Le libéralisme est un mensonge

Le libéralisme est un mensonge

Sylvestre Jaffard, Bulletin Avanti numéro 19, décembre 2004


Parmi les militants de gauche, et même d'extrême gauche, la notion s'est répandue que le libéralisme (le « néolibéralisme », « l'ultralibéralisme »...) est une forme extrême du capitalisme, voire qu'il en constitue l'essence et que dans les mots d'ordre, les discours, les programmes même, il faut encourager l'opposition au libéralisme présente dans les masses car elle mène tout droit à l'anticapitalisme. Le plus souvent cette attitude est juste, mais il est important de comprendre ses limites.

La différence entre libéralisme et capitalisme n'est pas qu'une différence de degré : c'est une différence de nature, qui a des conséquences importantes pour notre lutte. Cette différence de nature n'est pas évidente au premier coup d’œil : le capitalisme dans la période actuelle se revendique souvent explicitement du « libéralisme » et les politiques effectivement menées par les gouvernements capitalistes heurtent les intérêts des travailleurs en appliquant des mesures « libérales » : réduction des services publics utiles, déréglementation du droit du travail, facilitation des délocalisations... Il est par conséquent naturel que dans les mobilisations, ce soit le libéralisme qui soit le plus souvent dénoncé comme l'ennemi des travailleurs.

Cependant, certains militants se souviennent qu'à d'autres périodes le rôle de l'Etat dans l'économie était beaucoup plus valorisé, et qu'il n'en appliquait pas moins une politique d'exploitation, et de domination d'une classe sur une autre. Les exemples des politiques de Bismarck, De Gaulle, du Japon ou de la Corée du Sud d'après-guerre (sans parler des régimes fascistes !), que les marxistes ont pu appeler « capitalisme d'Etat », montrent assez bien que le libéralisme n'est que l'un des visages que prend la domination de la bourgeoisie.

Il y a un deuxième problème : un examen global des politiques effectivement menées par les gouvernements dits « libéraux » montre qu'elles n'ont qu'un rapport ténu avec leurs discours.

Quelles sont les valeurs des « libéraux » ?

  1. Avant tout, la réduction du rôle de l'Etat dans l'économie. Le contrat étant considéré comme la garantie du respect de la liberté de chaque individu, la contrainte étatique doit être réduite au minimum.

  2. La concurrence « libre et non faussée », le libre-échange, les obstacles au commerce international constituant autant d'obstacles à la liberté (là aussi l'Etat est compris comme une entité néfaste).

  3. La détermination ne pas se préserver du risque en se servant des ressources de l'Etat : chaque acteur doit être responsable de lui-même.

En réalité :

  1. Depuis la naissance du capitalisme, son développement a été accompagné de la croissance constante de la place de l'Etat dans l'économie, y compris au cours de la dernière période pour ce qui concerne les pays capitalistes dominants (impérialistes).

Une manière consensuelle de mesurer l’importance de l’Etat est de considérer la part des dépenses publiques par rapport au produit intérieur brut (l'ensemble des richesses produites dans un pays) :


Dépenses publiques en pourcentage du produit intérieur brut, 1870-19961


vers 1870

1913

1920

1937

1960

1980

1990

1996

France

12,6

17,0

27,6

29,0

34,6

46,1

49,8

55,0

Royaume-Uni

9,4

12,7

26,2

30,0

32,2

43,0

39,9

43,0

Etats-Unis

7,3

7,5

12,1

19,7

27,0

31,4

32,8

32,4

Moyenne de l’ensemble des principaux pays2

10,7

12,7

18,7

22,8

27,9

43,1

44,8

45,6


Comme on le voit, même au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, où Thatcher, Major, Reagan, Bush et Clinton ont mené les politiques qui sont considérés archétypales du « libéralisme », la place de l'Etat n'a pas reculé pendant la période où ils étaient au pouvoir. Elle est restée plus forte que jamais auparavant dans l'histoire.

  1. Comme on a pu le constater récemment à l'occasion du différend entre l'Union Européenne et les Etats-Unis au sujet des exportations d'acier, comme on le constate de manière bien plus dramatique au sujet des exportations agricoles européennes et étasuniennes vers des pays plus pauvres, la concurrence non faussée et le libre-échange sont mis de côté de façon courante par les gouvernements « libéraux » pour conquérir des marchés, écraser des concurrents, et même s’assurer la soumission politique d’Etats.

3. Dès qu'il s'agit d'entreprises, de pays ou de régions ayant une valeur stratégique pour les classes dominantes (Alstom, Air Liberté, l'Asie en 1997-98...), il n'est plus question de laisser les choses suivre leurs cours : l'Etat ou, le cas échéant, des institutions internationales (FMI, Banque Mondiale...) interviennent de façon déterminante.


Le rôle de l’idéologie

Tout ceci ne devrait pas nous surprendre. L'idéologie libérale, comme toute idéologie bourgeoise, est un mensonge. Dans le Manifeste du Parti Communiste, Marx passait en revue les mensonges de l'idéologie bourgeoise qui étaient les plus courants à son époque, et qui continuent d'ailleurs à servir aujourd'hui :

- Le patriotisme, alors que la bourgeoisie a créé un marché mondial, a déporté ou fait autrement migrer des populations immenses, et commencé à constituer une culture mondiale.

- La famille, alors que les conditions d'exploitation du prolétariat exacerbent la violence des rapports humains, entraîne des séparations brutales par la guerre ou la migration...

- La propriété privée, alors que le capitalisme prive la majorité de toute propriété qui lui permettrait de subvenir à ses besoins, qu'il prive la majorité de l'usage des richesses qu'elle crée.

On pourrait ajouter l'individualisme – alors que le capitalisme cherche à faire de chacun un soldat à l'entreprise, et un mouton dans les loisirs – et toute une litanie d'autres mensonges destinés à cacher les rapports d'exploitation.

Bien sûr, si la bourgeoisie adopte un mensonge plutôt qu'un autre, c'est qu'il lui est fonctionnel à un moment donné.

A quoi sert le mensonge libéral dans la période actuelle ? A obtenir le consentement des travailleurs pour casser des éléments du système qui sont devenus obsolètes du point de vue de la bourgeoisie.

Il est important de ne pas sous-estimer ce point : pour toute classe dominante il est indispensable de conserver le consentement des dominés. Ainsi on se servira de l'idéologie libérale pour transformer des entreprises publiques en entreprises privées – en prétendant que les prix des services fournis par ces entreprises vont baisser, ou que le service sera meilleur. En Europe occidentale ce sont les circonstances particulières de la reconstruction d'après-guerre qui avaient rendu nécessaire le contrôle direct de l'Etat d'un certain nombre de secteurs stratégiques : énergie, transports, télécommunications, industrie lourde. Aucun de ces secteurs n'avait d'ailleurs été géré par les gouvernements capitalistes dans un autre but que de favoriser le profit des entreprises privées, sauf à la marge, ce qui explique que de telles promesses aient pu être crues.

L'idéologie libérale a servi aussi pour faire accepter la baisse du coût de la force de travail. Elle l’a fait de façon directe en favorisant la compétition entre travailleurs, en cherchant au maximum à remplacer la négociation collective par le contrat individuel. Elle l’a fait aussi en faisant accepter la baisse du salaire indirect (retraites, assurance chômage, prestations de santé...). Tout ceci peut être accepté d'autant plus facilement que les travailleurs y verront l'expression d'une plus grande liberté individuelle, ou d'une meilleure responsabilisation de chacun envers la collectivité.

Il est vrai qu'on peut tromper certains pendant un certain temps, mais on ne peut pas tromper tout le monde tout le temps. Comme l'idéologie libérale a généralement servi à faire passer des politiques qui ont détérioré les conditions de vie des travailleurs, il est naturel que le premier mouvement conscient de résistance ait été une critique de cette idéologie – c'est à dire une critique de la logique du libéralisme, en lien plus ou moins étroit avec la critique de sa politique effective. Depuis le milieu des années 90 – c'est particulièrement vrai en France – cette critique de l'idéologie libérale a convaincu des millions de travailleurs. L'idée suivant laquelle le marché est le meilleur moyen d'allouer les ressources est par exemple très contestée, en particulier depuis les grèves de 1995 et l'essor d'un courant de pensée structuré autour de périodiques comme Le Monde Diplomatique ou d'associations comme Attac.

Les gouvernements, même de droite, et les médias manient d'ailleurs désormais avec précaution le discours libéral, lui préférant le plus souvent celui du « réalisme économique » : il y aurait un contexte auquel « la France » ne peut rien qui est celui de la mondialisation, même si « la France » peut lutter dans une certaine mesure contre ses effets négatifs3. Une grande partie de la gauche a intégré ce discours, et la question est alors pour elle de savoir dans quelle mesure « la France » peut résister à ces pressions extérieures, au « libéralisme anglo-saxon » – ou encore de savoir si « l'Europe » pourrait le faire mieux. C'est dans ce genre de glissement – il y en a d'autres – que l'on voit le danger qu'il y a à combattre une idéologie en croyant combattre une réalité.

Pour combattre efficacement les politiques de la bourgeoisie il faut en effet avoir conscience de la distinction entre ces politiques et l'idéologie qui les accompagne.

Il est juste de combattre l'idéologie, mais il faut le faire en la dévoilant comme idéologie, c’est-à-dire comme mensonge. Une fois le brouillard idéologique libéral dissipé, les travailleurs peuvent combattre efficacement ces politiques, et le faire sans illusion sur le rôle de l'Etat, sans chercher à revenir à la société capitaliste des Trente Glorieuses, sans possibilité que de telles luttes soient récupérées à son profit par une partie de la bourgeoisie prête à tenir un discours étatiste. Il peuvent les combattre efficacement parce qu’ils ont dévoilé leur motivation fondamentale, qui est la domination d’une classe sur une autre.

A moins d’acquérir cette conscience, tout mouvement de contestation du système est condamné tôt ou tard à lâcher la proie pour l’ombre.

Sylvestre Jaffard

1 Source: Vito Tanzi et Ludger Schuknecht, Public Spending in the 20th Century. A Global Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 6-7 ou http://assets.cambridge.org/052166/2915/sample/ 0521662915wsn01.pdf

2Australie, Autriche, Canada, France, Allemagne, Italie, Irlande, Japon, Nouvelle-Zélande, Norvège, Suède, Suisse, Royaume-Uni, États-Unis, Belgique, Pays-Bas, Espagne. Moyennes non pondérées.

3Parmi des centaines d'exemples, cet extrait du discours d'investiture de Chirac le 16 mai 2002 : « La mondialisation des économies est source d'échanges, de création de richesses, d'activité et d'emplois nouveaux. Mais elle détruit d'autres emplois. Elle conduit à une exploitation non raisonnée des ressources naturelles de la planète. En France et partout dans le monde, nombreux sont les femmes, les hommes, les enfants, parmi les plus vulnérables, qui voient s'accroître la précarité de leur situation. Dans l'ordre international comme sur le plan intérieur, ils attendent des gouvernements qu'ils agissent pour que la mondialisation se fasse au bénéfice de tous dans le respect de chacun. La mondialisation des économies doit impérativement s'accompagner d'une mondialisation de la solidarité. La France, fidèle à ses traditions, doit être au premier rang de ce combat. Elle doit être la nation de ce combat. »