John Rees - Impérialisme et résistance (2)

Impérialisme et résistance

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John Rees



2 La puissance économique américaine à l’heure de la mondialisation

Sommaire




L’économie mondiale est constituée par la totalité de l’activité économique d’Etats et de sociétés en compétition. Cette totalité d’activités économiques a ses propres schémas de développement, caractérisés par certaines tendances générales. La période qui va de la Deuxième Guerre mondiale aux années 1970 était, par exemple, une période de haute croissance et de récessions limitées. La période postérieure aux années 70 a vu les taux de croissance se réduire de moitié, et les cycles prospérité-récession faire leur réapparition. Les décennies du milieu du 20ème siècle avaient été dominées par certaines formes de développement dirigées par l’Etat, et ce non seulement dans le bloc de l’Est mais aussi dans les économies d’Etat-providence et de nationalisations de l’Ouest et dans les modèles de développement du tiers monde. Dans la période qui a suivi, l’ère néolibérale, le rôle de l’Etat n’a pas été réduit mais a changé de plus en plus dans le sens d’un agent des sociétés multinationales. Ces caractéristiques générales de l’économie mondiale seront examinées au chapitre 4.

Ce chapitre se préoccupe des relations entre les parties concurrentes de l’économie, et d’abord des forces et faiblesses économiques des différents Etats qui composent le système. C’est cette compétition qui est à l’origine des schémas généraux de l’économie mondiale, produits plus par des interactions aveugles que par des intentions conscientes. Mais le poids et la position des Etats concurrents dans le cadre de ce schéma général est souvent l’élément qui porte le système, au delà de la concurrence économique, vers le conflit militaire.

La scène à la fin de la Deuxième Guerre mondiale


Lorsque les vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale – la Grande Bretagne, la Russie et l’Amérique – se sont rencontrés en 1945 lors des conférences de Yalta et de Potsdam, ils se sont employés à construire un nouvel ordre mondial. Churchill avait donné le ton dans une visite préalable à Moscou. Il avait écrit sur une feuille de papier comment il voyait le monde d’après-guerre. La Russie aurait 90% de l’autorité sur la Roumanie, l’Angleterre 90% en Grèce, et elles se partageraient la Hongrie et la Yougoslavie. Churchill raconte : ‘Je passai ce papier à Staline, qui prit son gros crayon bleu et y apposa son paraphe avant de nous le rendre. Ce fut réglé en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire’.

Cet accord précis n’alla pas plus loin qu’une feuille de papier, mais c’était exactement l’esprit qui dominait les conférences de Yalta et de Potsdam. Le président américain Truman vint à Potsdam convaincu que la suprématie militaire et économique sans rivale des Etats-Unis lui obtiendrait ‘85% de ce que nous voulons’, comme il le confia à l’un de ses collaborateurs. Ce que voulait Truman, c’était le marché libre dans le monde entier, ouvert à la domination américaine. Il pensait que la puissance économique US plus la bombe atomique, testée avec succès pour la première fois pendant la conférence de Potsdam, lui apporterait cela sur un plateau.

Truman se trompait. Les troupes russes occupèrent l’Europe de l’Est, Staline ayant jugé correctement que Truman ne se lancerait pas dans une autre guerre pour les en déloger. Les besoins économiques et politiques de Staline étaient diamétralement opposés à ceux de Truman. L’économie russe avait été portée au point de rupture par la guerre. La Russie avait eu 20 millions de morts. Staline avait besoin de sécurité et de réparations. Sur un marché ouvert la faiblesse économique de la Russie ne pouvait que s’aggraver. La sécurité voulait que Staline exerce un contrôle politique étroit, les besoins économiques exigeaient qu’il utilise cette mainmise pour piller les économies du bloc de l’Est.

Voilà les réalités économiques qui étaient à l’œuvre derrière la concurrence entre l’Est contrôlé par l’Etat et l’Ouest au ‘marché libre’ pendant la Guerre Froide. Elles étaient simplement le meilleur moyen d’exploiter les fruits de la victoire étant donné les capacités différentes de la Russie et de l’Amérique à l’époque. C’était là la racine de la division de l’Europe. C’était aussi l’origine des deux alliances militaires concurrentes, l’Otan et le Pacte de Varsovie.

Cette rivalité modela la planète entre 1945 et 1989. Elle mena à deux doigts du conflit lorsque Staline verrouilla Berlin en 1948, elle provoqua la guerre de Corée en 1950 et mit le monde au bord de la guerre atomique en 1962 lors de la crise des missiles de Cuba. Pendant toute la période d’après-guerre les superpuissances s’opposèrent dans une lutte d’influence, faisant des guerres et soutenant leurs alliés en Asie, en Amérique latine et en Afrique, causant partout des épreuves et des souffrances pour les peuples.


La puissance économique américaine à la fin de la Deuxième Guerre mondiale


Le règlement qui concluait la Deuxième Guerre mondiale reposait en dernier ressort sur la puissance économique des vainqueurs. Cette force économique explique l’émergence des deux superpuissances et la division de l’Europe. Cela dit, les vainqueurs étaient loin d’être égaux. La guerre avait coûté cher à l’Angleterre et à la France. Le Grande Bretagne était sévèrement affaiblie, la France encore plus. La Russie et les Etats-Unis émergeaient comme les puissances dominantes. Des deux, les USA étaient de loin les plus forts.

Les Américains finirent la guerre dans une position de supériorité économique écrasante. Leur croissance économique avait été phénoménale pendant les années de guerre. En 1945, la production industrielle des Etats-Unis était de plus du double de ce qu’elle avait été annuellement entre 1935 et 1939. Les USA produisaient plus d’acier que la Grande Bretagne et la Russie combinées.1 L’économie américaine produisait la moitié du charbon mondial, les deux tiers du pétrole et plus de la moitié de l’électricité.2

C’est cette supériorité économique qui avait essentiellement permis la victoire des Alliés. La production américaine d’avions passa de près de 6.000 en 1939 à plus de 96.000 en 1944, plus que l’Allemagne et le Japon ensemble et plus que la production aéronautique combinée de l’Angleterre et de la Russie. C’était la même chose dans le domaine de la construction navale. Au milieu de 1942 les chantiers navals américains produisaient des navires marchands plus vite que les sous-marins allemands ne pouvaient les couler. Il n’est donc pas étonnant que les USA aient été les seuls à disposer de la puissance économique permettant de faire la guerre en même temps en Europe et dans le Pacifique, tout en dépensant 2 milliards de dollars pour développer la bombe atomique.3

Dans les autres pays, vainqueurs ou vaincus, la production de guerre avait ravagé leur économie civile. Mais aux Etats-Unis la croissance économique avait été telle – plus de 15% par an – qu’il y eut aussi une expansion de l’économie civile.4 Même en 1952, près de 60% de la production totale des sept premiers pays capitalistes était réalisée aux USA. En 1953, ils exportaient cinq fois plus de produits manufacturés que l’Allemagne et dix-sept fois plus que le Japon.5

La classe dirigeante américaine utilisa cette énorme puissance pour modeler le monde à son image. Les Etats-Unis avaient déjà commencé à faire du dollar la clé de voûte de l’ordre financier international. Les accords de Bretton Woods, en 1944, avaient fixé les taux de change par rapport à l’or. Comme les USA détenaient 80% des réserves mondiales d’or cela rendait le dollar ‘aussi bon que de l’or’ (as good as gold).6 Cela assurait que le dollar, et à un degré inférieur la livre sterling, étaient les moyens de paiement internationaux, forçant les autres pays à constituer des réserves en dollars. Ainsi ‘chaque dollar ou livre qui reste à l’étranger… signifie qu’un montant équivalent d’importations n’a pas besoin d’être compensé par des exportations – le reste du monde finance tout simplement le déficit commercial (des USA et de l’Angleterre)’. Cela signifiait aussi que les autres pays finançaient l’érosion de leurs marchés par des produits américains plus avancés.7

A la fin de la guerre les exportations américaines étaient encore limitées dans leur pénétration des marchés européen et japonais par les lois commerciales et monétaires. La politique des Etats-Unis, matérialisée dans le Fonds Monétaire International et l’Accord Général sur les Droits de Douane et le Commerce (General Agreement on Tariffs and Trade – GATT), se donnait pour but d’éliminer ces obstacles.8 Les puissances européennes devaient dévaluer leurs monnaies et ouvrir leurs marchés si elles voulaient saisir la perche économique que l’Amérique leur tendait – le Programme Européen de Rétablissement, ou Plan Marshall.

Les économies européennes étaient dévastées. Il y avait la famine dans certaines parties de l’Allemagne, le pain était rationné en France et le rationnement était renforcé en Grande Bretagne. Les prétentions impériales des puissances européennes étaient réduites, à l’image de beaucoup de leurs grandes villes, à des tas de ruines. Mais l’aide économique était subordonnée à la docilité politique. Comme le disait le général George Marshall lui-même : ‘La possibilité de bénéficier du Programme Européen de Rétablissement sera annulée dans tout pays qui porterait les communistes au pouvoir’. Jetant un regard sur l’Europe, un membre du Congrès américain disait plus succinctement : ‘sacrément trop de socialisme à l’intérieur, et sacrément trop d’impérialisme au dehors’ (‘too damn much socialism at home, and too damn much imperialism abroad’).9

Les Etats-Unis étaient désormais en situation d’utiliser leur force économique pour obliger les puissances européennes à se débarrasser du socialisme chez elles – les partis communistes furent dans les années 1940 plutôt marginalisés– et de faire usage de leur potentiel militaire pour assumer les tâches impériales que l’Angleterre, l’Allemagne et la France n’étaient plus capables de remplir.

L’Amérique était aussi puissante sur le plan militaire que sur le plan économique. En 1949, même après que la démobilisation ait commencé, des forces US étaient stationnées dans 56 pays et l'Amérique possédait 400 bases dans le monde. Mais on peut sans doute trouver la démonstration la plus claire de l’extension impériale des USA dans la liste des traités et des alliances militaires qu’ils ont conclus dans la décennie postérieure à la guerre. Le plus important était l’Otan, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord. Ernest Bevin, Secrétaire au Foreign Office (travailliste) initiateur de l’Otan, a appelé le jour de 1949 où le pacte fut signé ‘le plus beau jour de ma vie’. Un an plus tôt, Stafford Cripps avait dit au Secrétaire à la Défense américain : ‘La Grande Bretagne doit être considérée comme la base principale de déploiement de la puissance américaine’.10 L’Otan était consciemment destinée à s’opposer à des menaces aussi bien internes qu’externes chez les Etats membres. Comme le disait le Secrétaire d’Etat américain Dean Acheson : ‘l’activité révolutionnaire dans un pays membre, inspirée et assistée de l’extérieur comme en Grèce, serait considérée comme une agression armée’.11

Mais les Etats-Unis n’avaient pas d’intérêts militaires seulement en Europe. Le Pacte de Rio et les arrangements spéciaux de défense conclu avec le Canada aboutissaient à ce que les Etats-Unis étaient engagés militairement dans la ‘défense’ de tout l’hémisphère occidental. Le traité de l’ANZUS ajoutait à la liste le Pacifique sud-ouest. Les années 1950 virent s’y adjoindre des traités bilatéraux avec le Japon, la Corée du Sud, Taïwan et les Philippines. En 1954 les USA, la Grande Bretagne, la France et l’Australie se joignirent aux Philippines, à la Thaïlande et au Pakistan pour former l’OTASE (Organisation du Traité de l’Asie du Sud-Est). Le Moyen-Orient eut sa version, l’Organisation du Traité Central (Central Treaty Organisation – CENTO – à l’origine le Pacte de Bagdad de 1955) dans lequel la Grande Bretagne, la Turquie, l’Irak, l’Iran et le Pakistan s’unissaient contre ‘la subversion et l’agression’. Dean Rusk parlait au nom de la classe dirigeante américaine lorsqu’il disait, en 1965 : ‘C’est devenu une très petite planète et nous devons nous soucier de sa totalité – de ses terres, de ses eaux, de son atmosphère et de son espace’.12 Mais au moment même où Rusk parlait, les Etats Unis étaient en train de perdre la prédominance économique sur laquelle l’ordre politique et militaire d’après-guerre avait été fondé.

La période 1945-70 est, bien évidemment, celle de la plus grande prospérité de l’histoire du capitalisme – la production manufacturière mondiale fut multipliée par trois en 20 ans après 1953.13 Mais au cours de ce boom certaines économies grandirent plus vite que d’autres. Dans la course à la croissance, les Etats-Unis étaient l’un des perdants. De 1955 à 1970, le stock de capital s’accrut aux USA de 57% - mais dans les principaux pays européens la croissance était de 116%, et de 500% au Japon.14 La production industrielle de l’Allemagne de l’Est fut multipliée par cinq et celle du Japon par 13 entre 1949 et 1970. Même si l’on regarde les années 1965-1980, qui comportent la récession des années 1970, le PIB américain ne s’accrut que de 2,7% par an, alors que dans la même période il progressait de 3,3% en Allemagne, de 4,3% en France et de 6,3% au Japon. Les chiffres de l’industrie manufacturière, en général l’élément le plus dynamique du secteur industriel, sont encore pires pour les Etats-Unis : Amérique 2,5%, Allemagne de l’Ouest 3,3%, France 5,2% et Japon 9,4%.15 En 1957, 74 des 100 premières firmes mondiales étaient américaines ; elle n’étaient plus que 53 en 1972.16

La part des Etats-Unis dans la production mondiale de marchandises est passée de plus de 50% en 1945 à 31% en 1980 ; elle est aujourd’hui d’environ 25%.17 En 1956, les USA comptaient 42 des 50 plus grosses sociétés au monde. En 1989 ils n’en avaient plus que 17. Dans la même période, l’Europe est passée de 8 à 21 des 50 plus grandes compagnies. Dix d’entre elles étaient allemandes et le Japon, qui n’en avait aucune jusqu’en 1968, en comptait 10 en 1989.18

La production automobile illustre bien le problème. En 1962, les Américains assuraient 52% de la production mondiale, en 1983 le chiffre était de 23%, dépassé à la fois par le Japon (24%) et par la fabrication européenne totale de voitures (34%). Même dans le domaine des biens de haute technologie, où les USA ont été longtemps leaders, ils perdent du terrain.19 Une étude du Congrès a mis en évidence une glissade, dans l’excédent commercial des produits hi-tech, de 27 milliards en 1980 à 4 milliards en 1985. Le dollar a depuis longtemps cessé d’être as good as gold – l’Europe détient aujourd’hui la plus grande part à la fois des réserves de devises et d’or.20 C’est en définitive ce déclin économique qui est à l’œuvre dans le dérapage américain, dans l’espace de quelques années, de la place de premier créancier à celle de premier débiteur mondial.

Les Etats-Unis ont encore, évidemment, l’économie la plus importante, qui conserve un grand avantage sur l’Union Européenne, souvent qualifiée de grand rival économique : les USA constituent un seul Etat fédéral intégré, relativement protégé des forces centrifuges et capable de contrôler son destin économique et militaire aussi bien internationalement que sur le plan intérieur. De plus, la classe dirigeante américaine a développé ces dernières années un avantage économique de premier plan : elle a réduit les salaires réels et ramené le taux de syndicalisation des travailleurs américains à moins de 20%.

Le déclin subi par les Etats-Unis est donc sérieux, mais relatif. Cela dit, ce sont de tels déclins relatifs qui ont scellé dans l’histoire le sort des empires. De plus, l’ordre mondial établi après 1945 était fondé sur la permanence d’une domination économique et militaire américaine irrésistible.


L’économie américaine pendant la Guerre Froide, des Trente Glorieuses à la crise des années 1970


La fuite en avant de la Guerre Froide était soutenue par le plus haut niveau de dépenses militaires que le monde ait jamais vu. Ce sont ces dépenses qui ont empêché l’économie mondiale de rechuter dans la récession des années 30 et qui ont produit le boom économique d’après-guerre. Même si pendant les Trente Glorieuses toutes les économies ont connu la croissance, certaines en ont profité plus que d’autres. Comme nous l’avons vu, les économies qui s’en sont le mieux tirées sont celles qui n’avaient pas à acquitter la facture militaire – en particulier le Japon et l’Allemagne de l’Ouest. Pendant que l’Amérique construisait des missiles et des bombardiers, l’Allemagne de l’Ouest et le Japon fabriquaient des voitures et de l’électronique. Comme l’explique Immanuel Wallerstein, ‘Les Etats-Unis ont rencontré des difficultés entre 1967 et 1973 parce que… ils avaient perdu leur tranchant économique. L’Europe de l’Ouest et le Japon étaient devenus assez forts pour défendre leurs propres marchés. Ils étaient alors presque aussi forts et concurrentiels que les Etats-Unis sur le plan économique et cela avait, bien sûr, des implications sur le plan politique’.21

Le problème était aggravé, comme dit Wallerstein, par deux autres. L’un était l’ascension du nationalisme dans le tiers monde. L’architecture d’après-Guerre Froide construite à Yalta était menacée par quatre révolutions anti-coloniales significatives. En 1949, la Chine échappa à la sphère de contrôle occidentale. Les Anglais quittèrent l’Inde. La nationalisme arabe modifia la carte du Moyen-Orient. La révolution algérienne victorieuse montra la voie en jetant les Français dehors. Puis, dans l’arrière-cour américaine, la libération de Cuba procura un pôle d’attraction idéologique aux rebelles de toute l’Amérique latine, en fait du monde entier. Finalement, la défaite américaine au Vietnam était si désastreuse que seuls la fin de la Guerre Froide et l’avènement des néo-conservateurs et de leur projet impérial pouvaient commencer à réparer les dégâts.

Le troisième problème auquel l’impérialisme yankee fut confronté fut le mouvement de masse international qui éclata en 1968 et continua une bonne partie des années 1970. Dans certains endroits, comme le France, l’Italie, la Grande Bretagne et le Portugal, ce mouvement fusionnait avec une nouvelle vague de luttes industrielles pour constituer une menace sérieuse pour l’ordre dominant. La révolte atteignit le Chili et l’Argentine. Idéologiquement, il y avait non seulement une menace pour la part américaine du gâteau de Yalta, mais aussi l’apparition d’une nouvelle gauche beaucoup plus sceptique à l’égard des composantes social-démocrate, travailliste et stalinienne du statu quo d’après-guerre. En même temps elle fournissait une critique radicale de l’équilibre de la Guerre Froide.

Comme le résume Wallerstein, ‘les trois faits combinés que constituent l’apparition de rivaux économiques, la révolution mondiale de 1968 avec son impact sur les mentalités dans le monde entier, et la défaite vietnamienne des Américains, tous ensemble, marquent le début du déclin des Etats-Unis’.22

La défaite finale de cette nouvelle vague de luttes, avec l’endiguement des combats anti-coloniaux et la récupération des régimes qu’ils avaient portés au pouvoir, étaient bien engagée à la fin des années 1970. L’ère Thatcher-Reagan fut, pour l’élite dirigeante revenue de ses frayeurs, la revanche des défaites qu’elle avait subies pendant les quinze années précédentes. Mais même si les années Reagan-Thatcher ont commencé à récupérer les avantages conquis par les classes laborieuses pendant toute la période du consensus d’Etat-providence d’après-guerre, elles ne pouvaient pas aussi facilement se mesurer aux problèmes de l’économie US. En fait, le retour aux dépenses militaires opéré par Reagan au début des années 1980 ne fit qu’exacerber le problème. En même temps que les dépenses militaires fusaient, les Américains passèrent de la place de premier créancier mondial à celle de plus gros débiteur.

D’une certaine façon, les Etats-Unis étaient dispensés d’avoir à affronter ce problème dans toute sa dimension par le simple fait que la pression de la course aux armements sur le nouveau régime de Gorbatchev en Russie était encore plus forte. En fait, le boom d’armements de Reagan était un pari basé exactement sur cela. La stratégie de Reagan était nostalgique et rétro, elle essayait de réduire les pertes des années 60 et 70 en retournant à l’idéologie et aux dépenses militaires des années 50. L’économie russe était vulnérable à cette attaque, parce que même si elle avait connu une croissance rapide après la Deuxième Guerre mondiale, sa taille n’était à la fin des années 70que de la moitié de celle des Etats-Unis. La Russie devait toujours égaler les USA bombe pour bombe, tank pour tank. Le fardeau était donc deux fois plus important pour l’économie russe.

La situation était aggravée parce que, alors que les capitalistes occidentaux arpentaient le marché mondial en croissance à la recherche de main d’œuvre bon marché, de matières premières à bas prix et de débouchés nouveaux, le capitalisme d’Etat de l’Est était coupé de parties importantes de l’économie mondiale. Un des résultats, par exemple, fut que lorsque l’Allemagne de l’Est développa un nouveau calculateur électronique il coûta, selon une enquête du Financial Times, ‘plus de 20% des investissements annuels totaux’ alors qu’il aurait pu être acheté moins cher sur le marché mondial. C’est ce manque de compétitivité que la glasnost, les coupes dans les dépenses d’armement et l’ouverture au marché en Europe de l’Est étaient destinées à surmonter.

Les révolutions d’Europe de l’Est, particulièrement dans l’Allemagne de l’Est stratégiquement vitale, stoppèrent ce processus en mettant fin au monde bipolaire. Cela laissait les Etats-Unis aux prises avec un fardeau militaire énorme et avec la perspective d’un élargissement de l’Europe et d’une nouvelle Allemagne unifiée.


L’économie US et ses concurrentes à l’ère du nouvel impérialisme


L’offensive sociale et économique néo-libérale des 25 dernières années est la conséquence sur le plan intérieur du renouveau des tendances impérialistes américaines. Mais ces deux démarches sont chronologiquement discontinues. L’offensive néo-libérale a commencé à la fin des années 1970 et constituait, au départ, la contrepartie de la Deuxième Guerre Froide reaganienne. Pendant cette période, la stratégie néo-libérale était essentiellement une réponse interne (domestic) au déclin économique, aux dépenses de protection sociale et à la combativité syndicale. Ce n’est qu’avec l’effondrement du modèle d’économie dirigée en 1989 que l’offensive néo-libérale s’est jointe à celle de la politique étrangère néo-conservatrice pour former un programme unique global, économique et militaire, de l’impérialisme US.

Dans sa première phase le néolibéralisme avait trois buts. Le premier était de réduire les salaires. Le second était d’abaisser d’autres coûts, y compris la protection de l’environnement, en les transférant des corporations à des établissements publics. Le troisième était de restreindre la protection sociale en diminuant les budgets, en privatisant les services et en abaissant les niveaux d’allocations. Les régimes conservateurs des années 1980 réussirent à atteindre certains de ces buts, particulièrement aux Etats-Unis, à un certain degré en Grande Bretagne et un peu moins dans les autres pays industrialisés. Mais, même aux USA, les coûts n’étaient pas réduits au point de rejoindre les niveaux de 1945.

Il y eut, pendant une brève période dans les années 1990, une accélération exagérée de l’économie américaine, mais elle n’avait pas de contrepartie dans l’économie mondiale globale. Robert Brenner explique pourquoi le boom US a eu si peu d’impact sur l’économie mondiale :


avant le milieu des années 1990 le renouveau de profitabilité aux Etats-Unis non seulement ne créa pas de dynamique dans l’économie mondiale, mais se produisit à de nombreux égards aux dépens des économies de ses concurrents principaux et de ses partenaires commerciaux, en particulier le Japon et l’Allemagne. Cela était dû au fait que, jusqu’à la fin de 1993, les producteurs américains assurèrent leurs gains d’abord grâce à la baisse du dollar et à des salaires réels essentiellement bas, avec également une réduction de l’impôt sur les sociétés, mais avec l’avantage d’une faible augmentation des investissements. Ils purent dès lors élever leurs retours en attaquant les marchés de leurs rivaux, mais ne générèrent dans ce processus qu’une augmentation relativement faible de la demande, tant en termes d’investissement que de consommation, dans les productions de leurs rivaux. Lorsque le gouvernement US décida en 1993 d’équilibrer le budget, la croissance de la demande d’origine américaine sur le marché mondial reçut un nouveau choc négatif.23


De plus, comme l’a noté Peter Gowan, ‘le boom s’est avéré n’être qu’une bulle, et la bulle américaine révéla une importante activité parasite et prédatrice, en fait préjudiciable à la base productive du pays, comme dans le cas paradigmatique d’Enron. Cela constitue un recul très substantiel pour l’aspiration à réorganiser le capitalisme américain et international dans le but d’assurer la domination du capitalisme US dans la première moitié du 21ème siècle’.24

L’étendue de ce désastre était directement proportionnelle à la promotion extravagante faite à la ‘nouvelle économie’ au zénith de la bulle. L’économie américaine a décéléré plus vite qu’elle ne l’avait fait depuis la Deuxième Guerre mondiale. La croissance du PIB passa de 5% à la mi-2000 à moins 0,1% l’année suivante. Les salaires, qui avaient augmenté de 3,5%, furent réduits en termes réels de 0,1%.

Le boom de courte durée avait tiré l’économie internationale, mais désormais ‘sous l’impact du plongeon des importations américaines, les économies du Japon, de l’Europe et de l’Asie se dégonflèrent aussi vite que les Etats-Unis, alors que la plus grande partie du monde en développement, en particulier l’Amérique latine, se retrouva, après une brève lune de miel, à nouveau dans la crise. Un processus international de récession au renforcement mutuel se mit en route…’25

Il y a un élément qu’il est important de noter ici. Même dans les périodes comparativement courtes où le capitalisme américain est parvenu à ralentir son déclin par rapport à ses concurrents, il ne l’a pas fait d’une façon qui a soutenu l’économie globale. Cela constitue une différence très importante entre le moment de domination US d’après-guerre et la situation présente. A l’époque la croissance américaine, ou plus précisément les dépenses militaires américaines, était une vague montante qui soulevait tous les navires. Aujourd’hui c’est l’inverse qui est vrai. Autrefois la croissance emmenée par les Etats-Unis permettait de huiler les rouages de leur domination stratégique. Aujourd’hui l’incapacité de l’économie US à promouvoir la croissance globale alimente une mauvaise humeur internationale face aux desseins impériaux américains. Lorsque la marée descend, le conflit s'exacerbe entre ceux qui cherchent à rester à flot.


Le cœur économique de l’Europe


L’économie la plus dynamique de l’Europe d’après-guerre était celle de l’Allemagne de l’Ouest. Limitée dans ses dépenses d’armements parce qu’elle avait perdu la guerre, elle reconstruisit son secteur manufacturier et s’orienta vers les exportations. De la fin des années 1940 à la fin des années 1960 elle afficha des taux de croissance impressionnants, non seulement en exploitant la dilatation extraordinaire du marché mondial du temps des Trente Glorieuses, mais en conquérant une part de plus en plus grande de ce marché. Le déficit de la balance des paiements américaine pendant la guerre du Vietnam fut nourri par les importations d’Allemagne et du Japon, aggravant le désavantage concurrentiel de l’économie US.

Vers la fin des Trente Glorieuses, d’autres économies européennes, notamment l’italienne et la française, entrèrent en même temps que le Japon en compétition avec la croissance allemande. Et alors que les diverses économies industrialisées commençaient à rattraper les Etats-Unis, et que le marché mondial lui-même était en expansion, les dépenses d’armement américaines protégeaient de moins en moins des récessions. Ainsi, même si le déficit de la balance des paiements américaine devait à nouveau extirper l’économie allemande de la récession profonde liée au choc pétrolier des années 1974-75, elle ne put le faire avant d’avoir perdu 20% de sa force de travail industrielle.26 Et l’autre face du déficit américain était une appréciation du mark et donc un marché plus difficile pour les exportations allemandes.

Dans les années 1990, les Trente Glorieuses étaient terminées depuis vingt ans et l’avantage concurrentiel qu’avait réussi à créer l’économie allemande depuis longtemps évaporé. La réunification a pu donner à l’Etat allemand des avantages stratégiques, mais elle a eu un coût économique considérable. Au début des années 90, ‘l’économie allemande se trouva à nouveau confrontée au problème de coûts relativement élevés en termes internationaux, dans des conditions de surcapacité industrielle généralisée, et entra, comme le Japon, dans sa plus longue récession depuis 1950. Entre 1991 et 1995, le PIB augmenta à un taux annuel d’à peine 0,9%’.27

En même temps que le miracle économique allemand disparaissait à l’horizon en tant que menace spécifique pour les Etats-Unis, un défi européen plus général émergeait pour la remplacer. La progression hésitante de l’Union Européenne vers une union économique effective est une histoire presque aussi complexe que la bureaucratie de Bruxelles elle-même. Mais la convergence graduelle des économies allemande, française et italienne fut réellement capable de fournir, dès le début du 21ème siècle, la plate-forme d’une monnaie unique capable de fonctionner comme une alternative au dollar. C’est la première fois qu’une telle chose s’est produite depuis le déclin de la livre sterling.

Le principal avantage dont jouit aujourd’hui l’Etat allemand provient autant de sa position stratégique que de ses performances économiques récentes, même s’il reste le premier exportateur mondial. Le miracle économique allemand avait réinstallé le pays dans la cour des grands des puissances industrielles. Mais c’est la réunification de l’Allemagne qui l’a placée au cœur à la fois d’une intégration approfondie de l’Union Européenne et de l’extension de l’UE à l’Europe de l’Est. C’est aussi, comme nous le verrons, une force déterminante dans les décisions relatives au développement futur de la Russie.

L’Allemagne de l’Ouest s’est lancée dans l’unification alors même que le gouvernement américain suggérait une démarche plus lente. L’insistance de l’Allemagne d’après la réunification à reconnaître la Slovénie à l’encontre des vœux américains a été une des causes principales du démembrement de la Yougoslavie. C’est cette initiative qui a poussé les Américains à prendre la tête de la guerre du Kosovo, de peur d’une menace allemande contre son hégémonie sur l’Otan. Dans le cas de la guerre en Irak, l’Allemagne ne l’a cédé qu’à la France dans la création de la plus grande fracture dans l’alliance occidentale depuis la Deuxième Guerre mondiale. Il est très peu probable que ces conflits soient susceptibles de se transformer immédiatement en affrontements armés entre ces puissances, mais il semble néanmoins que nous soyons entrés dans une période dans laquelle de telles mésententes prendront plus d’intensité et gouverneront les conflits militaires qui se produisent ailleurs dans le monde.


Japon : du miracle à la crise


L’économie japonaise est devenue la seconde économie du monde pendant les Trente Glorieuses. Les firmes japonaises ont pris une plus grande part du marché mondial en expansion aux dépens des producteurs américains. Elles ont aussi commencé à prendre des marchés aux producteurs américains aux Etats-Unis même.

Cet essor énorme était partiellement basé sur une économie semi-dirigée. L’alliance entre les grandes banques, les principaux employeurs et l’Etat japonais aboutissait à ce que l’économie japonaise avait plus d’un trait commun avec les économies totalement dirigées par l’Etat du bloc de l’Est. Le gouvernement supprima la demande des consommateurs, encouragea l’épargne et dirigea les fonds accumulés vers des investissements en capital au moyen de faibles taux d’intérêts destinés à stimuler l’emprunt des sociétés. Les exportations furent encouragées et les importations découragées en faisant en sorte que les grosses firmes japonaises, les keiretsu, achètent ce qui leur était nécessaire les unes aux autres. Cela a aboutit à ce que tout au long de la période de prospérité le Japon a maintenu la proportion la plus basse de toutes les économies avancées des importations industrielles par rapport à la production. Le résultat était que le Japon jouissait de la croissance des investissements la plus importante de toutes les économies industrialisées.

Cette ascension nippone sur le marché mondial aux dépens des Etats-Unis a été favorisée par l’impact de la guerre du Vietnam. Robert Brenner signale que


Pendant tout le boom d’après-guerre – et en fait pendant une grande partie de la longue récession qui lui succéda – la production japonaise dépendait largement de sa capacité à pénétrer l’énorme marché américain, ainsi que de s’approprier une part de plus en plus grande des débouchés à l’exportation des producteurs américains. Alors que les déficits fédéraux de plus en plus importants générés par le Vietnam avaient pour double résultat de perpétuer le boom dans les années postérieures à 1965 et de donner naissance à une inflation accélérée, la croissance des exportations japonaises, encouragée par un marché US chauffé à blanc et la réduction de la compétitivité des producteurs américains, atteignait son zénith d’après-guerre, et les taux de profit japonais, l’augmentation des investissements, de la productivité et des salaires atteignaient leur pic. Le summum du ‘miracle japonais’ fut atteint autour de 1970.28


Les effets de la guerre du Vietnam devaient finalement être néfastes pour l’économie japonaise comme pour l’économie américaine. ‘L’égalisation’ des principales économies pendant les Trente Glorieuses et l’exacerbation des difficultés concurrentielles de l’économie US par la guerre du Vietnam amenèrent finalement l’abandon des accords de Bretton Woods et l’inauguration des taux de change flottants en 1973. Mais le déclin du dollar signifiait la montée du yen, et donc une augmentation des prix japonais à l’exportation, rendant ceux-ci moins compétitifs. La croissance des exportations japonaises chuta de 75% entre 1971 et 1973.

Le gouvernement japonais réagit en injectant davantage de l’ingrédient qui avait permis de lancer la croissance au départ, le crédit bon marché, même si dans l’économie mondiale modifiée des années 70 cela devait ne produire qu’une faible prospérité et créer une inflation substantielle. En tout état de cause, la crise frappa violemment le marché mondial lors du ‘choc pétrolier’ et de la récession des années 1974-75. L’industrie nippone fut à nouveau touchée. Dans l’ensemble, dans les années 1969-1975, la force de travail industrielle qui avait jusque là connu une expansion continue chuta de près de 15%.

Le tournant s’était produit au début des années 1970, après quoi l’économie japonaise se retrouva engagée dans des cycles de prospérité et de récession. Des tentatives répétées, parfois réussies, pour faire face à chaque récession par du crédit moins cher ne pouvaient empêcher le changement structurel qui affectait l’économie globale. Les Trente Glorieuses, la longue période de prospérité liée aux dépenses d’armement, étaient terminées, et même les économies industrialisées les plus miraculeuses durent se mettre à courir pour rester sur place (run to stand still).

A ce point également, les accès de croissance japonais étaient endossés par les déficits américains. Les déficits fédéraux et ceux de la balance des paiements fournirent à l’économie japonaise une aide appréciable pour sortir de la récession mondiale du début des années 1980. Les exportations japonaises vers les Etats-Unis connurent à nouveau un essor spectaculaire. Cette relation symbiotique aboutissait à ce que, le Japon étant devenu le plus important et le plus digne de confiance de ses créanciers, l’Amérique avait intérêt à ce que la croissance de l’économie nippone se perpétue. Parallèlement, les Japonais étaient ravis de prêter aux Américains pour couvrir l’écart entre les importations et les exportations, parce que ce faisant ils protégeaient leurs propres ventes sur le marché US.

Cela dit, une telle interdépendance trouve toujours ses limites dans la mesure où aucun Etat n’est heureux d’emprunter indéfiniment pour soutenir les exportations d’autres nations. En 1985, les Japonais se trouvèrent contraints d’accepter l’Accord du Plaza face à une montée des clameurs protectionnistes aux USA. Plutôt que de risquer d’être exclus purement et simplement des marchés américains, les Japonais acceptèrent une réévaluation du yen qui réduisait leurs exportations aux Etats-Unis. En fait, le yen monta beaucoup plus que quiconque ne l’avait prédit, ce qui provoqua une crise sans précédent dans l’industrie manufacturière japonaise. Les Japonais faisaient face à une crise exportée dans leur secteur industriel, de la même manière qu’ils avaient exportée la leur aux Etats-Unis au début des années 1980.

Une fois de plus, l’Etat nippon déversa de l’argent bon marché dans l’économie pour stimuler l’investissement. Une fois de plus, cela marcha un certain temps. Lors du boom de la seconde moitié des années 1980 le stock de capital brut du Japon augmenta de 6,7% par an, deux tiers plus vite qu’aux Etats-Unis. La productivité du travail s’éleva plus de deux fois plus vite qu’en Amérique. Mais le prix du boom, lorsqu’il arriva, fut plus élevé que jamais. Les prix de l’immobilier, la valeur des actions et les dépenses de consommation reposant sur des taux d’intérêts bas ne pouvaient pas être soutenus. En 1989 et 1990 l’Etat japonais releva les taux d’intérêts pour réduire les valeurs boursières et immobilières. L’économie s’enfonça dans une récession de 32 mois, la deuxième en longueur de la période d’après-guerre. La croissance du PIB se limita en moyenne à 0,8% entre 1991 et 1995. Les importations ont surgi dans l’économie japonaise. En 1994 et 1995 les prix des produits manufacturés subirent de loin leur déclin le plus important depuis la Deuxième Guerre mondiale.

L’économie japonaise maintient cependant un taux élevé d’accumulation et reste un concurrent sérieux pour les Etats-Unis, en particulier dans sa relation avec la Chine. Mais elle a dû lutter pour garder cette position dans la tempête de la concurrence mondiale dérégulée.


Russie : les dangers du déclin


Si la nouvelle instabilité économique trouve son origine dans la vigueur relative, dans la période d’après-guerre, des économies japonaise, allemande, et, comme nous allons le voir, chinoise, la déstabilisation qui peut venir de Russie présente un profil très différent. C’est sur l’ascension et sur la chute accélérée de l’économie russe que nous allons nous pencher ici.

Il n’est pas exact, comme voudraient nous le faire croire certains idéologues de la Guerre Froide, de dire que l’économie russe a toujours échoué parce qu’elle était dirigée par l’Etat. En fait, dans la plus grande partie de ce que nous pourrions appeler la phase dirigiste du développement économique mondial, située dans les décennies médianes du siècle écoulé, l’économie russe s’est industrialisée et a continué à croître à un rythme plus rapide que ses concurrents occidentaux. Il n’y avait rien de spécialement socialiste dans cela, malgré l’idéologie dont l’Etat russe avait hérité de la révolution de 1917. Le contrôle étatique des ressources a toujours été un trait caractéristique des économies en voie d’industrialisation, et plus l’industrialisation était tardive, plus l’environnement économique était compétitif, plus la direction par l’Etat de la croissance tendait à être centralisée – et cela des deux côtés du Rideau de Fer.

De plus, les caractéristiques fondamentales de la forme russe de développement capitaliste étatique sont apparues pendant les décennies isolationnistes, récessives et dominées par la guerre, des années 1930, 1940 et 1950. Le résultat était une forme particulièrement fermée ou autarcique de développement contrôlé par l’Etat, à l’inverse de modèles ultérieurs mais pareillement dominés par l’Etat en Asie du Sud-Est, où l’orientation était vers la rupture avec le marché mondial. Mais pendant une période soutenue cette stratégie, aussi brutale fût-elle, fonctionna : d’après des chiffres de la CIA le produit de l’économie russe passa de 33% du produit américain en 1950 à un peu en dessous de 60% au milieu des années 1970. Le produit industriel par tête en Russie passa de 25% de la moyenne européenne en 1929 à 90% en 1980.29

La crise de l’industrialisation dirigée par l’Etat se produisit pour trois raisons. D’abord, malgré son rythme de croissance plus rapide, la taille totale de l’économie russe ne rattrapa jamais l’américaine, de telle sorte que la pression compétitive médiée par la course aux armements ne pouvait être contrée avec succès. En second lieu, et de façon tout aussi importante, le rétablissement d’après-guerre et la croissance du marché mondial rendit de plus en plus inefficace le modèle de développement ‘autarcique’ dirigé par l’Etat. L’internationalisation des ressources, de la production et des ventes battit en brèche le modèle internalisé de la Russie et de l’Europe de l’Est. Ce n’était pas une crise de toutes les formes d’intervention étatique, seulement de celles qui se concentraient sur le développement intérieur plutôt que de pénétrer certaines sections du marché mondial. Troisièmement, ces pressions furent accentuées par le ralentissement de l’économie mondiale au milieu des années 1970.

L’ouverture totale des économies de Russie et d’Europe de l’Est vint finalement avec la chute du Mur de Berlin en 1989. Mais la ‘thérapie de choc’ d’exposition au marché mondial ne fit que transformer une situation mauvaise en une calamité. Au début des années 1990, la Russie essuya une contraction de son économie de 40 à 50%, le plus grand déclin subi par une économie avancée en temps de paix. L’effondrement de la production industrielle était encore pire. L’inflation s’envola avec la libéralisation des prix. L’épargne se volatilisa. L’investissement en capital chuta de 75%. Le Programme de Développement des Nations Unies faisait remarquer que la ‘transition vers le marché’ était un euphémisme pour ‘ce qui a été en réalité une grande dépression’.30

Vers le milieu des années 1990, une espèce de stabilité financière fut réalisée, mais à un prix qu’explique un des hommes clé du libéralisme post-soviétique, Grigori Yavlinsky : ‘nous avons une inflation basse, un déficit budgétaire modeste, mais nous n’avons presque aucune activité économique’. Le peu de progrès enregistrés dans les années 90 reposait sur les ventes de matières premières et de pétrole, ainsi que sur des manipulations financières. Lorsque l’économie russe, déjà catastrophiquement affaiblie, fut frappée par la crise asiatique de 1998, il y eut une panique financière, la dévaluation du rouble et l’effondrement du système bancaire. Pour les Russes ordinaires, le résultat était une plus grande pauvreté et un déclin accentué du niveau de vie.31

La destruction de l’empire russe en Europe de l’Est, l’indépendance des anciennes républiques soviétiques dans ‘l’étranger proche’, et la ruine de l’économie ont réduit la Russie du statut de superpuissance à celui de puissance régionale affaiblie. Les bases militaires russes au Vietnam et à Cuba ont été fermées en même temps que Moscou acceptait l’ouverture de bases militaires américaines dans les Etats nouvellement indépendants d’Asie centrale. Les pétrodollars résultant des cours élevé du pétrole sont recyclés, à la mode japonaise et saoudienne, en bons du trésor américain. Plutôt que de régler les problèmes économiques de la Russie, cela contribue à endiguer la vague de récession aux Etats-Unis. L’accession de la Russie a transformé le G7, club des Etats industrialisés, en G8.

Le fait crucial du déclin russe a été, comme nous l’avons vu, d’ouvrir la totalité de la masse continentale eurasienne à une ‘ruée vers l’or’ des gouvernements et des multinationales occidentaux à une échelle qui fait pâlir celle du Klondike. Son effet sur la position stratégique de la Russie est de créer une instabilité complètement nouvelle du système mondial.

La première réaction d’après-Guerre Froide des élites politiques et économiques russes à cette transformation a été un pro-américanisme plus ou moins inconditionnel. Mais le désastre économique qui a suivi, et l’incapacité des Etats-Unis de soutenir la reconstruction de l’économie russe ont déterminé un changement. Une des conséquences a été que l’Allemagne est devenue plus importante pour l’économie russe. Ce qui a produit une espèce de schizophrénie dans la politique de Moscou. ‘Pendant la décennie écoulée la Russie a été politiquement dépendante des Etats-Unis et économiquement dépendante de l’Allemagne’, écrit Boris Kagarlitsky, ‘Les Etats-Unis ont dicté le programme politique de la Russie pendant que l’Allemagne devenait graduellement son partenaire commercial et industriel principal, ainsi que sa source essentielle d’investissement étranger’.32

Cette schizophrénie est aggravée par l’amertume que l’échec économique et l’effondrement de l’empire ont répandue dans le peuple russe, un ressentiment qui s’exprime sous la forme du nationalisme. Près de 80% des Russes considèrent aujourd’hui Gorbatchev comme un ‘traître’ personnellement responsable de tous les désastres survenus depuis 1989. Pour couronner le tout, 60% de la population juge les Etats-Unis comme un ‘pays hostile’.

Tout ceci aurait pu être contrôlé avec plus de sécurité, sinon plus de bonheur, si le contexte n’était pas un monde dans lequel les Etats-Unis conduisent un nouveau projet impérial global. Comme dit Kagarlitsky : ‘Ce système a bien fonctionné tant que l’Allemagne gardait un profil bas dans les affaires internationales et faisait au moins semblant d’être solidaire avec les Etats-Unis. Lorsque des désaccords entre les américains et les allemands sont apparus, malgré tout, les dirigeants russes étaient déconcertés’.33

C’est exactement ce qu’a produit l’attaque de l’Irak. La Russie n’est peut-être plus une superpuissance, mais elle est une puissance nucléaire avec un siège au Conseil de Sécurité de l’ONU et des créances lourdes et anciennes sur l’Irak. Lorsque l’opposition franco-allemande aux Etats-Unis s’est manifestée, la Russie est devenue stratégiquement importante pour les deux camps. De plus, les pays ‘pères de l’Europe’ ont leurs propres besoins en termes de pétrole et de matières premières, et de ce point de vue leurs liens avec l’économie russe sont contraires, et alternatifs, aux accès à des fournitures pétrolières dans un monde arabe dominé par les Etats-Unis. C’est la raison pour laquelle, comme le note Kagarlitsky, la lutte sur l’Irak aux Nations Unies était en grande partie un bras de fer entre Washington et Berlin pour obtenir le vote de Moscou. Les affrontements stratégiques et diplomatiques ont transformé la Russie ‘en un véritable champ de bataille’ dans lequel ‘les élites russes sont déjà visiblement divisées entre pro-Américains et pro-Allemands’.34

Cette situation est susceptible de durer. Poutine aime la guerre américaine contre le terrorisme dans la mesure où elle l’autorise à la fois à la répression à l’intérieur et à la continuation de la guerre en Tchétchénie, position d’accès de la Russie au Caucase riche en hydrocarbures. Mais le prix de l’encerclement américain, qui n’est compensé par aucune assistance économique, s’avère très élevé pour le gouvernement moscovite. La Russie restera subordonnée, ses allégeances divisées. Mais elle est désormais l’objet et non plus seulement le sujet d’une rivalité de grandes puissances, et comme telle elle ne fait qu’aggraver l’instabilité du système planétaire.


La Chine s’industrialise


Le défi lancé par l’économie chinoise est qualitativement différent de l’allemand ou du japonais. Il est potentiellement d’une échelle bien plus élevée. A l’inverse de l’Union Européenne, l’Etat chinois est unifié et commande à une idéologie nationaliste prononcée. Ce qui est important, c’est que l’économie chinoise n’est pas juste ‘une autre’ économie industrialisée en compétition. C’est une machine massive, s’industrialisant rapidement, qui est susceptible de briser l’équilibre régional, et finalement global, du rapport des forces.

L’économie chinoise, par ailleurs, s’industrialise d’une manière différente de l’économie russe. L’appareil de production chinois, comme la Russie dans la période stalinienne, a traversé une phase d’accumulation primitive du capital dirigée par l’Etat. Il est désormais, avec bien plus de succès que la Russie, passé à une réorientation vers le marché mondial. De plus, il a opéré cette transition sous la férule d’un gouvernement fortement autoritaire toujours capable de manœuvrer les leviers économiques. Ce ‘stalinisme-avec-Coca’ (Stalinism-with-Coke) est peut-être une mixture instable, ne serait-ce que parce que son coût humain est si élevé. Mais tant qu’il dure, il constitue une combinaison d’orientation vers le marché, de contrôle étatique et de répression intérieure particulièrement adaptée au moment néo-libéral.

Toute comparaison avec les craintes américaines des années 1980 sur l’exacerbation de la concurrence avec le Japon serait sans grand intérêt. Ces soucis, apparus dans certaines sections de l’élite gouvernementale US, étaient provoqués par le terrain gagné par l’économie japonaise au cours du ‘long boom’ d’après-guerre. Ils se sont apaisés lorsque la menace concurrentielle du Japon a été désamorcée par l’entrée en stagnation de son économie dans les années 1990. L’industrialisation de la Chine est d’un ordre totalement différent. Elle connaîtra sans aucun doute de sévères crises économiques, et sera affectée par les cycles de prospérité et de récession vécus par l’économie mondiale. Malgré tout, l’industrialisation chinoise est un processus économique bien plus profond qui se poursuivra à travers essors et crises. C’est le schéma de toutes les économies en cours d’industrialisation.

Si l’on regarde la proportion de l’économie mondiale que la Chine a historiquement dominée, à l’exception de la période postérieure à l’industrialisation européenne, on constate qu’elle représente un quart de la production mondiale. Si l’industrialisation devait rendre à la Chine un poids comparable dans l’économie de la planète, cela ne pourrait qu’altérer de façon profonde les rapports entre les plus puissants Etats-nations. Il y a déjà aux Etats-Unis une inquiétude que ce processus ne soit déjà bien entamé, comme le note un article : ‘La puissance chinoise est ascendante, et les Etats-Unis, bien qu’ils soient la seule superpuissance, sont en danger de perdre leur place d’arbitre incontesté de la sécurité asiatique’. La politique américaine étant concentrée sur l’Irak, ‘Beijing, son influence favorisée par une économie en croissance rapide qui a alimenté la reprise des exportations en Asie, n’a pas hésité à remplir l’espace laissé vacant par l’inattention américaine’.35

Le commerce de la Corée du Sud avec la Chine est si important que les Etats-Unis éprouvent des difficultés à contraindre leur allié normalement docile à s’aligner sur eux dans leur conflit persistant avec la Corée du Nord. Un diplomate spécialisé dans la question nord-coréenne explique : ‘La Chine utilise sa puissance économique dans la région. Les USA tentent de maintenir leur rôle traditionnel, et d’autres – tout en reconnaissant ce rôle – ne sont pas prêts à accepter le même degré de domination américaine qu’auparavant’.36 C’est un signe des temps que la Chine ait désormais remplacé le Japon comme première destination des exportations asiatiques, et que, en 2004, le commerce japonais avec la Chine ait dépassé pour la première fois les échanges avec les Etats-Unis.

Le poids économique croissant de la Chine a également des effets au delà de l’Asie. La Chine est, après les USA, le premier réceptacle de l’investissement global mais ses niveaux de salaires sont d’un cinquième de ceux des Etats-Unis et du Japon. Le taux de croissance chinois est en moyenne de 8 à 10% par an et sa part de l’économie mondiale a doublé dans la décennie écoulée, même si elle est seulement de 4%. Elle consomme 7% des fournitures mondiales de pétrole, 25% de l’aluminium, 30% du minerai de fer, 31% du charbon et 27% de la production d’acier.37

De façon peu surprenante, ‘la Chine s’est fait des amis dans des endroits aussi éloignés les uns des autres que l’Asie du Sud-Est, l’Inde, l’Amérique latine et l’Afrique, souvent dans sa recherche d’hydrocarbures et d’autres ressources naturelles destinées à alimenter la révolution industrielle chinoise’. Une fois de plus, ces rapports économiques ont inévitablement la capacité de déboucher sur des conflits aussi bien diplomatiques que militaires : ‘La relation, motivée par la quête d’énergie, de la Chine avec l’Iran – une compagnie d’Etat chinoise y a récemment conclu un contrat de 70 milliards de dollars de fourniture de pétrole et de gaz sur trente ans – complique également les efforts des USA et de l’UE pour exercer des pressions sur le gouvernement islamique en vue de l’amener à renoncer à son programme nucléaire’.38 En septembre 2004, la Chine a bloqué la proposition américaine d’intervention de l’ONU au Soudan à cause de ses accords pétroliers. On entend déjà, de la part de l’élite diplomatique américaine, des appels à une attitude plus ferme envers la Chine. William Clark Jr., Secrétaire d’Etat aux Affaires Asiatiques du président Clinton, dit : ‘Les Etats-Unis doivent être plus agressifs avec la Chine dans leur discussion avec elle de ses besoins pétroliers… faisant en sorte que le pétrole disponible soit partagé équitablement’.39

L’intégration de la Chine dans le marché mondial est considérée par certains comme une garantie que les relations sino-américaines ne peuvent se détériorer au delà d’un certain point. Et il est certainement vrai que toute tentative américaine de limiter la croissance économique chinoise rencontrerait l’opposition des multinationales US qui ont déjà trop à perdre, si une telle tentative était menée à bien, de leurs investissements et de leurs débouchés en Chine. Il est également vrai qu’il y a un marchandage implicite dans les rapports économiques entre les deux pays – les USA considérant avec indulgence le gonflement des exportations chinoises, et le surplus commercial avec eux qui en résulte, aussi longtemps que la Chine recycle sa richesse en finançant le déficit budgétaire américain. En d’autres termes, les Etats-Unis rééditent le rapport qu’ils avaient déjà établi avec les producteurs de pétrole du Moyen-Orient, le Japon et d’autres. Malgré tout, cette compréhension a ses limites. En mars 2006, le Financial Times a signalé que ‘l’administration US a averti… qu’elle envisagerait une confrontation avec la Chine sur les relations économiques bilatérales si Beijing ne procédait pas immédiatement à l’ouverture de ses marchés aux importations américaines. Carlos Gutierrez, secrétaire au commerce, … a dit que les Etats-Unis commençaient à perdre patience dans leur attente que la Chine fasse des pas significatifs pour réduire le ballon de son surplus commercial de 200 milliards de dollars avec eux’.40

La question reste posée, cependant, de savoir si une telle interdépendance économique exclut un conflit diplomatique pouvant devenir militaire. L’histoire montre que non. Les économies du monde industrialisé devenaient, avant la Première Guerre mondiale, de plus en plus interdépendantes. En fait, le commerce international se développait plus rapidement, avant la Première Guerre mondiale, que dans les années postérieures et pendant la période isolationniste des années 1920 et 1930. Mais c’était précisément cette interdépendance, qui implique toujours une concurrence en même temps qu’une coopération économique, qui aboutissait à ce que même une rivalité purement économique ne pouvait rester enfermée dans la sphère économique. De telles tensions, à un certain moment, évoluent vers la sphère des relations entre Etats. Dans le cas de la Première Guerre mondiale, l’action militaire, en tant que moyen de redéfinir la base des rapports économiques, était considérée comme l’arme de choix par assez d’Etats du monde pour déboucher sur une conflagration mondiale.

L’environnement mondial dans lequel la Chine s’industrialise rend encore plus probable un tel conflit à terme. Plus les Etats-Unis dépendent des investissements en Chine et du financement par la Chine de leur déficit, plus ils auront besoin d’exercer leur force militaire pour protéger ces bouées économiques. De plus, comme le note Peter Gowan, ‘le problème géopolitique fondamental inhérent aux tournants de la Russie et de la Chine vers le capitalisme… (était qu’il) éliminait leur utilité comme menaces potentielles pour l’Europe de l’Ouest et le Japon dont les besoins de protection étaient assurés par les soins militaires des USA. Elles ont aussi mis en mouvement des pressions concurrentielles à l’intérieur de ces pays pour l’accès à leurs marchés du travail et des produits de même qu’à leurs ressources et leurs actifs. Le danger évident du point de vue américain était qu’à l’Ouest une Allemagne ancrée dans une UE plus cohésive pouvait établir un partenariat privilégié avec la Russie, en même temps que tout ou partie des capitalismes asiatiques pouvaient se lier à la Chine en un réseau régional fort susceptible d’affaiblir l’influence et la pénétration américaines’.41


Amérique latine : la perte de contrôle de l’arrière-cour


La menace à l’hégémonie US en provenance d’Amérique latine est plus politique qu’économique. S’il y a une partie de la planète où les Etats-Unis se sont davantage employés à maintenir leur influence qu’au Moyen-Orient, c’est bien l’Amérique latine. C’est là que la politique contre-révolutionnaire de Washington a son histoire la plus longue et la plus intense. Mais ces dernières années les vieux régimes autoritaires ont reculé face à une mobilisation de masse à l’échelle du sous-continent contre le néolibéralisme économique et sa dictature. Comme le rappelle un écrivain argentin :


Le néo-libéralisme n’a pas réduit la lutte sociale, et les classes dirigeantes n’ont pas pu rééditer le genre de victoires qu’elles avaient remportées dans les décennies précédentes : bien au contraire, elles ont du faire face à des soulèvements qui ont renversé plusieurs présidents dans la région andine et le cône méridional. L’action directe sur la terre (Pérou), un soulèvement indigène (Equateur), la pression de la rue (Argentine), un climat insurrectionnel (Bolivie), l’occupation de terres (Brésil), les protestations anti-impérialistes (Chili), un nouveau mouvement politique (Uruguay) et la résistance aux coups d’Etat militaires (Venezuela) ont inspiré un nouveau cycle de résistance dans toute la région.42


Il est difficile d’exagérer l’ampleur des transformations intervenues dans le paysage politique : ‘Les classes dirigeantes ont perdu l’assurance qu’elles avaient dans les années 1990 et beaucoup de leurs représentants politiques se sont retirés de la scène (Menem en Argentine, Fujimori au Pérou, Salinas au Mexique, Perez au Venezuela, Lozado en Bolivie)’.43

La cause la plus évidente et la plus immédiate de cette transformation est l’échec des politiques économiques néo-libérales. Les crises, une croissance basse et la banqueroute ont été aussi endémiques que l’inégalité galopante, la course aux profits des élites et la corruption du personnel politique. Les vagues de lutte en Amérique latine ont été de façon prédominante des batailles sociales qui se sont transformées en conflits politiques (ou se sont combinées avec ceux-ci) contre les régimes en place. Mais il s’y est ajouté, depuis le 11 septembre, une importante dimension internationale. La quasi-exclusivité de l’intérêt américain pour l’Irak a créé un appel d’air dans lequel la révolte latino-américaine s’est engouffrée et développée. Les sables mouvants de l’Irak ‘d’après-guerre’ sont si profonds que les Etats-Unis ont partiellement perdu leur emprise sur leur propre arrière-cour.

La menace la plus sérieuse pour les USA vient du gouvernement d’Hugo Chávez au Venezuela. Nous avons vu au chapitre précédent, l’impact de la politique de Chávez de contrôle de l’industrie pétrolière vénézuélienne. Claudio Katz souligne ce point en le plaçant dans son contexte :


Les Etats-Unis tirent les ficelles de toute tentative de putsch, ou de provocation d’origine colombienne, mais Washington n’a pas de Pinochet sous la main et doit se fier à ses ‘amis de l’Organisation des Etats Américains’ pour déstabiliser Chávez. Bush ne peut agir trop à découvert alors qu’il est embourbé dans le marais irakien. Il n’ose pas comparer Chávez à Saddam – et Chávez ne peut être dompté comme l’a été Kadhafi. Les Etats-Unis ont besoin du pétrole vénézuélien et ils doivent combattre l’engagement actif du Venezuela dans l’OPEP et ses tentatives de diriger le brut vers de nouveaux clients en Chine et en Amérique latine.44


Il est clair que les défis lancés aux Etats-Unis par d’autres gouvernements latino-américains n’ont en aucune manière la gravité de la menace représentée par Chávez. Ailleurs, malgré le remplacement des anciens dirigeants autoritaires, le nouvel ordre ‘démocratique’ se montre plus que compatible avec la politique économique néo-libérale. De façon intéressante, beaucoup des récentes mobilisations contre le néolibéralisme ont eu les nouveaux gouvernements ‘démocratiques’ dans leur collimateur. Il suffit pour l’instant de dire que le but déclaré des Etats-Unis de pouvoir conduire plus d’un conflit majeur à la fois semble sérieusement compromis en Amérique latine. Il aurait semblé simplement inconcevable, dans n’importe quelle période antérieure à la déclaration de ‘guerre contre le terrorisme’, que les Etats-Unis aient pu permettre aux évènements d’Amérique latine d’aller aussi loin qu’ils vont aujourd’hui sans intervenir plus sérieusement, ouvertement ou de façon indirecte.


L’économie mondiale et la concurrence entre les économies nationales


Les relations structurelles au sein de l’économie mondiale ont changé avec l’arrivée de la crise des années 1970. La haute vague de croissance qui avait soulevé tous les navires commença à refluer. Les économies qui étaient allé le plus loin le plus vite, comme l’allemande et la japonaise, virent la fin de leur unique période d’expansion. Les intérêts des principales économies étaient encore étroitement liés, mais elles devaient désormais faire en sorte que leur croissance globale lente ne se transforme pas en catastrophe dans un pays ou un autre, qui aurait entraîné dans sa chute le système tout entier. Comme toutes les économies essayaient de progresser aux dépens des autres, elles étaient à chaque instant confrontées avec le fait que ce genre de relation compétitive est plus facile à maintenir dans une économie globale en expansion rapide que dans le cadre d’une stagnation ou d’une croissance lente. Les rapports entre les économies majeures au cours des 15 dernières années illustrent ce point.

Au début des années 1990, l’économie US avait ouvert la voie en extrayant les économies japonaise et allemande de leur plus longue récession depuis les années 1950. Mais, au milieu de la même décennie, c'étaient les Allemands et les Japonais qui aidaient à sortir la reprise américaine de difficultés qui étaient, en partie, le produit de la détermination des Etats-Unis à ne pas laisser l’économie japonaise causer le genre de dégâts au système mondial qu’avait provoqué l’effondrement mexicain.


Le fait demeure que, en même temps que la reprise économique américaine se produisit en grande partie aux dépens de ses principaux rivaux, cette démarche fut finalement coûteuse pour l’économie US elle-même. Le rétablissement américain du début des années 1990 était dès lors lui-même limité par le ralentissement de la croissance de la demande mondiale, et en particulier par l’intensification, qui en était la conséquence, de la concurrence internationale dans la production, qui exerçait une intense pression vers le bas sur les prix dans l’ensemble de l’économie mondiale. D’une façon peut-être encore plus pertinente, dans un monde d’interdépendance, l’économie américaine ne pouvait soutenir une crise vraiment sérieuse de ses principaux partenaires et rivaux. De la même façon que le Japon et l’Allemagne avaient dû … se porter au secours de l’industrie américaine en crise dans la première moitié des années 1980, à grand frais pour eux-mêmes, les Etats-Unis étaient obligés d’accepter un sauvetage tout semblable du secteur manufacturier japonais en proie à la crise.45


La fin des miracles économiques japonais et allemand lors du dénouement des Trente Glorieuses les trouva dans une situation de plus grande égalité avec les Etats-Unis. Elle mit un terme à la dispersion de la puissance économique de l’immédiat après-guerre, où les USA jouissaient d’une suprématie totale. Mais le monde qui en résultait était grevé par un échec systémique et non plus seulement compétitif. Désormais tous étaient embourbés. Ils étaient plus égaux, mais moins capables de s’extraire eux-mêmes de la gadoue. Les économies avancées pouvaient rivaliser, ou même coopérer, pour déplacer le fardeau entre elles, mais aucune, pas même l’américaine, ne pouvait soulager leur détresse commune.

Personne, par conséquent, ne put empêcher le crash asiatique de la fin des années 1990. La conclusion inévitable, si l’on néglige les fréquentes proclamations, de la part de commentateurs patentés, de la découverte d’une échappatoire aux cycles prospérité-récession, est qu’il ‘y a peu de signes que l’économie mondiale, ou sa composante américaine, ait réussi à transcender la longue chute, la période extensive de ralentissement de la croissance qui a débuté aux alentours de 1973… Les tentatives des gouvernements et des grandes firmes pour rétablir la profitabilité, en particulier par la hausse des taux d’intérêt et la réduction des salaires et des dépenses sociales, ont échoué les unes après les autres…’46

L’évidence de cette stagnation globale est désormais suffisamment prégnante pour être irréfutable. Une étude réalisée pour l’Organisation pour la Coopération et le Développement Economique (OCDE) montre que le taux de croissance du PIB réel global a chuté de 4,9% entre 1950 et 1973 à 3% entre 1973 et 1989, une dégringolade de 39%. Les chiffres des Nations Unies font apparaître une croissance du PIB de 5,4% dans les années 1960, 4,1% dans les années 1970, 3% dans les années 80 et 2,3% dans les années 90.47

Dans ces conditions les pressions concurrentielles qui interviennent dans la sphère économique ne peuvent être finalement résolues que dans la sphère politique – c’est à dire au niveau des relations entre Etats. Ce sont les Etats qui décident en dernier ressort du sort des entreprises en général précisément parce que, bien que les sociétés en concurrence aient des besoins et des intérêts, elles n’ont pas la capacité, autrement que par le truchement de l’Etat, d’articuler une ‘volonté générale’ qui leur soit propre. ‘Le capital n’existe et ne peut exister que sous la forme de capitaux multiples’, notait Karl Marx (Grundrisse). C’est tout simplement le corollaire logique de l’acceptation du fait que le capitalisme est un système basé sur la concurrence entre différentes unités de capital, que ce soit la boutique du coin ou des sociétés multinationales. Et le corollaire logique de cela est que seul l’Etat peut être ‘le comité qui gère les affaires communes de toute la classe bourgeoise’ (Manifeste communiste). L’Etat devient l’arbitre, en dernier ressort par l’emploi de la force, des disputes qui naissent dans le champ de la compétition économique.

De plus, l’Etat doit aussi évaluer ses propres besoins stratégiques et militaires et les mettre en œuvre à sa convenance. Cela peut, dans des conjonctures particulières, ne coïncider que partiellement avec les impératifs économiques des entreprises, même les plus puissantes. Nous avons vu, dans le cas des oléoducs balkaniques, comment les besoins économiques des grandes firmes, qui préféraient le trajet le moins cher à travers l’Iran, furent contredits par l’Etat US au bénéfice d’un chemin plus coûteux mais stratégiquement plus désirable par la Turquie. De telles controverses, et des disputes bien plus importantes, continueront à être générées par la dynamique de la compétition économique. Et dans un environnement de croissance dérégulée mais sclérosée cette compétition ne peut manquer de provoquer des conflits entre des Etats et des coalitions d’Etats.


Conclusion


Les Etats-Unis sont peut-être l’économie la plus puissante du monde mais ils ne sont plus assez puissants pour assurer une longue période de développement capitaliste stable comme ils l’ont fait pendant une génération après la Deuxième Guerre mondiale. La fin des Trente Glorieuses et l’ascension d’autres économies avancées fait du marché mondial une environnement bien plus compétitif qu’auparavant. Ce contexte économique s’est désormais combiné avec une instabilité renouvelée du système étatique qui s’est installé à la fin de la Guerre Froide pour former un cadre bien plus volatil que tout ce qu’on avait connu dans les années 1920 et 1930.

Cette nouvelle instabilité n’est nulle part plus visible qu’au Moyen Orient. Le chapitre qui suit examine la lutte de l’impérialisme occidental pour contrôler la région et sa marchandise la plus convoitée, le pétrole. Dans ce long conflit les rapports des puissances militaires des Etats, l’intérêt économique des multinationales et la résistance populaire ont façonné l’histoire du siècle écoulé.

NOTES


1 M Beaud, A History of Capitalism 1500-1980 (Londres, 1984), p.186 et, pour la Russie et la Grande Bretagne, B R Mitchell, European Historical Statistics 1750-1970 (Londres, 1978), pp.224-225.

2 M Beaud, op. cit., p.186.

3 P Kennedy, The Rise and Fall of Great Powers (Londres, 1989), pp.454-459.

4 Ibid., pp.140-161.

5 P Armstrong, A Glyn et J Harrison, Capitalism since World War II (Londres, 1984), pp.213-214.

6 M Beaud, op. cit., p.186.

7 Voir M Kidron, Western Capitalism since the War (Londres, 1970), p.38.

8 P Armstrong et al., op. cit., p.214.

9 Cité in D Smith, Pressure - How America Runs NATO (Londres, 1989), p.55.

10 Cité in P Sedgwick, 'NATO, the Bomb and Socialism', Universities and Left Review N°7, automne 1959, p.8.

11 Ibid., p.8.

12 Cité in P Kennedy, op. cit., p.503.

13 Ibid., p.558.

14 P Armstrong et al., op. cit., p.219.

15 World Bank, World Development Report 1989 (Oxford University Press, 1989), p.167.

16 P Armstrong et al., op. cit., p.225-226.

17 P Kennedy, op. cit., p.558.

18 A Bergsen et R Fernandez, 'Who Has the Most Fortune 500 Firms? A Network Analysis of Global Economic Competition, 1956-89', in V Bornschier et C Chase-Dunn, The Future of Global Conflict (Londres, 1999), p.151.

19 P Kennedy, op. cit., p.679.

20 Ibid., pp.554-555.

21 I Wallerstein, 'US Weakness and the Struggle for Hegemony', in Monthly Review, juillet-août 2003, p.24.

22 Ibid., p.25.

23 R Brenner, The Boom and the Bubble, the US in the World Economy (Londres, 2002), p.94.

24 P Gowan, 'US Hegemony Today', in Monthly Review, juillet-août 2003, p.42.

25 R Brenner, op. cit., p.300-301.

26 Ibid., pp.119-120.

27 Ibid., pp.124-125.

28 Ibid., p.102.

29 Pour plus de détails voir J Rees, 'The New Imperialism', in A Callinicos, C Harman, M Haynes et J Rees, Marxism and the New Imperialism (Londres, 1994), p.73.

30 Voir M Haynes, Russia, Class and Power 1917-2000 (Londres, 2002), p.205.

31 Ibid., p.208.

32 B Kagarlitsky, 'The Russian State in the Age of the American Empire', in I Panitch et C Leys (eds), The Empire Reloaded (The Socialist Register, 2005), p.281.

33 Ibid.

34 Ibid., pp.282-283.

35 V Mallet et G Dinmore, 'The Rivals: Washington's Sway in Asia is Challenged by China', Financial Times, 18 mars 2005, p.19.

36 Ibid.

37 Voir W Bello, Dilemmas of Domination, the Unmaking of the American Empire (New York, 2005), pp.94-96.

38 V Mallet et G Dinmore, op. cit., p.19.

39 Voir le rapport de Bloomberg, 'China's thirst for oil undercuts US effort to rein in Iran', (20 décembre 2004) sur www.bloomberg.com/apps/news?-pid=10000103&sid=aGcFtg1NJEMA&refer=US

40 R McGregor et E Alden, 'US Running out of Patience over China's Balooning Trade Surplus', Financial Times, 15 mars 2006.

41 P Gowan, op. cit., p.46.

42 C Katz, 'Latin America's New "Left" Governments', in International Socialism 107 (Londres, été 2005), p.146.

43 Ibid.

44 Ibid., p.152.

45 R Brenner, op. cit., p.127.

46 Ibid., p.285.

47 Voir W Bello, op. cit., p.79

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