LE SOCIALISME ET LA GUERRE
John Rees
(1967)
LE CAPITALISME ET LA GUERRE
Le capitalisme est sans conteste le
système le plus sanguinaire et le plus belliqueux de toute
l’histoire humaine. Les armées
d’Alexandre le Grand comptaient bien moins d’hommes
qu’il n’y a eu de morts dans la Guerre du Vietnam.
Les armes brandies par les Croisés du Moyen-âge ne
pouvaient, en une semaine, causer les destructions que provoque
aujourd’hui une bombe à fragmentation en quelques
secondes. Le nombre d’êtres humains tués
par fait de guerre au cours du 20ème siècle est
équivalent à la population mondiale dans
d’autres périodes.
Le capitalisme, dès sa naissance, était un
bébé tueur, et son appétit de boucher
s’est fait plus vorace en grandissant. Le premier Etat
capitaliste, l’Angleterre, aussitôt
après avoir réglé ses comptes avec
Charles 1er et l’ancien régime,
s’employa à massacrer les habitants de ses
premières colonies, l’Irlande et la
Jamaïque. Les colons américains avaient
à peine secoué le joug britannique
qu’ils se consacraient à l’extermination
des peaux rouges. Pendant ce temps, les Anglais avaient
découvert du sang frais à répandre en
Inde, en Afrique et ailleurs. La Révolution
Française délivra le pays de
l’oppression immémoriale du monarque et de ses
nobles, mais dès que la classe capitaliste eût
assuré sa position, les armées de
Napoléon déferlèrent sur
l’Europe pour créer un empire dont les forces
armées françaises défendent encore
aujourd’hui les derniers vestiges.
En même temps que l’industrie se
développait sur la planète, ces premiers Etats
capitalistes furent rejoints par des nouveaux –
l’Allemagne, le Japon, l’Italie, la Russie
– dans leur quête effrénée
d’or et d’esclaves, de pétrole et
d’opium, de marchés nouveaux, de main
d’œuvre à bon marché et
d’avantages stratégiques. La concurrence
qu’ils se livraient provoqua la Première Guerre
mondiale. Et le développement de l’industrie, qui
poussait à la guerre les impérialismes rivaux,
fit de ce conflit le plus sanglant jusque là.
Désormais, des armes de destruction massive, inimaginables
avant l’essor industriel, tuaient des millions de personnes.
L’emploi des tanks et des mitrailleuses, des gaz et de
l’aviation fit de cette guerre la première dans
laquelle la mortalité humaine globale était
majoritairement le produit, non plus de la maladie, mais du meurtre
d’un soldat par un autre. Les troupes britanniques perdirent
20.000 hommes en un seul jour sur la Somme, un million durant les
quatre années de guerre (pour la France : 1 393 000 morts,
740 000 mutilés – chiffres donnés par
J. Madaule). La militarisation du travail, la censure, la conscription
et le bombardement des villes firent de cette guerre la
première guerre totale, aussi bien à
l’arrière que sur le champ de bataille.
La Première Guerre mondiale ne fit rien pour
résoudre les crises qui l’avaient
provoquée. Les spasmes économiques du capitalisme
continuaient, et les derniers arrivés dans la
compétition impérialiste se heurtaient aux
limites posées par les puissances plus anciennes. La
Deuxième Guerre mondiale éclata 20 ans
après la conférence de paix qui était
censée mettre en place un nouvel ordre international. Les
progrès accomplis dans l’intervalle
aggravèrent les horreurs qui avaient
caractérisé la Première Guerre
mondiale. Davantage de vies étaient
dévorées par des armes encore plus redoutables,
et le summum fut atteint dans l’usage par les
Américains de la bombe atomique contre un Japon
déjà vaincu. Les populations civiles
étaient plus que jamais les cibles des opérations
militaires, comme en atteste l’anéantissement par
les Alliés de Dresde et d’autres villes allemandes
sous un tapis de bombes. Il y eut dans la seule population russe 20
millions de morts.
A la fin de la guerre, les grandes puissances commencèrent
immédiatement à préparer la suivante.
Les dépenses militaires atteignirent des niveaux
inégalés. Les savants de l’Allemagne
nazie furent transportés en toute hâte aux USA et
en Grande Bretagne pour y perfectionner les armes qu’ils
avaient commencé à fabriquer sous Hitler. Dans
les cinq années qui suivirent, la Guerre de Corée
était déclenchée, au coût
d’un million et demi de morts. Dix ans après, la
Guerre du Vietnam avait commencé, dans laquelle 55.000
soldats américains devaient mourir. La lutte de
libération des Vietnamiens dépensa deux millions
et demi de vies, pour la plupart des paysans assassinés par
des soldats US ou par des bombardements au cours desquels plus de
projectiles furent utilisés que pendant toute la
Deuxième Guerre mondiale.
Mais le Vietnam et la Corée sont seulement les guerres les
plus célèbres qui ont suivi la
célébration de la paix en 1945. En fait, le monde
n’a pas connu la paix un seul jour depuis cette date. Plus de
80 guerres ont maintenu en activité les
généraux et l’industrie
d’armement, et leur coût en vies humaines se situe
entre 15 et 20 millions. Aujourd’hui, près de 40
pays connaissent la guerre, la guerre civile ou la menace de
l’intervention militaire de leurs voisins. Dans les
années 90, le conflit en ex-Yougoslavie a vu le retour de la
guerre en Europe pour la première fois depuis 1945.
De plus, les victimes ne peuvent pas être
comptabilisées en dénombrant seulement ceux et
celles qui ont été tués par des bombes
et des fusils. Aujourd’hui, près de 13 millions de
personnes ont fui leur pays d’origine, et 16 millions sont
des réfugiés dans leur propre pays.
C’est une migration plus importante que celle des hordes de
sans logis qui ont traversé l’Europe à
la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Et même
lorsque les canons sont au repos, les milliards qui sont
déversés dans l’industrie
d’armement causent chaque jour la mort de
bébés et de vieillards, de malades et de SDF, de
chômeurs et d’indigents, qui auraient pu
être sauvés si l’argent
n’avait pas été gaspillé
dans la production d’armes.
Pourquoi notre système est-il aussi sanglant ? Pourquoi le
carnage s’aggrave-t-il génération
après génération ? Peut-il y avoir un
système capitaliste sans guerres ? La clé de
voûte du système capitaliste, comme nous le
répètent constamment les gens de droite,
c’est la concurrence. La concurrence laisse les moins
doués sur le bas côté, nous dit-on, de
telle sorte que seuls les meilleurs survivent. Les entreprises, que ce
soit l’épicier du coin ou la multinationale Ford,
sont en permanence à la recherche de nouveaux clients ou de
nouveaux débouchés, de fournisseurs moins chers,
et d’une main d’œuvre moins
coûteuse que celle de leurs concurrents. L’
« intérêt national » est
défini comme la défense de « nos
» marchés et de « notre »
industrie.
Dans les manuels d’économie, cette concurrence est
représentée comme totalement pacifique,
matérialisée à travers les
opérations impersonnelles du marché. En
réalité, elle n’a jamais
été pacifique. Les capitalistes n’ont
jamais respecté les règles, aussi bien dans leurs
rapports avec leurs salariés qu’avec leurs rivaux.
Des hommes de main à gages dispersent les
réunions syndicales et l’armée brise
les grèves. La police et la loi, la presse et les tribunaux
ont toujours été au service des employeurs pour
veiller à ce que les salaires restent bas et les syndicats
impuissants. Des Martyrs de Tolpuddle à la Grève
Générale de 1926, de la grande Grève
des Mineurs de 1984-85 à la Grève des Dockers de
Liverpool dans les années 90, c’est une constante
dans l’histoire de la lutte des classes en Grande Bretagne.
Les grands capitalistes ne font pas montre de davantage de scrupules
dans leurs rapports entre eux. L’espionnage industriel, les
ententes sur les prix, les trusts et les monopoles font partie du
fonctionnement quotidien du système. Il en est de
même de la violence. Au 17ème siècle,
des corsaires anglais attaquaient leurs concurrents hollandais et
espagnols. Dès que les capitalistes anglais ont pris le
contrôle de l’Etat, ils ont construit une marine
pour faire le même travail de façon plus
professionnelle. Au 18ème siècle, les troupes de
la Compagnie des Indes Orientales, soutenues à la fin par
l’Etat, ont soumis l’Inde et chassé les
rivaux du capitalisme britannique. Au 19ème
siècle l’armée et la marine anglaise
ont étendu l’empire en Afrique, en Orient et dans
les Caraïbes – tout cela pour fournir aux
capitalistes britanniques un accès à des
matières premières bon marché,
à de nouveaux débouchés et
à une main d’œuvre peu
coûteuse.
Pendant toute cette période, particulièrement
à la fin du 19ème siècle, les troupes
anglaises ont combattu à la fois les peuples des colonies et
leurs rivales parmi les puissances capitalistes. Mais dans le
même temps la compétition économique
entre les différentes firmes capitalistes avait
changé la nature du capitalisme. La concurrence poussait
à la faillite les entreprises les moins profitables, et
leurs marchés et leurs usines tombaient aux mains des
compagnies les plus compétitives. En conséquence,
la taille moyenne des firmes tendait à
s’élever. Le capitalisme cessa alors de consister
en un certain nombre d’entreprises concurrentes dans chaque
sphère industrielle, et devint un système dans
lequel une ou deux grandes sociétés dominaient
chaque industrie. En fait, elles dominaient souvent plus d’un
seul secteur industriel.
En grandissant, ces sociétés se
répandaient de plus en plus au-delà des
frontières nationales. Des monopoles internationaux ou des
oligopoles prirent le contrôle du marché mondial.
En grandissant encore, ils devinrent de plus en plus liés
à l’Etat et à ses forces
armées. Le capital multinational dépend des
forces armées de l’Etat pour se
défendre de ses rivaux et des révoltes populaires
dans les pays où il fait des investissements fructueux, de
la même manière qu’il dépend
de la police pour le protéger de ses ouvriers chez lui.
En même temps que cette croissance de la dimension des
grandes sociétés se confirmait, l’Etat
en vint à prendre un plus grand intérêt
à la manière dont elles étaient
gérées. S’il y a dans un pays une
douzaines de sociétés qui produisent des avions
ou des automobiles, l’Etat ne
s’inquiétera pas si l’une
d’entre elles fait faillite. Mais s’il
n’y a plus qu’un seul fabricant géant
d’avions ou de voitures dans un pays, l’Etat ne
peut rester passif si celui-ci connaît des
difficultés. C’est particulièrement
vrai de l’industrie d’armement. Les capitalistes
ont souvent été favorables à la
propriété étatique de
l’industrie d’armement, en partie ou en
totalité, de la même manière que les
conservateurs sont partisans d’un contrôle
gouvernemental rigoureux de la police. Leurs fonctions sont tout
simplement trop vitales aux yeux des capitalistes pour être
abandonnées aux errements du marché.
Ainsi, en cette fin du 19ème siècle, les
intérêts de l’Etat et du big business
étaient plus étroitement connectés
qu’ils ne l’avaient jamais
été. La croissance dans l’industrie
signifiait que de nouvelles armes, encore plus redoutables,
étaient à la disposition de l’Etat. En
même temps que les moyens de production se
développaient, se multipliaient les moyens de destruction
qu’ils étaient capables de produire. De plus,
à la différence du 17ème
siècle, où la Hollande et l’Angleterre
étaient les deux seuls Etats capitalistes en lutte pour la
puissance coloniale, il y avait désormais toute une
série de grandes puissances rivales – la Grande
Bretagne, l’Allemagne, les USA, le Japon, l’Italie,
la France et la Russie.
Les marxistes appellent ce système
l’impérialisme. Il a scellé le destin
du 20ème siècle dans son ensemble,
présidant à la division et à la
redivision du globe entre les puissances concurrentes. L’Etat
russe, aussi bien sous Staline et ses héritiers que sous le
tsar, a été une puissance impérialiste
majeure. Le bref moment de lumière que constitua la
révolution de 1917 fut éteint par la
compétition avec les autres puissances
impérialistes. L’industrialisation de la Russie
fut menée aux dépens de la paysannerie et de la
classe ouvrière parce que Staline était
déterminé à construire une machine
économique et militaire capable de faire le poids face
à l’Allemagne, l’Angleterre et les
Etats-Unis. Rien ne peut mieux rendre compte de ce fait
qu’une scène rapportée par Churchill
à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
Le dirigeant tory qui avait donné l’ordre de tirer
sur les mineurs anglais tint conférence avec le boucher de
la Révolution Russe pour régler le partage du
butin. Churchill écrivit sur un papier que la Russie aurait
90% de l’influence sur la Roumanie, la Grande Bretagne 90%
sur la Grèce, etc. « Je présentai ce
papier à Staline », écrit-il.
« Il prit son gros crayon bleu, inscrivit en marge un signe
d’approbation, et me le rendit. Ce fut
réglé en moins de temps qu’il
n’en faut pour le dire ».
Cette compétition entre les puissances n’a jamais
cessé. Des traités et des accords de paix ont
été rompus. La Société des
Nations (SDN), mise en place pour préserver la paix
après la Première Guerre mondiale,
échoua à empêcher aussi bien la
montée du fascisme que le déclenchement
d’une nouvelle guerre mondiale. L’ONU,
constituée pour les mêmes raisons après
la Deuxième Guerre mondiale, non seulement s’est
montrée aussi impuissante que la SDN, mais s’est
souvent comportée elle-même comme une arme de
guerre. Quelle que soit la façon dont les grandes puissances
impérialistes ont essayé de réguler la
compétition militaire qui les opposait, elle a toujours
tourné court.
La compétition, la force qui pousse à accumuler
des usines, des banques et des moyens de transport plus vite que le
concurrent, est à la racine de la guerre. Il en
était ainsi quand le capitalisme est né et il en
est toujours ainsi aujourd’hui, malgré le fait que
les conséquences en soient plus ruineuses que jamais. Pour
débarrasser la société de la guerre,
nous devons nous défaire du système qui nourrit
la guerre. Pour arrêter la compétition militaire,
il nous faut mettre un terme à la concurrence
économique qui la sous-tend. Pour expulser les
généraux du champ de bataille, il nous faut virer
des usines et des bureaux les capitalistes qui les arment et pour
lesquels ils combattent.
LE RÉFORMISME ET
LA GUERRE
Les faits ne sont pas contestables : le Parti
Travailliste britannique a soutenu pratiquement toutes les guerres
impliquant les puissances occidentales, petites ou grandes, depuis la
fondation de ce parti en 1906. Le Labour a soutenu la
Première Guerre mondiale en rentrant dans le gouvernement de
Lloyd George. Le responsable national du Parti Travailliste et son
équipe s’enrôlèrent dans les
campagnes de recrutement qui envoyèrent des dizaines de
milliers d’hommes à une mort affreuse dans les
tranchées. Lloyd George fut soulagé, et dut
admettre que « Si le Labour avait été
hostile, la guerre n’aurait pas pu être
menée efficacement ». Ramsay MacDonald, le
dirigeant travailliste déposé pour son pacifisme
pendant la Première Guerre mondiale, reconnut que
« Quand cette guerre a commencé, les travailleurs
organisés ont perdu l’initiative. Il sont devenus
un simple écho de l’opinion des vieilles classes
dirigeantes ».
Entre les deux guerres, au gouvernement ou dans l’opposition,
le Parti travailliste continua à soutenir la
répression dans les colonies, s’assurant
qu’aucune d’entre elles
n’accédât à
l’indépendance. En fait, J H Thomas, le
secrétaire aux colonies du gouvernement Labour de 1924,
proclamait que le parti était « soucieux et fier
de l’empire, et prêt à le maintenir par
tous les moyens ».
La déclaration de la Deuxième Guerre mondiale fut
accueillie par le dirigeant adjoint du parti, Arthur Greenwood, par un
serment de loyauté aux conservateurs : « Nous
avons fait la preuve… que nous soutiendrons de tout notre
cœur les mesures nécessaires pour donner
à cet Etat les pouvoirs désirables…
nous apporterons notre entière contribution à la
cause nationale ». Le Parti Travailliste justifiait sa
position en proclamant que la guerre défendait la
démocratie contre l’impérialisme nazi.
Ce qui ne l’empêcha pas de soutenir toutes les
mesures antidémocratiques et impérialistes que
devait prendre la coalition dirigée par les Tories et dont
il faisait partie. Lorsque les grèves furent interdites, il
approuva. Lorsque les réfugiés juifs qui avaient
fuit Hitler furent internés, il approuva. Lorsque les
mineurs de Betteshanger, dans le Kent, se mirent en grève,
il s’opposa à eux. Lorsque les Indiens
demandèrent l’indépendance, il la leur
refusa. Quand la révolution menaça en
Grèce à la fin de la guerre, le Labour soutint la
répression brutale menée par les troupes
britanniques.
A nouveau, la droite était reconnaissante. Comme disait le
général Sir Henry Croft devant la Chambre des
Communes : « Je suis convaincu que je parle au nom de tous
ces vieux conservateurs qui, du fond du cœur,
apprécient le discours et l’esprit de
l’opposition dans cette Chambre et dans le pays. Nous sentons
aujourd’hui que nous faisons partie de la même
fraternité et nous prions pour que cette grande
unité persiste ».
Après la guerre, le Parti Travailliste continua à
soutenir l’impérialisme anglais dans toutes les
petites guerres qu’il déclencha –
à Aden, en Malaisie et surtout à Suez, bien que
dans ce dernier cas les dirigeants du parti appelèrent,
à retardement, à un cessez-le-feu lorsque les
Américains manifestèrent leur
mécontentement. Et, bien sûr, le gouvernement
travailliste d’Harold Wilson soutint sans
défaillir les USA pendant toute la durée de la
guerre du Vietnam.
Plus récemment, Michael Foot, qui aime s’appeler
lui-même un « pacifiste
invétéré », à
l’époque dirigeant du parti, réussit le
tour de force de dépasser les Tories en chauvinisme
lorsqu’éclata la Guerre des Malouines. Il exigea
que le gouvernement « prouve par des actes »
qu’il n’avait pas « trahi » les
insulaires des Falklands. Une fois de plus, les conservateurs
satisfaits jetèrent un os au chien fidèle. A la
Chambre, des députés de droite dirent
à Foot qu’il avait « parlé
pour l’Angleterre ». Ceux qui rentrèrent
mutilés avaient moins de raisons de remercier le dirigeant
travailliste, du reste on les ignora et ils furent rapidement
oubliés.
Au début de la Guerre du Golfe de 1991, le même
scénario répugnant fut à nouveau mis
en scène. Le dirigeant du Labour de
l’époque, Neil Kinnock, fit écho aux
déclarations les plus belliqueuses de George Bush
(père), et, dans le débat à la Chambre
des Communes, vint au secours d’un John Major, alors premier
ministre, balbutiant et incompétent, en justifiant la guerre
des Américains avec beaucoup plus de passion que
n’en avait mise le dirigeant conservateur. Il
répéta le même discours devant les
caméras de télévision. Les Tories
reprirent alors la tradition des générations
précédentes en félicitant Kinnock pour
son patriotisme et ses qualités d’homme
d’Etat. Ils savaient que, comme le leur avait dit le
Secrétaire au Foreign Office Douglas Hurd, « le
pays ne pouvait entrer en guerre divisé ».
Bien sûr, le Parti Travailliste a rarement
été unanimement partisan de la guerre. Des
réserves émises par Keir Hardie sur la
Première Guerre mondiale à l’opposition
de Tony Benn à la Guerre du Golfe, il y a toujours eu
quelques figures dirigeantes, sur la gauche du parti, pour refuser de
s’aligner sur le chauvinisme. C’est à
mettre à leur crédit. Mais ils n’ont
jamais été capables de convaincre la direction du
parti, ou même une majorité de parlementaires, de
s’opposer aux guerres, même les plus injustes et
les plus ouvertement barbares.
Par la suite, lorsque les guerres sont finies, beaucoup de
députés et de dirigeants du parti
exagèrent souvent leur pacifisme de
l’époque. Aujourd’hui, par exemple, il
serait difficile de trouver un porte-parole du Labour prêt
à admettre de bon cœur que son parti a
envoyé des adolescents se faire tuer en 14 sur la Somme ou
à Ypres. Bien peu sont prêts à se
rappeler le soutien total apporté à la politique
américaine au Vietnam. En ce qui concerne la Guerre des
Malouines, au fur et à mesure qu’elle
s’estompe dans l’histoire, on trouve beaucoup plus
de dirigeants travaillistes qui critiquent cette guerre qu’il
n’y en avait en 1982. Il est clair que très peu
d’entre eux ont envie de se rappeler que c’est
l’attitude de Michael Foot et de Neil Kinnock,
considérés à
l’époque comme appartenant à
l’aile gauche du parti, qui a rendu possible cette absurde
effusion de sang.
Ce triste bilan ne concerne pas seulement le Labour Party britannique.
De la Première Guerre mondiale à la sale guerre
de George Bush Jr en Afghanistan, en passant par la guerre du Golfe et
l’intervention « humanitaire » de
l’OTAN dans les Balkans, les partis réformistes
ont toujours été d’ardents
défenseurs de la paix –
jusqu’à ce qu’une guerre
éclate. Ils ne rendent alors de points à personne
dans leur soutien à « nos glorieux combattants
», « nos braves poilus », « our
boys ». La plus infâme capitulation devant le
chauvinisme fut la première. Les années qui ont
précédé la Première Guerre
mondiale avaient assisté à une croissance sans
précédent de la social-démocratie dans
toute l’Europe. Le plus important de ses partis
était le SPD allemand, avec ses millions de partisans,
d’électeurs et de syndicalistes ou de membres
d’associations sportives ou de loisirs. Le marxisme avait
toujours eu beaucoup d’influence dans le SPD. Le parti
allemand était associé à
d’autres partis sociaux-démocrates dans la
Deuxième Internationale.
L’Internationale prédisait la venue de la guerre
et, au tournant du siècle, réaffirma
conférence après congrès son
opposition à la guerre. La conférence de
Stuttgart, en 1907, vota une résolution dont beaucoup de
révolutionnaires pourraient être fiers. Elle
disait :
Les guerres entre Etats capitalistes sont
régulièrement le résultat de leur
rivalité pour les marchés mondiaux… De
plus, ces guerres éclatent du fait de l’incessante
course aux armements du militarisme, qui est un des
éléments majeurs de la domination de classe
bourgeoise et de l’asservissement politique de la classe
ouvrière.
Les guerres… détournent la masse
ouvrière de ses propres tâches de classe aussi
bien que du devoir de solidarité internationale des
travailleurs. Les guerres sont, par conséquent,
inhérentes à la nature du capitalisme. Elles ne
cesseront que lorsque le système capitaliste sera aboli.
En cas de menace de guerre, il est du devoir de la classe
ouvrière et de ses représentants
parlementaires… de tout faire pour prévenir
l’éclatement de la guerre par tous les moyens qui
leur semblent les plus efficaces. Si la guerre survenait
malgré tout, il est de leur devoir d’intervenir
pour qu’il y soit rapidement mis fin, et de
s’efforcer de faire usage de la violente crise
économique et politique apportée par la guerre
pour soulever le peuple et par là même
hâter l’abolition de la domination de classe
capitaliste.
C’était une affirmation forte,
sans compromis, de la position socialiste. Mais elle
s’avéra lettre morte dès que la guerre
éclata en août 1914. Le SPD, le Parti Socialiste
français et la plupart des sociaux-démocrates
russes (à part les Bolcheviks de Lénine)
s’associèrent au Labour Party dans le soutien aux
plans de guerre de leur gouvernement. Pour tous, la justification
était que l’ennemi extérieur
était pire que celui qu’ils combattaient dans leur
pays. Le SPD allemand prétendait qu’il combattait
le tsarisme russe autocratique. Les socialistes russes proclamaient
qu’ils luttaient contre le militarisme prussien despotique
– comme le Parti Travailliste en Angleterre et le Parti
Socialiste en France, bien que leurs pays fussent alliés
avec le Tsar autocrate. En fait, c’était une
guerre impérialiste dans laquelle tous les participants se
battaient pour les colonies et le profit.
Pourtant les dirigeants réformistes pouvaient difficilement
prétendre que personne n’était
prêt à soutenir une position anti-guerre. Dans les
semaines qui avaient précédé la
guerre, d’immenses rassemblements et manifestations
organisés par le SPD avaient tellement effrayé le
Kaiser qu’il avait déclaré :
« Ces socialistes se livrent à une agitation
antimilitariste dans les rues ; cela ne sera pas
toléré, surtout maintenant. Si cela continue, je
proclamerai la loi martiale et je jetterai les meneurs, toute leur
bande, en prison ».
En France, des rassemblements de masse pour la paix se tinrent
à la fin de juillet. Jean Jaurès, qui devait
être assassiné peu après, y tint des
discours enflammés. En Grande-Bretagne, le 2 août,
Keir Hardie et George Lansbury participèrent à
une immense manifestation antiguerre à Trafalgar Square. En
Russie, un mouvement de grève qui avait commencé
en 1912 avec la fusillade des mineurs de la Léna fut
interrompu par la guerre.
Ce n’est pas l’absence d’un mouvement qui
motiva la couardise des chefs sociaux-démocrates ;
c’est bien plutôt la lâcheté
des dirigeants ouvriers qui démobilisa le mouvement au
moment où il faisait face à un test
décisif. Bien sûr, il y avait un sentiment
belliciste important lorsque la guerre éclata, comme le jour
où s’engagea la Guerre du Golfe de 1991 (ou plus
récemment avec la croisade anti-terroriste de Bush). Mais,
comme le montrait l’existence d’un mouvement
anti-guerre avant l’ouverture des hostilités, et
l’opposition grandissante au cours de la guerre, la base de
résistance avait toujours existé. Si les
dirigeants des partis ouvriers européens s’en
étaient tenus à leurs principes, ils auraient pu
raccourcir, et peut-être même empêcher,
l’effroyable boucherie au cours de laquelle des jeunes
travailleurs des bords de la Tamise et de la Seine
massacrèrent - et furent massacrés par - ceux des
bords du Rhin.
Ce n’était pas le manque de soutien qui
empêchait les dirigeants socialistes de se battre pour
arrêter la guerre – et même si cela avait
été le cas, quelle sorte de socialiste est celui
qui échange des millions de vies humaines contre un gain de
quelques points dans les sondages d’opinion ? La
même chose n’a cessé de se
répéter depuis. Le soutien du Labour Party
à la Guerre du Vietnam, même quand une
majorité de ses partisans y étaient
opposés, n’a jamais vacillé.
Même chose pour le soutien inconditionnel des socialistes
français (et de façon plus nuancée des
communistes) à la Guerre d’Algérie, etc.
Le même paradoxe existe sur d’autres questions. Le
Parti Travailliste a accepté le maintien des missiles de
croisière sur le sol anglais dans les années 80
malgré des sondages qui montraient que 60% de la population
y étaient opposée. Il a soutenu la poll tax
malgré son immense impopularité.
Aujourd’hui Tony Blair et ses ministres mettent en place des
réformes libérales auxquelles résiste
la majorité de ceux qui les ont élus.
Bien sûr, c’est
l’électoralisme qui guide les
réformistes. Et leur recherche
désespérée de suffrages explique
beaucoup de choses. Mais, comme le montrent les exemples ci-dessus, le
réformisme ne suit pas l’opinion publique
– particulièrement lorsque cette opinion est sur
sa gauche dans les problèmes importants du moment. Il doit y
avoir une autre raison à la capitulation
éhontée de la social-démocratie.
La raison en est que les réformistes sont convaincus que le
capitalisme durera toujours, et que, bien qu’il soit ouvert
à des réformes partielles, il ne l’est
jamais à une transformation totale du système. Et
y compris ces changements partiels ne devraient pas être
imposés à une classe capitaliste qui
n’en veut pas par des grèves et des
manifestations. Ils ne peuvent venir que d’un processus
légal, démocratiquement mis en œuvre
par le parlement. La machine d’Etat est l’outil de
choix des réformistes dans le sens du changement social, et
toute menace que subirait cet Etat, que ce soit de
l’intérieur ou de
l’extérieur, doit nécessairement
être combattue.
Une telle perspective considère toute menace contre la
propriété ou l’Etat comme
illégitime. Elle accepte les termes de la
compétition entre les nations, de la même
manière qu’elle accepte la concurrence entre les
firmes et les multinationales. Lorsque des heurts se produisent avec
d’autres blocs nationaux de capital, les
réformistes soutiennent inévitablement
« notre » propriété et
« notre » Etat. Tout aussi
inévitablement, la nation passe avant la classe sociale. Le
socialiste fabien (et humoriste) George Bernard Shaw a
exprimé de façon typique ce sentiment juste avant
la Première Guerre mondiale : « La guerre entre
pays est une mauvaise chose, mais si une telle guerre se produit toute
tentative de grève générale pour
empêcher les gens de défendre leur pays
déboucherait sur une guerre civile qui serait dix fois pire
que la guerre entre nations ». Matériellement, une
grève générale n’aurait
certainement pas pu causer dix fois le nombre de morts de la
Première Guerre mondiale. Malgré tout le
dirigeant du Labour Party de l’époque, Arthur
Henderson, proclama qu’il était «
essentiellement d’accord avec M. Shaw ».
L’idée que les riches et les puissants puissent
faire une guerre dans laquelle les travailleurs ne peuvent que perdre,
ou que « notre » pays puisse conduire une guerre
pour opprimer un autre peuple, n’a jamais eu beaucoup de
poids dans les cercles dirigeants réformistes. Pourtant il
existe des exemples de situations dans lesquelles des masses de
travailleurs sont arrivés à cette conclusion
malgré l’influence de ces dirigeants.
Dans le cas le plus célèbre, les travailleurs
russes comprirent que leur participation à la
Première Guerre mondiale signifiait non seulement le
massacre au front, mais fournissait aussi une excuse à leurs
maîtres pour refuser la terre aux paysans et pour aggraver
l’exploitation et l’oppression d’une main
d’œuvre déjà
particulièrement misérable. La
Révolution d’Octobre 1917 est le mouvement
anti-guerre le plus réussi de l’histoire. Sous le
slogan bolchevik « la paix, le pain, la terre »,
elle retira la Russie de la guerre. La montée de mouvements
anti-guerre et révolutionnaires dans d’autres pays
– notamment l’Allemagne - amena toute la guerre
à son terme alors qu’elle aurait pu durer encore
des années.
De la même manière, la guerre des USA au Vietnam
fut arrêtée par la combinaison de la
ténacité de la lutte de libération
nationale des Vietnamiens et d’un mouvement anti-guerre
grandissant et de plus en plus militant à
l’arrière. En particulier, ce qui effraya la
classe dirigeante américaine fut le lien qui
s’établissait entre le mouvement anti-guerre et
d’autres luttes, comme celle des Noirs. Comme disait le
champion de boxe Muhammad Ali : « Jamais un Vietnamien ne
m’a traité de sale nègre ».
Pourtant de telles luttes ont émergé
malgré l’opposition des politiciens bourgeois de
toutes nuances. Elles ont souvent commencé
spontanément, ou sous l’influence de tout petits
groupes de militants anti-guerre. Mais lorsque ces luttes ont
cherché des idées pour les guider, elles ne se
sont pas tournées vers la tradition réformiste
mais vers une autre, toute différente : la tradition
révolutionnaire et son analyse des relations entre le
socialisme et la guerre.
LES REVOLUTIONNAIRES ET LA GUERRE
Beaucoup de gens qui, opposés
à la guerre, sont révoltés par le
chauvinisme des dirigeants sociaux-démocrates, pensent que
la démarche pacifiste est dans ce domaine la plus efficace.
D’autres, qui ne sont pas pacifistes par principe, disent
qu’une fois que la guerre est engagée, la seule
chose que l’on peut espérer est un cessez-le-feu
suivi de négociations entre les belligérants. Les
révolutionnaires doivent prêter une attention
bienveillante à cette forme d’opposition
à la guerre lorsqu’elle provient de travailleurs
et d’étudiants qui sont horrifiés par
la barbarie de la société dans laquelle ils
vivent. Une telle colère a toujours
été une puissante force de motivation dans les
mouvements anti-guerre. Nous devrions, par contre, nous
méfier de ces sentiments lorsqu’ils sortent des
lèvres de politiciens ou de dirigeants syndicaux.
Les grandes puissances n’oppriment pas toujours les autres
par l’emploi de la force armée –
souvent, la simple menace « pacifique » de ruiner
leur économie est suffisante. Nous ne devons pas croire que,
simplement parce que les canons se sont tus, les grandes puissances
n’ont pas recours à d’autres formes de
violence, plus subtiles, ou que l’exploitation et
l’oppression que les guerres défendent ne sont pas
poursuivies par d’autres moyens. Les sanctions
économiques contre l’Irak, mises en place
après la Guerre du Golfe de 1991, ont tué, par la
maladie et les privations, près d’un million
d’Irakiens ordinaires aussi sûrement que
s’ils l’avaient été par des
armes de guerre.
« Paix », cela a toujours été
le mot d’ordre favori du politicien ou du dirigeant syndical
lorsqu’il a le dos au mur. Confronté à
la défaite, chez lui ou à
l’étranger, un foudre de guerre en
difficulté essayera toujours de sauver ce qui peut
l’être en se convertissant soudain à une
« paix juste et négociée ».
C’était précisément la
réaction de beaucoup de gouvernements européens
pendant la Première Guerre mondiale alors qu’ils
voyaient le mouvement anti-guerre se développer parmi les
classes ouvrières du continent. C’est la
même réaction qu’a eue, bien des
années plus tard, Richard Nixon vers la fin de la Guerre du
Vietnam. La plupart du temps, de telles proclamations sont
combinées, comme dans ces deux cas, avec
l’affirmation qu’il faut continuer à
combattre jusqu’à ce que l’autre camp
consente à une « juste » paix.
Mais il y a une raison plus fondamentale pour laquelle les
révolutionnaires rejettent l’argument pacifiste,
c’est qu’une telle stratégie laisse
intactes les causes de la guerre. Aussi longtemps que nous nous bornons
à essayer de mettre un terme à la
dernière en date des barbaries dans laquelle nos dirigeants
nous plongent, nous leur laissons la liberté de
préparer une nouvelle guerre. Nous avons vu que la tendance
à la guerre est inhérente à la
façon dont le capitalisme fonctionne.
L’histoire du 20ème siècle corrobore
surabondamment cette analyse. Les guerres coloniales des
premières années du siècle ont
préparé la Première Guerre mondiale,
et la fin de celle-ci a semé les germes de la
Deuxième Guerre mondiale. Les rivalités
impérialistes à l’œuvre entre
les vainqueurs de cette dernière ont produit la Guerre
Froide, la Guerre de Corée et la Guerre du Vietnam. Une
nouvelle crise mondiale, et l’éclatement du
schéma de compétition impérialiste
représenté par la Guerre Froide, nous ont
donné la Guerre du Golfe, dans laquelle les
armées alignées l’une contre
l’autre possédaient les proportions de celles de
la Deuxième Guerre mondiale.
De simples appels à la paix sont insuffisants parce
qu’ils ne se soucient pas de la façon dont nous
pouvons nous débarrasser du système qui produit
la guerre. Mais ils sont également incapables de faire face
à la connexion entre la guerre et la politique
intérieure de la classe dirigeante. La guerre et
l’oppression au dehors des frontières vont
toujours de pair avec la répression et
l’exploitation à l’intérieur.
Dans toutes les guerres, les travailleurs se voient infliger tout ou
partie de ce qui suit : les grèves sont interdites ; les
révolutionnaires, les manifestants anti-guerre et les
étrangers sont emprisonnés ou internés
; les impôts augmentent et la protection sociale est
réduite ; la presse est censurée ; la
conscription est introduite ; les salaires sont abaissés et
les heures de travail allongées ; et le chauvinisme et le
racisme tiennent le haut du pavé. Inévitablement,
toutes sortes d’autres conflits s’exacerbent en
temps de guerre, à un degré qui dépend
de l’échelle de la guerre, de
l’équilibre des forces entre les principales
classes, de l’état de
l’économie du pays concerné et de celle
du monde. Malgré tout, les luttes contre la conscription,
contre l’augmentation des impôts, contre
l’interdiction des grèves ou contre
l’aggravation des conditions de travail seront intimement
connectées avec la guerre en cours. Si le mouvement pour la
paix n’intègre pas ces luttes, s’il se
limite à revendiquer la paix sans élargir le
combat à la lutte des classes, il se privera de la meilleure
chance de mettre un terme à la guerre et de
développer un mouvement capable d’arracher pour
toujours le pouvoir de faire la guerre des mains de nos dirigeants.
C’est la raison pour laquelle les révolutionnaires
ne sont pas pacifistes. Nous ne renoncerons pas à
l’arme de la grève alors qu’elle peut
priver nos dirigeants des impôts ou des baisses de salaires
dont ils ont besoin pour faire la guerre. Nous ne nous refusons pas
l’arme de la grève générale
si elle peut renverser un gouvernement prêt à
faire la guerre. Et nous ne nous priverons pas de la
révolution si elle peut mettre fin une fois pour toutes
à la boucherie insensée.
Lénine résumait ces arguments au cours de la
Première Guerre mondiale :
Nous différons des pacifistes en ce sens que nous comprenons la connexion inévitable entre les guerres et la lutte de classe à l’intérieur d’un pays ; nous comprenons que les guerres ne peuvent être abolies sans que les classes sociales soient abolies et le socialisme instauré ; nous sommes également différents en ceci que nous considérons les guerres civiles, c’est-à-dire les guerres menées par une classe opprimée contre une classe oppressive, par les esclaves contre les maîtres, par les serfs contre les seigneurs, et par les travailleurs salariés contre la bourgeoisie, comme totalement légitimes, progressives et nécessaires.
Partant de cette analyse, Lénine tira la
conclusion que la façon la plus efficace de lutter contre la
guerre consistait à intensifier la lutte contre sa propre
classe dirigeante. Chaque manifestation affaiblissait la
prétention du gouvernement selon laquelle la population
soutenait la guerre ; chaque grève rendait plus difficile au
gouvernement la conduite de la guerre ; chaque révolte des
peuples des colonies, comme le Soulèvement de
Pâques de 1916 en Irlande, était une
épine dans le pied des fauteurs de guerre.
Le grand révolutionnaire allemand Karl Liebknecht, un des
rares à s’opposer à la
Première Guerre mondiale dès le
départ, exprima une vue similaire dans une phrase
célèbre : « L’ennemi
principal est dans le pays ». Lénine pensait que
dans une guerre impérialiste tous les socialistes devaient
être partisans de la défaite de leurs propres
dirigeants. Les socialistes allemands devaient être pour la
défaite des dirigeants allemands, les travailleurs
français pour la défaite du gouvernement
français, les socialistes britanniques pour la
défaite de l’Angleterre, etc. Ses
détracteurs l’accusèrent
d’être illogique. Vous vous rendez
sûrement compte que quelqu’un doit gagner la
guerre, lui objectèrent-ils.
La réponse de Lénine comportait deux aspects.
D’abord, il insistait sur le fait que si vous
n’êtes pas désireux d’appeler
à la défaite de votre propre gouvernement vous
finirez par dénoncer toute grève ou toute
manifestation. Les hommes de droite diront, et ils auront raison, que
les grèves et les protestations affaiblissent
l’effort de guerre et par conséquent
mènent à la défaite. Si les
socialistes ne répondent pas qu’ils font
grève et qu’ils manifestent
précisément parce qu’ils veulent
affaiblir l’effort de guerre, ils seront sans arguments face
à la classe dirigeante. Les conservateurs vont sans doute se
mettre à hurler : « Mais cela signifie que nous
allons perdre la guerre ! » Et nous devons leur
répondre que s’il faut que « notre
» côté soit vaincu pour
arrêter la guerre, ce sera le moindre mal.
Le second argument de Lénine était que seuls les
gens qui ont perdu l’espoir que les travailleurs peuvent
changer la société pourront prétendre
qu’une classe dominante ou une autre doit vaincre finalement.
Il insista sur le fait qu’une guerre qui commence comme
guerre entre nations ne doit pas nécessairement finir comme
telle. La lutte des classes peut se développer au cours de
la guerre de telle façon que la guerre est
arrêtée par la lutte de la classe
ouvrière contre les diverses classes dirigeantes des grandes
puissances.
C’est précisément ainsi que
s’est terminée la Première Guerre
mondiale. La révolution s’est répandue
non seulement en Russie mais aussi en Allemagne. De gigantesques luttes
de classes secouèrent l’Italie, la France et
l’Angleterre. Le slogan de Lénine, «
transformer la guerre impérialiste en guerre civile
», devint une réalité. Par
conséquent l’appel de Lénine
à la défaite de la Russie
n’était pas « illogique », pas
davantage que celui de l’écrivain et
révolutionnaire américain John Reed à
la défaite des Etats-Unis. Le souhait de Liebknecht
d’une défaite de l’Allemagne, celui du
marxiste britannique John MacLean de voir l’Angleterre
vaincue, n’étaient pas plus « illogiques
». C’était le seul moyen
d’unir les travailleurs internationalement contre la guerre
et contre toutes leurs classes dirigeantes.
Evidemment, toutes les guerres ne sont pas à
l’échelle de la Première Guerre
mondiale, et elles ne créent donc pas toutes les conditions
qui permettent de les transformer en révolutions. Mais
l’approche générale reste pertinente.
Que nous parlions d’une grève de protestation
symbolique ou d’une grève
générale insurrectionnelle, la classe dirigeante
nous accusera toujours de saboter l’effort de guerre. Nous ne
pouvons lutter avec efficacité pour arrêter une
guerre qui si nous répondons clairement que nous
plaçons en premier les intérêts de
notre classe, et ne voyons aucun intérêt
à participer au massacre d’autres travailleurs
pour sauvegarder les profits de ceux qui nous oppriment chez nous.
Il y a une autre distinction importante qui doit être faite
entre les deux principales sortes de guerres qui se sont produites dans
la période impérialiste. D’abord, il y
a eu les guerres entre grandes puissances impérialistes,
comme la Première et la Deuxième Guerre
mondiales. Ensuite, il y a eu les guerres conduites par les puissances
majeures contre des mouvements de libération nationale, ou
dont le but était de conquérir des nations dont
l’indépendance menaçait
l’ordre impérialiste. Un exemple du second cas est
constitué par la guerre du Vietnam.
Ces deux cas ne sont pas très différents en ce
qui concerne l’attitude que les révolutionnaires
doivent avoir à l’égard des grandes
puissances. Dans chacun d’eux, c’est leurs propres
dirigeants qui sont l’ennemi principal. Mais il y aura une
différence dans la façon de
considérer, par exemple, le Kaiser allemand, ou Hitler,
d’un côté, et, de l’autre, Ho
Chi Minh. Dans une guerre entre grandes puissances, appeler
à la défaite de ses propres dirigeants
n’implique pas que l’on souhaite la victoire des
dirigeants d’en face. « Les
révolutionnaires doivent profiter de la lutte entre les
brigands pour les renverser tous », disait Lénine.
Nous nous rendons compte que pour que la classe ouvrière
remporte la victoire sur les brigands, nous devons commencer la lutte
là où nous sommes, dans notre propre pays, en
faisant de nos dirigeants notre ennemi principal, quelles
qu’en soient les conséquences sur le plan
militaire.
Lorsque les puissances impérialistes s’engagent
dans des guerres coloniales, nous espérons
qu’elles seront battues. De tels revers ne peuvent
qu’affaiblir la classe dirigeante chez elle et par
conséquent accroître les possibilités
d’arrêter la guerre et d’obtenir des
gains pour la classe ouvrière dans le pays. Pendant la
Guerre du Vietnam, chaque victoire du Front National de
Libération vietnamien rapprochait la guerre de sa fin et
facilitait la tâche du mouvement pacifiste. Chaque victoire
du FNL rendait plus difficile pour Nixon la répression du
mouvement anti-guerre, des protestations étudiantes ou des
luttes pour la libération des Noirs. A la fin, la victoire
du FNL devait affaiblir sérieusement
l’impérialisme américain pendant 20
ans. Le sacrifice de ses combattants épargna des dizaines de
milliers de vies dans d’autres pays du tiers monde, comme le
Nicaragua ou l’Iran, dans lesquels, malgré toutes
les manœuvres de la CIA, les USA ne se sentaient pas assez
assurés pour livrer une guerre ouverte.
Comme disait Lénine, ceux qui souhaitent une
révolution sans révoltes nationales dans les pays
opprimés ne verront jamais la révolution. De
telles révoltes peuvent manifester toutes sortes de
préjugés nationaux ou religieux. Et
là, Lénine ajoutait que la teinte politique des
dirigeants des petites nations – qu’ils soient
nationalistes, fondamentalistes, dictateurs ou démocrates
– ne devait pas conditionner le soutien que leur apportent
les révolutionnaires des grands pays
impérialistes. Il suffit qu’une victoire de
l’impérialisme menace de faire reculer la cause
des nations opprimées partout dans le monde pour que les
révolutionnaires s’engagent aux
côtés des mouvements de libération
nationale.
Que les dirigeants de ces nations soient des despotes ou des
« démocrates » meurtriers à
la sauce Clinton, c’est la tâche de leur classe
ouvrière de régler ses comptes avec eux. Toute
intervention des puissances impérialistes ne vise
qu’à assurer les profits ou des
intérêts stratégiques. Mais les
révolutionnaires ne devraient pas se sentir tenus au
silence, du fait de leur opposition à
l’impérialisme, lorsque les classes
ouvrières et les opprimés entrent en lutte contre
les classes dirigeantes du tiers monde. Nous devons soutenir leurs
luttes et affirmer que si des socialistes révolutionnaires
menaient ces pays dans leur lutte contre
l’impérialisme, elle n’en serait que
plus efficace. Nous ne devons pas parer les dirigeants des luttes
nationales d’une « coloration communiste
», disait Lénine.
Bien que les révolutionnaires fussent aussi
opposés à l’impérialisme
américain que l’était Ho Chi Minh, ils
ne lui épargnaient pas leurs critiques lorsqu’il
exécutait des trotskystes vietnamiens ou lorsque son
régime répressif affaiblissait la lutte contre
les USA en attaquant le niveau de vie des travailleurs ou leur droit
à s’organiser. De la même
manière, notre désir de voir les forces
impérialistes défaites dans le Golfe persique ne
signifiait pas que nous devions nous taire face à la
répression des travailleurs organisée par le
régime de Saddam Hussein, ou devant son refus
d’accorder l’indépendance à
la minorité kurde. Agir autrement aurait signifié
renforcer le gouvernement de Saddam tout en affaiblissant la
capacité des travailleurs irakiens à lutter
contre l’impérialisme.
En fait, ce type de critique est encore plus justifié dans
le cas de Saddam Hussein que dans celui d’Ho Chi Minh. Ce
dernier était au moins un anti-impérialiste
conséquent. Saddam, lui, a mené une guerre
impérialiste pour le compte des Etats-Unis contre
l’Iran dans les années 80. Si les USA
l’avaient laissé faire, il n’aurait pas
hésité à recommencer.
En 1991, les Etats-Unis et l’Angleterre sont
entrés en guerre pour vaincre Saddam Hussein et la classe
ouvrière irakienne. C’est pour cela
qu’ils ont refusé de soutenir des tentatives de
minorités arabes dans le sud et kurdes dans le nord de
renverser Saddam Hussein à la fin de la guerre. En ce qui le
concerne, Saddam Hussein voulait la défaite des forces
impérialistes. Mais il voulait aussi la défaite
de la classe ouvrière irakienne. Il était
opposé aux USA malgré sa politique et non
à cause d’elle.
Les révolutionnaires veulent la défaite de
l’impérialisme et la victoire de la classe
ouvrière irakienne. Nous nous opposons à nos
gouvernements impérialistes, souhaitant leur
défaite. Si cette défaite venait de Saddam, nous
nous en réjouirions malgré tout. Mais nous
espérons qu’elle sera le fait des travailleurs
irakiens, qui peuvent à la fois renverser Saddam Hussein et
se montrer de bien meilleurs opposants à
l’impérialisme.
GUERRE A LA GUERRE !
Il ne peut y avoir d’accusation plus
sévère, pour notre système, que celle
qui met en évidence la disparité entre la
technologie guerrière et la science qui sauve des vies. La
technologie la plus coûteuse et la plus avancée
dans le monde d’aujourd’hui est au service des
militaires. Mais pour celles de ses victimes qui survivent, ayant perdu
un bras ou une jambe, il y aura des béquilles et des jambes
de bois qui ne seront pas très différentes de
celles utilisées par les vétérans de
Waterloo.
Bien sûr, les très riches parmi eux pourront se
permettre la microchirurgie ou des prothèses comportant des
circuits électroniques connectés aux terminaisons
nerveuses du corps. Mais de tels équipements ne seront pas
à la portée de la majorité des soldats
pauvres – pour la simple raison que ce ne serait pas
rentable. Soigner les victimes du syndrome de la Guerre du Golfe
n’est certes pas aussi profitable que de préparer
une nouvelle guerre.
Changer un tel système mettra en œuvre une lutte
titanesque. Mais la guerre, du fait qu’elle provoque le chaos
aussi bien à l’arrière que sur le
front, crée les conditions dans lesquelles les gens
ordinaires s’engagent dans la lutte. Les conseils
d’ouvriers et de soldats qui ont fait les
Révolutions Russe et Allemande pendant et après
la Première Guerre mondiale en sont les meilleurs exemples,
mais non les seuls. Les conseils de marins et de soldats, les
grèves de la police, la guerre civile irlandaise, les
grandes vagues de grèves et la lutte des femmes pour le
droit de vote, qui ont secoué la Grande Bretagne
immédiatement après la Première Guerre
mondiale, étaient une grande opportunité de
changement qui tourna court du fait de la trahison de la
grève générale de 1926 par les
dirigeants travaillistes. De nouvelles mutineries
éclatèrent à la fin de la
Deuxième Guerre mondiale, et l’immense
désir populaire de changement fut l’occasion de
l’avertissement de Lord Hailsham : « Donnez-leur la
réforme sociale ou ils vous donneront la
révolution sociale ».
L’opposition à la Guerre du Vietnam
façonna une génération et nourrit le
réveil de la pensée révolutionnaire et
de la résistance des travailleurs qui dominèrent
le début des années 70. Aujourd’hui
nous voyons un nouveau mouvement anti-guerre se développer
dans le monde, au moment même où
l’économie mondiale fait face à une
nouvelle crise. La plupart des protestataires seront
révoltés par la barbarie qu’ils voient
se déployer sous leurs yeux, sans nécessairement
partager toutes les idées contenues dans cette brochure. Si
ceux qui les partagent travaillent de façon
résolue et conséquente aux
côtés de ceux qui ne les partagent pas, ces
idées peuvent avec le temps être
acceptées comme le moyen le plus efficace de lutter contre
la guerre.
Alors, nous aurons vraiment l’occasion de construire la
lutte, non pas seulement contre une guerre ou l’autre, mais
contre la société qui produit la guerre. Nous
pouvons relier la lutte contre la guerre à la lutte contre
les bas salaires, le démantèlement de la
protection sociale et le chômage. Nous mènerons
alors une guerre de classe, la seule qui peut mettre fin à
la guerre.