant l’Etat et la direction, les empêchent de développer une stratégie cohérente ou de formuler une quelconque idée claire sur les structures et le rôle de leur propre organisation.
La nécessité d’une organisation ouvrière de classe et le développement inégal de la conscience des travailleurs sont des faits. Ils ne peuvent être niés que par ceux qui croient révolutionnaire d’idéaliser la classe ouvrière. L’objection anarchiste la plus fréquente consiste à affirmer : “ l’expérience a montré que les partis qui se proclament révolutionnaires dégénèrent inévitablement, se bureaucratisent, nourrissent l’élitisme, l’autoritarisme et d’autres défauts. Quelle garantie existe-il, demande alors l’anarchiste, que le parti que tu proposes ne suive pas la même voie ? ”
Bien entendu, il ne peut y avoir de garantie absolue qu’il ne suive pas ce cours, pas plus qu’il ne peut y avoir de garantie absolue de la victoire de la révolution, du succès d’une manifestation ou d’une grève, et par conséquent aussi de l’anarchisme. La seule voie réaliste est d’abord d’établir les causes de la dégénérescence de tant d’organisations, de partis ouvriers et, ensuite, de déterminer ce qu’il faut faire pour la prévenir.
En général, les anarchistes l’expliquent soit par la soif inhérente de pouvoir des dirigeants, soit par l’autoritarisme inhérent à certaines formes d’organisation telles que celle du centralisme démocratique. L'explication ne tient pas, car la dégénérescence bureaucratique a affecté non seulement des partis léninistes mais toutes les formes d’organisations ouvrières, partis réformistes de masse comme syndicats, même anarchistes.
A l’opposé, les marxistes expliquent cette tendance à la dégénérescence par les pressions exercées sur les organisations ouvrières par la société capitaliste même au sein de laquelle elles sont nées. Ces pressions s’exercent à deux niveaux. D’un côté l’exploitation, l’oppression et le travail aliéné que le capitalisme fait subir aux travailleurs freinent le développement de leur confiance en eux-mêmes et celui de la conscience nécessaire pour contrôler leurs dirigeants. De l’autre côté, le capitalisme, par sa nature même, exerce sans cesse une influence corruptrice sur les dirigeants qui, directement ou indirectement, tend à les séparer de leur base.
Ces éléments sont cruciaux pour expliquer ce qui constitue sans doute l’exemple le plus dramatique de dégénérescence d’un mouvement révolutionnaire : la transformation du bolchevisme en stalinisme.
D’un côté, les pressions du capitalisme mondial sur la Révolution russe, par l’intervention militaire et la guerre civile interne soutenue par l’étranger, démembrèrent en fait la classe ouvrière qui avait réalisé la révolution de 1917. Cette classe qui avait en cette année atteint un haut niveau de conscience et de confiance en elle-même, fut tellement décimée par la guerre, la famine, les épidémies et l’effondrement économique, qu’elle fut incapable de continuer à exercer son pouvoir démocratique sur l’ensemble de la société. La bureaucratisation de la direction en fut le résultat inéluctable.
D’un autre côté, la pression du capitalisme sur cette direction bureaucratisée (symbolisée par Staline) l’amena à abandonner son attachement à la révolution mondiale (qui, seule, aurait pu sauver la Russie ouvrière) pour mener une concurrence avec le capitalisme sur ses propres termes, autrement dit, par l’établissement d’une exploitation capitaliste d’Etat afin de réaliser une accumulation capitaliste1.
Dans des circonstances très différentes, les mêmes pressions produisent une domination des syndicats par une couche de permanents syndicaux et des partis réformistes par leurs représentants parlementaires.
Alors, comment un parti révolutionnaire peut-il se protéger de ces pressions qu’il subira toujours au sein de la société capitaliste ? Quatre mesures sont essentielles :
1) Le parti doit s’investir dans les luttes quotidiennes des travailleurs. La relation qui en résulte exerce un contrepoids aux pressions du capitalisme. A l’opposé, les partis réformistes s’appuient principalement sur la passivité des travailleurs, alors que les sectes ne tissent aucune relation quelle qu’elle soit avec la classe ouvrière.
2) Le parti doit adhérer à des principes révolutionnaires. Cela écarte de ses rangs les éléments carriéristes ou arriérés plus facilement manipulables.
3) Pour des raisons évidentes, les postes de direction au sein du parti ne doivent impliquer aucun privilège matériel.
4) La structure du parti doit combiner la démocratie (discussions et débats libres sur sa politique, élection et contrôle des dirigeants) avec le centralisme (unité d’action pour appliquer les décisions majoritaires). Le centralisme et la discipline sont en général perçus par les anarchistes comme un mécanisme de contrôle autoritaire par en haut. En fait, au sein d’un parti révolutionnaire, ils constituent également un instrument de la démocratie en ce qu’ils permettent l’application de la politique du parti par les dirigeants. C’est une situation à l’opposé de celle des organisations centralisées au sein desquelles les dirigeants sont “libres” d’ignorer la politique du parti, ou de l’élaborer eux-mêmes, sans son contrôle.
En dernière analyse, c’est la relation vivante du parti avec la lutte de classes qui sera décisive, et celle-ci ne peut être garantie à l’avance par des statuts quels qu’ils soient. Un parti n’en est pas moins indispensable pour la victoire révolutionnaire. C’est le centralisme démocratique léniniste qui offre les moyens les plus appropriés de résister aux pressions qu’exerce l’environnement capitaliste sur les partis ouvriers.
Par le rejet de tout parti, et du parti léniniste en particulier, l’anarchisme ne fait que contribuer à désarmer politiquement et organisationnellement la classe ouvrière. La voie qu’il propose est celle de la défaite de la révolution.

1 La question de la relation entre léninisme et stalinisme est évidemment très importante dans le débat entre marxisme et anarchisme. Mais nous n’avons pas ici la place d’en traiter en détail.
Pour des études plus poussées sur la question, voir Chris Harman :Pourquoi l’échec de la révolution russe? (Socialisme international, Paris, 1992) ; Marcel Liebmann : Le Léninisme sous Lénine (Le Seuil, Paris, 1973, 2 vol.).

3 - Les racines sociales de l'anarchisme

La vision capitaliste du monde qui domine les médias et le système éducatif considère les idéologies comme le produit de penseurs exceptionnels analysant le monde de leur point de vue particulier, au moyen de leur propres valeurs, perspicacité, préjugés, etc. Ces différentes idéologies - le conservatisme, le libéralisme, le socialisme, l’anarchisme, etc. - seraient en concurrence sur le marché des idées afin de représenter au mieux l’intérêt général et national.
Les marxistes ne voient pas les idéologies de cette façon. Celles-ci sont, il est vrai, souvent élaborées ou exprimées pour la première fois par un individu (le marxisme par Marx pour prendre un exemple). Mais il est également vrai que la pensée des individus est profondément façonnée par leur situation sociale et leur expérience, que les idéologies sont en général développées et reformulées par un grand nombre de gens. Lorsqu’une idéologie acquiert une base sociale notable, c’est parce qu’elle correspond aux circonstances, aux intérêts et aux aspirations d’un groupe social défini et les exprime de façon articulée.
Ce processus n’est ni simple ni mécanique. Il n’existe pas d’idéologie qui exprimerait nettement et exactement les intérêts authentiques d’un groupe social particulier, à laquelle tous ses membres adhéreraient nécessairement. Au contraire, la relation entre les idéologies et leurs racines sociales est souvent complexe et déformée. Les groupes sociaux se chevauchent, interagissent et s’influencent mutuellement. Les idéogies ont néanmoins des racines sociales. Dans la mesure où les groupes fondamentaux de la société sont les classes sociales (déterminées par leur position au sein du processus de production), les idéologies ont des racines de classe et une base de classe.
Le conservatisme (sous ses différentes versions nationales, le parti tory en Grande Bretagne, la démocratie-chrétienne dans la majorité de l’Europe) constitue tout à fait l’idéologie dominante de la classe capitaliste aujourd’hui. Le libéralisme du XIXe siècle était l’idéologie de la bourgeoisie industrielle ascendante. Depuis, il a perdu de sa prééminence pour devenir le reflet d’une mixture des intérêts d’une fraction de la classe capitaliste et d’une fraction de la classe moyenne, ou petite bourgeoisie. Le socialisme était une théorie de la classe ouvrière, mais il a été reformulé par la social-démocratie et le réformisme pour servir les intérêts de la bureaucratie des partis ouvriers et du mouvement syndical. Le stalinisme en URSS fut une perversion du socialisme, élaborée pour servir les intérêts de la bureaucratie capitaliste d’Etat dominante.
Le marxisme classique (ou socialisme révolutionnaire) tente d’exprimer les intérêts de la classe ouvrière. C’est une analyse générale de l’histoire, de la société et de la politique du point de vue de la classe ouvrière et fondée sur son expérience.
Par conséquent, les idéologies rivales ne se livrent pas à une recherche désintéressée de l’intérêt général, mais font partie intégrante des projets des différentes classes et couches sociales de faire prédominer leur volonté au sein de la société. L’objection fondamentale qu’on doit opposer au conservatisme, pour prendre un exemple, n’est pas qu’il est démodé ou vieillot, ou que certaines de ses thèses sont erronées, mais plutôt qu’il représente (malheureusement avec succès) les intérêts de la classe exploiteuse.
Quelles sont donc les racines sociales de l’anarchisme ? De quelles couches sociales exprime-t-il l’expérience ? Ces questions sont décisives pour l’appréciation globale de l’anarchisme comme idéologie.
Parce que, comme nous l’avons déjà souligné, l’anarchisme prend de multiples formes, on ne peut donner une réponse simple à ces questions. Procédons donc par élimination.
Premièrement, l’anarchisme n’est manifestement pas l’idéologie de la classe capitaliste : celle-ci est tout à fait fidèle à la protection de son Etat et de son ordre social. Il n’est pas plus celle de cette fraction de la petite bourgeoisie, les patrons d’entreprises et de commerces, etc., qui est placée sous l’autorité de la classe capitaliste proprement dite, et accepte par conséquent son idéologie conservatrice, mais qui, par temps de crise économique et sociale extrême, lorsque son statut et ses économies sont menacés, peut basculer vers le fascisme. L’anarchisme n’est pas plus l’idéologie de cette autre couche distincte de la petite bourgeoisie du capitalisme moderne, les gestionnaires et les administrateurs des institutions locales et des affaires sociales qui, lorsqu’ils se rebellent contre le conservatisme, épousent le libéralisme ou le réformisme social-démocrate, avec ses idées de “capitalisme à visage humain”.
Mais l’anarchisme peut-il prétendre représenter une théorie de la classe ouvrière ? A l’exception de l’anarcho-syndicalisme, auquel nous reviendrons, la réponse est clairement négative.
D’abord parce que beaucoup de penseurs anarchistes rejettent la classe ouvrière ou nient qu’elle puisse devenir l’agent de la transformation sociale. Deuxièmement, parce que les thèmes dominants de la pensée anarchiste - son individualisme, son hostilité à l’organisation (ou, dans le meilleur des cas, son ambiguïté sur cette question), son rejet de l’Etat en général - sont étrangers à l’expérience des travailleurs et aux besoins de la lutte ouvrière.
La classe ouvrière est une classe collectiviste par la position sociale et économique qu’elle occupe au sein de la société capitaliste. L’industrie capitaliste rassemble les travailleurs en collectifs dans les usines et les autres lieux de travail. En tant que producteur, le travailleur est un élément d’une complexe division du travail qui exige coopération et discipline (sous le capitalisme cette discipline est imposée d’en-haut par le patron, le gérant et le contremaître; après la révolution, l’auto-organisation de la collectivité prédominera, mais il demeurera un élément de discipline, parce qu’elle est indispensable pour toute production industrielle). Les travailleurs, victimes de l’exploitation, ne peuvent lui résister et améliorer leurs conditions que par le moyen de l’organisation et de la lutte collective. Pour protéger ses membres les plus vulnérables - ceux qui sont atteints de maladies, les retraités, les vieux, les chômeurs et les enfants - la classe ouvrière ne peut faire autrement que de se battre pour des solutions collectives : allocations, système de santé national, etc. Finalement, la classe ouvrière ne peut prendre possession des moyens de production qu’en tant que collectif, par le moyen de son propre Etat.
L’esprit de l’anarchisme est fondamentalement étranger à ces impératifs pour la classe ouvrière. C’est pourquoi l’anarchisme n’a jamais réussi à gagner le soutien de fractions significatives de la classe ouvrière dans aucun pays capitaliste fortement industrialisé. Par conséquent, il ne représente ni l’idéologie de la classe ouvrière, ni celle d’aucune autre des classes majeures du capitalisme moderne. Pour mettre à nu ses racines sociales, nous devons considérer des strates plus marginales de la société capitaliste.
Une des sources originelles de l’anarchisme fut le petit commerçant et l’artisan du XIXe siècle, particulièrement prévalent en France. Les artisans ou les travailleurs de métier qualifiés étaient pauvres et opprimés, mais ils travaillaient seuls et possédaient leurs modestes moyens de production. En ce sens, ils faisaient partie de la petite bourgeoisie. Ils détestaient l’Etat et les capitalistes qui les opprimaient et les exploitaient, ainsi que le système capitaliste qui les piétinait. Mais ils ne disposaient pas de la puissance collective de la classe ouvrière. Pour cette couche sociale, l’anarchisme exprimait le rêve d’une communauté égalitaire de petits producteurs indépendants.
Une autre source des débuts de l’anarchisme fut la paysannerie. Les paysans ont en général représenté la classe la plus pauvre et la plus opprimée de la société capitaliste. Mais, tout comme les artisans, ils produisent individuellement et possèdent, ou aspirent à posséder, leur propre parcelle de terre. Ils font pleinement partie de la petite bourgeoisie. Révoltée, cette classe hait l’Etat, collecteur d’impôts et défenseur des grands propriétaires fonciers, qu’elle assimile aussi à une force d’occupation dont l’expulsion permettrait de retrouver une vie normale. La dépendance de l’économie rurale à l’égard de l’industrie et de la ville, par exemple ses besoins en outils et machines agricoles, n’est pas immédiatement ou nécessairement apparente pour le paysan dont l’attitude à l’égard de l’Etat peut se résumer ainsi : “ Dehors ! Laisse moi travailler en paix ma terre ! ” Ce rêve d’une république de petits producteurs est très similaire à celui de l’artisan et peut trouver son expression dans l’anarchisme.
Malheureusement pour cette doctrine, l’artisan et le paysan représentent des strates sociales en déclin dans la société capitaliste. L’avancée inexorable de l’industrie moderne a miné la position de l’artisan qui, incapable de concurrencer la production de masse, a dû aller grossir les rangs des travailleurs salariés. Le même développement économique a arraché à la terre des millions de paysans, attirés par les emplois et les meilleures conditions de vie des grandes villes. Il en a résulté une urbanisation et une prolétarisation massives.
Ce fut ce phénomène qui donna naissance à l’anarcho-syndicalisme. Cette tendance est la forme que prend l’anarchisme le plus adapté à la situation de classe du prolétariat et représente une mutation, dans un sens socialiste, des principes “purement” anarchistes. C’est une idéologie de compromis, qui abandonne la suspicion de l’anarchisme à l’égard de l’organisation collective, la discipline et la nécessité d’une direction : suffisamment pour accepter le syndicalisme, pas assez pour admettre la nécessité d’un parti révolutionnaire et la lutte pour le pouvoir politique. Ce compromis correspond à la situation transitionnelle de la paysannerie nouvellement prolétarisée, qui n’a pas encore rompu avec ses traditions préindustrielles et tous les liens qui la lie à elles.
Pour le moment nous n’avons parlé que de l’anarchisme et de l’anarcho-syndicalisme du XIXe siècle et du début du XXe siècle, ceux représentés par Proudhon et Bakounine, Kropotkine et Malatesta, Makhno et Voline, Goldman et Berkman. Ces mouvements ont fleuri à divers moments et sous différentes formes en France, en Italie, en Russie, aux Etats-Unis, au Mexique et en Espagne au cours des premières phases de l’industrialisation et de l’urbanisation de ces pays. Ils ont culminé lors de la tragédie de la Guerre civile espagnole. Nous n’avons pas encore étudié la base sociale de l’anarchisme dans le capitalisme avancé contemporain où les artisans, les paysans et les travailleurs récemment prolétarisés ne représentent plus une force sociale significative.
L’historien anarchiste, George Woodcock, remarque dans la première édition de son étude classique sur l’anarchisme (L’anarchisme. Une histoire des idées et des mouvements libertaires, écrit en 1960-1961), qu'il avait considéré ce mouvement comme un phénomène du passé, qui avait connu sa fin avec la chute de Barcelone aux mains de Franco en 1939. Mais, ajoute Woodcock, à peine avait-il annoncé sa mort, qu’il assista à sa renaissance.
Ce sont les années 60 qui redonnèrent vie à l’anarchisme. Celui-ci profita de la radicalisation générale de cette décennie, au premier plan des révoltes étudiantes aux Etats-Unis, en RFA, en Italie, en Grande Bretagne et, surtout, en France. Ces années-là, les étudiants rebelles étaient attirés par une large palette d’idées - maoïstes, guévaristes, trotskystes, pacifistes, libertaires, etc. -, mais ce n’est pas par hasard que le mouvement étudiant dans son ensemble eut une sensibilité anarchiste.
Les étudiants des années 60 étaient très différents de leurs prédecesseurs d’avant-guerre. Produits de l’expansion de l’enseignement universitaire qui devait répondre aux besoins du boom économique d’après guerre, leurs effectifs s’étaient multipliés. Bien qu’encore majoritairement issus de la petite bourgeoisie, ils venaient désormais de biens d’autres couches de la société. Cela représenta un changement significatif par rapport à la situation antérieure. Le diplôme ne constituait déjà plus un passeport pour un poste sûr dans les couches dirigeantes ou moyennes de la société. Les moyens attribués à l’enseignement n’avaient pas suivi l’augmentation des effectifs. Les salles de cours étaient surpeuplées. La colère des étudiants en résulta : ils avaient l’impression d’avoir été placés sur une chaîne de production pour les besoins de l’industrie capitaliste. En même temps, ils demeuraient socialement et culturellement séparés de la classe ouvrière.
Inspirés par la lutte des Noirs au Etats-Unis et par les révolutions anti-impérialistes dans le tiers monde (qu’ils idéalisaient), outragés par l’obscène guerre que les USA menaient au Viêt-Nam, les étudiants se révoltèrent contre la structure autoritaire au sein des universités, la société de consommation, les valeurs conformistes des années 50, la modération et l’intégration de la gauche traditionnelle à cette société. Une mixture étrange de socialisme libertaire et d’anarchisme exprima tant l’extrémisme radical de la révolte étudiante que son instabilité due à son isolement par rapport à la classe ouvrière.
Depuis les années 60, le capitalisme a créé une nouvelle couche sociale, qui a fourni une nouvelle base à l’anarchisme. L’approfondissement de la crise économique du système, qui s’est exprimé par trois récessions mondiales (1974, 1980, 1990), a recréé un chômage de masse. Les niveaux de chômage n’ont en général pas encore atteint ceux des années 30, mais ils s’élèvent à plusieurs fois ceux des années 50 et 60. Il y a eu en particulier une croissance très rapide et brutale du chômage de la jeunesse. Parmi les jeunes sans emploi, est née une couche qui n’a aucune ou très peu d’expérience d’un travail stable, qui est de plus en plus détachée de la majorité de la classe ouvrière. Ces jeunes sont immergés dans une sous-culture au sein de laquelle drogues, petits vols à l’étalage et mendicité jouent tous leur rôle, sont persécutés par les propriétaires immobiliers, la police et les autorités officielles, entourés par l’imagerie illusoire de l’abondance et par la réalité de la décadence urbaine. Leurs conditions de vie en font des ennemis de toute autorité et de toute discipline en même temps qu’une source naturelle pour un anarchisme vaguement spontanéiste et coléreux.
Jusque-là, nous avons identifié quatre groupes sociaux qui constituent les racines sociales de l’anarchisme : les artisans, les paysans, les étudiants et les jeunes sans emploi. Ces groupes ont en commun une position de marginalité par rapport au coeur productif du capitalisme. Cette marginalité produit la pauvreté, l’oppression, l’aliénation et une propension à la révolte souvent sous des formes extrêmes et violentes. Mais elle leur ôte également le pouvoir potentiel économique autant que politique de briser l’Etat bourgeois, de renverser les rapports de production capitalistes comme celui de créer un nouvel ordre économique et social. Les points forts et faibles de l’anarchisme en tant qu’idéologie reflètent précisément ces points forts et faibles de sa base sociale.


4 - Le bilan historique de l'anarchisme

On peut trouver des éléments de la pensée anarchiste au début de l’histoire de l’humanité, puisque les êtres humains ont toujours rêvé d’une société libre et égalitaire. Mais l’anarchisme comme idéologie et mouvement définis date, tout comme le marxisme, du XIXe siècle.
Au cours des cent cinquante années de son existence, il a sans aucun doute produit sa part, et peut être plus, de héros et d'héroïnes - des individus célèbres ou méconnus, qui ont consacré, voire donné leur vie, à la cause révolutionnaire. Cependant, il ne fait aucun doute que les faiblesses que nous avons identifiées dans ce mouvement ont resurgi de façon récurrente dans la pratique anarchiste.
Dans les limites d’une courte brochure comme celle-ci, il est évidemment impossible de passer en revue l’ensemble de l’histoire de l’anarchisme, en tenant compte de ses multiples variétés et de toute sa complexité. Nous ne tenterons pas de le faire. Nous tenterons plutôt d’illustrer, et donc de renforcer, l’argument que nous avons déjà avancé en nous référant à trois épisodes de l’histoire de l’anarchisme : l’activité de Bakounine dans les années 1870 ; l’anarchisme pendant la Révolution russe ; le rôle de l’anarchisme dans la Guerre civile espagnole. Le but n’est pas de tirer le bilan de l’anarchisme en dressant une liste de scandales, de trahisons et de bêtises - un exercice sans intérêt, qui pourrait aussi facilement être réalisé pour l’histoire du marxisme -, mais d’examiner les moments clés de l’histoire de la lutte révolutionnaire, qui nous permettent de considérer certaines périodes décisives de la pratique anarchiste. Cette critique remettra donc en cause l’anarchisme sur le terrain où il est le plus fort et non sur celui où il est le plus faible.

Bakounine
Michel Bakounine (1814-1876) est probablement le personnage le plus renommé de l’anarchisme. Par son apparence, son style de vie et sa passion pour l’action, il a représenté sans aucun doute l’archétype du héros anarchiste romantique. Il a participé personnellement à plusieurs insurrections avortées. Il a été emprisonné de nombreuses fois et a même subi un confinement solitaire de cinq ans dans la tristement célèbre forteresse Pierre et Paul de la Russie tsariste. Bakounine, plus que quiconque a été le fondateur de l’anarchisme comme tendance organisée et distincte du mouvement socialiste.
Mais il a incarné aussi avec une acuité particulière les contradictions inhérentes de l’idéologie anarchiste.
Dans ses attaques contre le marxisme, qu’il qualifiait “d’étatiste”, “d’autoritaire”, et ses multiples déclarations démagogiques, Bakounine se présente comme l’opposant le plus radical de tout pouvoir, de toute autorité, de toute direction et de toute soumission. Ainsi, le programme du mouvement auquel il donna naissance, l’Alliance de la démocratie socialiste, déclara :
“ Avec le cri de paix pour les travailleurs, liberté pour tous les opprimés et mort pour les dominants, les exploiteurs et les conservateurs de tous genres, nous voulons détruire tous les Etats et toutes les églises ainsi que leurs institutions, leurs lois religieuses, politiques, juridiques, financières, policières, universitaires, économiques et sociales, afin que les millions d’êtres humains trompés, réduits à l’état d’esclavage, persécutés et exploités, enfin libérés de tous leurs dirigeants, bienfaiteurs officiels et officieux, collectifs et individuels, puissent finalement respirer librement ”.
En 1871, il déclara :
“ En un mot, nous rejetons toute législation, toute autorité, tous les pouvoirs officiels et légaux, privilégiés et autorisés qui s’exercent sur nous, même s’ils sont issus du suffrage universel ”.
Et en 1872, il ajouta :
“ Nous rejetons, même pour les besoins de la transition révolutionnaire, les conventions nationales, les assemblées constituantes, les gouvernements provisoires, ou les prétendues dictatures révolutionnaires ”.
Pourtant, dans sa propre pratique politique, Bakounine s’adonna principalement à l’organisation de conspirations secrètes et hiérarchisées, fondées sur le principe de l’obédience totale à sa propre personne. Bakounine décrivit ses méthodes dans une lettre adressée au célèbre conspirateur russe, Netchaïev :
“ Les sociétés dont les buts sont proches des nôtres doivent être contraintes à fusionner avec notre Société, ou tout au moins, doivent y être subordonnées à leur insu, tandis que les éléments nuisibles doivent en être écartés. Les sociétés qui nous sont hostiles ou carrément nuisibles doivent être dissoutes et, finalement, le gouvernement doit être renversé. Nous ne pouvons réaliser tout cela en propageant la vérité; la ruse, la diplomatie et la tromperie sont nécessaires ”...
Ce sont ces tactiques que Bakounine employa pour tenter de prendre le contrôle de l’Association internationale des travailleurs, la Première Internationale. Lorsqu’en 1869, ses partisans et lui-même rejoignirent cette dernière, ils déclarèrent la dissolution de leur propre organisation, l’Alliance de la démocratie socialiste. En fait, ils la maintinrent sous la forme d’un réseau secret. Et en 1872, Bakounine écrivit à un de ses partisans italiens :
“ Je crois que tu comprendras tôt ou tard la nécessité de fonder, à l’intérieur [des sections de l’Internationale] des noyaux composés des membres les plus dévoués, les plus intelligents et les plus énergiques, en un mot les plus proches de nous. Ces noyaux étroitement liés entre eux et avec d’autres noyaux similaires qui sont établis ou le seront dans d’autres régions de l’Italie ou dans d’autres pays, auront une double mission. D’abord, ils formeront l’âme inspiratrice et vivifiante de cet énorme corps que constitue l’Association internationale des travailleurs, mais exerceront aussi leur influence ailleurs. Ensuite, ils se consacreront à des questions qu’il est impossible d’exposer et de traiter publiquement... Pour des gens aussi intelligents que vos amis je pense en avoir dit assez... Naturellement, cette alliance secrète n’admettrait dans ses rangs qu’un très petit nombre d’individus ”.
Il serait faux de voir dans cette contradiction entre principes proclamés et pratique réelle, un simple penchant de Bakounine pour la domination. En réalité, Bakounine fut l’incarnation vivante de la contradiction inhérente au rejet par l’anarchisme de toute direction : en d’autres termes, au lieu d’une direction démocratiquement élue et révocable, il y a chez les anarchistes non pas absence de direction, mais des dirigeants non démocratiques, non élus et irrévocables.
Non seulement la conspiration secrète de Bakounine violait les principes mêmes de l’anarchisme, mais sa méthode de direction de la révolution ouvrière ne pouvait mener qu’au désastre. Aucune bande de personnes méticuleusement sélectionnées ne pouvait ni évaluer ni influencer l’état d’esprit de la classe ouvrière. La conspiration mena par conséquent au putchisme, c’est-à-dire aux tentatives par de petites minorités de déclencher des insurrections indépendamment des actions ou des aspirations de la majorité des travailleurs. Bakounine participa à plusieurs de ces aventures, dont celle de Lyon, conduisant toutes à de pitoyables échecs. A Lyon, en septembre 1870, alors que soufflait un vent de révolte populaire, Bakounine et ses partisans occupèrent l’Hôtel de ville, se proclamèrent Comité de salut national et annoncèrent l’abolition de l’Etat. Malheureusement l’Etat refusa d’admettre son abolition et rapidement, par l’envoi de compagnies de la Garde nationale, "abolit" le coup d’Etat inspiré et organisé par Bakounine. Celui-ci fut contraint de fuir vers Gênes. Il fut ainsi exclu de toute possibilité de participer à une véritable révolution ouvrière, la Commune de Paris, qui explosa l’année suivante.
Fait intéressant, Bakounine appliqua son concept de pouvoir invisible non seulement à l’organisation du mouvement révolutionnaire, mais aussi à l’organisation de la société post-révolutionnaire. Dans une lettre à son ami et partisan, Albert Richard, il expliqua comment, une fois l’anarchie établie, ses amis et lui constitueraient une “dictature invisible” :
“ Rejetant tout, à l’aide de quel pouvoir, ou plutôt de quelle force, dirigerons-nous la révolution populaire ? ”. Et Bakounine répond : “ Au moyen d’une force invisible qui n’est reconnue par personne, et qui ne s’impose à personne, au moyen de la dictature collective de notre organisation qui sera d’autant plus puissante qu’elle restera invisible et méconnue et qu’elle sera privée de tous droits et positions officielles ”1
Heureusement, cette conception d’un pouvoir invisible peut être rejetée comme une pure fantaisie, car si elle était mise en pratique elle donnerait naissance à la forme de pouvoir la plus antidémocratique qu’on puisse imaginer.
Enfin, Bakounine incarne par sa carrière d’agitateur les diverses racines sociales de l’anarchisme du XIXe siècle que nous avons décrites dans le précédent chapitre de cette brochure. Sa première inspiration lui vint de la rage et de la violence des révoltes paysannes - telles que celles dirigées par Stenka Razine et Pougatchev - de sa Russie natale. Il idéalisa les brigands ruraux en les qualifiant de “ justiciers du peuple, ennemis irréconciliables du régime et de l’Etat... les seuls, les véritables révolutionnaires - les révolutionnaires qui ne font pas de phrases ni de rhétorique livresque ”.
En 1867, Bakounine porta son attention et celle de ses partisans sur la Ligue pour la paix et la liberté, organisation bourgeoise menée par John Stuart Mill.Très vite déçu par la répulsion que les bourgeois exprimaient pour ses idées, il se tourna alors vers la Première Internationale et “adopta” pendant une période le prolétariat. Au sein de l’Internationale, il obtint ses principaux soutiens de la part des artisans ruraux de la Fédération du Jura en Suisse et du Sud de l’Italie, région à forte majorité paysanne. Il considéra également avec beaucoup de faveur les étudiants et les intellectuels rebelles “ jeunes énergiques et fervents, totalement déclassés, sans carrière ni issue ”. Puis, après son exclusion de l’Internationale en 1872, il dénonça la conception marxiste de la classe ouvrière comme conception qui, à ses yeux, entraînerait “ la domination aristocratique des ouvriers d’usine et des villes sur les millions de gens qui constituent le prolétariat rural ”.
Certains anarchistes pourraient être tentés de désavouer Bakounine, mais, comme nous le verrons, les défauts fondamentaux du bakouninisme réapparaissent dans l’anarchisme du XXe siècle, même à ses moments les plus grands.

La Révolution russe
Comme on pouvait s’y attendre pour un pays à dominante paysanne, la tradition anarchiste a précédé le marxisme en Russie. Mais le plus frappant est que l’anarchisme n’ait joué qu’un rôle mineur dans la Révolution russe de 1917.
La Révolution russe fut la plus grande et la plus profonde des révolutions. Le niveau de lutte et de conscience politique atteint par les travailleurs et les soldats en 1917 fut le plus élevé de ceux jamais atteints par une classe ouvrière. Pourtant la présence de l’anarchisme dans ce formidable mouvement ne fut que très faible.
Ainsi, Voline, intellectuel anarchiste russe le plus important de cette période, retournant en Russie en juillet 1917, ne trouva pas un seul journal, pas une seule affiche, pas un seul orateur anarchistes à Pétrograd, coeur de la Révolution. Dans les soviets, les anarchistes n’étaient pas, à proprement parler, représentés. Les résolutions qu’ils soumettaient aux comités d’usines étaient systématiquement battues par des résolutions bolcheviques adoptées par de larges majorités.
Deux raisons expliquaient leur faiblesse. Premièrement, le rôle joué par les Bolcheviks. En général, l’état d’esprit anarchiste se développe dans des fractions de la classe ouvrière lorsque la direction du mouvement ouvrier est traître et que la désillusion s’empare des rangs des travailleurs. En 1917, les Bolcheviks offrirent une direction révolutionnaire claire et gagnèrent donc le soutien de la quasi totalité des militants ouvriers.
Deuxièmement, la période de février à octobre 1917 fut celle d’un double pouvoir, autrement dit, celle d’une lutte entre deux Etats rivaux. D’un côté, il y avait les restes de l’ancien Etat tsariste, avec son armée et sa bureaucratie, dirigé par le nouveau gouvernement provisoire; de l’autre s’élevaient les soviets créés par les travailleurs et les soldats. Chaque jour, ils gagnaient en puissance et en autorité. La question cruciale - en dernière instance la seule question - était de savoir quel Etat représentant quelle classe l’emporterait. Serait-ce le vieil Etat tsariste/capitaliste qui écraserait les soviets et la classe ouvrière ou, au contraire, celle-ci briserait-elle l’ancienne machine étatique pour transférer tout le pouvoir aux conseils ouvriers ? Toutes les forces politiques qui vacillèrent sur cette question - le gouvernement de Kerensky, les Mencheviks, etc. - furent inévitablement réduites à l’impuissance. Une tendance telle que l’anarchisme, qui rejetait par principe tout Etat, fut nécessairement marginalisée. La majorité des anarchistes soit travestirent leur idéologie pour devenir de tièdes partisans des soviets, soit rompirent avec l’anarchisme pour rejoindre les Bolcheviks. Ceux qui ne suivirent pas ces voies, comme le vétéran Kropotkine (déjà discrédité par le soutien qu’il accorda pendant la Première Guerre mondiale aux impérialismes russe, anglais et français), furent de plus en plus identifiés au gouvernement provisoire honni.
En réalité ce ne fut qu’après la révolution, au cours de la guerre civile qui s’ensuivit, que l’anarchisme put jouer un rôle indépendant notable dans les événements. La guerre civile représenta une période de difficultés aigües pour la Révolution et de souffrances énormes pour le peuple russe. La Révolution était assiégée de toutes parts. Les armées blanches, dirigées par les généraux les plus réactionnaires, bénéficiant de l’argent, des armes et des renforts de toutes les forces du capitalisme international, étaient sur le point de s’emparer de la ville de Petrograd et d’en finir avec le tout jeune Etat ouvrier. S’ajoutant aux dévastations de la Première guerre mondiale, à la crise économique de 1917, à la désorganisation inévitable causée par la Révolution, aux pertes gigantesques infligées à la Russie par le Traité de Brest-Litovsk, la guerre civile ne fit pas qu’engloutir de très nombreuses forces vives de la Révolution, elle provoqua également un effondrement total de l’économie soviétique. L’industrie cessa pratiquement de fonctionner. Le système de transports s’effondra. Il n’y avait plus de carburant pour le chauffage dans les villes. Les travailleurs durent fuir vers la campagne à la recherche de nourriture. Les épidémies de choléra et de typhus accomplirent leurs ravages.
Que les Bolcheviks aient pu tenir et sortir victorieux de ce combat, malgré tout, témoigne de l’immense réservoir de soutien qu’ils avaient conquis dans la classe ouvrière russe. Cependant, dans une telle situation, l’anarchisme put rencontrer un écho dans certaines fractions de la classe ouvrière, et plus encore au sein de la paysannerie, désorientées par les lourdes privations dont elles souffraient.
Le mécontentement était particulièrement fort parmi la paysannerie. En 1917, les paysans avaient arraché les terres des mains de leurs oppresseurs séculaires, les propriétaires fonciers. Les Bolcheviks les avaient soutenus, liant ainsi la révolte des paysans de la campagne à la révolution prolétarienne des villes. Mais pendant la guerre civile, l’Etat ouvrier avait été contraint de réquisitionner le blé des paysans par la force des armes. Il n’avait pas le choix - sinon celui de laisser la famine s’installer dans les villes et de faciliter ainsi la défaite de la révolution -, mais cela dressa inévitablement la paysannerie contre lui. Tant que la guerre civile battait son plein, la menace immédiate de retour des propriétaires fonciers garantissait la loyauté de la masse des paysans à l’Etat des soviets. Mais dès que la guerre prit fin, la colère paysanne explosa. Il en résulta deux phénomènes d’importance historique, associés à l’anarchisme et revendiqués par la tradition anarchiste : le mouvement makhnoviste et la rebellion de Kronstadt.
Nestor Makhno était un jeune anarchiste ukrainien qui rassembla autour de lui une armée qui combattit d’abord les armées blanches, puis les armées rouges, avec une grande audace et avec succès, jusqu’à ce que l’armée makhnoviste soit démantelée par l’Armée rouge à la fin de la guerre civile.
Kronstadt était une base navale située sur une île. Elle contrôlait l’accés par la mer à Petrograd. Ses marins avaient joué un rôle dirigeant dans la révolution de 1917. En mars 1921, Kronstadt déclencha une rebellion armée contre les Bolcheviks, revendiquant la fin des réquisitions de blé et des “soviets sans communistes”. Craignant que la révolte puisse ouvrir la voie à un redémarrage de la guerre civile qui venait de cesser, les Bolcheviks réagirent brutalement, envoyèrent l’Armée rouge sur les glaces et s’emparèrent de l’île après une bataille sanglante.
L’anarchisme a mystifié tant le mouvement de Makhno que la rebellion de Kronstadt, pour en faire des expressions d’une “authentique révolution populaire libertaire” écrasée par le “totalitarisme bolchevik”. La réalité est bien différente.
Makhno avait peut être une attirance pour les grandes proclamations anarchistes, mais il était dans la pratique un dirigeant paysan autocrate, un commandant militaire qui procédait arbitrairement à l’éxécution sommaire de ses opposants (et tout spécialement des communistes) et qui s’adonnait à des orgies alcooliques. Le jugement le plus significatif sur la véritable nature de Makhno et de son mouvement est probablement celui de l’historien, pourtant extrêmement sympathique à sa cause, George
Woodcock :
“ Il était au fond un homme de la campagne et un régionaliste, qui détestait les villes et la civilisation urbaine et recherchait la “simplicité naturelle”, souhaitant le retour à un âge où, comme par le passé que décrivent les légendes paysannes, les “travailleurs libres” se mettraient au travail au son de “refrains libres et joyeux”. Ceci explique pourquoi, plus tard, lorsque les makhnovistes prirent un certain nombre de grande villes, ils ne s’attaquèrent jamais vraiment à la question de l’organisation de l’industrie et n’acquirent le soutien et la fidélité que de quelques travailleurs urbains.
“ Mais il y avait un autre facteur dans cette situation - l’Armée insurrectionnelle révolutionnaire. Théoriquement, elle était placée sous le contrôle du Congrès des paysans, ouvriers et insurgés, mais en pratique elle était contrôlée par Makhno et ses commandants et, comme toutes les armées, n’avait de libertaire que le nom. Elle utilisait sa propre forme de conscription et observait une discipline très stricte par laquelle il ne faisait aucun doute que Makhno était le maître à bord. Les punitions étaient expéditives et très sévères... : même ses admirateurs comme Voline admirent ces faits ”.
Comme celle de Makhno, la révolte de Kronstadt adopta certains slogans libertaires tels que l’appel à une “troisième révolution” et s’attira le soutien des anarchistes. Mais elle prenait ses racines dans l’opposition paysanne à la réquisition du blé de la période du Communisme de guerre. La garnison de Kronstadt en 1921 n’était plus celle de 1917. Sa composition de classe avait connu des transformations majeures. Les vétérans de 1917 avaient été soit tués sur les fronts contre les Blancs, soit avaient été remplacés par de nouvelles recrues fraîchement arrivées de la campagne. Et nombre d’entre elles, comme les 2 500 ukrainiens du 160e régiment de fusilliers, venaient de régions particulièrement amicales à l’égard de Makhno.
Mais la paysannerie n’était pas une force sociale qui eût pu faire avancer la Révolution russe. Liée à la propriété privée, à ses fermes, individualiste par son mode de production, géographiquement et économiquement isolée des forces fondamentales de la production dans les villes, ses conditions matérielles de vie la rendaient incapable d’offrir une alternative nationale (et encore moins internationale) au pouvoir bolchevik. La société moderne ne peut être dirigée ou organisée à partir des campagnes; la paysannerie suit inévitablement l'une ou l’autre des principales classes urbaines.
Cette vérité générale s’appliqua avec une force particulière à la Russie. Tant qu’elle était dirigée contre le tsarisme et les propriétaires fonciers, alliée au mouvement ouvrier des villes, la révolte paysanne était immensément progressiste. Une fois dirigée contre le pouvoir ouvrier urbain, ou les restes de ce pouvoir représenté par les Bolcheviks, elle était irrémédiablement réactionnaire. Indépendamment de la couleur du drapeau qu’elle arborait, qu’il soit rouge, vert, ou noir comme celui des anarchistes, une révolte paysanne aspirant à briser la “dictature communiste” ne pouvait qu’ouvrir la porte à une restauration capitaliste ou tsariste.
Stratégiquement située aux abords de Petrograd, la révolte de Kronstadt, si elle avait triomphé, ou si elle s’était seulement maintenue plus longtemps, aurait donné aux Blancs, récemment battus, une opportunité pour relancer la guerre civile. Les Blancs le comprirent immédiatement. Ils rassemblèrent leurs forces pour envoyer vivres et aides à Kronstadt. Ils dressèrent des plans pour y faire parvenir des renforts en cas de succès de la révolte.
Les anarchistes russes et étrangers soutenaient Kronstadt. Cela révéla leur confusion sur leur obédience de classe. Ils étaient incapables d’analyser la situation en termes de classe, aveugles devant la réalité à cause de leur théorie utopique d’une révolution sans Etat (et donc impuissante).
Ainsi, le bilan de l’anarchisme dans l’histoire de la plus grandiose des révolutions montre que lorsque celle-ci avançait il n’avait aucune influence et que lorsqu’elle battait en retraite, il donnait un appui inconscient mais néanmoins tout à fait réel à la contre-révolution.

L'Espagne
Si la Révolution russe fut la plus grande des révolutions du XXe siècle, la Révolution espagnole de 1936-1937 fut une de ses rivales les plus sérieuses. A cette occasion, cas unique dans son histoire, l’anarchisme aborda un soulèvement révolutionnaire alors qu’il disposait déjà d’un soutien de masse - en 1936, la fédération syndicale anarchiste, la CNT, revendiquait un million de membres et représentait de loin la tendance la plus importante au sein de la classe ouvrière. La Révolution espagnole peut donc légitimement être considérée comme un test clé pour l’anarchisme. Il révéla sa faillite. Non à cause des travailleurs anarchistes - ceux-ci luttèrent avec un courage et un esprit de sacrifice pour la cause extraordinaires - mais plutôt en raison des défauts inhérents à l’anarchisme en tant que stratégie révolutionnaire.
La Révolution espagnole débuta en juillet 1936 en réaction au soulèvement conduit par le général fasciste, Franco, contre le gouvernement de Front populaire récemment élu (alliance entre le Parti communiste, le Parti socialiste et la bourgeoisie républicaine).
Malgré l’inertie du gouvernement, les travailleurs espagnols, en majorité d’obédience anarchiste, se soulevèrent pour stopper les fascistes. Des travailleurs en armes encerclèrent les casernes de l’armée à Madrid et à Barcelone, appelèrent les soldats à se retourner contre leurs officiers. Après une journée de combat, les casernes tombèrent à Barcelone et le lendemain à Madrid. En quelques jours, les travailleurs avaient pris le contrôle total des villes. Des comités ouvriers fleurirent afin d’organiser les transports, la distribution de vivres, les services de santé et des milices. Ils envoyèrent des colonnes armées à la campagne pour obtenir du ravitaillement et soutenir le mouvement des travailleurs agricoles. L’organisation collective de la gestion de la société les arracha à des décennies d’exploitation et d’oppression. A Barcelone, par exemple, la condition des femmes devint meilleure que nulle part au monde. L’avortement fut légalisé, l’information sur le contrôle des naissances fournie et une nouvelle forme de mariage, sans contrainte et avec liberté de divorce, fut instituée. Comme l’observa l’écrivain George Orwell, témoin des événements :
“ Par dessus tout, on croyait à la Révolution et à l’avenir, une sensation d’avoir soudainement émergé dans une ère d’égalité et de liberté. Les êtres humains tentaient de se comporter comme des êtres humains et non plus comme des rouages de la machine capitaliste ”.
Le potentiel pour une révolution ouvrière victorieuse était énorme, mais le danger fasciste demeurait. Franco était parvenu à établir son contrôle sur le sud-ouest de l’Espagne et un autre fasciste, le Général Mola, conduisait une offensive au nord. Mais il y avait aussi la menace du gouvernement républicain qui, formellement, contrôlait encore le pouvoir en Catalogne (coeur de la révolution) et à Madrid.
Que firent les dirigeants anarchistes ? Ils rejoignirent le gouvernement, d’abord en Catalogne en septembre 1936, puis à Madrid en décembre. Ces actes représentaient une rupture avec les principes anarchistes mais aussi, plus tragiquement, une trahison de la classe ouvrière et de la Révolution. Le gouvernement de Front populaire que les dirigeants anarchistes intégrèrent était dévoué à la préservation de la propriété privée et à l’ordre social capitaliste tout autant qu’au rétablissement de l’autorité de l’Etat capitaliste républicain. Il préconisait la constitution d’une large unité interclassiste de toutes les forces démocratiques dans la lutte contre Franco et réclamait l’ajournement, jusqu’à la défaite des fascistes, des revendications ouvrières visant à des changements sociaux fondamentaux.
Cette position satisfaisait les représentants de la bourgeoisie au gouvernement : pour eux, la victoire du fascisme était, en dernière analyse, un moindre mal que la victoire de la classe ouvrière. Ils ne collaboreraient donc avec la gauche que si les droits de propriété étaient garantis. Pour le Parti socialiste, elle exprimait son ancienne et durable volonté de collaborer avec la bourgeoisie. Pour le Parti communiste, c’était une politique imposée par Moscou afin de ne gêner ni alarmer les gouvernements français et britannique auxquels Staline faisait la cour afin de s’allier à eux contre Hitler.
Ainsi, les dirigeants anarchistes rejoignirent un gouvernement (et y prirent des responsabilités) dont l’objectif conscient était de réduire le soulèvement de la classe ouvrière espagnole. Par là-même, ils acceptaient la responsabilité d’une stratégie qui, loin de renforcer la lutte contre Franco, comme elle le prétendait, condamnait en fait la lutte à la défaite.
Si la guerre contre les fascistes était conduite comme une guerre conventionnelle, alors Franco, soutenu par les machines militaires de Mussolini et de Hitler, finissait inévitablement par l’emporter. La seule voie de la victoire pour les forces antifascistes était de transformer la guerre en révolution, de donner libre cours à l’énergie et à l’initiative des masses, d’en appeler par les discours comme par les actes aux travailleurs et aux paysans des territoires contrôlés par les fascistes, de miner la base de Franco au Maroc (d’où il avait lancé son coup d’Etat) en proclamant l’indépendance de cette colonie. Le gouvernement de Front populaire tourna le dos à toutes ces mesures et fut aidé par les dirigeants anarchistes, ceux qui représentaient de loin la tendance la plus influente du mouvement ouvrier espagnol.
La question cruciale est de savoir pourquoi les dirigeants anarchistes agirent de cette traître façon ? Etait-ce une aberration purement individuelle ou était-ce la conséquence des faiblesses inhérentes à l’anarchisme ? La réponse nous est fournie par les dirigeants de la CNT eux-mêmes qui, tentant de se justifier, parlèrent d’une situation de nature exceptionnelle (la menace fasciste) et expliquèrent :
“ Soit nous collaborons, soit nous imposons notre dictature... Rien ne pourrait être plus éloigné de l’anarchisme que le fait d’imposer sa volonté par la force...
“ Nous ne prîmes pas le pouvoir, non parce que nous ne le pouvions pas, mais parce que nous ne le voulions pas, parce que nous étions contre toute forme de dictature ”.
En d’autres termes, la situation est désespérée, la contre-révolution est à nos portes, pour la contrer il faut une direction, une coordination et le pouvoir. Ce pouvoir ne peut être que l’Etat bourgeois en place ou un Etat ouvrier, la dictature du prolétariat. Mais, puisque les anarchistes rejettent la dictature du prolétariat, nous n’avons d’autre choix que de nous aligner sur l’Etat bourgeois.
La logique implacable à l’oeuvre ici ne se limite pas à l’Espagne en 1936, mais s’est répétée et se répétera dans toute situation révolutionnaire authentique. La contre révolution sera toujours menaçante, le véritable choix sera toujours entre pouvoir bourgeois ou pouvoir ouvrier. Rejeter la dictature du prolétariat conduira inévitablement à capituler au moment décisif. L’exemple de l’Espagne, point culminant de l’anarchisme comme mouvement de masse, n’est par conséquent ni un accident, ni une aberration. Il touche au coeur l’anarchisme, montrant son inadéquation fatale comme guide pour l’action révolutionnaire.

5 - Pour avancer

La critique de l’anarchisme présentée dans cette brochure peut être résumée en une seule phrase : “ L’anarchisme ne peut réussir ”. Mais, de même que des théories scientifiques erronées ne sont écartées que lorsqu’il en existe de supérieures pour les remplacer, la critique de l’anarchisme n’est décisive que s’il existe une alternative qui permette de vaincre.
Cette alternative est, avant tout, la classe ouvrière. Les révolutionnaires sérieux n’idéalisent ni n’entretiennent un culte des travailleurs, pris individuellement ou collectivement. Ils n’imaginent pas que le simple fait de travailler dans une usine ou dans un bureau rende plus noble ou éclaire la personne. Ils n’entretiennent pas plus l’image du travailleur héros aux yeux bleus, aux joues creuses que nous présentent les peintures staliniennes. L’apathie, la passivité, l’étroitesse d’esprit, la colère mal orientée et bien d’autres vices existent parmi les travailleurs sous le capitalisme, comme au sein de toute classe qui souffre constamment de l’exploitation. Ce n’est pas l’état de la conscience présente de la classe ouvrière, mais sa situation économique et sociale objective, et elle seule, qui lui donne le potentiel de détruire le capitalisme et de créer une nouvelle société.
La classe ouvrière est un produit unique et particulier du capitalisme. Elle croît et s’étend en même temps que le système. Lorsque Karl Marx écrivit, en 1848, que la société et “de plus en plus divisée en deux camps hostiles, en deux grandes classes sociales se faisant face : la bourgeoisie et le prolétariat ”, celui-ci était en fait encore confiné à l’Europe du nord-ouest. Il constituait la majorité de la société seulement en Grande Bretagne et en Belgique. Aujourd’hui la classe ouvrière est une force massive, de Sao Paulo au Brésil à Séoul en Corée, de Stokholm au Nord à Soweto dans le Sud.
Les conceptions à la mode selon lesquelles la classe ouvrière serait en train de disparaître commettent deux erreurs. La première est de considérer que la classe ouvrière n’est composée que de travailleurs manuels de l’industrie, plutôt que de tous ceux qui ne vivent que par la vente de leur force de travail : on confond une fraction de la classe ouvrière avec sa totalité. La deuxième erreur est de ne tenir compte que de l’Europe et de l’Amérique du Nord, ignorant ainsi le processus gigantesque d’industrialisation et d’urbanisation qui s’est produit dans différentes parties de la planète, de l’Amérique latine au Moyen-Orient, de l’Afrique du Sud à l’Asie du Sud-Est. En fait, la classe ouvrière constitue la majorité de la population de tous les pays capitalistes avancés et, tout au moins, une forte minorité en passe de devenir majoritaire dans les autres, à l’exception des pays du tiers monde les moins développés.
La classe ouvrière est une classe exploitée. Le capitalisme ne peut vivre sans le profit qu’il extrait jour après jour du labeur des travailleurs. Telle est la racine d’un conflit irréconciliable d’intérêts entre les travailleurs et les patrons, sur la question des salaires, de la durée et des conditions de travail. Ce conflit se perpétue que le salaire soit bas ou non (en fait, les travailleurs qualifiés bien rémunérés sont souvent parmi les plus exploités, puisque que la plus-value extraite de leur travail est plus importante). Telle est la source de la lutte de classes, qui s’étend à tous les aspects de la vie sociale. La classe capitaliste dispose de nombreuses méthodes pour cette lutte, des concessions temporaires lorsqu’elle peut se les permettre, à la répression sanglante lorsqu’elle ne le peut pas. Mais tant que le capitalisme existera, la lutte de classes ne pourra être éradiquée et la classe ouvrière conservera un potentiel permanent de révolte.
Lorsque cette révolte éclate, la classe ouvrière fait preuve d’une puissance économique et politique disproportionnée par rapport à ses effectifs, de telle sorte que, même dans les sociétés où elle ne constitue encore qu’une minorité, comme dans la Russie de 1917, ou en Chine et en Inde aujourd’hui, elle reste la classe révolutionnaire dirigeante. Ce pouvoir dérive du fait que tout le processus capitaliste de production, de distribution et de communication, dépend des travailleurs. Sans leur coopération active, aucun avion ne volerait, aucun camion ne roulerait, le pétrole ne serait ni extrait ni raffiné, les téléphones ne fonctionneraient pas, les lettres ne parviendraient pas à leurs destinataires.
Enfin, la classe ouvrière est une classe collective. Pour obtenir la moindre augmentation de salaire, ou amélioration de leurs conditions, les travailleurs doivent s’associer et agir ensemble contre l’employeur. De même, pour prendre possession des moyens de production, la classe ouvrière doit agir collectivement et créer une propriété collective. L’industrie moderne ne peut être morcelée et distribuée aux millions de
travailleurs.
La combinaison de ces traits caractéristiques, inhérents à la position objective de la classe ouvrière, en fait le fossoyeur potentiel du capitalisme. Le bilan historique de la classe ouvrière le démontre. De toute évidence, celle-ci n’a pas encore pleinement rempli le rôle que les marxistes lui assignent. Mais, au cours des cent cinquante dernières années, elle a démontré à de multiples reprises sa capacité à se battre et à vaincre. Si nous ne tenons compte que du dernier quart de siècle, la France en mai 1968, le Chili en 1970-1973, le Portugal en 1974-1975, l’Iran en 1979 et la Pologne en 1980, constituent tous des exemples de soulèvement de masse dans lesquels les forces de la classe ouvrière menacèrent ou renversèrent l’ordre dominant et s’approchèrent de la prise du pouvoir. Le grand mouvement des étudiants et des ouvriers chinois qui culmina à Tian Anmen en 1989, les mobilisations de masse qui provoquèrent la chute du mur de Berlin, l’effondrement du stalinisme en Europe de l’Est et le renversement violent de Ceaucescu en Roumanie la même année, furent autant de manifestations concrètes de ce potentiel.
Mais, s’orienter vers la classe ouvrière comme agent de la transformation révolutionnaire, nécessite de considérer la théorie et la stratégie qui se basent sur l’expérience et les besoins de la lutte de la classe ouvrière, autrement dit, le marxisme.
Bien sûr, il est vrai que de nombreux individus et partis s’attribuant le titre de marxistes ont trahi la classe ouvrière. Mais pour ce faire, ils ont toujours dû déformer ou abandonner les principes de base du marxisme, par exemple en substituant la théorie stalinienne du “socialisme dans un seul pays” à l’internationalisme marxiste, ou en reformulant la théorie marxiste de l’Etat de façon à l’adapter au réformisme parlementaire. Il a cependant toujours existé une véritable tradition marxiste vivante à travers les travaux de Marx, Engels, Luxembourg, Lénine, Trotsky et les mouvements qu’ils dirigèrent. Elle est demeurée fidèle aux objectifs originels d’émancipation de la classe ouvrière et de révolution internationale, tout en réactualisant et en enrichissant la théorie marxiste afin de comprendre un monde en pleine mutation.
Cette tradition vit encore et se manifeste, avant tout parmi les socialistes qui ont compris depuis le début que le stalinisme et les régimes staliniens n’ont rien à voir avec le socialisme. Pendant plus de soixante ans, le stalinisme a isolé cette tradition et l’a repoussée aux marges du mouvement ouvrier. Aujourd’hui, après l’effondrement du stalinisme, elle retrouve un nouvel espace et une nouvelle audience pour ses idées à l’échelle internationale.
Le besoin d'idées de cette tradition n’a jamais été aussi pressant. La crise du monde capitaliste s’élargit de jour en jour. Au moment où nous écrivons, nous subissons les effets désastreux de la troisième récession mondiale depuis dix huit ans. Celle-ci a déjà dévasté l’Amérique, la Grande Bretagne, la France dans une moindre mesure et atteint maintenant les prétendues économies “miracle” de l’Allemagne et du Japon. Le chômage de masse et la pauvreté sont désormais des phénomènes courants et profonds en Europe et en Amérique du Nord. Le tiers monde subit en plus la famine et les épidémies qui terrassent des dizaines de millions de personnes. Le dernier rapport de la Banque mondiale révise à la hausse son pronostic de 1985 : à la fin du siècle il y aurait 1,1 milliards d’habitants vivant dans la pauvreté absolue et non 500 millions.
La différence s’accroît sans cesse entre ce qui pourrait être accompli avec une utilisation rationnelle des avancées immenses, scientifiques et techniques, du XXe siècle, et ce qui l’est dans ce système capitaliste irrationnel. Le fossé qui sépare les riches des pauvres, non seulement à l’échelle mondiale, mais aussi au sein même des pays capitalistes développés, se creuse. Les Etats-Unis, coeur du capitalisme mondial, ont connu une fantastique accumulation de richesses au sommet de la société avec la multiplication par cinq du nombre de milliardaires au cours de la précédente décennie, alors qu’à la base de celle-ci une explosion de pauvreté et de misère fait que plus de 40 millions de personnes vivent maintenant au dessous du seuil officiel de pauvreté. Dans beaucoup de ses quartiers pauvres, le taux de mortalité infantile est plus élevé que dans des pays comme Cuba ou la Jamaïque.
En Europe de l’Est et en Russie, les dictatures staliniennes se sont effondrées comme un château de cartes parce que le capitalisme bureaucratique d’Etat fut un désastre économique incapable de soutenir la concurrence économique et militaire avec l’Occident. Mais l’introduction du marché n’a fait qu’aggraver la crise. En Russie, la production de vivres a chuté de plus de 30 % entre 1991 et 1993 et on s’oriente vers un chômage de masse. L’Occident espérait être capable de stabiliser la situation grâce à un programme d’aide massive, mais il manque de ressources parce qu’il est lui même en difficulté.
La crise du capitalisme n’a pas que des effets économiques, aussi graves soient-ils. Il engendre par la même occasion une aggravation des tensions entre nations, une instabilité politique, le militarisme, la guerre, la répression et le racisme. En 1989, George Bush espérait un nouvel ordre mondial de paix, de prospérité et d’harmonie. Des universitaires et des journalistes écervelés commencèrent à parler de “fin de l’histoire”. Au cours des trois dernières années, il y a eu la Guerre du Golfe, la guerre civile en Yougoslavie, de multiples conflits dans ce qui fut l’URSS, une vague d’émeutes à Los Angeles (parmi les plus importantes de l’histoire) et la montée du fascisme en Europe.
Ce dernier élément est particulièrement significatif. Jouant sur la désillusion politique et la souffrance économique, le fascisme a resurgi des égouts pour polluer de nouveau l’atmosphère en Europe de l’Est, en Autriche, en Allemagne et surtout en France. Si on le laissait croître, il atteindrait un niveau tel qu’il pourrait de nouveau faire ce qu’il a accomplit dans les années 30 : briser toute opposition ouvrière et démocratique et plonger l’Europe dans un cauchemar de racisme, de répression et de guerre. La croissance du fascisme doit être stoppée maintenant. C’est une tâche pour laquelle il faudra non seulement la résistance et la confrontation spontanées, aussi essentielles soient-elles, mais aussi la coordination, l’organisation, une direction et une stratégie qui ait tiré les leçons du passé.
En dernière analyse, le fascisme et la guerre seront toujours les derniers recours du capitalisme en crise. Tant que le système qui crée ces horreurs ne sera pas renversé, nous vivrons à l’ombre de la croix gammée, des camps de concentration et de la bombe nucléaire. Seule une révolution ouvrière et le pouvoir des travailleurs peuvent constituer une issue à la crise du capitalisme. Seule la politique marxiste peut guider la lutte de la classe ouvrière vers la victoire. L’anarchisme ne le peut pas. La seule voie pour l’avenir est de construire un mouvement socialiste fondé sur le marxisme.

Pour approfondir le sujet

Lénine : L'Etat et la révolution (Ed. de Pékin, 1976).
Dave McNally : Le socialisme par en bas (brochure éditée par Socialisme international, Paris, 1989).
Madeleine Grawitz : Bakounine (Plon, 1990).
Paul Avrich : Anarchist portraits (Princeton).
Daniel Guérin : L'anarchisme (Gallimard, 1987).
M. Liebmann : Le léninisme sous Lénine (Le Seuil, 1973, 2 vol.).
Tony Cliff : Lenin, vol. 2 All Power to the Soviets, (Bookmarks, Londres, 1985).
Léon Trostky : Histoire de la révolution russe (Le Seuil Politiques, 1967, 2 vol.).
Lénine & Trostky : Sur Cronstadt (Ed. Maspero, Marx ou crève).
Paul Avrich : Les anarchistes russes (La Découverte/Maspéro, 1979).
Chris Harman : Pourquoi l'échec de la révolution russe (brochure éditée par Socialisme International, Paris, 1992).
Tony Cliff : Le capitalisme d'Etat en URSS (EDI, Paris, 1990).
George Orwell : Hommage à la Catalogne (Champ Libre, Paris, 1984)
Pierre Broué et Emile Temine : La révolution et la guerre d'Espagne (Ed. de Minuit, Paris, 1979).
John Molyneux : Arguments pour le socialisme révolutionnaire (édité par Socialisme international, Paris, 1990).

   
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