Le mythe de la relance par la consommation Paru dans Avanti N°41, Mars/Avril 2007


Le mythe de la relance par la consommation


Une thèse répandue dans les milieux antilibéraux non anticapitalistes est que l’augmentation des salaires au détriment des profits serait un bon moyen de relancer l’économie capitaliste (« sans affecter la compétitivité des entreprises », précise un Yves Salesse). Un article récent de Rouge l’a étrangement reprise à son compte. On trouvera ci-après de premiers éléments de réponse.


Dans son article paru dans Rouge n° 21971, Isaac Johsua explique qu'une hausse générale des salaires est nécessaire, et qu'elle doit être imposée par la mobilisation des travailleurs. Personne parmi les membres ou les sympathisants de la LCR ne sera en désaccord ! Les raisons qui rendent cette hausse nécessaire sont bien connues : augmentation du coût de la vie, difficultés de logement, surendettement, hausse du nombre de travailleurs pauvres...

A toutes ces raisons bien suffisantes, Isaac Johsua en ajoute une autre, et en fait même l'axe de son article : une augmentation des salaires serait une bonne chose car elle permettrait de relancer la croissance de l'économie française.

« L’économie française fait bande à part, nous dit-on : elle croît à un taux particulièrement bas dans un monde développé qui a retrouvé le chemin de l’expansion. Suit le discours habituel sur les rigidités, le libéralisme qui serait la clé du succès, etc. (...) Accroître le poids de la consommation dans le PIB revient à donner un socle plus solide à l’activité (...) Le besoin économique et l’exigence sociale se rejoignent : il faut une politique rapide et énergique de hausse des salaires », peut-on notamment y lire.

Sans doute beaucoup de militants seront heureux de pouvoir ajouter un argument à leur arsenal, et d'ailleurs cet argument de la relance de la croissance par une augmentation des salaires est très souvent invoqué dans les tracts syndicaux ainsi que dans les programmes des formations de la gauche antilibérale. Pourtant cet argument est une fausse route. Comme toutes les fausses routes, elle mène à une impasse.



La croissance

La première question qu'il faut se poser est « pourquoi vouloir relancer la croissance ? » et d'abord « qu'est ce que la croissance ? ». C'est l'augmentation du produit intérieur brut, c'est-à-dire l'augmentation de la valeur de tous les biens et services produits en France en un an, qui est aussi la somme de tous les revenus. On peut trouver souhaitable d'augmenter les richesses produites avant même de voir comment elles sont partagées. Encore faut-il garder à l'esprit que l'économie capitaliste compte comme richesses produites les bombes nucléaires, les descentes de CRS ou, dans un genre plus anodin, la publicité et le télémarketing...

Une production différente, qui serait guidée par les besoins sociaux et non par la recherche du profit aurait sans aucun doute un tout autre aspect : production de biens durables plutôt qu'obsolescence programmée, disparition du gâchis publicitaire, etc. C'est pourquoi nous ne pouvons pas nous servir de l'indicateur de la croissance pour mesurer les progrès de la production réellement utile.

Pourquoi alors politiciens, économistes libéraux, journalistes n'ont-ils que le mot « croissance » à la bouche ? Parce que le capitalisme est un système qui nécessite l'accumulation constante de capital, c'est à dire l'accroissement constant des richesses produites, non pour que les humains en profitent, mais comme une fin en soi. La société féodale pouvait vivre en quasi-stagnation pendant des siècles sans que les quantités de nourriture, d'habits, de logements produits changent substantiellement, sans non plus que de nouveaux produits se développent. Le paysan payait sur sa production un tribut aux classes supérieures qui le consommaient, et l'affaire s'arrêtait là.

Dans le capitalisme en revanche, chaque patron est en compétition avec les autres, et doit assurer sa place dans le marché en augmentant ses capacités à produire plus pour moins cher : en augmentant sa taille, par des innovations technologiques, etc. C'est pourquoi le capitalisme ne peut survivre sans augmentation des richesses créées. C'est cela qui explique que la croissance du PIB est un indicateur qui permet de savoir si l'économie globale d'un pays est en bonne santé ou pas. L'économie capitaliste s'entend – car il n'y en a à l'heure actuelle pas d'autre !

Certains diront : « soit, la croissance en tant que telle n'intéresse pas les travailleurs. Mais si l'on peut la relancer en augmentant les salaires, peut-être est-ce là le moyen de concilier les intérêts des capitalistes et ceux des salariés ? ». C'est une illusion. D'ailleurs si c'était le cas, pourquoi diable faudrait-il convaincre les patrons du bien que leur ferait une augmentation des salaires ? Ils nous augmenteraient d'eux-mêmes dans leur propre intérêt !


Le mythe fordiste

Une légende tenace veut pourtant que le pionnier de l'industrie automobile de masse, Henry Ford, ait fait justement cela – dans le but de créer un marché à sa production - et qu'il ait inspiré largement les politiques salariales des pays développés durant l'après-guerre. En réalité Ford a d'abord développé la production de masse (à la chaîne) et ce n'est que parce qu'il était confronté à des problèmes de recrutement aigus (les ouvriers ne voulaient pas des nouvelles conditions de travail, particulièrement dures et aliénantes) qu'il augmenta le salaire. A côté de cela Ford était tout sauf un progressiste, il menait une bataille sans merci contre les syndicats, et cherchait à contrôler au maximum la vie privée de ses employés. Dès que le marché le nécessita, il diminua d'ailleurs sans merci les salaires, et licencia des dizaines de milliers de travailleurs.

Pourtant la théorie d'un possible « compromis fordiste » captiva les imaginations des capitalistes soucieux de présenter une alternative à la lutte des classes, ainsi que des théoriciens de la gauche réformiste. En réalité ce ne sont pas les hausses de salaire pendant la période des « trente glorieuses » qui permirent la forte croissance de cette période mais, à l'inverse, c'est parce qu'il existait une forte croissance que les capitalistes pouvaient se permettre plus facilement qu'aujourd'hui de faire des concessions aux travailleurs qui luttaient.

En effet aucun capitaliste (ou aucune classe capitaliste) n'a intérêt à payer ses salariés suffisamment pour pouvoir acheter plus qu'une petite partie de sa production. Si Ford l'avait fait, il n'aurait réalisé aucun bénéfice, et aurait même perdu de l'argent, car il lui aurait tout de même fallu payer ses salariés assez pour pouvoir aussi se loger, se nourrir, se reposer, se soigner... Par surcroît, sitôt que la concurrence a adopté ses méthodes pour produire des voitures bon marché, il n'a eu aucune garantie que ses employés n'achèteraient pas plutôt une voiture de General Motors, ou, plus tard, de Toyota. Le même principe vaut d'ailleurs à l'échelle d'un pays entier.

Ce que les théoriciens qui ont épousé la théorie « fordiste » se refusent à regarder en face, c'est que le capitalisme est tout entier tourné vers l'accumulation de capital, c'est-à-dire concrètement de moyens de production. Il est structurellement incapable de créer lui-même une demande solvable suffisante pour la production finale ainsi rendue possible. C'est là son déséquilibre fondamental. C'est ce qui explique les crises et les périodes qui les précèdent souvent où, comme aujourd'hui, l'investissement est de plus en plus remplacé par la spéculation, l'inflation de la sphère financière, la création de « bulles », etc. A terme, c'est l'existence même du capitalisme que ce déséquilibre met en péril.


Les effets d'une hausse des salaires

Dans son petit livre « Salaire, prix et profit », Marx a expliqué quelles étaient les conséquences pour l'économie d'une hausse généralisée des salaires. Avant tout pour les capitalistes, une baisse du taux de profit. Certes l'augmentation du pouvoir d'achat des salariés peut avantager pendant un temps les branches qui produisent les marchandises qu'achètent les salariés. Mais c'est au détriment de celles qui produisent des produits de luxe ou des moyens de production, et une fois la concurrence ayant fait son effet en réorientant la production vers les secteurs servant les salariés, les capitalistes se retrouvent tous au final avec un taux de profit plus bas.

Il est donc complètement illusoire de penser qu'une hausse des salaires rencontrera autre chose que l'opposition obstinée des capitalistes. Ils utiliseront tous les moyens à leur disposition pour empêcher une telle hausse, et, si elle est accordée, pour la réduire à néant le plus vite possible : fuite des capitaux, inflation, grève de l'investissement, etc. Rien ne permettra à la vérité aux salariés de conserver leurs conquêtes sans le développement de leurs propres luttes en réponse : blocage des capitaux, occupation d'usines pour empêcher le départ des machines, et surtout internationalisation de la lutte, pour qu'aux diktats du capital sans frontière s'oppose la lutte unie et sans frontière des travailleurs. C'est bien le fait que cette lutte n'ait pas été menée jusqu'au bout qui réduisit rapidement à néant les augmentations historiques qui furent conquises en 1936 ou en 1968.

Au final c’est bien sur toutes les questions de la révolution que débouche une lutte conséquente pour la hausse des salaires.

Sylvestre Jaffard

1 Du 15 mars 2007. Voir, sur Internet, http://www.lcr-rouge.org/article.php3?id_article=5530.