La nature humaine est-elle un obstacle au socialisme ?
La nature humaine est-elle un obstacle au socialisme ?
par John Molyneux
L'argument antisocialiste
"Le socialisme est une
bonne idée, mais ça ne marchera jamais. On ne peut pas
changer la nature humaine". C'est là l'objection la plus
courante - et la plus influente - au projet socialiste. C'est le
premier argument qu'on entend à l'atelier, à la cantine
ou au café. C'est aussi celui sur lequel s'appuient de nombreux
politiciens et intellectuels.
De plus, c'est un argument accepté par beaucoup de gens qui
aimeraient bien changer le monde mais qui ne croient pas que ce soit
possible. Il est même admis par de gens qui se disent
socialistes, comme de nombreux membres et électeurs du PS ou du
PC. Le résultat, c'est qu'ils réduisent l'idée
socialiste à un vague aménagement du système
plutôt que d'essayer de le changer complètement.
L'argument de la nature humaine est très utile aux adversaires
déclarés du socialisme. Il est bref, précis et
convaincant - une réponse courte qui semble clore le
débat. Il se relie à d'autres idées largement
admises, comme par exemple : "Il y aura toujours des gens au sommet",
"Les humains sont fondamentalement égoïstes", "Il y en a
toujours qui en veulent plus que les autres", "Les révolutions
finissent toujours par des tyrannies", etc.
Cette opinion se nourrit de la vieille idée chrétienne
que nous sommes tous nés souillés par le
péché originel, transmis de génération en
génération depuis Adam et Eve et le paradis terrestre.
L’idée qu’il y aurait dans la nature humaine une
espèce de tare de base, empêchant toute véritable
égalité et toute coopération entre les
êtres, semble fournir une explication toute faite à tous
les maux de l'univers - comme par exemple le racisme ou le sexisme. Des
problèmes politiques particuliers, comme la
dégénérescence de la Révolution Russe en
dictature stalinienne, ou l'échec apparent du socialisme en
Europe de l'Est et en Chine, sont aussi mis au compte de la nature
humaine.
Ces idées s'appuient sur le vécu personnel de chacun. Qui
n'a pas vu des individus se livrer à une compétition
acharnée pour la réussite, ou été trahi par
un ami cher, ou dégoûté par l'apathie et
l'égoïsme de ses semblables ? Ces expériences ont
contribué à faire de l'argument de la nature humaine une
simple évidence de "bon sens". Cela dit, nous allons voir qu'il
est complètement faux.
La nature humaine est changeante
Pourquoi dit-on que la nature humaine empêchera toujours le
socialisme de devenir réalité ? On prétend qu'il
existe un ensemble de caractéristiques, de schémas de
comportement et d'attitudes fondamentales communs à tous - ou
presque - les êtres humains, qui sont incompatibles avec la mise
en place d'une société sans classe, basée sur la
propriété commune et le contrôle de tous.
En particulier, on affirme que la plupart des gens sont de façon
innée avides et ambitieux, qu'ils veulent plus que leur juste
part des biens matériels et n'aspirent qu'à dominer leurs
semblables.
Mais tout examen sérieux du comportement humain, même dans
notre société, prouve que tout cela n’est pas vrai.
Bien sûr, il y a quantité d'exemples de cupidité et
de volonté de puissance - regardez les hommes politiques
véreux de droite et de gauche – Chirac, Strauss-Kahn,
Tibéri ou Roland Dumas, ou bien le genre de politicien qui gagne
régulièrement aux élections présidentielles
américaines. En fait, on trouve beaucoup plus d'exemples de
sacrifice, de courage et de solidarité.
Des humains risquent leur vie pour en sauver d'autres de la
catastrophe. Nelson Mandela a passé 27 ans en prison pour la
cause en laquelle il croyait, des étudiants et des travailleurs
ont fait face aux tanks sur la place Tiananmen à Pékin en
1989. Les exemples quotidiens abondent : des parents qui se sacrifient
pour leurs enfants handicapés, des travailleurs sociaux qui
choisissent des emplois très mal rémunérés
plutôt que de chercher à gagner de hauts salaires dans un
bureau ou une entreprise commerciale, ou encore la grande
générosité de ceux qui répondent aux appels
à la charité publique.
Lorsque sont abordés des problèmes comme la protection
sociale, les sans-abri, la retraite ou l'exclusion, l'opinion publique
est essentiellement généreuse et sensible. Sous le
gouvernement Juppé, alors que la pensée unique
néolibérale semblait toute-puissante, une large
majorité a soutenu les travailleurs du secteur public en
grève pour défendre la sécurité sociale.
Lorsque des gouvernements s'engagent dans des guerres brutales et
sanguinaires, ils savent qu'ils ne pourront avoir le soutien de
l'opinion qu'en invoquant des prétextes "humanitaires". Les
Français et les Anglais ont justifié leur entrée
dans la Première Guerre mondiale par la nécessité
de voler au secours de la pauvre petite Belgique agressée par le
"militarisme prussien". De même, l'Otan a justifié son
intervention dans les Balkans par la défense des Albanais du
Kosovo menacés de "nettoyage ethnique" par les ignobles Serbes.
Il ne s'agit pas de démontrer que les hommes sont naturellement
altruistes. Mais il est idiot de prétendre qu'ils sont, de
façon innée et irrémédiable, cupides et
égocentriques. Certains sacrifieront tout pour leur famille mais
ne lèveront pas le petit doigt pour leur voisin en
difficulté. D'autres répondront
généreusement aux appels à la charité mais
laisseront leurs enfants dans le besoin. Il y a des personnes qui sont
capables d'une immense sympathie pour les animaux mais n'ont que
mépris pour leurs semblables, et vice-versa.
Cela dépend des circonstances, selon que les gens se sentent
vulnérables et menacés, ou bien forts et sûrs
d'eux-mêmes. Ou si le problème qui leur est posé se
relie aux attitudes dans lesquelles ils ont été
élevés, ou qu'ils ont adoptées au cours de leur
vie. En bref, les humains changent en même temps que leurs
conditions d'existence et leur vécu se modifient.
C'est vrai des individus. C'est encore plus vrai, l'histoire le montre,
des sociétés et des classes sociales. Prenons l'exemple
de la Révolution Russe, dont le dénouement est
censé prouver le caractère immuable de la nature humaine.
En réalité, c'est le contraire qu'elle démontre.
Pendant des siècles, le peuple russe a souffert et a
été opprimé par le despotisme des tsars.
C'était le pays de la plus profonde ignorance, de la plus
stupide superstition, des attitudes les plus odieuses envers les
femmes, du plus abject antisémitisme. Pour l'observateur
superficiel, c’était comme s’il y avait eu quelque
chose d'enraciné dans "l'âme slave" qui portait les Russes
à de telles attitudes (à la différence des
Français, enfants des "droits de l'homme" et de la
démocratie).
Soudain, en 1905, et encore en 1917, ce même peuple russe se
rebelle contre son tsar, "petit père des peuples". Il fait
grève, manifeste, se livre à l'émeute, s'insurge -
et fait la plus grande révolution de l'histoire humaine.
Cette révolution mit la société cul par-dessus
tête : elle se s’empara des usines, donna la terre aux
paysans, retira la Russie de la guerre impérialiste. Elle
accorda aux minorités nationales le droit à
l'autodétermination, mit en place l'égalité
complète des hommes et des femmes, élut un Juif
(Léon Trotsky) président des conseils ouvriers de la
capitale et le mit à la tête de ses armées
révolutionnaires. Pour notre même observateur, il semblait
dès lors que c'était la nature du peuple russe que de
brûler d'une grossière ardeur révolutionnaire,
encore une fois à l'inverse du Français "raffiné".
Puis, dans les années 1920 et 1930, cette révolution fut
renversée par la bureaucratie stalinienne qui écrasa sous
sa botte les ouvriers et les paysans, condamna des millions de
personnes à la famine ou à l'extermination dans les camps
de travail sibériens. Pour notre connaisseur du caractère
russe, c'était la confirmation de leur goût
indécrottable pour la tyrannie.
En réalité, la "nature" du peuple russe - ses attitudes
collectives, sa psychologie et ses schémas de comportement, qui
d’ailleurs diffèrent selon les classes sociales -
s'avéra changeante dans des circonstances matérielles
changeantes.
L'interminable règne des tsars, avec son corollaire
psychologique de servilité, s'appuyait sur l'arriération
extrême de l'économie russe. La chute du tsarisme et la
montée de l'enthousiasme révolutionnaire étaient
enracinées dans le mode particulier de développement du
capitalisme en Russie, avec une classe capitaliste faible
confrontée à une puissante classe ouvrière capable
de rassembler les masses rurales derrière elle.
L'effondrement de la révolution et le triomphe du stalinisme,
avec le retour apparent de l'apathie, de la résignation et de la
docilité, étaient les produits de l'isolement,
après l'échec de la révolution à l'Ouest,
et de l'anéantissement presque total de la classe
ouvrière dans la terrible guerre civile de 1918-1921.
Des circonstances changeantes produisirent une "nature humaine" modifiée.
Ce que démontre l'examen approfondi de ces vingt années
de l'histoire russe apparaît de façon tout aussi claire
dans l'histoire de l'humanité dans son ensemble. Des
schémas de comportement considérés comme immuables
et éternels par certaines sociétés dans des
époques données sont rejetés comme
complètement antinaturels par d'autres sociétés
dans d'autres périodes.
Pour la majorité des Français du 17ème
siècle, la traite des noirs était
considérée comme une institution parfaitement normale.
L’esclavage était le résultat de
l’infériorité naturelle des Africains. Vers le
milieu du 19ème siècle, cependant, il était
désormais perçu comme une intolérable violation de
la personne humaine. Aux Etats-Unis, ces deux visions de la nature et
des droits des Noirs coexistaient et s'affrontaient, l'une dans le
Nord, l'autre dans le Sud.
Pour les indigènes américains, la propriété
privée du sol n'était pas imaginable. Pour le
propriétaire terrien du 18ème siècle,
c'était l'un des droits de l'homme les plus "sacrés".
Pour les Grecs anciens, l'homosexualité constituait la forme la
plus élevée de l'amour. Pour les Anglais de
l'époque victorienne, c’était la plus honteuse.
Pour les habitants de l'Inde traditionnelle, le mariage arrangé
par la famille a été la norme pendant des siècles.
Pour les occidentaux d'aujourd'hui c’est quelque chose
d’inacceptable et de révoltant. Changent les conditions
sociales, et change la "nature humaine".
Ces exemples pourraient être multipliés à l'infini.
Ils témoignent de l'infinie mutabilité des attitudes
humaines, de la morale et du comportement. Ils mettent en
évidence le rôle majeur joué dans le
façonnement de la vie humaine par la culture - ce qui est
socialement acquis plutôt que génétiquement
hérité. Ils montrent aussi à quel point la culture
évolue en fonction des circonstances concrètes.
Les êtres humains changent selon les circonstances. Cela ne veut
pas dire que la nature humaine n'existe absolument pas, comme les
révolutionnaires ont souvent été tentés de
l'affirmer pour se soustraire à l'argument antisocialiste.
En fait, nier globalement l'existence d'une nature humaine permanente pose de sérieux problèmes.
D'abord, cela peut amener à considérer les hommes comme
indéfiniment manipulables, et suggérer qu'un
régime totalitaire contrôlant complètement les
médias et l'éducation des enfants peut faire des gens ce
qu'il veut et éliminer toute possibilité de
révolte. Il est clair que ce n'est pas le cas. Pas plus dans
l'Allemagne hitlérienne que dans la Russie de Staline - les
régimes totalitaires les plus intenses qui aient jamais
existé - les dirigeants n'ont été capables de
supprimer toute résistance et toute pensée libre.
Même dans les camps de concentration, des hommes ont
organisé la résistance et se sont battus.
Il y a toujours une limite à la capacité de l'Etat
à laver les cerveaux, et cette limite est atteinte lorsque,
entre autres choses, l'oppression entre en conflit avec les besoins
humains les plus élémentaires.
Ensuite, suggérer que la nature humaine n'existe pas implique
qu'il n'y aurait pas de caractéristiques communes à tous
les hommes, les différenciant des autres créatures. Tout
démontre le contraire. Si c'était vrai, il ne serait tout
simplement pas possible de parler d'espèce humaine, ou
d'histoire de l'humanité.
Alors, que peut-on dire de la nature humaine ?
Commençons par la biologie. Les hommes sont une espèce
biologique particulière, possédant un code
génétique spécifique. Ce code
génétique détermine la structure physique
fondamentale des êtres humains.
Bien sûr, en dernière analyse, cette nature biologique
n'est ni fixe ni éternelle. Mais le rythme de l'évolution
est très lent, et d'un ordre complètement
différent de celui du développement historique. Les
hommes d'aujourd'hui ne sont pas biologiquement différents de
leurs ancêtres d'il y a 10.000 ou 20.000 ans. Dans le cadre de la
question qui nous occupe, à savoir la faisabilité du
socialisme, la nature physique des humains peut être
considérée comme constante.
Cette nature physique assigne aux hommes un certain nombre de besoins
communs et de capacités communes, qui sont les fondements de la
nature humaine.
Les plus basiques et les moins contestables de ces besoins sont l'air,
la nourriture et l'eau, puis l'habillement, le logement et la chaleur.
Il y a un besoin de sommeil, d'une certaine forme de suivi parental -
les humains, à la différence des animaux, mettant de
nombreuses années à devenir autonomes - d'une
activité sexuelle permettant la continuité de
l'espèce, etc.
Les capacités comportent les cinq sens, un cerveau volumineux,
la position verticale, des mains pouvant effectuer des
opérations précises, des cordes vocales permettant la
parole, etc. On pourrait objecter que les hommes ne partagent pas
l'ensemble de ces capacités - certains naissent aveugles, sourds
ou handicapés - mais ce sont là des exceptions.
Ces besoins et ces capacités, partagés par tous les
hommes, dans toutes les sociétés et à toutes les
époques, durant les 20 ou 30.000 dernières années,
constituent les fondations de la nature humaine. Cela dit, c'est la
façon dont ces capacités sont utilisées pour
satisfaire ces besoins qui fait des êtres humains une
espèce différente de toutes les autres. Les hommes
pourvoient à leurs besoins en travaillant ensemble pour produire
leurs moyens de subsistance.
Bien sûr, les animaux travaillent aussi dans un certain sens :
les écureuils amassent des noix, les lions chassent, les castors
construisent des digues, les oiseaux bâtissent leurs nids,
certains gorilles utilisent des bâtons comme outils, etc. Le
travail humain, lui, s'est développé progressivement pour
devenir quelque chose de plus évolué que cela. La
production systématique et consciente d'outils - appelés
moyens de production - a énormément
amélioré les capacités productives du travail.
Alors que le travail des animaux demeure essentiellement instinctif, et
donc répétitif à travers les
générations, le travail humain est appris et se
développe - d'abord lentement et ensuite à un rythme qui
s'accélère. Le travail animal laisse l'environnement
pratiquement inchangé, ou ne le modifie que très peu, le
travail humain, par contre, transforme progressivement le cadre de vie.
Le caractère social du travail est également d'une
importance fondamentale. Le philosophe grec Aristote a défini
l'homme comme un "animal social" : les humains ont toujours vécu
en groupes, jamais isolés. De même, leur travail a
toujours été, depuis les temps les plus reculés,
de nature sociale et coopérative. Lorsque les hommes de
l'âge de pierre chassaient, ils le faisaient collectivement, en
bande ou en groupe nomade.
C'est très probablement ce travail coopératif qui a
provoqué l'apparition d'une autre caractéristique de base
des êtres humains, le langage. Toutes les sociétés
humaines connues se sont développées au point de
posséder une langue d'une grande complexité. A son tour,
le langage constitue un élément décisif dans
l'élaboration de la conscience sociale. La culture peut alors
être apprise, et transmise d'une génération
à l'autre.
A ce stade, nous pouvons résumer le traits principaux de la
"nature humaine". Les hommes sont une espèce biologique
distincte, porteuse d'un certain nombre de besoins fondamentaux communs
qui sont satisfaits par le travail social coopératif, qui
mène au développement du langage, de la conscience
sociale et de la culture.
L'élément le plus important de cette définition de
la nature humaine réside en ceci qu'en même temps qu'elle
établit une certain nombre de continuités essentielles,
elle comporte aussi l’aspect dynamique qui est celui du travail
social.
En même temps que les humains transforment leur environnement,
ils se modifient aussi eux-mêmes, ainsi que leur relation avec
les autres. En exerçant leur capacité à satisfaire
leurs besoins, ils augmentent et développent leur
compétence - "L'appétit vient en mangeant", disait Marx.
En même temps qu’ils sont satisfaits, ces besoins
s'élargissent et de nouveaux surgissent. Le besoin de nourriture
en tant que tel devient le désir d'une nourriture d'une certaine
qualité. Le besoin d'habillement se développe, à
partir de peaux et de fourrures, en un besoin d'argent pour
acquérir des vêtements dans des boutiques de
prêt-à-porter.
Les formes de la production changent avec l'organisation de la
société. En passant de la chasse et de la cueillette
à l'agriculture, et de l'agriculture à l'artisanat et
à l'industrie, nous passons du clan nomade au village, et de
celui-ci à la ville et à la nation moderne. Au cours de
ce processus, le comportement et la nature humaine changent
radicalement. Comme dit Marx dans le Manifeste Communiste :
Les idées des hommes, leurs vues et leurs conceptions, en bref,
la conscience humaine, changent avec les modifications de leur
existence matérielle, dans leurs rapports sociaux et dans leur
vie sociale.
La nature humaine est loin d'être immuable. Bien au contraire, la
capacité de changement et de développement en est un
élément essentiel. C'est l'un des traits fondamentaux qui
différencient les hommes des animaux.
Enfin, si la nature humaine est telle que nous l'avons décrite,
est-elle fondamentalement "bonne" ou "mauvaise"? La signification de
"bon", c'est ce qui est au service de l'homme et contribue à
satisfaire ses besoins et à poursuivre son développement.
Ce qui est "mauvais", c'est ce qui est contraire à la nature
humaine, l'empêche d'agir dans le sens de ses besoins et de son
évolution.
C'est la raison pour laquelle ce que les gens considèrent comme
bon ou mauvais varie selon les périodes historiques. Les
circonstances changent, les besoins changent et la morale change. Ceci
s'applique aux différentes classes sociales à des
époques diverses - leurs conditions d'existence
diffèrent, leurs intérêts sont opposés et
par conséquent elles développent des morales
différentes.
Le capitalisme et la nature humaine
Comme tout le reste, le capitalisme en tant que système
économique est perpétuellement changeant. Le capitalisme
aujourd'hui est très différent de ce qu'il était
à l'époque de Karl Marx et de Napoléon III.
Quand Marx écrivait Le Manifeste Communiste , en 1848, le
capitalisme n'était réellement installé que dans
une partie de l'Europe de l'Ouest et en Amérique du Nord.
Aujourd'hui, il domine le monde. En 1848, les principales unités
de production capitalistes étaient de petites usines,
appartenant à des individus ou à des familles.
Aujourd'hui, le capitalisme est dominé par des firmes
multinationales géantes comme Exxon, Ford ou ICI.
Quand Friedrich Engels rédigea La condition des masses
laborieuses en Angleterre, en 1844, les ouvriers de Manchester, y
compris les enfants, travaillaient 12 à 14 heures par jour pour
des salaires de misère, et vivaient dans des sous-sols.
Aujourd'hui, les ouvriers de Manchester ont considérablement
amélioré leur sort, mais des conditions aussi terribles,
et même pires, peuvent être rencontrées à
Calcutta, au Caire ou à Rio de Janeiro.
Malgré ces changements et beaucoup d'autres, certains traits
fondamentaux subsistent, qui identifient le système
économique comme capitaliste. Les plus importants sont les
suivants :
1.
Les moyens de production essentiels
(comme les usines, la terre, les machines et les moyens de transport)
sont possédés ou contrôlés par une petite
minorité de la population - les capitalistes.
2.
La grande majorité de la
population n'ayant aucun accès à la
propriété ou au contrôle des moyens de production,
elle est contrainte, pour gagner sa vie, de vendre sa force de travail
à ces capitalistes. De plus, elle est obligée de vendre
cette force de travail à des conditions qui permettent aux
capitalistes d'en extraire un surplus, ou profit.
2.
Les moyens de production sont
répartis entre les différents capitalistes (qu'ils soient
des individus, des groupes ou des Etats capitalistes) qui produisent en
compétition les uns contre les autres. La mesure de cette
concurrence est le profit. La course continue au profit oblige ceux qui
contrôlent les unités de production capitalistes à
exploiter leurs salariés au maximum.
Les partisans du capitalisme ont toujours expliqué que tout ceci
correspond en quelque sorte à la "nature humaine".
Il a pu y avoir un élément de vérité dans
cet argument. Lorsque le capitalisme est apparu comme système
(Il y a entre 500 et 200 ans), il possédait la capacité
de satisfaire les besoins humains fondamentaux, comme la nourriture,
les vêtements et le logement, mieux que ne l'avait fait le vieil
ordre féodal. Tout le reste n'est qu'absurdité.
D'abord, il est absurde de proclamer que le comportement
façonné par le capitalisme est "naturel" ou instinctif,
alors que le développement humain a mis deux millions
d'années pour parvenir au capitalisme. Pas plus le commerce de
marchandises en général que l'achat et la vente de
travail (les traits centraux du capitalisme) n'apparaissent où
que ce soit dans le monde naturel ou dans les premiers temps de
l'histoire humaine.
Bien au contraire, l'histoire montre que les gens n'ont pu être
amenés à vendre leur force de travail à un
employeur que lorsqu'ils ont été privés de toute
possibilité de gagner leur vie en travaillant pour
eux-mêmes. Ce fut particulièrement le cas en Angleterre
par la fermeture des terrains communaux entre le 15ème et le
19ème siècle.
La constitution d'une classe assez riche pour investir dans l'industrie
et acheter la force de travail sur une grande échelle
nécessitait un processus extrêmement brutal, que Marx a
appelé "l'accumulation primitive du capital". Celle-ci
impliquait la mise en esclavage de millions d'Africains et leur
transport en Amérique, le génocide de la plus grande
partie des populations indigènes d'Amérique centrale et
méridionale, le pillage et l'appauvrissement de l'Inde et de
l'Extrême-Orient, et d’autres barbaries innombrables.
De plus, pour parvenir à établir leur domination, le
capitalisme et la classe capitaliste ont dû mener toute une
série de luttes révolutionnaires violentes et de guerres
civiles contre la vieille aristocratie féodale, allant
jusqu'à couper la tête du roi en Angleterre et en France.
On peut voir qu'il n'y a rien eu de particulièrement "naturel"
dans l'avènement et le développement du capitalisme.
Il est également faux de dire que le capitalisme fait de
l'intérêt individuel égoïste la force motrice
de la production. Le moteur du capitalisme, c'est le profit, mais les
profits ne sont accessibles qu'à l’infime minorité
de la population qui possède le capital. Pour la grande
majorité des individus, le capitalisme est basé au
contraire sur le déni de l'intérêt personnel. C'est
la raison pour laquelle les patrons supplient en permanence leurs
ouvriers de cesser de trop demander. C'est aussi pour cela que les
employeurs ont toujours essayé de faire voter des lois
restreignant les droits des travailleurs à poursuivre la
satisfaction de leurs intérêts au moyen de leurs
syndicats. La Révolution Française n'est pas seulement la
mère des "Droits de l'Homme et du Citoyen". Elle est aussi celle
de la Loi Le Chapelier (1791) interdisant toute coalition
ouvrière.
Loin d'être l'expression de la nature humaine, le capitalisme
s'empare de l'élément le plus important de la nature
humaine - la capacité de travail - et le défigure
complètement.
En traitant le travail comme une marchandise qui se vend et
s'achète, le capitalisme le rend étranger au travailleur.
Au lieu d'être le moyen par lequel les êtres humains
transforment consciemment la nature pour satisfaire des besoins
individuels et collectifs, le travail devient la seule façon
d'obtenir l'argent nécessaire à la survie sociale.
Les travailleurs perdent tout contrôle de leur énergie
créatrice, qui se trouve réduite à une tâche
répétitive, souvent idiote, physiquement et
psychologi-quement destructive. Le résultat, c'est qu'ils
passent 40 ou 50 ans de leur vie à faire un métier qu'ils
détestent, ou qu'ils supportent à peine, qui
épuise leur corps et brise leur âme.
Le capitalisme va jusqu'à priver des millions d'individus de la
simple possibilité de travailler, les jetant au chômage
dès que leur travail ne produit plus un profit suffisant. Ainsi,
ce qui est essentiel à tout être humain, qui est
accessible aux "sauvages" qui chassent et cueillent - la
possibilité de s'engager dans un labeur socialement utile
– se trouve interdit à de larges masses d'êtres
humains.
L'aliénation du travail n'affecte pas seulement l'atelier ou le
bureau. Elle produit son effet sur l'ensemble des relations sociales.
Les rapports entre travailleurs, entre parents et enfants, entre hommes
et femmes, les relations amoureuses et sexuelles, en sont
faussés, défigurés.
Les gens se traitent mutuellement comme des objets ou des marchandises
indéfiniment utilisables et manipulables. Le sexe lui-même
devient un produit de consommation, et on l’utilise pour vendre
d'autres denrées. Souvent les individus les plus
aliénés et les plus maltraités cherchent à
compenser leur impuissance et leur oppression, au travail ou dans la
société en général, en infligeant toutes
sortes de tourments à d'autres, plus vulnérables
qu'eux-mêmes.
Rien de tout cela n'est naturel, ou l’œuvre de la nature
humaine. C'est le produit d'un système qui viole la nature
humaine.
En définitive, le capitalisme est singulièrement inapte
à satisfaire les besoins les plus fondamentaux des êtres
humains - le besoin d'eau, de nourriture, de vêtements et de
logement. La production alimentaire dépasse la croissance
démographique, des "lacs de vin" et des "montagnes de viande"
sont accumulés, pendant que des dizaines de millions
d'êtres ont faim. Des millions et des millions d'hommes souffrent
et meurent de maladies faciles à soigner et à
prévenir. Dans des pays riches comme la France ou les USA les
ressources existent pour construire des hôtels de luxe et des
bureaux. Pourtant des gens dorment dans la rue parce qu'ils n'ont pas
d'abri pour la nuit.
Ce n'est ni naturel ni imposé par la nature. Les soi-disant
"primitifs" du Kalahari sont capables d'extraire d'un
quasi-désert, par la chasse et la cueillette, un meilleur
régime alimentaire que des millions d'hommes qui meurent de
famines provoquées par d'autres hommes, ou qui subsistent tant
bien que mal dans les bas-fonds des grandes métropoles. Les
esquimaux sont capables de construire, à partir de blocs de
glace, un abri plus chaud que les emballages de carton dont
s'enveloppent ceux qui dorment dans les rues de Paris.
Ces horreurs se produisent parce que le capitalisme réserve
l'accès aux nécessités de la vie à ceux qui
ont un "pouvoir d'achat" suffisant, en même temps qu’il
empêche les plus larges masses humaines d'obtenir ce pouvoir
d'achat.
Dans sa quête effrénée du profit, le capitalisme en
arrive à empoisonner l'air et l'eau, menaçant de
destruction l'environnement naturel qui a produit et entretenu la vie
humaine.
Le socialisme et la nature humaine
Si, du point de vue de la nature humaine, le capitalisme semble condamné, qu’en est-il du socialisme ?
Si nous acceptons l’existence, au minimum, d’une nature
humaine de base, n’est-il pas possible qu’il y ait,
profondément enracinées en elle, des
caractéristiques qui empêchent la réalisation
d’une société sans classes, d’une
société autogérée, dans laquelle tous
seraient égaux et libres ? N’y a-t-il pas,
peut-être, une volonté de puissance ou un besoin de
domination irréductible, qui fait que la société
sera toujours divisée entre ceux qui dirigent et ceux qui sont
dirigés ? Se pourrait-il que l’existence
d’inégalités physiques naturelles entre les
individus forme un obstacle incontournable à
l’égalité sociale ?
Nous pouvons donner une réponse concrète et simple
à ces questions. Pendant des dizaines, probablement des
centaines de milliers d’années, les êtres humains
ont vécu dans des sociétés sans
propriété privée, sans divisions de classe, sans
dirigeants et sans Etat.
Les recherches archéologiques montrent que les premiers outils
– de silex – datent d’environ 2,5 millions
d’années. De cette époque jusqu’à il y
a 10.000 ans, les humains ont vécu comme des prédateurs
opportunistes, puis comme des chasseurs-cueilleurs, organisés
essentiellement en petits groupes nomades.
Pendant toute cette période, il n’y eut ni agriculture, ni
poterie, ni moyens de transport. Il n’était possible ni
pour la communauté, ni pour aucun des individus la composant,
d’accumuler un surplus de biens au-delà de ce qui
était nécessaire à la survie quotidienne.
En l’absence d’un tel surplus, il ne pouvait y avoir de
division de la société en classes, avec une couche de
gens au sommet vivant du travail de ceux d’en bas. Il ne pouvait
pas davantage y avoir de dirigeants permanents disposant de corps
spéciaux d’hommes armés pour assurer leur pouvoir.
Tout le monde était occupé à la production des
nécessités de la vie. Ainsi, pendant 99% du temps depuis
lequel ils existent comme espèce, les humains ont vécu
dans des communautés sans classes.
L’existence de sociétés sans classes n’est
pas seulement attestée par la recherche archéologique ou
la déduction logique. Des groupes se livrant à la chasse
et à la cueillette ont survécu jusqu’à
l’époque moderne avec un mode de vie similaire, qui peut
être observé par l’anthropologie scientifique.
Un bon exemple est constitué par les !Kung San du Kalahari, en
Afrique méridionale, qui ont été
étudiés par un certain nombre d’anthropologues,
parmi lesquels l’américain Richard Lee.
Les !Kung habitent le désert du Kalahari depuis au moins 10.000
ans. Ils vivent en petits groupes d’une trentaine de personnes,
déplaçant leur campement tous les quinze jours. Ils
accumulent très peu de biens matériels, rien de plus que
ce qu’ils peuvent transporter lorsqu’ils se
déplacent, mais ils possèdent une très riche
culture orale. Une connaissance détaillée de leur
environnement leur permet d’accéder à un mode vie
au jour le jour satisfaisant. La nourriture, chassée ou
cueillie, est partagée collectivement par la communauté.
Richard Lee écrit :
La
pratique du partage imprègne profondément le comportement
et les valeurs des !Kung, à l’intérieur de la
famille aussi bien que dans les rapports entre familles ; de la
même façon que le principe de profit et de
rationalité est central dans l’éthique capitaliste,
le partage est fondamental dans la conduite de la vie sociale des
sociétés de chasse et de cueillette.
Les !Kung sont profondément égalitaires. Non seulement
ils ne sont pas divisés en riches et pauvres, mais ils
n’ont ni chefs ni dirigeants. Richard Lee leur demanda un jour
s’ils avaient des chefs. « Bien sûr que nous avons
des chefs », fut la réponse. « En fait nous sommes
tous des chefs, chacun d’entre nous est son propre chef ».
Résumant les leçons de son travail de terrain parmi les
!Kung et de sa connaissance d’autres sociétés de
chasseurs-cueilleurs, Richard Lee écrit :
Le
fait que le partage communautaire des ressources alimentaires ait
été directement observé au cours des
dernières années parmi les !Kung et des douzaines
d’autres groupes similaires est une découverte dont il
n’est pas possible d’exagérer l’importance.
Son caractère universel dans les sociétés de
chasse-cueillette apporte un soutien puissant à la
théorie développée par Marx et Engels selon
laquelle un stade de communisme primitif a été dominant
avant l’apparition de l’Etat et l’éclatement
de la société en classes…
La réalité
d’une vie véritablement communautaire est souvent
niée comme utopique, possible en théorie mais
irréalisable dans la pratique. Mais la preuve du contraire nous
est apportée par les sociétés vivant de chasse et
de cueillette. Un mode de vie de partage n’est pas seulement
possible, il a réellement existé dans de nombreuses
parties du monde et pendant de longues périodes.
Cette preuve n’est pas apportée dans le but de
suggérer que ce que nous trouvons dans de telles
sociétés correspond à « l’état
de nature », ou que la nature humaine est « par essence
» socialiste. Cela consisterait tout simplement à
reprendre à l’envers l’argument antisocialiste, en
répétant la même erreur de méthode.
Le socialisme moderne promet beaucoup plus que la simple
compatibilité avec la nature humaine. Le socialisme ne signifie
pas aujourd’hui un retour au communisme primitif, mais un
gigantesque progrès basé sur les réalisations
technologiques de millénaires de société de classe.
Le communisme primitif était basé sur l’absence de
tout surplus accumulé. Le socialisme moderne se fonde sur le
fait que les forces productives se sont développées au
point qu’il existe un surplus suffisant pour assurer une vie
décente à tous sans que la vie des gens ordinaires soit
consumée par un incessant labeur.
Le socialisme signifie aujourd’hui se saisir de l’immense
richesse, de la capacité productive, de la science et de la
technologie, pour l’instant monopolisées par les
sociétés multinationales, les milliardaires et leurs
Etats, et les soumettre au contrôle démocratique collectif
à l’échelle internationale.
Il apporterait à suffisance nourriture, vêtements et
logement à chacun sur la planète, et la disparition de la
famine et de la pauvreté. Dans le même mouvement, il
unirait la race humaine, mettant fin à l’exploitation, aux
antagonismes nationaux, à la guerre, au racisme et à
l’oppression sexuelle en supprimant les circonstances
matérielles qui les provoquent.
Il mettrait les gens en situation de contrôler collectivement
leur propre travail et le produit de ce travail. Il surmonterait ainsi
l’aliénation fondamentale et la distorsion de la nature
humaine qui s’est perpétuée pendant les
millénaires d’esclavage et de servage, atteignant un
sommet avec le travail salarié capitaliste.
Il transformerait et libérerait les rapports personnels et
sociaux, produirait un environnement calculé pour
répondre aux besoins et faciliter le développement
humain, permettrait de planifier rationnellement l’effet de
l’activité humaine sur la nature, mettant fin à la
destruction de l’environnement.
Un trait fondamental de la nature humaine est la
créativité artistique. Le plus ancien objet gravé
date de 300.000 ans. Toutes les sociétés humaines ont
leur musique et leurs danses.
Sous le capitalisme, comme dans toutes les sociétés de
classe, l’activité artistique est essentiellement le
domaine des privilégiés – la
créativité de la majorité des gens est
étouffée. Le socialisme libérera cette
créativité en élargissant les loisirs et
l’éducation pour tous, et rétablira
l’élément artistique de la production. Il produira
une immense floraison culturelle.
Ainsi, le socialisme ne se bornera pas à satisfaire les besoins
matériels communs à tous les êtres humains, il
apportera aussi un développement à tous les niveaux, un
enrichissement et une croissance de la nature humaine. Ce n’est
pas seulement possible. C’est nécessaire, et ça
vaut le coup de se battre pour cela.