John Rees - Impérialisme et résistance (1)

Impérialisme et résistance

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John Rees

1 Les armes et l’Amérique

Sommaire





L’ébranlement du système étatique international provoqué par l’effondrement du Bloc de l’Est en 1989 est une des causes de base de l’instabilité, désormais endémique, dans la politique mondiale. L’architecture bipolaire du monde de la Guerre Froide a maintenu en place tous les rapports de puissance de la deuxième Guerre mondiale jusqu’aux révolutions d’Europe de l’Est. Les Etats-Unis tentent aujourd’hui de créer un nouvel ordre impérial, mais le processus est controversé et semé d’embûches.

Il s’agit d’une véritable mutation sismique dans le paysage de la politique mondiale. Si nous recherchions des parallèles historiques, seuls seraient appropriés, par leur échelle et leurs conséquences, la montée du colonialisme européen jusqu’à la Première Guerre mondiale ou la fermeture du Rideau de Fer à travers l’Europe après la Deuxième Guerre. Pour saisir pleinement cette démesure, il nous faut passer en revue la rivalité impériale de la Guerre Froide.


La Guerre Froide


Les Etats-Unis ont émergé de la Deuxième Guerre mondiale comme la seule grande puissance dont l’économie civile s’était développée en même temps que son économie militaire. Chez toutes les autres nations combattantes, alliées ou de l’Axe, l’économie civile avait été ravagée par la priorité donnée à la guerre. La pénétration américaine du marché mondial s’est opérée partout, de l’Extrême Orient au cœur du capitalisme européen, au détriment de ses ennemis comme de ses alliés. En même temps que l’administration coloniale européenne directe se repliait face à la vague des luttes de libération nationale et à l’émergence d’Etats indépendants dans le tiers monde, des alliances militaires, des Etats clients subordonnés aux USA et sous leur domination économique les remplacèrent dans de nombreuses parties du monde.

L’exception, et c’était une exception de taille, était la Russie elle-même et les régions de l’Europe de l’Est dont les nazis avaient été rejetés par les armes russes. A Yalta et aux conférences suivantes, cette réalité militaire se transforma en division négociée de l’Europe entre les grandes puissances. Après la révolution de 1949, la Chine se mit hors de portée des armées et des firmes européennes.

Pendant toute la période de la Guerre Froide, le mode de conflit entre grandes puissances qui avait donné au 20ème siècle deux guerres mondiales se transforma en un autre genre de bataille pour la suprématie. Dans un premier temps, les superpuissances tentèrent de régler la question par des guerres chaudes dans tous les coins du tiers monde. De l’Asie du Sud-Est au Chili, en passant par l’Afrique et Cuba, toutes les batailles étaient livrées sous les drapeaux de l’Ouest et de l’Est, du capitalisme et du communisme.

La forme essentielle du conflit direct entre les superpuissances russe et américaine était la course aux armements. Celle-ci ne se limitait pas à la simple capacité militaire des forces armées en présence. Elle concernait aussi le potentiel économique. Dans une course aux armes nucléaires, dans une compétition militaire qui était aussi une course à l’espace, dans une poursuite où la supériorité des armes signifiait la supériorité technologique, l’échelle et la sophistication des économies en opposition était le facteur décisif.

Il s’établit entre les superpuissances une égalité militaire approximative, qui dissuadait chaque camp de s’engager dans une guerre conventionnelle en Europe. Cela dit, il n’y eut jamais parité sur le plan économique. La Russie s’était industrialisée plus tard et son économie fut toujours inférieure en taille à celle des Etats-Unis. La Russie, ainsi que certaines économies d’Europe de l’Est, avaient connu pendant une longue période une croissance plus rapide que celle de la plupart de leurs concurrents occidentaux. Le contrôle étatique les isolait des divagations du marché mondial et leur permettait de concentrer leurs ressources sur la construction ou la reconstruction de leur capacité industrielle. Sur le long terme, malgré tout, la reconstitution du marché mondial et la pression de la course aux armements sapait la viabilité des économies d’Europe de l’Est contrôlées par l’Etat.

Lorsque dans les années 1980 Ronald Reagan s’engagea dans le projet Star Wars, l’objectif explicite était tout autant d’exercer une pression économique sur la Russie que de développer une arme que les Russes ne pourraient égaler. Les ressources économiques affectées à la recherche et à la fabrication étaient aussi décisives que l’efficacité des armes produites.

La course aux armements fut également coûteuse pour l’économie américaine. Le prix de la victoire dans la compétition fut supporté de façon massive par les Etats-Unis, cependant ses effets positifs ne se sont pas limités à l’Amérique, mais ont été ressentis par toutes les économies occidentales qui ont connu la longue prospérité économique d’après-guerre (les ‘trente glorieuses’) soutenue par les dépenses militaires. Au sommet du boom résultant des dépenses militaires de Reagan, les Etats-Unis dépensaient 7% de leur PIB en armements alors que les autres pays de l’OTAN n’y consacraient que la moitié de ce pourcentage.1 Cette disparité, constante pendant toute la Guerre Froide, aboutit à ce que les capitaux allemand et japonais, par exemple, agrandirent leur part du marché mondial aux dépens des USA.

De plus, en même temps que l’échelle de l’économie mondiale s’élevait, celle des dépenses militaires nécessaires pour soutenir le boom dut également grandir. Les Etats-Unis atteignaient la limite de ce qu’ils pouvaient se permettre de dépenser en armements, non pas seulement par rapport à leurs concurrents, mais aussi par rapport au montant total nécessaire pour soutenir la croissance globale. Ces fissures apparurent dans le système mondial à partir des années 70, lorsque les taux de croissance globaux commencèrent à tomber à la moitié de ce qu’ils avaient été au zénith de la prospérité d’après-guerre. A partir de ce moment, les cycles de prospérité et de récession furent plus accentués qu’à aucun moment dans les années d’après-guerre.

A la fin de la Guerre Froide, les Etats-Unis avaient sérieusement ébranlé, par la course aux armements, la structure économique de l’Europe de l’Est, mais la dimension des dépenses militaires nécessaires avait également entamé leur avantage économique sur leurs rivaux occidentaux.

Au commencement du 21ème siècle, les Etats-Unis restent évidemment l’économie la plus puissante du monde, mais ils ne dépassent plus leurs rivaux au point de pouvoir déterminer le cours des évènements par leur seul poids économique, comme ils l’avaient fait avec le Plan Marshall à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Des institutions économiques multilatérales comme le FMI, la Banque mondiale et l’OMC bénéficient désormais d’un intérêt, de la part des Etats-Unis, que leurs équivalents politiques et militaires ne suscitent plus. Ce n’est pas parce que les USA seraient devenus plus coopératifs dans le champ économique, mais simplement parce que le déclin relatif de leur économie les y contraint.

Il n’y a pas un déclin comparable dans la puissance militaire relative des Etats-Unis. En fait, c’est plutôt le contraire : leur capacité guerrière a émergé de la Guerre Froide plus colossale, à l’échelle mondiale, qu’elle ne l’avait jamais été.

C’est dans ce couple contradictoire – déclin économique relatif et supériorité militaire absolue – qu’il faut chercher la signification essentielle de la stratégie américaine au 21ème siècle.


Les Etats-Unis et le monde de l’après-Guerre Froide


La fin de la Guerre Froide était censée annoncer un nouvel ordre mondial fait de paix et de prospérité. Le fondement logique du niveau élevé des dépenses militaires, le face à face nucléaire entre les superpuissances avait vécu. Il y eut véritablement une chute dans la part de la richesse nationale consacrée aux armements.

La proportion mondiale du Produit Intérieur Brut (PIB) dépensée en armes passa de 5,2% en 1985 à 2,8% en 1995. Dans la même décennie, la part du PIB consacrée par les Etats-Unis aux armements tomba de 6,1% à 3,8%. Au cours de la même période, les pays de l’Otan réduisirent leurs dépenses militaires de 3,5% à 2,4%. En Grande-Bretagne, le chiffre passa de 5,1% à 3%.2 Mais l’affaire ne se résume pas à une chute de la part du PIB consacrée aux armements.

La réduction des dépenses militaires américaines ne fut pas aussi brusque que dans d’autres pays. Ainsi, la part des Etats-Unis dans le total des dépenses d’armement des nations s’accrut fortement à la fin de la Guerre Froide.

Le résultat fut que l’équilibre des forces militaires était massivement favorable aux Etats-Unis. Ce déséquilibre ne fut nulle part aussi décisif que dans la relation des USA avec les soi-disant ‘Etats menaçants’.

Le déplacement général dans l’équilibre militaire a été mesuré par une étude mettant en évidence l’avantage particulièrement énorme dont jouit la bannière étoilée sur ces Etats.

L’étude en question conclut : ‘Malgré les réductions des dépenses d’armement à la fin de la Guerre Froide, les Etats-Unis et leurs alliés ont aujourd’hui une marge de dépenses sur des adversaires potentiels bien plus importante que celle qui existait pendant la Guerre Froide’.6 De plus, ‘la charge de défense supportée par les Etats-Unis, leurs alliés et amis proches est aujourd’hui distribuée plus équitablement parmi les membres de ce groupe – même si les USA continuent à consacrer davantage de leur PIB à la défense que la moyenne du groupe’.

Alors que la réalité de cette situation émergeait dans les années 1990, des sections de la classe dirigeante américaine commencèrent à formuler une stratégie adaptée au nouvel équilibre des pouvoirs. Ce n’était pas une mince affaire. Il était clair, pour les penseurs politiques américains, qu’ils possédaient une puissance militaire inégalée. Tout aussi clair était l’effondrement du bloc de l’Est, avec pour conséquence le fait qu’un tiers du globe, qui avait été fermé aux compagnies et aux stratèges militaires occidentaux depuis la Deuxième Guerre mondiale, était désormais, littéralement, ouvert au business. Ce qui était moins clair, c’était comment s’y prendre pour exploiter cette situation et quels seraient les dangers, aussi bien internes qu’externes, dont ce nouvel ordre mondial serait porteur pour les dirigeants américains.

La première Guerre du Golfe de 1991, par exemple, avait démontré la puissance des armes américaines – mais elle avait aussi révélé que ceux qui déterminaient la politique étrangère US étaient soucieux de mettre l’accent sur le multilatéralisme, allant jusqu’à l’implication des Nations Unies. En fait, les Etats-Unis entrèrent dans la première Guerre du Golfe avec un programme en grande partie emprunté à la Guerre Froide. Le plan de bataille air-sol des USA était tiré de la stratégie de l’Otan en Europe. Ils avaient longtemps été conscients qu’ils feraient face à des armées du Pacte de Varsovie bien supérieures en nombre aux forces de l’Otan. Pour compenser ce déséquilibre, ils avaient développé l’idée d’un bombardement en tapis (carpet-bombing) des arrières de l’ennemi, détruisant ses réserves, coupant les communications des troupes de première ligne et interrompant leurs approvisionnements.

Il existait un plan semblable pour faire face à une attaque russe en Iran, si elle s’était matérialisée. Norman Schwarzkopf, le commandant américain dans la Guerre du Golfe, se servit simplement de cette stratégie toute prête pour l’utiliser contre l’armée irakienne. Mais dans la transition il y eut des altérations importantes en termes de plan et de circonstances. D’abord, la composante aérienne fut massivement augmentée jusqu’à devenir la frappe la plus dévastatrice de tous les temps. Les USA firent 88.000 sorties contre l’Irak en six semaines, durant lesquelles plus de bombes y furent larguées que sur l’Allemagne pendant la totalité de la Deuxième Guerre mondiale.7

Ensuite, les cibles n’étaient pas les arrières de l’armée d’une autre superpuissance, mais les villes d’un pays du tiers monde. Stephen Pelletiere, l’analyste politique principal de la CIA pendant la guerre Iran-Irak, conclut : ‘Dans le cas de l’Irak, la stratégie fut relookée, pour ainsi dire, par les théoriciens de la guerre aérienne… dans le sens d’une stratégie de bombardement du front des civils (homefront) pour obtenir leur soumission… Les Américains utilisèrent un genre de guerre destiné à frapper l’armée d’une autre superpuissance (la Russie) contre une puissance de troisième ordre, déplaçant l’objectif vers le front des Irakiens ordinaires (Iraqis’ homefront)’.8

De la même manière, les justifications idéologiques de la guerre, en 1991 et pendant le reste de la décennie, formaient une mixture incohérente d’éléments retirés du monde de la Guerre Froide et d’après. Déjà, en 1991, Saddam Hussein était le ‘nouvel Hitler’, comme Nasser en 1956. Dans les aventures militaires américaines en Amérique Latine la ‘guerre contre la drogue’ devint candidate au rôle de justification idéologique dominante de l’intervention. La ‘guerre contre le terrorisme’ était aussi utilisée périodiquement. Mais avant les attentats sur les tours jumelles du World Trade Center new-yorkais le 11 septembre 2001, aucune de ces notions n’avait le tranchant idéologique que l’anticommunisme avait fourni pendant la Guerre Froide.

En fait, la plus grande différence entre la Guerre du Golfe et la Guerre Froide n’était pas du côté des Etats-Unis mais de celui de l’Irak. Il n’est pas exclu que Saddam ait cru qu’il avait l’aval des Américains pour une attaque contre le Koweït. Mais ce qu’il savait avec certitude, c’est qu’il n’y aurait pas de veto russe contre son action comme cela aurait été le cas pendant toute la période de la Guerre Froide. Le monde bipolaire de la Guerre Froide tenait les ‘Etats voyous’ en respect selon un accord passé entre les deux ‘grands’. Cette dangereuse stabilité n’avait plus cours. Les Etats-Unis se lancèrent dans la première Guerre du Golfe parce qu’ils ne voulaient pas de défis d’après-Guerre Froide à leur puissance. Ce fut le cas de manière immédiate au Moyen-Orient, mais de façon générale les Américains voulaient que la guerre envoie un message aux classes dirigeantes d’Europe et d’ailleurs, selon lequel ils étaient toujours le meilleur gendarme du monde. Depuis lors, les Etats-Unis sont aux prises avec la question de savoir comment neutraliser de futurs défis à leur puissance, d’où leur obsession des Etats voyous.

Ainsi, par la première attaque de l’Irak, et bien avant les attentats des tours jumelles, les néoconservateurs formulaient, au sein de l’élite diplomatique, une stratégie américaine adaptée au monde d’après la Guerre Froide.


Les racines de la stratégie américaine


Henry Kissinger, analysant ce monde post-Guerre Froide avec les yeux de la classe dirigeante américaine, arrivait à la conclusion suivante : ‘Sur le plan géopolitique, l’Amérique est une île éloignée des rives de la vaste masse continentale eurasienne, dont les ressources et la population sont de très loin supérieures à celles des Etats-Unis. La domination, par une puissance unique, de l’une ou l’autre des deux principales sphères de l’Eurasie – l’Europe ou l’Asie – reste une bonne définition du danger stratégique auquel est exposée l’Amérique, qu’il y ait ou non Guerre Froide. Car un tel regroupement aurait la capacité de vaincre l’Amérique économiquement et, en fin de compte, militairement’.9

De plus en plus, au cours des années 1990, des voix s’étaient élevées, dans l’establishment américain, en faveur de la recherche d’un moyen de dominer la ‘masse continentale eurasienne’. La droite de l’élite diplomatique américaine avait immédiatement reconnu que le Moyen-Orient était stratégiquement, économiquement, idéologiquement, et bien sûr géographiquement, au cœur de la question eurasienne. Même si ‘mettre l’Eurasie au pas’ pouvait ne pas résoudre les problèmes rencontrés par les Etats-Unis dans d’autres importantes parties du monde, comme l’Amérique Latine ou l’Asie du Sud-Est, c’était, de façon disproportionnée, indispensable. La première Guerre du Golfe devait démontrer que, quelles que fussent les mutations en cours dans les turbulences agitant l’Europe de l’Est et la Russie, rien ne devait changer dans la domination américaine du Moyen-Orient.

La première Guerre du Golfe n’avait aucunement détruit le régime de Saddam Hussein. En fait, il avait fallu la collaboration active des Etats-Unis, encourageant puis abandonnant une insurrection populaire irakienne en faveur du moindre mal, pour maintenir Saddam au pouvoir. Le régime des sanctions de l’ONU qui suivit, comme nous le savons aujourd’hui sans l’ombre d’un doute, non seulement infligea des souffrances immenses aux Irakiens ordinaires, mais empêcha aussi tout développement par Bagdad de véritables armes de destruction massive. D’une certaine façon, la première Guerre du Golfe avait été trop bien gagnée pour profiter aux Américains. Stephen Pelletiere explique cela : ‘Avec la chute de l’Union Soviétique, la grande menace sur le Golfe (qu’auraient selon lui fait peser les Russes) n’existait plus. De plus, l’Irak avait été battu… et même avant cela – dans la guerre Iran-Irak - Bagdad avait réussi à maîtriser les Iraniens. Ainsi, effectivement, il n’y avait plus de menace dans le Golfe, et donc plus de raisons pour que les Américains y maintiennent une présence militaire’.10

La première Guerre du Golfe était de plus en plus considérée comme un échec dans la mesure où elle n’avait pas fait avancer la cause dont Henry Kissinger s’était fait le héraut, à savoir une domination plus assurée sur la masse continentale eurasienne. Pour les faucons de Washington, la première Guerre du Golfe était trop ‘multilatérale’ et trop limitée dans ses conséquences, à la fois en Irak et dans le reste du Moyen-Orient. En fait, elle avait été terminée trop vite – une chose que les faucons n’ont jamais pardonnée à Colin Powell, alors chef des états-majors conjoints, qui avait arrêté la poursuite de l’armée irakienne en retraite, après le massacre de la route de Bassorah, de peur qu’il n’enflamme l’opinion antiguerre aux Etats-Unis.

Les visées plus larges des faucons et la nécessité plus précise d’une domination continue du Moyen-Orient se rapprochèrent pendant les années de présidence de Clinton. L’évolution de cette politique faisait partie d’un changement plus large dans la politique étrangère de l’administration Clinton, inauguré par la Secrétaire d’Etat Madeleine Albright et son mentor Zbigniew Brzezinski.

Né Polonais, Brzezinski est une personnalité centrale de l’élite diplomatique américaine, et suivre sa carrière équivaut à suivre l’évolution d’un élément clé de la politique des Etats-Unis. Brzezinski était le Conseiller à la Sécurité Nationale (National Security Advisor) de Jimmy Carter, et il exerça une influence considérable sur la première administration Clinton à travers son allié Anthony Lake, Conseiller à la Sécurité Nationale de Clinton. Brzezinski s’était fait très tôt l’avocat d’une expansion de l’Otan et, par l’intermédiaire de Lake, joua un rôle important dans le tournant opéré par Clinton dans ce sens dès 1994. L’influence de Brzezinski persista sous la deuxième administration Clinton, avec la nomination de son ancienne étudiante à l’Université de Columbia, Madeleine Albright, comme Secrétaire d’Etat. Albright avait également travaillé sous les ordres de Brzezinski dans l’administration Carter.11

Les ‘trois grands impératifs de la géostratégie impériale’, selon Brzezinski, consistent à ‘empêcher la collusion et maintenir la sécurité chez les vassaux, s’assurer de la docilité et de la protection des tributaires, et dissuader les barbares de s’entendre’. La tâche la plus urgente est de ‘consolider et perpétuer le pluralisme géopolitique existant sur la carte de l’Eurasie’, par la ‘manœuvre et la manipulation en vue de prévenir l’apparition d’une coalition hostile qui pourrait chercher à menacer la primauté de l’Amérique’. Ceux qui doivent être divisés pour que les USA règnent sont l’Allemagne, la Russie et l’Iran aussi bien que le Japon et la Chine.12 C’est Brzezinski qui, de façon infâme, défendit le soutien apporté par les Etats-Unis aux talibans dans ces termes : ‘Qu’est-ce qui est le plus important dans la vision mondiale de l’histoire ? Les talibans ou la chute de l’empire soviétique ? Une poignée de musulmans agités ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la Guerre Froide ?’13

La stratégie de Brzezinski n’a pas été sans rencontrer une opposition parmi les dirigeants de l’Amérique. Certains, comme le Secrétaire d’Etat de Clinton Warren Christopher, étaient ambivalents au sujet de l’expansion de l’Otan. D’autres voyaient l’Islam plus comme une menace que comme un contre-pouvoir utile dans le jeu de la realpolitik géopolitique. D’autres encore, comme Strobe Talbott, avaient au début des années 1990 une attitude plus bienveillante et accueillante envers la Russie, espérant qu’elle pouvait être attirée dans le camp occidental comme une alliée plutôt que comme une concurrente. Mais une combinaison des performances catastrophiques des économies russe et ex-soviétiques, du caractère profondément autoritaire des gouvernements de toute la région, et la logique de deux guerres en trois ans donnèrent l’avantage aux ‘expansionnistes’.

La guerre du Kosovo, en 1999, peut être vue aujourd’hui comme une étape vers la politique guerrière concoctée par l’extrême droite US. Elle fut livrée par l’Otan, et l’ONU ne fut appelée que pour donner sa bénédiction au montage colonial qui en résulta. Elle a trouvé sa justification dans les souffrances des Kosovars, portant à de nouveaux sommets le discours ‘impérialiste humanitaire’. Et elle a eu lieu dans une zone géographique qui forme une intersection critique dans la masse continentale eurasienne, s’ouvrant vers les anciennes républiques russes des rives de la Caspienne et les sources d’énergie qu’elles contrôlent. De toutes ces manières, elle inaugurait véritablement la voie qui devait mener à l’invasion de l’Irak.

Brzezinski devint un ferme partisan de la guerre balkanique. C’était, d’abord, parce qu’il voyait les Balkans comme le terrain où tester la politique américaine dans toute la zone de la Caspienne et de l’Asie centrale : ‘Dans la vision prospective de Brzezinski… ‘la Serbie’, c’est la Russie, et la Croatie, la Bosnie, le Kosovo, etc., c’est l’Ukraine, les pays baltes, la Géorgie et les anciennes républiques soviétiques des ‘Balkans eurasiens’.14 Et bien sûr, ‘s’étant fait l’avocat des compagnies pétrolières américaines désireuses de s’établir dans les anciennes républiques soviétiques du Caucase et de l’Asie centrale, Brzezinski considère la prédominance américaine dans cette région… comme un objectif prioritaire. Avec cela à l’esprit, en dehors des alliances avec la Chine et la Turquie, notre champion de la démocratie considère favorablement un renforcement des relations entre le Pakistan et l’Afghanistan (les talibans agissant comme un ciment) et une résurgence islamiste en Arabie Saoudite aussi bien qu’en Iran (avec lequel il préconise une alliance)’.15

Cela ne demande pas beaucoup de perspicacité pour voir dans ce scénario les grandes lignes de la diplomatie américaine dans le conflit afghan, si l’on néglige le fait que la ‘poignée de musulmans agités’ y donne plus de souci à l’élite US que ne le prévoyait Brzezinski.

Dans le mois même où la guerre des Balkans a éclaté, l’Otan a intégré la Pologne, la République tchèque et la Hongrie. Le flanc méridional de l’Otan, entre la Hongrie et la Grèce, n’a été ensuite percé que par l’ancienne Yougoslavie. Ainsi, le processus étalé sur dix ans d’extension de l’Otan à l’Est a été rattrapé par le sort des Balkans en général et des anciens Etats yougoslaves en particulier. Les Etats-Unis, et non l’Allemagne récemment réunifiée, avaient besoin de porter l’Otan sur la nouvelle frontière.

Le président Clinton a exprimé les buts de guerre de l’Otan de façon suffisamment claire dans l’article de l’International Herald Tribune où il proclamait avec insistance qu’une ‘stabilité durable’ dans les Balkans ne pouvait exister que si ‘l’Union Européenne et les Etats-Unis… font pour l’Europe du Sud-Est ce que (les USA) ont fait pour l’Europe après la Deuxième Guerre mondiale et pour l’Europe centrale après la Guerre Froide… Nous pouvons faire cela en reconstruisant des économies en difficulté, en encourageant le commerce et l’investissement et en aidant les nations de la région à rejoindre l’Otan et l’Union Européenne’. Les nations de la région, continuait Clinton, se montraient déjà réceptives à ‘l’appel de l’intégration’ en se tenant à leurs réformes en faveur du marché et en ‘soutenant la campagne de l’Otan’.

Le nouveau Rideau de Fer entre l’Europe occidentale et celle de l’Est ne met pas fin à l’importance stratégique des Balkans pour l’Alliance atlantique. Le sort du flanc sud de l’Otan, à travers la Grèce et la Turquie, est lié à une autre zone cruciale d’instabilité postérieure à la Guerre Froide – l’arc des Etats pétroliers, qui va des sphères traditionnelles d’intérêt occidental en Iran et en Irak à la Mer Caspienne et aux nouveaux Etats indépendants sur la bordure méridionale de la Russie.

Les plans des USA et de l’Otan concernant la coopération militaire avec ces Etats ont été fortement accélérés par la guerre des Balkans. The Economist rapportait que pendant la guerre des Balkans les nations de la zone de la Caspienne se sont ‘tout simplement divisées en deux camps, l’un favorable aux Russes et l’autre à l’Otan’. L’une des tâches principales de l’alliance avec les Etats de la Caspienne consiste, selon le Financial Times, à ‘développer les riches gisements de gaz et de pétrole de la région en en excluant la Russie’.

Il y a une prime fabuleuse en jeu dans la région de la Mer Caspienne. Ses réserves de pétrole prouvées sont estimées entre 16 et 32 milliards de barils, comparables aux réserves américaines de 22 milliards et supérieures aux 17 milliards de la Mer du Nord. Le champ de Tengiz, exploité par Chevron, est le plus grand réservoir de pétrole découvert dans les dernières 25 années et il contient 6 milliards de barils. Un gisement d’un milliard de barils est aujourd’hui considéré comme ‘gros, de classe mondiale’ selon le Financial Times. L’Offshore Kazakhstan International Operating Company (OKIOC), dont les actionnaires comptent parmi eux Mobil, Total, BG, Statoil de Norvège et l’américaine Philips Corporation, prospecte un gisement au nord de la Caspienne dont on dit qu’il a trois fois la taille de celui de Tengiz. Il n’est pas étonnant que le Financial Times considère que ‘les implications politiques de la découverte pourraient aller beaucoup plus loin que les récompenses commerciales potentielles’.

Ces réserves sont éloignées des Balkans, mais les routes par lesquelles le pétrole doit être acheminé vers l’ouest ne le sont pas. Au début de la guerre des Balkans, un nouvel oléoduc fut ouvert, qui transportait le pétrole de la Mer Caspienne à travers l’Azerbaïdjan et la Géorgie. Le brut continue son voyage par tanker à travers la Mer Noire, le Bosphore et longe les côtes de Turquie et de Grèce. Depuis la guerre des Balkans, un important pipeline reliant Bakou en Azerbaïdjan à Ceyhan sur la côte méditerranéenne de la Turquie a été mis en chantier. Un tel oléoduc est une priorité de la politique étrangère américaine car il permettrait de dégager les anciennes républiques soviétiques du bord de la Caspienne de l’emprise de la Russie tout en sapant ses intérêts commerciaux croissants en utilisant l’Iran comme chemin d’exportation du pétrole.

Le Secrétaire à l’Energie américain Bill Richardson expliquait à l’époque : ‘Il s’agit de la sécurité énergétique de l’Amérique… Il s’agit aussi d’empêcher des avancées stratégiques de ceux qui ne partagent pas nos valeurs. Nous essayons d’attirer ces pays récemment arrivés à l’indépendance vers l’Ouest. Nous aimerions les voir se relier aux intérêts commerciaux et politiques occidentaux. Nous avons fait un investissement politique substantiel dans la Caspienne et il importe que la carte des oléoducs et la situation politique soient associées positivement’.

La ‘carte des oléoducs’ dont parle Richardson relie les réserves pétrolières de la Caspienne à la zone sûre constituée par la Turquie, la Grèce et les autres Etats balkaniques. Les décisions relatives aux trajets par lesquels le pétrole arrivera à l’Ouest comportent effectivement, comme le fait remarquer l’International Herald Tribune, ‘de profondes conséquences économiques et géopolitiques’ : ‘Les rivalités qui vont s’affronter ici auront un impact décisif dans le remodelage du monde post-communiste, et dans la détermination de l’influence qu’auront les Etats-Unis sur son développement’.

Les commentateurs qui voyaient un lien entre le pétrole de la Caspienne et la guerre du Kosovo furent à l’époque tournés en ridicule, notamment par le Secrétaire du Foreign Office travailliste Robin Cook, qui pensait clore le débat en déclarant : ‘Il n’y a pas de pétrole au Kosovo’. Pourtant il existait déjà des plans pour un oléoduc trans-balkanique amenant le brut de la Caspienne à la Méditerranée, en plus du trajet Bakou-Ceyhan, dès les années 1990. Lors d’une réunion de discussion sur le projet tenue à Sofia en 1998, le président albanais fit clairement comprendre que son consentement au projet reposait sur l’autonomie du Kosovo, car selon lui ‘aucune solution à l’intérieur des frontières serbes ne peut amener de paix durable’.16

L’accord de construction du pipeline fut finalement signé en décembre 2004 entre la société américaine AMBO et les gouvernements balkaniques, à nouveau à Sofia. Un rapport indiquait que bien que la guerre des Balkans ait ‘rendu nerveux certains investisseurs… la situation semble s’être stabilisée (et) l’avenir paraît radieux pour AMBO’. La rapport continuait : ‘Cette soirée de gala à Sofia réunissait les dirigeants principaux des pays concernés : les premiers ministres macédonien, bulgare et albanais, respectivement Vlado Buckovski, Siméon Saxe-Cobourg-Gotha et Fatos Nano. Le lundi ils ont signé une déclaration politique confirmant le soutien de leurs pays au projet d’oléoduc.’

Le président d’AMBO, Ted Ferguson, annonce que son projet a reçu 900 millions de dollars de fonds d’investissement « … de l’OPIC (Overseas Private Investment Corporation) – une agence de développement américaine – de l’Eximbank et de Credit Suisse First Boston, parmi d’autres »… La construction de l’oléoduc devrait prendre trois ou quatre ans, et lorsqu’il sera fini il transportera 750.000 barils de brut par jour… traversant la péninsule balkanique par voie terrestre et aboutissant au port de l’Adriatique de Volre’.17

Les Balkans sont à nouveau devenus une zone contestée où les plaques tectoniques des grandes puissances entrent en collision, comme elles le faisaient avant que l’accident de la géographie impériale de la Guerre Froide et les Trente Glorieuses ne leur accordent un répit temporaire.

La guerre des Balkans a changé la pensée des USA et de leurs alliés, redéfinissant ce qui était possible et acceptable dans le monde d’après la Guerre Froide. L’Otan a explicitement révisé ses ‘concepts stratégiques’ de telle sorte qu’elle n’est plus simplement une alliance défensive comme elle le proclamait tout au long de la Guerre Froide. Toutes les pratiques de l’Otan de la Guerre Froide demeurent, y compris son engagement à ‘l’utilisation en premier’ (first use) de l’arme nucléaire si elle l’estime nécessaire. Mais immédiatement après la chute des Etats d’Europe de l’Est en 1991, l’Otan a redéfini ses buts, à telle enseigne que des opérations ‘hors zone’ font désormais partie du nouveau ‘concept stratégique’. C’était de prime abord considéré comme un rôle de ‘maintien de la paix’. Mais, comme l’explique l’International Institute for Strategic Studies, ‘le commandement exclusif de l’Otan dans les opérations de la Force d’Intervention (IFOR) en Bosnie a complètement changé cette vision’. Ainsi, la chute des régimes est-européens et l’expansionnisme de l’Otan ont nourri son intérêt pour les Balkans ; et son expérience dans les Balkans a alimenté sa détermination à utiliser son poids militaire au delà de ses frontières. Rien de tout cela ne passa inaperçu aux yeux des néo-conservateurs, attendant dans les coulisses les élections américaines qui n’étaient plus éloignées que de deux ans.


L’ascension des néoconservateurs


La guerre des Balkans a contribué au remodelage du projet impérial sur le terrain. Mais avant même qu’elle n’éclate les néoconservateurs préparaient leur affaire pour une nouvelle offensive impériale des Etats-Unis.

A la suite de la Première Guerre du Golfe le projet de Paul Wolfowitz de Guide de Défense du Pentagone (Pentagon’s Defense Planning Guidance) fut transmis en qualité de ‘fuite’ à la presse en 1992. Il argumentait le thème désormais familier d’une intervention militaire US active dans le but de prévenir l’apparition de puissances concurrentes. Les Etats-Unis, disait Wolfowitz, devaient utiliser tous les moyens pour empêcher l’émergence d’Etats rivaux. L’opposition de certains alliés obligea le premier président Bush à retirer des passages offensants, avant que le document ne réapparaisse comme le Guide de Défense du Pentagone 1994-99.

Mais, tout au long des années 1990, les néoconservateurs renforçaient leur argumentation. En janvier 1998, une lettre fut envoyée au président Clinton, signée par 18 experts de politique étrangère, dont 11 devaient faire partie de l’administration Bush. On trouvait parmi eux Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz, John Bolton, Richard Perle, James Woolsey, William Kristol, Francis Fukuyama et Richard Armitage – tous des propagandistes centraux de l’invasion de l’Irak cinq ans plus tard. La lettre était une ébauche de plan de ‘guerre contre le terrorisme’ bien avant l’attentat des tours jumelles, et articulait de nombreux thèmes clés du Projet pour le Nouveau Siècle Américain (Project for the New American Century), une organisation à but non lucratif formée l’année précédente pour ‘promouvoir le leadership global américain’.

‘La politique américaine envers l’Irak ne réussit pas’ parce que la stratégie de neutralisation (containment) ne fonctionne pas, proclamaient les auteurs, et le président Clinton devrait utiliser le prochain message sur l’état de l’Union pour appeler à ce que ‘le régime de Saddam Hussein soit renversé’. Le régime de Bagdad se dérobait aux enquêtes de l’ONU sur les armes de destruction massive, et par conséquent ‘dans un avenir peu éloigné nous serons incapables de déterminer avec un niveau raisonnable d’exactitude si l’Irak possède, oui ou non, de telles armes’. Si l’on laisse Saddam constituer une menace, alors ‘une portion significative des approvisionnements mondiaux en pétrole sera mise en péril’. Pour aboutir au renversement de Saddam, les Etats-Unis devaient agir unilatéralement parce que ‘nous ne pouvons plus nous fier à nos partenaires de la coalition de la Guerre du Golfe’ et que ‘la politique américaine ne peut continuer à être handicapée par une insistance coupable sur l’unanimité du Conseil de Sécurité de l’ONU’.18

Lorsqu’au début du nouveau millénaire George W Bush devint président des Etats-Unis, il mit aux commandes du gouvernement ceux-là même qui étaient engagés dans cette démarche. Le vice-président Dick Cheney était dirigeant de société pétrolière et ancien Secrétaire à la Défense. La Conseillère à la Sécurité Nationale, Condoleeza Rice, était directrice d’une multinationale pétrolière et spécialiste de la Russie. Le Secrétaire d’Etat, Colin Powell, était sans expérience diplomatique mais avait été, évidemment, le chef des Etats-Majors Conjoints de la Guerre du Golfe. Donald Rumsfeld, nommé Secrétaire à la Défense, est un ancien dirigeant de Searle Pharmaceuticals et faisait partie, avec Dick Cheney, du Russian-American Business Leaders Forum en mai 2000. On peut dire sans crainte de son tromper que les intérêts centraux de ce groupe ont toujours été le pétrole, la Russie et les questions militaires.

Les évènements du Moyen-Orient, de même que les impératifs généraux de l’après-Guerre Froide, conspiraient à faire de ce programme néoconservateur une politique de plus en plus attirante, en fait nécessaire, pour la classe dirigeante américaine dans son ensemble. De façon critique, la relation des Etats-Unis avec l’Arabie Saoudite subissait une pression intense.

L’Arabie Saoudite était essentielle à l’influence américaine au Moyen-Orient pour toute une série de raisons. Militairement, les Etats-Unis dépendaient de l’Arabie Saoudite pour ses grandes bases dans la région. En plus, les Saoudiens étaient de gros clients de l’industrie américaine d’armement. Plus important encore, le régime saoudien était le partenaire de choix des USA dans la stabilisation des prix du pétrole. En tant que premier producteur mondial, l’Arabie avait, depuis que George Bush senior leur avait rendu une visite de quatre jours en 1986, élevé ou abaissé sa production pour maintenir les cours du brut dans un créneau acceptable pour les américains.

Immédiatement après la première guerre d’Irak, les Etats du Golfe dépensaient davantage en armes américaines que le Pentagone pour équiper ses propres forces. Des difficultés avec les paiements des Saoudiens aux Etats-Unis apparurent en 1992, lorsque les premiers rencontrèrent des problèmes de trésorerie. Finalement, un accord fut conclu avec McDonnell-Douglas, Hughes Aircraft, General Dynamics, FMC et Raytheon pour un rééchelonnement des paiements. Mais le président Clinton insista alors aussi sur un engagement des Saoudiens à acquérir des avions civils de Boeing et McDonnell-Douglas. Les Saoudiens acceptèrent, mais en 1999 ils furent contraints d’annoncer une réduction de leurs dépenses d’armements de l’ordre de 7 à 9 milliards de dollars.19

La présence de forces US en Arabie Saoudite devenait de plus en plus impopulaire dans le pays. En fait, s’il existe une question qui peut être identifiée sans crainte d’erreur comme ayant motivé Ben Laden et d’autres Islamistes radicaux saoudiens, c’est bien la présence de troupes américaines sur le sol de la péninsule. En 1995, un attentat tua à Riyad cinq Américains, parmi lesquels un sergent de l’armée. L’année suivante le Khobar Towers sauta, entraînant la mort de 17 militaires US. La famille royale saoudienne fit comprendre clairement aux Américains qu’elle souhaitait que leurs troupes quittent le royaume.

De façon aussi importante, l’Arabie Saoudite s’avérait peu efficace comme stabilisatrice des cours du pétrole. A la fin de 1997, le grand crash de l’économie asiatique frappa le marché mondial. La contraction économique globale fit sentir ses effets sur le marché du brut au moment même où l’Arabie produisait un océan de pétrole pour aider les Américains à maintenir les cours vers le bas. Au milieu de ces turbulences, le gouvernement de droite du Venezuela décida d’essayer de résoudre certains de ses problèmes en proposant de vendre ses champs pétrolifères nationalisés à des sociétés privées. Le Koweït lui emboîta le pas. Les Saoudiens furent tentés de les imiter jusqu’à ce que les protestations de Saddam Hussein les convainquent que c’était peu approprié.

C’est alors que Hugo Chávez gagna les élections vénézuéliennes, annulant la privatisation et formant un bloc avec le Mexique et l’Arabie pour faire remonter les cours en réduisant la production. Cela marcha. Les prix du brut grimpèrent de 14$ à 27$ le baril en quelques mois. L’économie américaine encaissa le choc, la hausse du pétrole contribuant à faire éclater la bulle internet et à mettre un gros bémol au long règne d’un marché essentiellement factice.

Les USA étaient spécialement vulnérables du fait de leur dépendance de plus en plus grande envers les sources de pétroles extérieures. Dans les années 1990, les compagnies américaines dépensèrent plus d’argent à prospecter à l’étranger que sur leur territoire, et la plus grande partie de leur production et de leurs réserves était outre-mer. De plus, au début des années Clinton les Etats-Unis importaient 46% de leur pétrole, essentiellement des Etats du Golfe et surtout d’Arabie Saoudite. A la fin de ces années Clinton, seulement 19% des importations de brut venaient du Golfe, le reste provenant du Mexique, du Venezuela et du Canada.20

Il est donc peu surprenant qu’un accord pétrolier Caracas-Riyad fût une cause d’alarme pour le gouvernement américain, et que la ‘diversification des sources’, incluant les ressources de la région de la Caspienne, ne devienne le mot d’ordre de la politique énergétique US pendant les années 1990. Dans cette situation, la perspective de prendre le contrôle du pétrole irakien au moyen d’une deuxième Guerre du Golfe était à l’évidence attrayante pour l’élite américaine.

Pour toutes ces raisons – bases militaires, commerce d’armes et de pétrole – il est clair qu’au moment où les avions percutèrent les tours jumelles, le 11 septembre 2001, les Etats-Unis étaient justement en train de chercher à redessiner la carte du Moyen-Orient. Comme le disait un diplomate américain anonyme au Sunday Herald écossais avant la guerre : ‘un Irak réhabilité est la seule stratégie viable à long terme comme alternative à l’Arabie Saoudite. Ce n’est pas seulement changer de cheval au milieu de la rivière, le changement de régime imminent à Bagdad au moyen de l’intervention de Washington est une nécessité stratégique’.21

La 'grande occasion’ : le 11 septembre 2001


‘Comment capitaliseriez-vous ces opportunités ?’ demanda à son équipe la Conseillère à la Sécurité Nationale Condoleeza Rice à la suite des attentats sur le World Trade Center et le Pentagone. L’attaque terroriste des twin towers n’était pas plus la raison de la transformation subséquente de la politique guerrière des USA que l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand n’avait été la cause de la Première Guerre mondiale. De la même manière, ce n’est pas le ‘terrorisme islamique’ qui a entraîné l’attaque de l’Afghanistan et de l’Irak, de même que ce n’est pas le ‘terrorisme serbe’ qui a déclenché la Première Guerre mondiale. Mais la destruction des tours jumelles a été l’occasion à ne pas manquer, l’opportunité pour mettre à exécution des plans qui avaient des causes plus profondes.

En tout état de cause, les Etats-Unis avaient besoin de transformer leur approche impériale dans le monde d’après la Guerre Froide en général, en Eurasie spécifiquement et au Moyen-Orient en particulier. Malgré les incitations des néoconservateurs et tout ce qui s’était passé au cours de la Guerre des Balkans, ces buts n’étaient que partiellement atteints. Mais tout vient à point à qui sait attendre.

La perspective néoconservatrice fut validée par l’attentat des tours jumelles. La cible était toujours l’Irak, même si la plupart des pirates étaient Saoudiens et qu’aucun n’était Irakien. Mais une attaque immédiate et directe de l’Irak fut écartée dans la mesure où aucun lien entre le régime du Baas nationaliste et laïque et l’islamisme radical d’Ossama Ben Laden ne pouvait être établi avec certitude. De plus, la préparation militaire, diplomatique et idéologique d’une invasion de l’Irak prendrait du temps. Ce n’était pas la même chose avec le régime des talibans en Afghanistan, pays où Ben Laden vivait. L’Afghanistan était, pour l’administration Bush, une phase préparatoire par laquelle devait passer la guerre en Irak avant de pouvoir commencer réellement.

Tout fut rapidement consommé. A la fin de 2001, et avec un seul engagement militaire digne de ce nom, sous Mazar el Charif, le fragile régime des talibans était dispersé. Des milliers d’Afghans trouvèrent la mort dans les bombardements en tapis. Les Etats-Unis perdirent 52 soldats. Désormais, après une parodie d’élection, les seigneurs de la guerre dirigeaient la plus grande partie du pays, la production d’opium s’accroissait de façon exponentielle, les femmes portaient toujours la burka et les dons occidentaux restaient à l’état de promesses. Pour couronner le tout, avec le temps les talibans se rétablissaient dans certaines parties de l’Afghanistan. Les pertes militaires se sont élevées aux mêmes niveaux qu’en Irak. Davantage de troupes britanniques et européennes ont du être déployées pour essayer de stabiliser la situation – ceci des années après la proclamation de la victoire.

Comme le rapporte James Risen, spécialiste des questions de sécurité nationale du New York Times : ‘En même temps que la violence nourrie par la drogue s’aggravait et que les pertes américaines augmentaient en Afghanistan en 2005, la tragédie était qu’il ne s’agissait que d’un trompe-l’œil. Près de quatre ans après le 11.09, les opérations militaires américaines en Afghanistan sont davantage destinées à maintenir la stabilité du gouvernement Karzaï qu’à lutter contre le terrorisme global’.22

La guerre d’Afghanistan, en tout cas, a donné à l’administration Bush l’élan dont elle avait besoin pour graver le nouveau plan impérial dans la pierre, pavant ainsi la voie à l’attaque de l’Irak. Il fut finalement mis noir sur blanc dans la Stratégie de Sécurité Nationale des Etats-Unis (National Security Strategy of the United States – NSS) en septembre 2002.23

Les thèmes dominants de la NSS sont les suivants : le monde d’après la Guerre Froide a donné aux Etats-Unis une occasion inégalée de remodeler l’environnement économique global à leur avantage. Ce but stratégique est réalisable parce que la puissance militaire américaine, utilisée préventivement, en constitue le moyen et que le cadre idéologique post-11.09 en fournit la justification.

La NSS est remarquable par l’espace qu’elle consacre à promouvoir l’idée de capitalisme de marché libre. Des sections entières affirment qu’aucun autre système économique n’est possible ni souhaitable. Dans des termes non équivoques, la NSS déclare qu’il n’y a qu’un ‘seul modèle viable de réussite nationale : la liberté, la démocratie et la libre entreprise’. Ce message messianique est répété tout au long du document : ‘Les leçons de l’histoire sont claires : les économies de marché, et non les économies contrôlées par la lourde main du gouvernement, sont le meilleur moyen d’amener la prospérité et de réduire la pauvreté. Les politiques qui encouragent et renforcent le marché et les institutions du marché sont valables pour toutes les économies – pays industrialisés, marchés émergents, et le monde en développement’. En bref, la NSS est ouvertement engagée dans la promotion globale du modèle capitaliste américain, si besoin est par les moyens militaires.

La stratégie militaire qui supporte ce but abandonne le multilatéralisme et se tourne vers l’action préventive comme politique officielle. ‘En même temps que les Etats-Unis s’efforceront constamment d’obtenir le soutien de la communauté internationale, nous n’hésiterons pas à agir seuls, à exercer notre droit à l’autodéfense en agissant préventivement… notre meilleure défense est une bonne attaque’.

Sans s’attarder sur l’étrange logique qui veut qu’une action préventive puisse être constitutive de légitime défense, la NSS poursuit en expliquant ce changement de politique comme étant le résultat de la situation d’après la Guerre Froide. ‘La nature de la menace qui était celle de la Guerre Froide exigeait des Etats-Unis – et de leurs alliés et amis – de privilégier la dissuasion de l’usage de la force par l’ennemi, produisant une sinistre stratégie de destruction mutuelle certaine. Avec l’effondrement de l’Union Soviétique et la fin de la Guerre Froide, le cadre de notre sécurité a subi une transformation profonde. Mais de nouveaux défis mortels sont apparus, qui sont le fait des Etats voyous (rogue states) et des terroristes’.

La NSS continue en faisant la liste des attributs communs aux Etats voyous. Ce qu’il y a de remarquable dans cette liste c’est qu’elle concerne autant la politique intérieure de ces régimes que la menace qu’ils représentent pour les Etats-Unis. Ces attributs, selon la NSS, incluent le fait que les Etats voyous ‘brutalisent leur propre peuple, dissipent leurs ressources nationales pour le bénéfice personnel des dirigeants’, ‘ne font montre d’aucune considération pour la loi internationale’, ‘violent les traités internationaux’, ‘sont déterminés à acquérir des armes de destruction massive’, ‘sponsorisent le terrorisme et haïssent les Etats-Unis et les valeurs qu’ils représentent’.

Cette série d’arguments fortement idéologiques et subjectifs est ensuite utilisée pour justifier le thème récurrent d’action militaire préventive : « Pendant la Guerre Froide, en particulier après la crise des missiles de Cuba, nous avons fait face à un adversaire disposé au statu quo et ennemi du risque. La dissuasion était une défense efficace’. Ce n’est pas, bien sûr, ce que l’on nous racontait à l’époque de ‘l’empire du mal’. Malgré tout la NSS poursuit : ‘Mais la dissuasion basée uniquement sur la menace de représailles est moins susceptible de fonctionner contre des dirigeants d’Etats voyous plus disposés à prendre des risques, à jouer avec les vies de leurs peuples et la richesse de leurs nations… Les Etats-Unis ont longtemps maintenu l’option d’actions préventives pour contrer une menace avérée à notre sécurité nationale. Plus la menace est importante, plus l’inaction comporte un grand risque – et plus il est nécessaire d’agir par anticipation… Pour empêcher de tels actes d’hostilité de la part de nos adversaires, les Etats-Unis agiront, si c’est nécessaire, de façon préventive.’

Cela dit, la NSS ne limite pas son champ d’action à des considérations sur les rapports avec les Etats voyous. Elle est un projet détaillé véritablement global pour la grande stratégie américaine basée sur le modèle néoconservateur. A l’inverse des commentateurs qui n’envisagent en aucune circonstance un conflit moderne pouvant opposer les puissances majeures, la NSS prend pleinement en compte une telle possibilité : ‘Les évènements du 11 septembre 2001 ont fondamentalement changé le contexte des rapports entre les Etats-Unis et les principaux centres de la puissance globale, et ouvrent de vastes opportunités nouvelles’. Les Etats-Unis préfèreraient que ces possibilités soient exploitées pacifiquement sous tutelle US. Mais ils envisagent activement que ce ne soit pas le cas : ‘Nous résisterons avec force à une agression de la part d’autres grandes puissances – même si nous sommes favorables à leur poursuite pacifique de la prospérité, du commerce et du progrès culturel… Nous sommes attentifs à un possible renouvellement des vieux schémas de compétition entre grandes puissances. Plusieurs grandes puissances potentielles sont aujourd’hui engagées dans des transitions internes – les plus importantes étant la Russie, l’Inde et la Chine.’

La NSS s’emploie ensuite à analyser la façon dont ces rivaux potentiels coopèrent ou non avec la vision américaine du monde. Dans le cas de la Russie, par exemple, la NSS proclame : ‘les dirigeants russes… comprennent, de plus en plus, que les approches de type Guerre Froide ne servent pas leur intérêt national et que les besoins stratégiques russes et américains se recoupent dans de nombreux domaines. La politique des Etats-Unis cherche à utiliser ce tournant dans la pensée des Russes pour remettre en perspective notre relation sur des intérêts et des défis émergents et potentiellement communs.’ Mais cette profession de foi est peu compatible avec l’insistance qui suit sur l’expansion de l’influence américaine dans les anciennes républiques soviétiques d’Asie Centrale, toujours considérées par Moscou comme faisant partie de sa sphère d’influence légitime. ‘Nous continuerons à encourager l’indépendance et la stabilité des Etats de l’ancienne Union Soviétique, dans la conviction qu’une relation de bon voisinage prospère et stable confortera l’engagement croissant de la Russie dans le sens d’une intégration à la communauté euro-atlantique.’

Le document réaffirme ensuite que ‘nous sommes réalistes en ce qui concerne les divergences qui nous séparent encore de la Russie, et sur le temps et les efforts qui seront nécessaires pour construire un partenariat stratégique durable. Une méfiance persistante quant à nos motifs et à notre politique, dans des cercles importants de l’élite russe, ralentit l’amélioration de nos relations. Le peu de ferveur manifesté par la Russie pour les valeurs fondamentales de la démocratie de marché libre, et ses résultats peu convaincants dans la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive demeurent des sujets de grande préoccupation. La faiblesse elle-même de la Russie limite les occasions de coopération.’

L’Inde bénéficie de moins d’attention mais d’une note légèrement meilleure sur la carte de fin de rapport de la NSS : ‘Des divergences persistent, y compris sur le développement des programmes nucléaires et de missiles, et sur le rythme des réformes économiques en Inde. Mais si dans le passé de telles inquiétudes ont pu dominer notre pensée au regard de l’Inde, aujourd’hui nous partons d’une vision de ce pays comme d’une puissance mondiale grandissante avec laquelle nous avons des intérêts stratégiques communs…’

Le ton impérial de la NSS atteint des sommets de circonspection dans le cas de la Chine, dont on note qu’elle est ‘notre quatrième partenaire commercial, avec plus de 100 milliards de dollars d’échanges dans les deux sens’. Mais la NSS n’en met pas moins en garde la Chine : ‘un quart de siècle après avoir commencé à se débarrasser des pires traits de l’héritage communiste, les dirigeants chinois n’ont pas encore fait la série suivante de choix fondamentaux sur le caractère de leur Etat. En construisant une capacité militaire avancée susceptible de menacer ses voisins de la région Asie-Pacifique, la Chine adopte une démarche démodée qui, en fin de compte, ne pourra qu’handicaper sa propre poursuite de grandeur nationale. Avec le temps, la Chine découvrira que la liberté sociale et politique est la seule source de cette grandeur.’ Les néoconservateurs sont aujourd’hui obsédés par l’énorme énergie économique chinoise. Ils voient une puissance économique croissante attelée à un Etat militarisé détenteur de l’arme nucléaire et prédisent une rivalité future de grande puissance avec les Etats-Unis.

Dans cette pléthore de stratégies économiques et politiques, il n’y a qu’une marchandise industrielle dont il soit fait spécifiquement mention dans la NSS. Il ne s’agit pas d’automobiles, d’acier ou même d’informatique. C’est l’énergie, et en particulier le but de ‘perfectionner la sécurité énergétique’. La NSS déclare : ‘Nous renforcerons notre propre sécurité énergétique et la prospérité partagée de l’économie globale en agissant avec nos alliés, nos partenaires commerciaux et les producteurs d’énergie pour étendre les sources et les types d’énergie globale fournis, en particulier dans l’hémisphère occidental, l’Afrique, l’Asie centrale et la région de la Caspienne.’

Ceci est une simple codification de la politique américaine telle qu’elle s’est dessinée à travers la guerre des Balkans sous la présidence de Clinton. Comme l’a écrit Michael Klare, ‘C’est le président Clinton qui a inauguré les liens militaires des Etats-Unis avec le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, la Géorgie et l’Azerbaïdjan, et qui a construit la capacité d’intervention américaine dans la zone Golfe persique/Mer Caspienne.’ Cela dit, ‘le 11 septembre a précipité le processus et l’a doté d’un mandat populaire’.24 Plus que cela, il a donné à l’administration Bush l’occasion d’utiliser ces forces et de développer une doctrine explicite reposant sur la possibilité d’un usage répété et unilatéral de la force militaire. Comme le conclut la NSS, ‘Il est temps de réaffirmer le rôle essentiel de la puissance militaire américaine. Nous devons construire et maintenir nos défenses à l’abri de toute menace’. La liste des buts qui suit est directement issue de l’école de stratégie impériale Kissinger/Brzezinski. Dans cette vision des choses, les forces militaires américaines doivent ‘rassurer nos alliés, dissuader une compétition militaire future, décourager des menaces contre les intérêts US, et vaincre tout adversaire de façon décisive si la dissuasion échoue’.

La NSS conclut sa revue de ‘la force inégalée des forces armées des Etats-Unis’ avec une affirmation répétée de ‘domination dans tout le spectre’ dans la lutte d’après la Guerre Froide pour remodeler l’architecture impériale globale. ‘Les énormes armées de l’ère de la Guerre Froide doivent être transformées pour ce concentrer davantage sur la façon dont un adversaire combat plutôt que sur la question de savoir où et quand une guerre peut se produire’. Et, en même temps qu’une mutation de l’armement et de la stratégie, intervient une transformation de la géographie du déploiement. ‘Les Etats-Unis auront besoin de bases et de stations à l’intérieur et au delà de l’Europe de l’Ouest et de l’Asie du Nord-Est, de même que de l’aménagement d’accès temporaires pour le déploiement sur une longue distance des forces américaines. Avant la guerre en Afghanistan, cette zone était en bas de la liste des prévisions majeures de planification… Nous devons nous préparer à plus de déploiements semblables … en développant des avantages tels que des moyens avancés de perception à distance, des capacités de frappes à longue portée précises, et des forces expéditionnaires et de manœuvre transformées. Ce vaste catalogue de capacités militaires doit également comporter celles de défendre la mère patrie, conduire des opérations de renseignement, assurer l’accès des forces US à des théâtres distants, et protéger des biens et des infrastructures américains cruciaux dans l’espace extra-atmosphérique’.

Cette reconfiguration de la force militaire américaine est vitale pour comprendre le résultat de l’invasion de l’Irak. Dans les années 1990 la supériorité militaire totale des Etats-Unis était considérée de façon très particulière par l’élite diplomatique américaine. D’abord, le cadre post-Guerre Froide permettait ce que le relatif déclin économique des USA rendait nécessaire, à savoir une réduction globale des dépenses militaires. Deuxièmement, l’ombre longue du ‘syndrome du Vietnam’ rendait les politiciens américains peu désireux de risquer des pertes humaines élevées. Dans la première Guerre du Golfe, ces deux éléments n’étaient pas aussi incompatibles qu’ils devaient le devenir plus tard. La Guerre Froide était tout juste terminée et la doctrine de Colin Powell et Norman Schwarzkopf de ‘force dominante’ (overwhelming force), simple modification des plans de bataille de la Guerre Froide, fut adoptée pour rejeter les Irakiens du Koweït.

L’invasion de l’Irak de 2003 fut, elle, une tâche beaucoup plus ardue. Mais la doctrine militaire américaine avait changé, comme le montre la NSS. Désormais l’accent était mis sur la supériorité technique de l’armée US plutôt que sur sa supériorité numérique. Ce changement était déterminé en partie par la fin de la Guerre Froide, en partie par des mutations économiques de long terme, et en troisième lieu par les néoconservateurs de l’administration Bush qui devaient élaborer un consensus de la classe dominante avec les ‘républicains fiscaux’ soucieux des coûts. Le résultat fut le plan Rumsfeld-Wolfowitz d’invasion de l’Irak, avec 100.000 soldats de moins que dans la première Guerre du Golfe. L’armée irakienne fut battue facilement, mais la résistance à l’occupation américaine ne pouvait pas être aussi facilement neutralisée.

En même temps, et malgré toute la menace de la NSS, la bataille la plus difficile à gagner pour l’administration Bush et ses alliés était la bataille politique. Ils devaient convaincre de multiples interlocuteurs, à l’intérieur et à l’étranger, de toute une série de propositions qui étaient tout simplement contraires à la vérité, à savoir (1) que l’Irak possédait des armes de destruction massive, (2) qu’il y avait un lien entre l’Irak et le terrorisme islamique, (3) que l’Irak était un régime dont les atrocités étaient uniques, différentes, par exemple, de celles de la Chine, et (4) qu’une action militaire unilatérale des Etats-Unis et de leurs alliés était la seule façon de traiter avec ce pays.

Il faut être équitable avec ce projet politique et dire (1) qu’il ne parvint pas à convaincre une majorité de gouvernements dans le monde, (2) qu’il persuada aussi peu la majorité de l’Assemblée Générale de l’ONU que celle de son Conseil de Sécurité, et, le plus important, (3) qu’il laissa incrédule la majorité des peuples du monde, aussi bien dans les pays alliés que chez des opposants aux Etats-Unis. Le coût de cet échec peut être mesuré par l’opposition à la guerre en Irak de la France et de l’Allemagne, la division la plus sérieuse au sein des puissances occidentales depuis l’avant-Guerre Froide. Et, au delà des divisions sur le plan gouvernemental, il y a eu un déclin catastrophique dans le niveau du soutien populaire international à la politique étrangère américaine.

Cela dit, la guerre en Irak n’était pas basée sur la force de l’opinion, mais sur celle des armes. L’Irak fut envahi et son armée facilement battue. Mais comme Napoléon l’avait fait observer en son temps, il y a beaucoup de choses qu’on peut faire avec une baïonnette mais s’asseoir dessus n’en est pas une. Les armées américaine et britannique font face aujourd’hui en Irak aux conséquences de leur échec dans l’argumentation politique en faveur de la guerre et de l’occupation qui en est la suite. En premier lieu, elles ne sont pas parvenues à gagner le peuple irakien, mais aussi, et de façon importante, elles n’ont pas réussi à convaincre leurs propres peuples.

C’est dans ce sens que le Projet pour le Nouveau Siècle Américain, même s’il est victorieux dans les armes, est dans des difficultés politiques profondes. Sa capacité à redessiner la carte du monde dans les intérêts des militaires et des corporations américaines est désormais compromise. La question de savoir s’il peut retrouver son élan ou s’il sera arrêté dans les sables de l’Irak dépend de la façon dont se déroule aujourd’hui cette bataille politique.


Conclusion


La fin de la Guerre Froide a laissé les Etats-Unis dans une position de domination militaire sans égale. Dans les années 1990, l’élite dirigeante américaine a commencé sans tarder à utiliser cet avantage stratégique pour refaire la carte impériale du monde, d’abord par la Guerre du Golfe, puis par la guerre du Kosovo. La mise en place d’un nouveau projet impérial n’est devenue claire qu’au moment de l’ascension des néoconservateurs et de la victoire de George W Bush à l’élection présidentielle de 2000. Même alors, ce plan attendait les conditions dans lesquelles il pouvait être mis à exécution. L’attentat sur le World Trade Center en 2001 a fourni ces conditions.

Cependant l’invasion de l’Irak en 2003 a aussi servi à souligner dans un sens plus général les limites du pouvoir américain. Ces limites sont en partie le résultat de la résistance à l’occupation coloniale du gouvernement US aussi bien en Irak que dans le monde entier. Mais des limites sont aussi imposées par la faiblesse économique relative des Etats-Unis, qui est devenue apparente dans le demi-siècle qui a suivi la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Le chapitre suivant examine le sort de l’économie américaine pendant cette période et évalue les forces et les faiblesses de ses concurrentes. Ce point de rencontre critique entre force militaire sans égale et déclin économique relatif est l’endroit où on peut le mieux apercevoir la motivation des USA pour s’appuyer de plus en plus sur sa capacité militaire pour discipliner à la fois ses alliés et ses concurrents sur la scène mondiale.

NOTES


1 Voir The Economist, Américan Survey, 7 avril 1990, et Business Week, 'At Ease, disarming Europe', 19 février 1990. Pour un commentaire voir J Rees, 'The New Imperialism', in A Callinicos, J Rees, M Haynes et C Harman, Marxism and the New Imperialism (Londres, 1994) pp.78-79.

2 World Military Expenditure and Arms Transfers 1996 (juillet 1997) pp.49-99. World Military Expenditure and Arms Transfers, ou WMEAT, est une revue annuelle publiée au départ par la US Arms Control and Disarmament Agency. Elle est désormais publiée par le Bureau of Verification and Compliance of the US State Department.

3 Graphe de World Military Expenditure and Arms Transfers (WMEAT), voir la note 2 ci-dessus. Alors que les statistiques de dépenses américaines dans les trois éditions de WMEAT sont essentiellement identiques (là où elles se recoupent), les estimations des dépenses militaires mondiales diffèrent. C'est la raison pour laquelle les trois courbes sont distinctes.

4 Références de WMEAT (voir la note 2 ci-dessus). Les chiffres de dépenses sont en milliards de dollars US. Ils ne sont pas corrigés de l'inflation.

5 Chiffres de WMEAT (voir la note 2 ci-dessus). Les chiffres de dépenses nationales militaires sont en milliards de dollars US. Ils ne sont pas corrigés de l'inflation.

6 Voir 'Project on Defense Alternatives, Post Cold War US Military Expenditure in the Context of World Spending Trends', www.comw.org/pda/bmemo10.htm#2 Les 'Etats menaces' pour 1986 comportent les Etats membres du Pacte de Varsovie, la Chine, Cuba, l'Iran, l'Irak, la Libye, la Corée du Nord, la Syrie et le Vietnam. Pour 1994 elles incluent la Russie, la Biéolorussie (Belarus), la Chine, Cuba, l'Iran, l'Irak, la Libye, la Corée du Nord, la Syrie et le Vietnam.

7 S Pelletiere, America's Oil Wars (Wesport, 2004), p.110.

8 Ibid., p.112 et p.115.

9 H Kissinger, Diplomacy (New York, 1994), p.813. Voir A Callinicos, The New Mandarins of American Power (Cambridge, 2003), pp.57-59 pour un commentaire plus approfondi.

10 S Pelletiere, op. cit., p.119.

11 Voir G Achcar, 'Rasputin plays at chess, how the West blundered into a new cold war' in T Ali (ed), Masters of the Universe, NATO's Balkan Crusade (Verso, 2000), pp.66-72.

12 Ibid., p.72.

13 Cité in A Rashid, Taliban, Oil, Islam and the New Great Game in Central Asia (I B Tauris, 2000), p.130.

14 D Johnstone, 'Humanitarian War: making the crime fit the punishment', in T Ali (ed), op.cit., p.154.

15 G Achcar, op. cit., p.74.

16 Voir G Monbiot, 'A Discreet Deal in the Pipeline', The Guardian, 15 février 2001.

17 Voir 'Bulgaria: AMBO trans-Balkan pipeline agreement finally signed', disponible sur www.balkanalysis.com/modules.php?name = News&file = article&id = 478

18 Lettre au président Clinton à propos de l'Irak, 26 janvier 1998, réimprimée in M I Sifry et C Cerf, The Iraq War Reader (New York, 2003), pp.199-201.

19 S Pelletiere, op. cit., pp.122-124.

20 Ibid., pp.125-127.

21 Voir M Renner, 'Post-Saddam Iraq: Linchpin of a New Oil Order?', in M I Sifry et al, op.cit., p.582.

22 J Risen, State of War, the Secret History of the CIA and the Bush Administration (New York, 2006), p.166.

23 'The National Security Strategy of the United States', disponible sur le site gouvernemental américain.

24 M Klare, 'The New Geopolitics', in Monthly Review, juillet/août 2003, p.55.


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