John Rees - Impérialisme et résistance (3)

Impérialisme et résistance

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John Rees


3 Le pétrole et l’empire

Sommaire



Le pétrole n’est pas une marchandise comme une autre. Il procure l’essentiel de l’énergie du monde. Il fournit le carburant du train, de l’avion et de l’automobile. Il constitue aussi la base des plastiques de toutes sortes, des emballages aux hublots des avions. De façon peut-être encore plus importante, il donne les engrais et les pesticides dont dépend une énorme partie de l’agriculture moderne. Aucune autre marchandise unique ne peut prétendre à un rôle comparable. En fait, il n’y en a pas de plus importante.

Les compagnies qui produisent ce pétrole sont les plus importantes du monde, plus riches et plus puissantes que beaucoup de gouvernements. En 2001 la plus grande société pétrolière, Exxon Mobil, a gagné 187 milliards de dollars, BP, la seconde en taille, 174 milliards et Royal Dutch Shell arrive en troisième position avec 135 milliards de dollars. L’Arabie Saoudite elle-même, le pays où sont situées les plus importantes et les plus profitables réserves de pétrole du monde, n’y a gagné que 58 milliards de dollars.1 Dans beaucoup de régions troublées du monde, les compagnies pétrolières ne se bornent pas à remplir leurs fonctions commerciales mais agissent comme un bras de leur gouvernement dans les négociations avec d’autres Etats.

Il y a peu de signes que le pétrole puisse devenir moins central pour le capitalisme moderne dans l’avenir proche. En 2004, la consommation totale de brut a été la plus importante depuis presque 30 ans.2 D’après des projections courantes, l’usage des carburants fossiles va augmenter de 2% par an jusqu’en 2025. A ce moment là la consommation sera 50% plus importante qu’en 2001 et six fois celle de 1960.3 Cette augmentation sera en partie le résultat d’une accélération de la consommation causée par la croissance industrielle de la Chine, de la Russie et de l’Inde, où elle sera de plus du double. La Chine à elle seule compte pour un tiers dans l’accroissement de la demande de pétrole depuis 2000.4

Certaines des guerres du 20ème siècle étaient liées au pétrole, et dans toutes les guerres du 20ème siècle l’accès au pétrole et son usage ont constitué une part importante de la victoire. De la décision de Churchill, Premier Lord de l’Amirauté avant la Première Guerre mondiale, de faire tourner les navires de la Royal Navy aux carburants fossiles, ce qui les rendait plus rapides que leurs adversaires allemands fonctionnant au charbon, aux forces américaines consommant deux millions de barils par semaine pendant l’invasion de l’Irak, le pétrole a été crucial.


Avons-nous atteint le pic de la production pétrolière ?


Le pétrole est une marchandise tellement centrale pour la société moderne que s’il venait à manquer il y aurait une crise sociale gigantesque. De nombreux experts affirment que nous sommes arrivés, ou que nous approchons du pic de la production pétrolière, qui serait destinée, dans un avenir proche, à décliner. Le tableau ci-dessous montre les producteurs de brut les plus importants, leurs réserves estimées et l’année du pic de la production.

Pays

Réserves restantes (a) (en milliards de barils)

Quantité extraite (b) (en milliards de barils)

Année du pic de production (c)

Arabie Saoudite

262

97

2008

Irak

112

28

2017

Abou Dhabi

98

19

2011

Koweït

96

32

2015

Iran

90

56

1974

Venezuela

78

47

1970

Russie

60

127

1987

Etats-Unis

30

172

1971

Libye

29

23

1970

Nigeria

24

23

2006

Chine

18

30

2003

Qatar

15

7

2000

Mexique

13

31

2003

Norvège

10

17

2001

Kazakhstan

9

6

2033

Algérie

9

13

1978

Brésil

8

5

1986

Canada

7

19

1973

(a) BP statistical review of world energy 2003. Ne comporte pas les schistes bitumineux et les sables goudronneux.

(b) Association for Study of Peak Oil, « World Summary, Regular Oil Production », 15 mai 2004. Ne comporte pas les schistes bitumineux, les sables goudronneux, le pétrole des régions polaires, les bitumes, le pétrole extra-lourd, le liquide extrait des gisements de gaz, ou le pétrole situé sous plus de 500 mètres d’eau.

(c) Association for Study of Peak Oil, « World Summary, Regular Oil Production », 15 mai 2004.


Si ces chiffres sont corrects, c’est seulement au Moyen-Orient et en ce qui concerne les petits gisements du Kazakhstan que le pic de la production n’a pas encore été atteint. Ce qui semble clair, c’est que, selon les niveaux actuels de technologie et de connaissances géologiques, de nombreux champs pétrolifères ont dépassé ou approchent de leur pic. Etant donné l’augmentation rapide de la demande globale d’hydrocarbures il y a un important élément structurel dans la crise à venir dans la production de pétrole.

Il y a malgré tout d’importantes réserves à faire. D’abord, les chiffres exacts en la matière sont très difficiles à trouver. Les estimations fournies par les compagnies et les Etats ne sont pas

vérifiées par des organismes indépendants. Il est plus probable que ces estimations soient exagérées plutôt que sous-estimées – auquel cas la crise est plus proche que nous ne le pensons. En 1997, par exemple, près de 59 pays proclamaient que leurs réserves étaient inchangées par rapport à l’année précédente alors qu’elles avaient été constamment pompées pendant les 12 mois précédents. En 1985, le Koweït annonça que ses réserves étaient 50% plus importantes que ce qui avait été précédemment indiqué. Et en 2005 il revendiquait exactement les mêmes réserves après 25 ans d’extraction – une déclaration qui semble être plus liée au fait que les quotas de production de l’OPEP sont basés sur les réserves proclamées qu’à la géologie.6 Et en 2004, Shell a admis avoir surévalué ses réserves de brut et de gaz de 3,9 millions de barils, ce qui est énorme. Mais il arrive aussi que des champs pétrolifères recèlent davantage que ce qu’on avait estimé au début. Par exemple, entre 1946 et 1989 les estimations du contenu des gisements situés aux Etats-Unis ont dû être constamment révisées vers le haut.

Entreprendre de jauger avec précision les réserves mondiales réelles d’or noir est par conséquent une science extrêmement inexacte. En fait, il est difficile de ne pas être d’accord avec George Monbiot : ‘Je viens de lire 4.000 pages de rapports sur l’offre globale de pétrole, et j’en sais moins sur la question que lorsque j’ai commencé. La seule conclusion à laquelle je suis arrivé, c’est que les gens qui sont assis sur les réserves mondiales sont des menteurs’.7

Il y a en tout état de cause une deuxième raison pour être prudent sur le point de savoir si l’offre globale de pétrole a atteint un pic. Les nouvelles technologies permettent de tirer davantage de carburants fossiles du sol. Des investigations géologiques en ‘3D’ de plus en plus sophistiquées aboutissent à ce que des gisements d’hydrocarbures, même relativement petits, peuvent être plus facilement repérés et exploités. Les techniques de forage horizontal permettent un accès au pétrole plus facile qu’autrefois. Et paradoxalement, les cours élevés font que des prospections qui auraient été considérées naguère comme non rentables peuvent aujourd’hui dégager des profits. Les sables goudronneux de l’Alberta, au Canada, par exemple, pourraient fournir davantage de réserves prouvées que l’Arabie saoudite. Le coût d’extraction de ce pétrole aurait été de 30 dollars le baril dans les années 1980, lorsque les cours du brut oscillaient entre 20 et 25 dollars. Mais l’immense chemin parcouru par les prix rend aujourd’hui cette prospection tout à fait séduisante pour les compagnies. Et un système de drainage par gravité assisté par la vapeur, qui envoie de la vapeur dans le trou de forage pour extraire le sable goudronneux, a abaissé le coût de production jusqu’à 5 à 7 dollars le baril. L’industrie pétrolière d’Alberta dépense 20% du gaz disponible et 25% de l’eau, causant des dommages considérables à l’environnement – mais ces considérations n’ont jamais occupé un rang important dans l’esprit des dirigeants de compagnies pétrolières.

Troisièmement, on ne peut écarter la découverte de nouveaux gisements. De la Mer du Nord il y a une génération au champ de Tengis dans la Caspienne plus récemment, de nouveaux bassins ont été mis au jour. Aucun n’est à l’échelle de ceux du Moyen-Orient et aucun n’est aussi bon marché à extraire. Ils ne produisent pas davantage, tous ensemble, suffisamment de brut pour compenser la rapidité de la hausse de la demande. Mais ils peuvent, avec d’autres découvertes futures, ralentir le rythme du développement d’une crise des approvisionnements.

Pour toutes ces raisons il vaut mieux ne pas voir la crise de l’offre à venir comme une limite posée une fois pour toutes, même si, bien évidemment, une telle limite doit être atteinte tôt ou tard. Il vaut mieux formuler l’aspect de la crise en termes de ressources naturelles de la façon suivante : au niveau technologique actuel, et sur la base de ce que l’on sait des réserves mondiales de pétrole, la demande dépasse l’offre, provoquant une hausse des cours et une intensification des efforts des Etats et des multinationales pour s’assurer un accès aux réserves existantes.

Le danger de la situation présente réside autant dans la relation entre la structure du système étatique et l’offre de pétrole que dans la quantité absolue d’hydrocarbures encore présente dans les entrailles de la terre. Il est d’autant plus crucial, à cet égard, que le pétrole soit en cours d’épuisement aux Etats-Unis au moment même où ceux-ci en sont plus dépendants que jamais.

L’augmentation de la demande de pétrole dans d’autres Etats pourvus de stocks domestiques limités, comme l’Inde et la Chine, forcera ces Etats ‘à jouer des coudes avec les Etats-Unis, l’Europe et le Japon dans la recherche d’un accès aux rares zones de production contenant des surplus de pétrole, exacerbant ainsi à un degré extrême les pressions concurrentielles déjà à l’œuvre dans ces régions hautement volatiles’. En plus, la rareté du pétrole, qu’elle soit absolue ou relative quant aux ressources d’un pays particulier, ne pourra qu’augmenter l’importance de l’aspect militaire de la sécurité énergétique.8


Le pétrole aux Etats-Unis


L’or noir est au cœur du capitalisme américain moderne. La consommation des Etats-Unis est de 25% du total mondial. Le pétrole y fournit 97% du carburant des transports, ce qui signifie un baril sur sept consommés dans le monde. Pour couronner le tout, le pétrole représente 40% de l’énergie totale utilisée aux Etats-Unis.9 C’est la même histoire avec l’armée, qui consomme 85 millions de barils par an, ce qui en fait le plus important utilisateur du pays - et peut-être du monde. Ce n’est pas étonnant lorsqu’on sait qu’un char Abrams brûle quatre litres de fuel au kilomètre quant il roule et 36 litres à l’heure lorsqu’il est arrêté, le moteur tournant au ralenti. On a calculé que 70% du poids total des soldats, armes et véhicules de l’armée US pris ensemble est constitué par le carburant.10

Le pétrole a été découvert pour la première fois aux Etats-Unis. Les énormes sociétés qui se sont constituées autour de sa production sont entrées dans une relation symbiotique avec la gigantesque production automobile qui en dépend. Jusque dans les années 1940, le pétrole était essentiellement une question intérieure dans la mesure où la demande intérieure était satisfaite par l’offre intérieure. Mais vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale il était apparent que la demande domestique rattraperait rapidement la production en déclin sur le territoire américain. Le pétrole devint un thème de politique étrangère et de sécurité nationale à partir du moment où l’économie US devint dépendante de ses importations.

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les puits américains fournissaient six barils sur sept utilisés par les Alliés dans le conflit. Mais dès les années 1950, les Etats-Unis importaient 10% de leur pétrole, chiffre qui passa à 18% dans les années 60 pour dépasser 40% dans les années 70. En avril 1988, ce qui avait été jusque là impensable se produisit : la dépendance américaine envers le pétrole importé passa la barrière des 50%. Si les tendances actuelles se confirment, en 2025 la consommation américaine d’hydrocarbures sera de 50% plus importante qu’aujourd’hui. La production intérieure devant rester la même, la totalité de l’augmentation viendra de pétrole importé.11

En même temps que les USA accédaient au statut de superpuissance, leurs dirigeants politiques et militaires insistaient de façon répétitive sur la centralité des fournitures pétrolières pour leur stratégie de sécurité nationale. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, le président Roosevelt procéda à une extension remarquable du programme de prêts locatifs Lend-Lease (accord passé en 1941 par lequel les USA fournissaient des équipements aux Alliés, au départ en échange de l’utilisation des bases militaires britanniques, NdT), destiné aux puissances alliées du temps de guerre, à l’Arabie Saoudite. Pour rendre l’Arabie compatible avec la loi encadrant ce programme, il dut déclarer que ‘la défense de l’Arabie Saoudite est vitale pour la défense des Etats-Unis’. En 1945, le Département d’Etat informait le président Truman que ‘en Arabie Saoudite les ressources pétrolières constituent une source colossale de puissance stratégique, et l’une des primes matérielles les plus importantes de l’histoire humaine’. La même année, le Département d’Etat observait : ‘Les ressources pétrolières d’Arabie Saoudite… doivent rester sous contrôle américain dans le double but de supplémenter et de remplacer nos réserves en cours d’épuisement, ainsi que d’empêcher que ce potentiel de puissance ne tombe entre des mains inamicales’.

La continuité de la politique de Washington dans ce domaine est remarquable, comme le signalait le secrétaire à la Défense Dick Cheney au Comité du Sénat sur les Services Armés (Senate Armed Services Committee) en rappelant que les liens entre les Etats-Unis ‘remontaient… à 1945, lorsque le président Franklin Delano Roosevelt rencontra le roi Abdul Aziz sur le USS Quincy, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, et affirma alors que les Etats-Unis avaient un intérêt prolongé et continu (a lasting and continuing interest) à la sécurité de ce royaume’.12 Mais malgré la continuité des visées stratégiques américaines, il y a eu de grands changements dans les conditions dans lesquelles cette stratégie a du opérer.


Les défis à la stratégie pétrolière américaine au Moyen-Orient


Le destin du Moyen-Orient est lié aux carburants fossiles depuis le début du 20ème siècle. La chute de l’empire ottoman après la Première Guerre mondiale a donné aux puissances impériales, essentiellement la France et l’Angleterre, ainsi qu’aux compagnies pétrolières, une occasion rêvée de partager entre elles les richesses du sous-sol de la région. Le découvreur des gisements irakiens, le prospecteur arménien fondateur de la Turkish Petroleum Company, Calouste Gulbenkian, forma un consortium qui combinait Anglo-Persian (plus tard BP), Shell, Standard Oil New Jersey (qui devait devenir Exxon), Socony (Mobil), et d’autres dans l’exploitation des réserves de la région sous le nom d’Iraq Petroleum Company. Comme personne ne savait avec certitude où commençaient et finissaient les terres ottomanes, Gulbenkian prit un crayon rouge et traça une ligne sur la carte, entourant la totalité de l’Arabie Saoudite et incluant l’Irak, la Turquie, la Palestine, le Liban, la Syrie. L’accord de la Ligne Rouge constituait dès lors un cartel pétrolier de fait dans la plus grande partie du Moyen-Orient.

Dans la même période, et également comme conséquence du déclin de l’empire ottoman, l’Etat d’Israël faisait ses débuts sur la scène du Moyen-Orient. La Déclaration Balfour, en novembre 1917, avait engagé la couronne britannique à concourir à ‘l’établissement d’un foyer national juif en Palestine…’ La Déclaration Balfour était le signe annonciateur de l’augmentation des colonies juives sur les terres palestiniennes. Le mouvement qui en fournissait la justification idéologique, le sionisme, avait tellement grandi en influence pendant la période d’entre les deux guerres que lorsque Richard Crossman fit, en 1946, un rapport destiné à la Commission d’Enquête Anglo-Américaine sur l’avenir de la Palestine, il écrivit que l’Agence Juive était déjà ‘en réalité un Etat dans l’Etat, avec son budget, son cabinet secret, son armée et, par dessus tout, ses services de renseignements. C’est l’organisation la plus dure, efficace et dynamique que j’aie jamais vu et elle n’a pas peur de nous (les Britanniques)’.14 C’est ainsi que le rapport transpira. Par la création de l’Etat d’Israël, les puissances impériales, essentiellement les Etats-Unis, s’employaient à établir au Moyen-Orient une force capable de fournir une assistance dans le contrôle de ses voisins arabes et de faire rempart aux impulsions anti-coloniales du monde d’après-guerre.

Le journal israélien Haaretz décrivait très pertinemment la situation en 1951 : ‘Les régimes féodaux du Moyen-Orient ont dû faire des concessions telles aux mouvements nationalistes… qu’ils sont devenus plus réticents à fournir à la Grande Bretagne et aux Etats-Unis leurs ressources naturelles et leurs bases militaires… Renforcer Israël aide les puissances occidentales… Israël doit devenir le chien de garde. Il n’y a pas à craindre qu’Israël entreprenne une politique agressive envers les Etats arabes si c’était contraire aux vœux des USA et de l’Angleterre. Mais si, pour quelque raison que ce soit, les puissances occidentales préféraient parfois fermer les yeux, on pourrait compter sur Israël pour punir un ou plusieurs Etats voisins dont le manque de courtoisie envers l’Occident aurait dépassé les bornes de ce qui est permis’.

Ronald Reagan exprimait le même point de vue en 1980, à sa manière typiquement brutale, en disant qu’Israël avait ‘une armée ayant l’expérience du combat… une force au Moyen-Orient qui est très positive pour les Etats-Unis. S’il n’y avait pas Israël et sa force nous devrions y pourvoir avec la nôtre’.15

L’année même où le rôle d’Israël au Moyen Orient était défini de façon aussi prophétique dans Haaretz, les Américains et les Anglais étaient aux prises avec la révolte contre l’impérialisme pétrolier la plus importante de la période d’après-guerre.

La compagnie pétrolière Anglo-Iranian s’enrichissait avec le brut iranien. Pas l’Iran. L’Anglo-Iranian enregistra 250 millions de livres de profit entre 1945 et 1950, pendant que le gouvernement iranien recevait 90 millions de royalties. En fait, le gouvernement britannique percevait davantage en taxes sur le pétrole iranien que le gouvernement iranien en royalties.16 L’Etat iranien, avec à sa tête le shah, était instable, dominé par les intérêts pétroliers britanniques qui engendraient un sentiment anti-colonial largement répandu. Alors que des sentiments similaires obligeaient d’autres compagnies installées au Moyen Orient à renégocier des contrats plus favorables pour leurs hôtes, l’Anglo-Iranian choisissait la fermeté. Mais lorsque sa rivale Aramco signa un nouvel accord en Arabie Saoudite, sa position devint intenable. Elle soumit alors un contrat amélioré au parlement iranien, mais il était trop tard.

Le vieillard radical qui dirigeait le comité pétrolier du parlement iranien, Mohammed Mossadegh, déclara : ‘la source de tous les malheurs de cette nation torturée est la compagnie pétrolière’. Mais le premier ministre et chef d’état-major de l’armée, le général Razmara, rejeta la motion en faveur de la nationalisation de l’Anglo-Iranian. Quatre jours plus tard il était assassiné par un militant islamique alors qu’il entrait dans la mosquée centrale de Téhéran. Mossadegh devint premier ministre et la loi de nationalisation fut passée et entra en application le 1er mai 1951.

La nationalisation de l’Anglo-Iranian Company constituait une crise porteuse d’implications mondiales. La US Petroleum Administration of Defence estimait que sans le brut iranien, qui représentait à l’époque 40% de la production du Moyen-Orient, la demande globale dépasserait l’offre à la fin de 1951.

Pour les Anglais, cette perte était une illustration traumatique du déclin impérial alors que l’orchestre jouait pour la dernière fois l’hymne britannique dans la raffinerie géante d’Abadan. La Grande Bretagne se prépara à une intervention militaire. Mais au dernier moment elle renonça.

Une raison de cette hésitation était l’attitude des Etats-Unis. La guerre de Corée venait de commencer et les USA voyaient désormais la politique mondiale à travers le prisme de la Guerre Froide. Churchill, qui avait acheté les parts du gouvernement britannique dans l’Anglo-Iranian 37 ans plus tôt, était furieux de l’attitude américaine. Il confia à Clement Attlee qu’il était ‘plutôt choqué par l’attitude des Etats-Unis, qui ne semblaient pas apprécier pleinement l’importance de la grande région s’étendant de la Caspienne au Golfe Persique : elle était plus importante que la Corée’.17 En réalité, c’était précisément de cela que les Etats-Unis se souciaient, et ils en appréciaient particulièrement l’importance. Ils craignaient qu’une intervention armée n’aggrave encore plus le sentiment anti-colonial et ne donne aux Russes une excuse pour intervenir par le nord. Moyennant quoi l’intervention britannique fut annulée.

Des négociations destinées à ramener l’Iran dans le giron de l’Occident n’aboutirent à rien. Toutes finissaient par achopper sur l’intensité du sentiment anti-britannique qui régnait en Iran. Mossadegh fut toujours, ce qui n’est pas surprenant étant donné le sort de son prédécesseur, très prompt à chevaucher le tigre du mouvement anti-colonial. Aux Etats-Unis, le secrétaire d’Etat Dulles déclara au Conseil de Sécurité Nationale que Mossadegh était un précurseur du communisme et que cela signifiait que ‘non seulement le monde libre serait privé des énormes actifs représentés par le pétrole iranien… mais les Russes s’empareraient de ces actifs… Pire encore… si l’Iran tombait aux mains des communistes il y a peu de doutes que ce serait rapidement le cas des autres régions du Moyen-Orient, avec près de 60% des réserves mondiales de pétrole…’18

Une action militaire ouverte fut écartée. Mais pas une action dissimulée. Les Américains et les Anglais approuvèrent conjointement une opération destinée à renverser Mossadegh. Le coup d’Etat qui suivit faillit échouer d’un cheveu, mais finalement l’Iran fut sécurisé pour le Shah et pour les compagnies pétrolières occidentales, essentiellement américaines.

Il n’est pas difficile de discerner dans ces évènements l’original du schéma qui devait devenir récurrent au Moyen-Orient, même si ce ne fut pas toujours avec un bonheur égal. Quelques courtes années plus tard, en 1956, une autre nationalisation, celle du canal de Suez, amena à nouveau la Grande Bretagne à deux doigts de l’intervention militaire. A cette époque, les deux tiers du trafic du canal étaient consacrés au pétrole, et encore deux tiers des fournitures de l’Europe passaient par là. La longue histoire impériale de l’Angleterre et de la France en Egypte faisait que la plus grande partie des droits de péage du canal allait aux actionnaires européens, dont le plus important était le gouvernement du Royaume-Uni.

La nationalisation opérée par Nasser occasionna une espèce de panique dans l’élite dirigeante britannique. Quelques mois seulement avant la saisie du canal, le premier ministre Anthony Eden avait déclaré à une délégation russe en visite : ‘Je dois être direct en ce qui concerne le pétrole parce que c’est une chose pour laquelle nous sommes prêts à combattre’. Et il continuait : ‘Nous ne pourrions pas vivre sans pétrole et… nous n’avons aucune intention d’être étranglés’.19

De telle sorte que cette fois les Britanniques engagèrent une action militaire, avec l’aide de la France et, il est important de le noter, d’Israël. Ce qui en Iran s’était passé dans les coulisses se déroula alors sous les yeux du monde. Les Etats-Unis étaient opposés à l’invasion pour les mêmes raisons qui les avaient fait rejeter une action militaire en Iran – cela enflammerait le nationalisme arabe et donnerait aux Russes une chance d’accroître leur influence au Moyen-Orient. Et quand Nasser bloqua le canal, les Américains refusèrent d’assurer les besoins pétroliers des Européens. Le Chancelier de l’Echiquier s’exclama : ‘Des sanctions pétrolières ! C’est la fin de tout.’20 Il ne croyait pas si bien dire. Il était évident pour ceux qui se donnaient la peine de regarder que c’était dorénavant l’impérialisme US, et non plus l’européen, qui tenait le fouet. Et, en partie parce que ces divisions inter-impérialistes étaient plus profondes dans l’affaire de Suez qu’en Iran, Nasser s’en tira bien mieux que Mossadegh, infligeant à ses ennemis une cuisante défaite. L’aventure de Suez était terminée et les Britanniques évincés du Moyen-Orient.

Après Suez plus rien ne devait être comme avant. Les Britanniques ne devaient jamais revenir comme grande puissance au Moyen-Orient. Ils ne pouvaient plus être présents que dans les fourgons des Etats-Unis. Le modèle américain d’impérialisme économique post-colonial était désormais dominant. La domination directe des empires européens s’écroula devant la vague de l’anti-colonialisme. Mais elle fut remplacée par le pouvoir impérial américain exercé au moyen de la coercition économique, avec l’aide de classes dirigeantes clientes, et, dans les cas extrêmes, par l’intervention militaire ouverte ou déguisée.

Suez eut également un impact dans la montée du nationalisme arabe. Deux ans après, Nasser contribua à un coup d’Etat contre la famille royale hachémite irakienne soutenue par le Royaume-Uni. Le nouveau régime nationaliste annula en 1960 les concessions aux compagnies pétrolières, réduisant massivement leur part dans les champs pétrolifères irakiens. La même année l’Arabie Saoudite, le Venezuela, le Koweït, l’Iran et l’Irak formèrent l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole. Une série de réductions des cours provoquées par les majors comme BP et Standard Oil avait affecté les revenus des pays exportateurs de brut. L’OPEP (en anglais OPEC – Organisation of Petroleum Exporting Countries) fut leur réponse.

La montée du nationalisme arabe continua à mettre la pression sur les majors pétrolières tout au long des années 1960. La Syrie nationalisa ses champs pétrolifères en 1964 et, deux ans plus tard, augmenta les loyers payés par les compagnies occidentales pour l’utilisation des oléoducs. Mais lorsque la Syrie augmenta la taxe de chargement et exigea le paiement d’arriérés, le cartel des compagnies accepta la hausse du taux mais refusa de payer les arriérés. La Syrie ferma alors le robinet.

Les Etats-Unis et l’Angleterre réagirent en amassant des armes en Arabie Saoudite. Le premier ministre israélien avertit que si les incursions sur son territoire ne cessaient pas l’armée envahirait la Syrie. L’Egypte, agissant comme porte-parole des pays arabes, déclara le ‘djihad’ et concentra une armée dans le Sinaï. La guerre de 1967 fut pour Israël une victoire rapide et absolue.21

La défaite de 1967 constituait pour le nationalisme arabe un épisode dramatique. Mais l’économie variable de l’offre du brut donna à l’OPEP, avec le temps, un plus grand pouvoir. Comme nous l’avons vu, la fourniture de pétrole extrait sur le territoire américain était en déclin. Dans la décennie postérieure à la constitution de l’OPEP il y eut une augmentation de 21 millions de barils dans la demande occidentale d’hydrocarbures. Les deux tiers en étaient satisfaits par le brut du Moyen-Orient. Les producteurs de l’OPEP pouvaient voir que c’était leur pétrole, et non celui des Etats-Unis, qui était important pour l’économie mondiale. En 1973, le cours du pétrole brut était du double de trois ans auparavant. Cette année là, le ministre du pétrole saoudien Sheik Ahmad Yamani déclara : ‘Le moment est enfin arrivé. Nous sommes maîtres de notre propre marchandise’.22

Mais 1973 devait être une année décisive pour d’autres raisons. Alors même que l’OPEP négociait des augmentations du prix du pétrole, l’Egypte et la Syrie, avec le soutien des Russes, attaquaient Israël le jour du jeûne de Yom Kippour. Les Etats-Unis soutinrent Israël, d’abord en aéroportant des fournitures, puis en accordant une aide militaire de 2,2 milliards de dollars. L’OPEP augmenta le prix du baril, désormais à plus de 5 dollars. L’Arabie Saoudite annonça qu’elle interromprait ses livraisons de pétrole à toute nation qui soutiendrait Israël. D’autres Etats arabes firent de même. Les prix bondirent à 16 dollars le baril.

Les Etats-Unis n’étaient plus capables d’augmenter leur production locale pour compenser la pénurie et l’administration Nixon commença à faire des plans pour s’emparer des champs pétrolifères du Moyen-Orient. Elle n’eut pas besoin d’en venir là, les Etats arabes levant l’embargo sur la promesse que les gouvernements d’Europe de l’Ouest soutiendraient la position arabe, même si les fournitures aux Etats-Unis ne reprirent qu’en 1974.

En fin de compte, le Moyen-Orient voyait une décennie particulièrement traumatique pour l’impérialisme se terminer encore plus mal qu’elle n’avait commencé : en 1979, la révolution iranienne renversait le shah. Portée en avant par les grèves et les occupations des champs pétrolifères ainsi que par de massives manifestations de rue, la première expression institutionnelle de la révolution fut l’apparition des shoras, conseils populaires porteurs de fortes réminiscences des soviets apparus au cours des révolutions russes de 1905 et 1917. Développer des telles institutions de pouvoir populaire aurait nécessité une gauche douée de plus de clarté que la gauche iranienne. Finalement, le vide politique créé par l’incapacité de la gauche fut rempli par l’ayatollah Khomeini. Dans la phase finale de la révolution, un attaché militaire américain résumait la situation dans un message à Washington aussi impeccablement bref que précis : ‘L’armée se rend ; Khomeini gagne. Je détruis tous les dossiers classifiés’.23

Toutes les compagnies pétrolières étrangères furent expulsées d’Iran. Le pétrole brut atteignit 30 dollars le baril et la crise ne fut atténuée que parce que l’Arabie Saoudite accepta d’augmenter sa production. Les grandes compagnies pétrolières étaient désormais privées de tout accès direct à l’Arabie Saoudite, l’Irak et l’Iran. L’offre de pétrole à l’Occident était clairement entre les mains des gouvernements du Moyen-Orient.


De la doctrine Carter à l’invasion de l’Irak


Les conséquences de cette série de revers pour l’impérialisme au Moyen Orient, et en particulier celles de la révolution iranienne, furent vastes et prolongées. D’abord, il y eut l’insistance renouvelée de la part de Carter et de ses successeurs sur le fait que toute menace subie par le pétrole du Moyen-Orient serait considérée comme une menace directe contre les intérêts nationaux américains. Deuxièmement, les Etats-Unis en vinrent à s’appuyer bien plus, pour leurs fournitures de pétrole et leurs bases militaires, sur le principal producteur de la région, un Etat conservateur apparemment immunisé contre la vague révolutionnaire, l’Arabie Saoudite. Troisièmement, la guerre qui éclata entre l’Iran et l’Irak amena finalement Washington à ‘pencher’ (tilt) en faveur du régime de Saddam Hussein. Last but not least, l’islamisme radical fut considérablement alimenté par la révolution iranienne.

Le résultat immédiat de ces changements fut une humiliation de plus pour les Etats-Unis. Le président Carter était déjà aux prises avec une crise de l’énergie causée par la révolution iranienne lorsque, en réaction en l’accueil aux USA de l’ancien shah, des manifestants iraniens donnèrent l’assaut à l’ambassade américaine à Téhéran et prirent en otage son personnel. Le mois suivant, en décembre 1979, les troupes russes envahissaient l’Afghanistan. Les Américains, comme les Anglais avant eux, craignaient depuis longtemps une poussée russe vers le Golfe Arabo-Persique. Dès lors, l’Iran en proie aux désordres et son voisin envahi, le pire semblait imminent.

La réponse politique américaine fut appelée la Doctrine Carter. Dans son message sur l’état de l’Union, Carter insista : ‘Toute tentative, de la part d’une force extérieure, de prendre le contrôle de la région du Golfe Persique sera considérée comme une attaque contre les intérêts vitaux des Etats Unis d’Amérique et sera repoussée par tous les moyens nécessaires, y compris par la force militaire’.24 Dans le sens général, ce n’était pas autre chose qu’une répétition musclée de la doctrine présidentielle courante depuis Truman. Mais, dans les conditions de 1980, cela signifiait aussi que les USA se reposeraient moins sur des auxiliaires locaux que sur leur propre capacité d’intervention militaire directe.

La première tentative d’agir sur la base de la Doctrine Carter ne fut pas heureuse. La crise des otages et l’invasion de l’Afghanistan avaient probablement déjà ruiné la présidence Carter avant qu’il ne se décide à lancer une opération militaire pour libérer les otages. Mais le résultat de la mission scella également le sort du président. Les hélicoptères envoyés pour transporter les équipes de secours vers l’ambassade ayant des problèmes techniques (l’un d’eux s’écrasa dans une tempête de sable), Carter donna lui-même l’ordre d’abandonner la mission. C’était le revers le plus humiliant subi par l’impérialisme US depuis la fuite par le toit du personnel de son ambassade au Vietnam.

La perte de l’Iran légua aux successeurs de Carter une politique sur deux axes : (1) armer jusqu’aux dents les alliés des USA, en particulier l’Arabie Saoudite et (2) s’appuyer, lorsqu’ils l’osaient, sur l’intervention militaire directe. Le second axe étant de loin le plus délicat, l’Arabie Saoudite devint la destination principale des armes américaines en tant que ‘producteur favori’ dont dépendait la stabilité du marché du brut. Cette politique devait avoir des conséquences graves en se combinant avec un autre produit des évènements de 1979, l’armement des talibans pour contrecarrer l’invasion russe en Afghanistan.

Par un coup du sort assez remarquable, un développement abhorré par les Américains, la révolution iranienne, et deux développements auxquels ils contribuèrent, l’alliance avec le régime saoudien et la victoire des talibans, concoururent ensemble à la montée de l’intégrisme islamiste. Et par leur façon de traiter la révolution iranienne, les Etats-Unis donnèrent un autre tour de vis à cette spirale vicieuse. Le déclenchement de la guerre Iran-Irak fut salué au départ aux USA par un soutien prudent à l’Irak. Mais les Iraniens prenant l’avantage, Washington commença à ‘pencher’ davantage en faveur de l’Irak de Saddam Hussein. L’aide, militaire et autre, afflua en Irak. Les violations des droits de l’homme en Irak furent ignorées ou excusées par les Etats-Unis. Le mauvais calcul de Saddam, juste deux ans après la fin de la guerre Iran-Irak, persuadé que les Américains allaient accepter son invasion du Koweït, paraît plus rationnel lorsqu’on le regarde à la lumière de ces évènements.

Sans doute, si Saddam avait été un peu moins motivé par la dette irakienne et les destructions causées par la guerre contre l’Iran, ou un peu plus attentif à la politique américaine envers l’Arabie Saoudite, il aurait pu se convaincre que les Américains ne tolèreraient jamais l’invasion du Koweït. Le premier président Bush l’exprimait en termes non équivoques dans une émission de TV du 8 août 1990 : ‘Notre pays importe aujourd’hui près de la moitié du pétrole qu’il consomme et pourrait se trouver confronté à une menace majeure pour son indépendance économique… l’indépendance souveraine de l’Arabie Saoudite est pour les Etats-Unis d’un intérêt vital’.25

Des troupes US et alliées furent déversées en masse sur le Moyen-Orient, en particulier dans des bases d’Arabie Saoudite. Les Saoudiens consentaient à cela dès lors que les bases seraient évacuées aussitôt après la défaite de Saddam. Cela ne devait qu’augmenter la fureur d’Ossama Ben Laden, que le rejet de sa proposition à l’élite saoudienne, dont il connaissait très bien le chef de la sécurité depuis la campagne afghane, de déployer ses combattants arabo-afghans, vétérans du Cachemire et de la Bosnie aussi bien que de l’Afghanistan, plutôt que les troupes américaines pour débarrasser le Koweït de Saddam Hussein, avait déjà poussé à une rupture avec ses anciens commanditaires.

Le déséquilibre militaire grossier de la première Guerre du Golfe assura une défaite rapide et facile de l’Irak, un spectacle résumé de façon sinistre par un pilote US parlant du ‘tir aux pigeons’ (‘the turkey shoot’) pour désigner le mitraillage sur la route de Bassorah de militaires et de civils irakiens en retraite. La politique de ‘containment’ avec ses zones interdites aux avions, ses incursions militaires et ses sanctions, fit de l’Irak une société brisée dans la décennie qui suivit.. Mais les Etats-Unis eurent aussi à payer un prix pour la guerre – le déclin de leur relation avec l’Arabie Saoudite. Comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, les années 1990 furent la période dans laquelle le principal soutien à la politique de Washington au Moyen-Orient s’affaissa. L’Arabie Saoudite, le dernier bastion de la stabilité pro-américaine, devenait désormais ‘peu sûre’ (‘unreliable’).

Une partie du changement était liée à la politique intérieure saoudienne. Un taux de natalité élevé donnait à ce pays une population dans laquelle 75% des habitants avaient moins de 30 ans et 50% moins de 18 ans. Le revenu par tête, qui était le même que celui des Etats-Unis en 1981 (28.600 dollars) était tombé à 6.800 dollars en 2001. Le chômage avait augmenté, en particulier parmi les hommes jeunes et éduqués, où il était passé de zéro à 30% dans la décennie. Cette situation créa une couche d’intellectuels radicaux mécontents, le groupe même qui avait été crucial, comme nous le verrons au chapitre cinq, dans le développement de nombre de situations révolutionnaires dans le monde à l’ère anti-coloniale. Comme le note Michael Klares, la situation économique saoudienne ‘produisit un surplus de jeunes hommes cultivés, ambitieux et souvent hostiles, avec des attentes élevées face à peu d’opportunités économiques – le terrain d’infection idéal pour l’extrémisme politique ou religieux’.26

La situation interne ne pouvait de toutes façons éviter d’entrer en interaction avec la politique internationale. La présence des bases US devint un abcès de contention. La famille royale saoudienne essaya de réduire la colère par une pluie d’or, mais elle ne pouvait briser une désaffection torrentielle. Pour les Américains cela posait un énorme problème, comme nous l’avons vu. Ayant perdu l’Iran et l’Irak, et l’Arabie devenant moins hospitalière, les Etats-Unis avaient un besoin urgent de redessiner la carte du Moyen-Orient. Quitter le territoire saoudien pouvait peut-être stabiliser le régime, mais cela ne pouvait être fait qu’en s’assurant de nouvelles sources de pétrole et de nouvelles implantations de bases militaires. A partir de là, la politique consistant à ‘contenir’ Saddam Hussein n’était qu’une perte de temps. Le changement de régime en Irak devait venir tôt ou tard. L’attentat terroriste sur les tours jumelles fit que le moment vint plus tôt qu’on ne l’aurait cru.


La tendance à la diversification


Quelques mois avant l’attentat, en mai 2001, George W Bush annonça : ‘la diversité est importante non seulement pour la sécurité énergétique, mais aussi pour la sécurité nationale. L’excès de dépendance envers une source d’énergie unique, en particulier lorsqu’elle est d’origine étrangère, nous rend vulnérables aux chocs des prix, aux interruptions de fournitures et, dans le pire des cas, au chantage’.27 L’administration Bush n’était pas la première à soulever cette question. Cela avait été fait par chacun de ses prédécesseurs depuis qu’il était devenu clair que la production de pétrole américain était en déclin.

Il y a un certain nombre de zones que les Etats-Unis croient capables de remplacer le Moyen Orient comme fournisseurs de pétrole. ‘La Mer Caspienne peut… devenir rapidement une nouvelle zone d’approvisionnement’, signalait le numéro de 2001 de US National Energy Policy.28 La tendance à diversifier avait mené à un accroissement de l’engagement militaire américain dans la région de la Caspienne. En 1999, le Commandement Central US, créé par Carter pour mettre en œuvre sa doctrine d’intensification de l’intervention militaire au Moyen-Orient, vit sa zone opérationnelle agrandie pour couvrir les Etats d’Asie centrale du bassin de la Caspienne. Cette tendance, rendue possible par la chute du Mur de Berlin et facilitée par la guerre du Kosovo, reçut un appoint considérable du 11 Septembre. Comme l’Assistante Secrétaire d’Etat Elizabeth Jones le déclara au Comité des Relations Etrangères du Sénat (Senate Foreign Relations Committee) : ‘Notre pays est maintenant lié à cette région d’une façon que nous n’aurions pu imaginer avant le 11 Septembre’. L’assistance américaine à la région de la Mer Caspienne au sens large a augmenté de 50% dans la période 2002-2004 par rapport à la précédente période de trois ans.29

La difficulté pour la stratégie américaine de diversification dans la région de la Caspienne est que diversité ne veut pas dire stabilité. Les Etats-Unis sont à l’heure actuelle, dans leur quête de pétrole et comme conséquence des conflits en ex-Yougoslavie et en Afghanistan, attirés dans une partie du monde foncièrement instable qui fait partie de l’ancien empire de son grand rival d’autrefois. En même temps, la Russie se démène toujours pour asseoir son influence chez ses voisins indépendants de fraîche date. ‘Il n’est pas passé inaperçu en Russie que certains intérêts extérieurs sont en train d’essayer d’affaiblir nos positions dans le bassin de la Caspienne’, disait le ministre des affaires étrangères russe en mai 2000, ‘nul ne doit douter que la Russie est déterminée à résister aux tentatives d’intrusion dans ses zones d’intérêts’.30 Rien n’indique peut-être mieux ce danger que le fait qu’en décembre 2002 la Russie ait installé un escadron d’avions de chasse et 700 soldats de soutien près de Bichkek au Kirghizstan – tout près de la base américaine de l’Aéroport International du Kirghizstan à Manas.31

Il y a d’autres sources potentielles d’importations de pétroles qui pourraient ne pas être aussi instables que la région de la Caspienne, mais pour les Américains elles présentent des difficultés d’un autre ordre. Les troubles politiques récents au Venezuela présentent au moins autant de dangers pour les Etats-Unis que ce qui s’est passé au Moyen-Orient. Hugo Chávez a déjà joué un rôle dans la crise générale de la politique pétrolière américaine en annulant le projet de privatisation de l’industrie pétrolière lors de son accession au pouvoir. Le Venezuela est, bien sûr, un des membres non-arabes de l’OPEP, et la politique radicale du régime de Chávez fait de lui un des nouveaux centres du sentiment anti-impérialiste en Amérique latine. La Colombie voisine est productrice de pétrole et pourrait receler des réserves considérables d’or noir non exploité. Mais les livraisons de la Colombie aux USA ont baissé, passant de 468.000 barils en 1999 à 256.000 en 2002, parce que les compagnies pétrolières craignent que le pays ne puisse assurer une stabilité politique.

Ainsi, dans certaines régions importantes où les Etats-Unis cherchent à supplémenter ou remplacer les fournitures pétrolières du Moyen-Orient, ils se heurtent à d’autres formes d’instabilité qui, à leur tour, les encouragent à faire usage de leur puissance militaire pour assurer leur ‘sécurité énergétique’. Mais il y a un autre problème.

Les Etats-Unis arpentent aujourd’hui la planète à la recherche de nouvelle sources de pétrole. De l’Alberta au Canada à l’ouverture de prospections dans l’Alaska’s Arctic National Wildlife Refuge, des champs pétrolifères de la Russie à l’Angola et au Nigéria, les plus puissantes compagnies du monde explorent l’économie globalisée en quête de nouvelles réserves d’hydrocarbures. Mais malgré cette activité frénétique, les Etats-Unis sont toujours confrontés à l’énorme problème qu’illustre le débat sur l’Alaska’s Arctic National Wildlife Refuge. Même si cette étendue naturelle contient les 10 milliards de barils de brut que proclament l’administration Bush et l’industrie pétrolière, elle ne réduira la dépendance des Etats-Unis vis à vis des importations que de 3% par an pendant les 20 prochaines années. L’Amérique doit faire face au simple fait que les ressources disponibles ne changeront rien à sa dépendance envers le Moyen-Orient.

De telle sorte qu’après tout ces efforts pour diversifier, la situation en 2002 était la suivante : Le Canada était en tête des sources d’importation des Etats-Unis, avec 17%, suivi par l’Arabie Saoudite avec 13,7%, le Mexique 13,5% et le Venezuela 12%. L’année d’avant les chiffres étaient Canada 15,4%, Arabie 14%, Venezuela 13% et Mexique 12,1%. Le Canada est en tête depuis au moins 2001. En 2002, les importations américaines en provenance de la région du Golfe Arabo-Persique se montaient à 19,8% du total du pétrole importé. La même année, un total de 40% venaient de nations membres de l’OPEP, qui comportent des pays comme le Venezuela et l’Indonésie qui ne sont pas au Moyen-Orient. Dans un contexte international plus large la situation est la suivante : en 2003 les plus grands consommateurs de pétrole étaient les Etats-Unis (20 millions de barils par jour), la Chine (5,6) et le Japon (5,5). Les premiers importateurs étaient les USA (11,1 millions de barils par jour), le Japon (5,3) et l’Allemagne (2,5).32

En fait, aucun pétrole au monde n’est aussi abondant, facile à extraire et donc aussi profitable que celui du Moyen-Orient. Même après son hymne à la diversité la US National Energy Policy était forcée de conclure : ‘La production du Moyen-Orient restera centrale pour la sécurité pétrolière mondiale… le Golfe sera un centre d’intérêt primordial pour la politique énergétique internationale américaine’.33 Cette tendance à la diversité a aggravé l’instabilité géopolitique en envoyant les canons et les tanks là où vont les prospecteurs. La sécurité énergétique et la sécurité nationale sont conjointes dans la planification stratégique de Washington.

Finalement, et c’est là le plus important, les besoins américains de pétrole sont loin d’être la seule raison pour laquelle ils sont soucieux de dominer la production du Moyen-Orient. Il est peut-être vrai de dire qu’aussi bien l’Europe que la Chine sont aujourd’hui plus dépendants du pétrole de cette région que ne le sont les Etats-Unis. Mais c’est précisément la raison pour laquelle ces derniers sont extrêmement attentifs à ne pas perdre leur emprise impériale sur le Moyen-Orient. Le contrôler n’est pas seulement sécuriser les besoins énergétiques américains, c’est exercer une maîtrise sur les approvisionnements de leurs alliés et concurrents. Et puisque la force dominante des Etats-Unis est maintenant plus militaire qu’économique, il y a une logique à la militarisation du Moyen-Orient – elle est favorable aux multinationales qui n’ont qu’à pénétrer par la porte enfoncée par la soldatesque. Cela contribue en partie à expliquer les divergences sur la guerre en Irak entre la Russie, la France et l’Allemagne d’un côté, et les Etats-Unis et l’Angleterre de l’autre. La configuration impériale des puissances européennes est l’inverse de celle des USA – leur force économique est plus importante que leur profil militaire. D’où leur préférence pour une solution non militaire à la crise irakienne. Leur préférence a été pleinement démontrée par la manière dont les multinationales américaines ont été favorisées dans le dépeçage économique de l’Irak d’après-guerre.


Du nationalisme arabe au renouveau islamique


Depuis que les pays du Moyen-Orient ont été, à la fin de la Première mondiale, taillés par les grandes puissances dans la dépouille de l’empire ottoman, il y a toujours eu une résistance à cet impérialisme motivé par le pétrole. Elle continue aujourd’hui en Irak, en Palestine, au Liban et parmi les Iraniens, les Syriens et les Egyptiens. Elle n’est pas, et n’a jamais été, loin de la surface dans tous les pays du Moyen-Orient. Cela dit, la forme qu’elle prend, son expression idéologique dominante, a changé.

Le nationalisme, dans ses diverses nuances, a toujours été une éthique puissante. Et dans la plus grande partie de la période postérieure à la Deuxième Guerre mondiale ce nationalisme a souvent été associé avec le communisme. Il y avait à cela deux raisons principales. D’abord, les partis communistes locaux étaient à la fois implantés chez les salariés, les paysans et les pauvres et authentiquement opposés à l’impérialisme. Mais ils étaient aussi, par prédisposition théorique, enclins à faire fusionner la lutte nationale et le combat de classe. Ils s’imaginaient qu’une section de la classe capitaliste indigène, opposée à la structure impérialiste, tendait à subordonner sa politique au besoin, tel qu’ils se le représentaient, de créer un front populaire transcendant les barrières de classe. Ensuite, dans un monde divisé par la Guerre Froide, Moscou trouvait souvent un avantage à se poser en soutien des adversaires de l’impérialisme US. L’aide pouvait être limitée, et toujours dépendante des appréciations de realpolitik de l’Etat russe, mais elle avait son poids dans les mouvements anti-impérialistes du monde.

Au bout du compte, cette orientation des partis communistes du Moyen-Orient s’est terminée presque universellement par leur destruction dans les pays les plus importants. En Irak, l’histoire du Parti Communiste est celle d’une série de trahisons de leurs alliés nationalistes. En Iran, les erreurs des communistes dans leurs rapports avec le mouvement nationaliste de Mossadegh avaient conduit à la disparition virtuelle du parti jusqu’à la révolution de 1979. En Egypte, la subordination des communistes au courant nassérien mena à leur anéantissement sous les coups des dirigeants militaires du mouvement nationaliste.

Le sort final des nationalistes a été tout aussi malheureux. Les régimes arabes indépendants des années 1950 ont tous fait leur paix avec le nouvel ordre impérial. La grande charge radicale du nassérisme, le plus puissant de tous les mouvements nationalistes arabes, s’est terminée dans le régime brutal et grotesque d’Hosni Moubarak. La notion héroïque d’un Etat pan-arabe, proclamée par l’Internationale Communiste dans les années 1920, s’est trouvée réduite à la tyrannie du Baas en Irak et en Syrie.

La montée de l’activisme islamique ne peut être expliquée en dehors de ce contexte. L’épuisement du projet nationaliste et l’élimination de l’alternative communiste ont eu pour résultat que le sentiment anti-impérialiste s’est exprimé sous une autre forme. La révolution iranienne de 1979 a été l’épisode unique le plus important de cette transition.

L’épicentre de la révolution iranienne était l’action gréviste des ouvriers du pétrole, mais dès février 1979 tous les éléments de la société iranienne étaient en fermentation. ‘L’émeute de la démocratie était en plein essor, avec des mouvements de travailleurs, de femmes, de paysans et de minorités nationales menant la danse. Des débats fiévreux se tenaient dans toutes les couches de la société iranienne et la gauche avait une audience potentielle énorme’.34 La direction politique de la révolution était disputée entre le courant islamique de l’Ayatollah Khomeini et la gauche.

Pour parvenir à fournir une direction efficace dans ce contexte la gauche aurait dû combiner l’unité de tous ceux qui luttaient contre le shah avec l’indépendance politique, en particulier sur la question des organisations ouvrières formant la base d’une future contestation réussie de l’Etat existant. Mais le principal parti de gauche, le Tudeh, partageait la vieille approche stalinienne qui considérait la perspective d’une direction indépendante de la classe ouvrière comme prématurée à cause de la nature soi-disant ‘sous-développée’ du capitalisme iranien. Ils pensaient que la révolution devait d’abord passer par une phase démocratique, de telle sorte qu’ils soutinrent inconditionnellement le gouvernement provisoire et liquidèrent leur base dans le mouvement dont Khomeini était le centre.

Les Fedayin avaient rompu avec le Tudeh à la suite du coup d’Etat contre Mossadegh. A cette époque le Tudeh, dans une répétition générale de son erreur de 1979, avait renoncé à agir de façon indépendante du gouvernement nationaliste. Mais même si les dirigeants des Fedayin reconnaissaient l’échec politique du Tudeh, leur solution était la lutte de guérilla armée. En 1979, cette stratégie était tout aussi incapable que celle du Tudeh de fournir une direction politique indépendante venant de l’intérieur de la classe ouvrière.

C’est cette absence d’organisation indépendante à gauche qui permit à Khomeini et à son mouvement de dominer politiquement la révolution. Des développements semblables, également fondés sur l’échec généralisé de la gauche, ont vu la montée de courants islamiques ailleurs, notamment parmi les Palestiniens et au Liban. Plus largement, comme nous le verrons au chapitre cinq, la relation entre le développement révolutionnaire spontané, l’impérialisme et l’organisation politique est revenue sous des formes nouvelles depuis 1979. De façon cruciale, une décennie après la révolution iranienne, ces débats reprirent vie alors que la ‘révolution de velours’ se répandait en Europe de l’Est.


Conclusion


Le Moyen-Orient est crucial pour l’impérialisme pour des raisons à la fois économiques et stratégiques. Le pétrole n’est pas uniquement au cœur de toutes les économies modernes dans le sens immédiat que sans lui elles ne fonctionneraient pas. Il dégage également des taux de profit très élevés. Même un Etat qui n’en a pas besoin pour lui-même peut utiliser son contrôle sur le pétrole pour exercer un pouvoir sur d’autres Etats. En fait, les Etats-Unis ont ces trois raisons de désirer avoir un contrôle maximum sur l’or noir du Moyen-Orient. De plus, le Moyen-Orient est une région crucialement stratégique dans la nouvelle géographie impériale du monde d’après la Guerre Froide. Il est au cœur de la masse continentale eurasienne, avec l’Europe à l’ouest, la Russie et les Etats d’Asie centrale au nord et l’Inde, l’Afghanistan et, plus loin, la Chine au nord-est. La résistance populaire dans cette partie du monde n’a jamais été tolérée très longtemps par les puissances impériales.

Les effets de la fin des Trente Glorieuses et de l’ascension du nouvel impérialisme ne sont pas limités au Moyen-Orient. La mondialisation a remodelé les rapports entre l’Etat, l’économie et le peuple dans tous les coins de la planète, y compris dans les pays avancés. Le chapitre quatre analyse ce processus et l’effet qu’il a eu sur l’organisation politique traditionnelle et la résistance dans les pays qui sont au cœur du système.

NOTES


1 S Shah, Crude, the Story of Oil (New York, 2004), p.180.

2 The Economist, 27 août 2007, p.66.

3 S Shah, op. cit., p.133.

4 The Economist, op. cit., p.11.

5 S Shah, op. cit., p.177-178.

6 Voir G Monbiot, The Guardian, 27 septembre 2005, p.27.

7 Ibid.

8 M Klare, Blood and Oil (Londres, 2004), p.23.

9 M Yeomans, Oil, Anatomy of an Industry (The New Press, 2004), p.6.

10 S Shah, op. cit., p.12.

11 M Klare, op. cit., p.xxi, et pp.10-13.

12 Ibid., pp.32-37.

13 M Yeomans, op. cit., p.12.

14 P Marshall, Intifada, Zionism, Imperialism and the Palestinian Resistance (Bookmarks, 1989), p.49.

15 J Rose, Israel: the Hijack State. America's Watchdog in the Middle East (Bookmarks, 2002), pp.23-24.

16 D Yergin, The Prize, the Epic Quest for Oil, Money and Power (Free Press, 2003), p.451.

17 Ibid., p.458.

18 Ibid., p.468.

19 Ibid., p.485.

20 Ibid., p.492.

21 Voir T Cliff, 'The Struggle in the Middle East' in T Cliff, International Struggle in the Middle East, Selected Writings, Volume 1, 2001, p.49.

22 M Yeomans, op. cit., p.25.

23 Cité in D Yergin, op.cit., p.683.

24 Voir ibid., p.702.

25 Cité in M Klare, op. cit., p.50.

26 Ibid., p.87.

27 Ibid., p.114.

28 Ibid.

29 Voir ibid., p.136.

30 Ibid., p.155.

31 Ibid., p.157.

32 Voir http://www.gravmag.com/oil.html#worldfields

33 Cité in M Klare, op. cit., p.78.

34 P Marshall, Revolution and Counter-Revolution in Iran (Londres, 1988), p.80.

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