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5 Leur démocratie et la nôtre
Au début du 21ème siècle les deux camps, de chaque côté de la ligne de partage idéologique, se définissent comme partisans de la démocratie. Pour les défenseurs du capitalisme, le contenu social et économique de la démocratie est constitué par le marché 'libre' et l'inégalité sociale. Pour leurs adversaires, cela signifie, d'une façon peut-être plus vague, la justice économique et sociale, et par conséquent la limitation du pouvoir des multinationales. Cette dernière approche est dans le sens le plus large socialiste, même si l'épuisement des modèles capitaliste étatique et réformiste du socialisme aboutit à ce que seule une faible minorité d'activistes revendique cette étiquette.
Le mot démocratie a acquis un sens nouveau depuis la chute du Rideau de Fer. Pour les mouvements démocratiques luttant contre les régimes autoritaires, la fin de la Guerre Froide signifiait que leurs luttes n'étaient plus automatiquement qualifiées de 'communistes' par les gouvernements occidentaux. Les luttes démocratiques et anti-impérialistes peuvent toujours constituer une menace pour les intérêts occidentaux, mais elles ne peuvent plus être considérées comme un simple produit de la manipulation du 'bloc soviétique'. Cela ne signifie pas que l'aspiration à la démocratie parmi les gens ordinaires est arrivée à son terme.
En fait, la démocratie, en tant que but des travailleurs, a contraint les élites dirigeantes à en reformuler leur propre définition comme étant 'la meilleure forme de gouvernement pour le capitalisme'. Depuis que Francis Fukuyama a écrit, dans le sillage immédiat de la chute du Mur de Berlin, qu'une économie capitaliste et un gouvernement parlementaire constituaient la société la meilleure et la seule viable, les politiciens occidentaux ont de plus en plus insisté sur le fait que les 'valeurs démocratiques' étaient la contrepartie naturelle de la globalisation des marchés.
Les gouvernements américain et britannique ont été à l'avant-garde du développement d'une idéologie 'démocratique impérialiste' pour justifier des interventions militaires en Yougoslavie, dans le Golfe, en Afghanistan et en Afrique. Le remodelage du Moyen-Orient selon le modèle 'démocratique' est devenu le but déclaré de l'administration US. Les 'révolutions de velours' qui ont brisé et ouvert le bloc de l'Est servent de point de départ. Les situations auxquelles ce modèle a été appliqué sont très variables, du Liban à l'Ouzbékistan. Même de vieux alliés des Américains, comme l'Egyptien Moubarak, subissent des pressions pour opérer la 'transition démocratique'. Bien sûr, la pression est appliquée à des degrés très différents aux amis et aux ennemis - allant d'une courtoise formule diplomatique à l'invasion pure et simple.
Pourtant les nouvelles définitions idéologiques de l'heure ne parviennent pas à dissimuler la 'question sociale' qui se pose dans tous les mouvements démocratiques. La 'question de la propriété', comme dit Marx, vient au premier plan au cours du développement de tous les mouvements. Depuis au moins la Révolution anglaise du 17ème siècle, il y a toujours eu un affrontement, à l'intérieur du camp démocratique, entre ceux qui veulent limiter les droits démocratiques à la sphère politique (les rendant compatibles avec les rapports sociaux capitalistes) et ceux qui veulent les étendre à la sphère sociale et économique (ce qui est incompatible avec le règne du capitalisme). Marx mettait en évidence cette dynamique dans les révolutions de 1848 et notait qu'elle était renforcée par l'émergence de la classe ouvrière moderne. Au début du 20ème siècle, les socialistes russes ont été confrontés à une question semblable, celle des relations entre la révolution démocratique et la révolution sociale.
Ces dernières années l'ordre établi s'est vu à plusieurs reprises menacé par des mouvements révolutionnaires. En 1989, les Etats d'Europe de l'Est ont été détruits, en partie par des mouvements de masse par en bas. Pratiquement à la même époque, l'apartheid sud-africain a été renversé par un mouvement de masse dirigé par l'African National Congress et au cœur duquel se tenait la classe ouvrière organisée. A la fin des années 1990, en Indonésie, la dictature de 32 ans du général Suharto a été renversée. Dans les premières années du siècle nouveau, en Serbie et dans une série d'Etats d'Asie centrale de nouvelles 'révolutions de velours' ont renversé les gouvernements.
La démocratie était le but de ces soulèvements révolutionnaires. Assez souvent, on n'a pas vu émerger de démocratie parlementaire forte, mais nulle part il n'y a eu d'orientation vers une transformation des rapports sociaux capitalistes. Est-ce parce que, comme l'a proclamé Fukuyama, bientôt imité par George W Bush, la démocratie libérale et les rapports économiques capitalistes sont les frontières naturelles du changement historique? Ou est-ce que des facteurs subjectifs, comme la force et l'idéologie de la gauche, sont les principales raisons pour lesquelles ces mouvements ne sont pas parvenus à atteindre leur potentiel?
Pour répondre à ces questions, nous devons d'abord considérer l'époque où l'offensive de la révolution bourgeoise a effectivement rencontré ses limites dans la mise en place de rapports économiques capitalistes et d'une démocratie parlementaire. C'est la période qui court de la Révolution Anglaise de 1640 à la Révolution Française de 1789, en passant par la Révolution Américaine de 1776. Ensuite, nous devons examiner la période où la classe ouvrière organisée a fait son apparition, brandissant le spectre d'un changement révolutionnaire qui pouvait franchir ces limites et établir une société socialiste. Nous porterons aussi notre regard sur les occasions dans lesquelles la défaite a dérobé cette possibilité aux travailleurs, et sur le rôle de la direction politique dans les résultats obtenus.
Dans toutes ces circonstances, la dynamique de l'accumulation capitaliste continue à produire de grandes crises sociales qui débouchent sur de profondes transformations. L'unification de l'Italie et de l'Allemagne dans deuxième moitié du 19ème siècle, et la vague des révolutions anti-coloniales après la Deuxième Guerre mondiale en sont des exemples. Le rôle d'une couche décisive des classes moyennes dans ces dernières transformations met en lumière le conflit entre les stratégies concurrentes de la révolution socialiste et de la révolution démocratique, de même que leurs rapports différents avec des formations de classe plus larges et les conditions de l'accumulation du capital, dans les révolutions les plus récentes. Cette analyse met en évidence les rapports entre la 'poussée vers la démocratie' de la part des dirigeants occidentaux et le sort des mouvements révolutionnaires par en bas.
Les révolutions bourgeoises classiques: l'Angleterre, l'Amérique et la France
L'histoire des grandes révolutions bourgeoises éclaire la dynamique de radicalisation qui est à l'œuvre dans toutes les révolutions. Dans ces évènements, ceux qui ont fait la révolution ne se doutaient pas, lorsqu'ils sont entrés dans la bataille, qu'ils allaient renverser l'ordre établi. Seules des crises internes répétées dans le processus révolutionnaire les ont confrontés à cette nécessité. Cette polarisation est tout aussi nette dans les grandes révolutions modernes que dans celles du passé.
Cela dit, il y a une seconde comparaison qui fait apparaître de façon évidente les différences entre les deux sortes de révolutions. Elle a trait aux dissemblances entre les conditions socio-économiques dans lesquelles les révolutions éclatent: la révolution bourgeoise contre une structure sociale pré-capitaliste, la révolution moderne contre un capitalisme industriel développé. Ce cadre borne en dernier ressort le processus révolutionnaire, fournissant les obstacles pratiques contre lesquels sont testés les programmes les plus avancés et les plus radicaux des mouvements révolutionnaires.
Tocqueville disait que 'le moment le plus dangereux de la vie d'un mauvais gouvernement est généralement celui où il entreprend des réformes'.1 Mais le sort de Charles 1er montre que la résistance à la réforme peut être tout aussi dangereuse. C'est la détermination de Charles à préserver, sinon à renforcer, la nature absolutiste de son régime face au changement social et économique qui a été la cause immédiate de la révolution. Marx, se référant au refus de John Hampden de payer la Ship Money tax avec laquelle Charles essayait de surmonter la crise financière de l'Etat, posait la question de la façon suivante:
Ce n'est pas John Hampden... qui a mené à l'échafaud Charles 1er, mais seulement la propre obstination de ce dernier, sa dépendance à l'égard des grands domaines féodaux, et sa tentative présomptueuse d'utiliser la force pour réprimer les revendications pressantes de la société émergente. Le refus de payer l'impôt est simplement un signe de la dissidence qui existe entre la Couronne et le peuple, la preuve que le conflit entre le gouvernement et le peuple a atteint un degré d'intensité menaçant.2
Dans la Révolution Américaine de 1776, la relation coloniale avec l'Angleterre donne aux forces et aux phases du développement révolutionnaire un caractère significativement différent. En 1763, les Anglais sont sortis victorieux de leur guerre contre les Français pour le contrôle des colonies d'Amérique du Nord. Mais les dettes de guerre ont amené la classe dirigeante britannique à se concentrer sur la récupération d'un contrôle total de leurs possessions coloniales. Et là, encore une fois, de nouveaux impôts vont mettre le feu aux poudres.
En 1764, le Currency Act (décret sur la monnaie) et le Revenue Act (ou Sugar Act) se donnaient pour objectif de faire payer les marchands coloniaux en livres sterling plutôt que dans leur monnaie coloniale, et de frapper de droits le sucre importé même lorsque, comme cela avait déjà été le cas, il venait d'autres parties de l'Empire britannique. En 1765, le Stamp Act stipula que toutes les transactions qu'il désignait étaient illégales si le timbre approprié n'était pas acquitté. Les documents légaux, ecclésiastiques, politiques et commerciaux, les passeports, les dés et les cartes à jouer, les livres, les journaux et les publicités étaient soumis par le décret à la taxation. De plus, celle-ci comportait un aspect directement politique. Les fonds levés par le décret devaient être sous le contrôle immédiat des gouverneurs nommés par les Anglais et non, comme auparavant, celui des assemblées coloniales. C'était là l'origine de la taxation sans représentation.
Une raison de la dimension unique de la Révolution française de 1789 était que l'expérience accumulée de la bourgeoisie dans ses défis à l'ancien régime nourrissait les évènements français.3 Les Français, comme les Américains une dizaine d'années auparavant, s'inspiraient des théories politiques de John Locke et de la tradition des Lumières qui devait tant à l'impulsion de la Révolution Anglaise. Mais ces influences idéologiques ne sont pas la raison principale de l'amplitude de la Révolution Française. Ses causes fondamentales résident dans les conditions socio-économiques dans lesquelles la révolution éclata. La France était, à l'époque de la révolution, une société bien plus avancée que celle de l'Angleterre des années 1640 ou de l'Amérique des années 1770.
En 1789 en France, la proportion du produit national venant de l'industrie et du commerce (respectivement 18% et 12%) est semblable à celle de l'Angleterre et du Pays de Galles dans les années 1780. Même la part du revenu national en provenance de l'agriculture, à 49%, n'est que de 9% supérieure au chiffre de l'Angleterre et du Pays de Galles.4
Pourtant ce n'est là que la moitié de l'histoire, parce que le développement social et politique de la France, à la différence de celui de la Grande Bretagne, était diamétralement opposé à son progrès économique. La structure de classe de la France restait prise dans l'ombre longue de la féodalité. Les prétentions absolutistes du monarque impressionnaient la plus grande partie de la bourgeoisie (et même certains membres de l'aristocratie). Mais la ligne de partage la plus marquée était celle qui séparait l'aristocratie dans son ensemble du reste de la société, dont l'élément dirigeant non noble était la bourgeoisie. La fameuse brochure de l'abbé Siéyès Qu'est-ce que le Tiers Etat?, le manifeste initial et cri de ralliement de la bourgeoisie, se plaignait que
toutes les branches de l'exécutif ont été accaparées par une caste qui monopolise l'Eglise, les tribunaux et l'armée. Un esprit de caste amène les nobles à se favoriser les uns les autres en tout par rapport au reste de la nation. Leur usurpation est complète; ils règnent véritablement.5
Dans les révolutions anglaise, américaine et française c'est une mobilisation de masse par en bas qui a, de façon répétée, aiguisé le conflit entre le camp révolutionnaire et l'ancien régime, et provoqué des crises au sein de la direction révolutionnaire elle-même.
En Angleterre, de la convocation du Long Parlement en 1640 par Charles Ier à l'éclatement de la guerre civile en 1642, l'opposition parlementaire large s'est polarisée entre ceux qui voulaient porter leur opposition au roi jusqu'au conflit armé et ceux qui préféraient se ranger aux côtés du souverain plutôt que d'assumer la menace contre l'ordre établi que représentait la guerre civile. C'est la plèbe londonienne, composée des niveaux les plus bas de la 'middling sort' des petits artisans et boutiquiers, rejointe par les domestiques et les journaliers, qui a poussé l'opposition parlementaire en avant. Et, par répulsion, ils ont aussi contraint le roi et ses partisans à se définir clairement comme une force politique réactionnaire.6 Cette division tripartite est caractéristique des révolutions bourgeoises.7
En Amérique, même avant le Stamp Act, une coalition de négociants, de professions libérales et de possesseurs d'esclaves, en même temps que des artisans, des ouvriers agricoles, des fermiers, des domestiques et des marins, avait émergé comme opposition aux Britanniques. Au début leurs brochures et leurs discours étaient prudents, mais chaque crise impériale les rendait plus audacieux, passant de la résistance à la révolution et de la protestation à la guerre d'indépendance. La résistance au Stamp Act était la première phase de la radicalisation. Un congrès du Stamp Act amena neuf délégués coloniaux à New York à passer des résolutions formulées vigoureusement et des adresses au roi. Mais dans les villes d'où venaient les délégués, les collecteurs d'impôts étaient traités avec du goudron et des plumes par des groupes furieux de Fils de la Liberté qui étaient apparus comme des champignons. La première des diverses organisations de Fils de la Liberté était les Neuf Loyaux de Boston (the Loyal Nine of Boston) qui comptaient parmi leurs membres un imprimeur, un étameur et un bijoutier. Ces artisans furent rejoints par des hommes comme Sam Adams et, plus tard, Tom Paine, des intellectuels dont les vies étaient étroitement liées à celle des artisans, mais qui étaient capables d'imposer à la fois respect et crainte aux négociants et aux propriétaires d'esclaves de la coalition révolutionnaire.
La mobilisation populaire battit le Stamp Act, qui fut retiré l'année d'après son introduction. Mais les Anglais n'en avaient aucunement fini avec les colonies américaines. En même temps que le Stamp Act était abrogé, un Declaratory Act fut promulgué, qui insistait sur le fait que la Grande Bretagne pouvait 'faire des lois… liant les colonies et le peuple d'Amérique… dans tous les cas sans exception'.8 En 1767 le Chancelier de l'Echiquier, Charles Townshend, édicta des décrets taxant la peinture, le papier, le plomb, le verre et le thé. L'Amérique coloniale répliqua par une grève des impôts qui devait durer jusqu'en 1770. Pendant toute cette période, des mobilisations populaires du type de celle des Fils de la Liberté contre le Stamp Act se multiplièrent, culminant dans l'évènement qui devait précipiter le retrait des taxes de Townshend, le massacre de Boston du 5 mars 1770. Les tuniques rouges anglaises ouvrirent le feu sur une foule de manifestants en colère, tuant cinq d'entre eux. Les morts forment un échantillon social représentatif du mouvement: un marin afro-indien, un quartier maître, un peaussier, un cordier et un apprenti tourneur d'ivoire. Leur mort contribua à lier les niveaux inférieurs de l'alliance révolutionnaire à ses dirigeants.
Le mouvement américain s'approfondit et se radicalisa à nouveau après la Boston Tea Party de décembre 1773, qui avait vu des opposants déguisés en indiens Mohawks jeter des balles de thé, la seule marchandise encore soumise aux droits de Townshend, des navires dans le port de Boston. Avant même que le Congrès Continental ne se réunisse en 1774, des Comités de Correspondance composés de la sorte de gens qui avaient formé les Fils de la Liberté, en vérité souvent des mêmes individus, pour résister au Stamp Act une décennie plus tôt, transmirent le message dans toutes les colonies.
La Révolution Française a été la plus grande et la plus complète des révolutions bourgeoises, mais il n'y avait pas, en 1789, un seul dirigeant de la bourgeoisie française qui aurait pu prévoir l'étendue de la lutte qui serait nécessaire pour en finir avec l'ancien régime.9 Il semblait même, au début, que des sections de l'aristocratie fussent prêtes à participer au travail de réforme de l'ordre établi. Mais au moment où le roi fut contraint de convoquer les Etats Généraux, le 5 mai 1789, l'énergie de cette 'révolution aristocratique' était épuisée.
Dans cette première crise interne, le tiers état représentait nominalement la totalité de la nation non noble ni ecclésiastique. En fait, il représentait la bourgeoisie. Des 610 délégués du tiers état, l'élément unique le plus important (25%), comme dans tant de parlements capitalistes depuis, était constitué par ceux qui étaient professionnellement engagés dans la défense des riches: les avocats. 13% étaient des manufacturiers; 5% venaient d'autres professions libérales, et seulement 7 à 9% étaient des agriculteurs.10
Le tiers état se déclara à la tête de ce qui, à ce stade, restait une tentative de contraindre le roi à des réformes sans détruire entièrement les institutions dirigeantes de la société. La première radicalisation de la révolution eut lieu lorsque des sections du tiers état quittèrent le camp révolutionnaire, rejoignant la majorité de la noblesse et du clergé pour œuvrer à un compromis, malgré la prise de la Bastille et la première éruption de la lutte paysanne.
Chacune de ces révolutions devait se radicaliser une deuxième fois chaque fois que la pression par en bas, et l'intransigeance de l'ancien régime, aboutissaient à un renouvellement de la direction révolutionnaire.
Dans la Révolution Anglaise, lorsque entre 1642 et 1645 la guerre civile devint une réalité, il se produisit dans les rangs parlementaires une nouvelle polarisation, mettant cette fois-ci en avant ceux qui voulaient poursuivre la guerre jusqu'à la suppression du roi, et peut-être même de la monarchie. C'étaient les Indépendants, regroupés autour de Cromwell et d'Ireton. De l'autre côté se trouvaient les Presbytériens qui ne combattaient, y compris à ce stade, que pour affaiblir le roi au point où un nouveau compromis deviendrait possible. En fait, les Presbytériens proclamaient qu'ils se battaient pour 'le roi et le parlement'. A ces modérés, Cromwell répliqua: 'Je ne vais pas vous endormir avec des formules compliquées sur ma mission au service du roi et du parlement. S'il se trouvait que le roi fût présent dans le corps ennemi, je déchargerais mon pistolet sur lui aussi bien que sur n'importe quel soldat'.11 A ce stade de la révolution, l'acte décisif fut la création par Cromwell de la Nouvelle Armée Modèle (New Model Army), rendue possible par la mobilisation des ordres inférieurs de la société.
Dans la Révolution Américaine, la seconde phase de la radicalisation se manifesta dans le fait que dès 1775 les comités populaires avaient remplacé les ruines du gouvernement royal comme pouvoir effectif dans les colonies, prenant en charge 'toutes affaires qu'ils puissent concevoir allant dans le sens de ce qui est bon pour la cause américaine'. Les comités recrutaient des milices, organisaient le ravitaillement, jugeaient et emprisonnaient les ennemis de la révolution, et commençaient à contrôler les denrées et les prix. Ils convoquaient des réunions de masse pour 'prendre le sens des citoyens'. Ils frustrèrent les plans des Anglais pour reprendre le contrôle en organisant des élections à une assemblée provinciale et en s'assurant que les radicaux l'emportent. En janvier 1776, Tom Paine publia un manifeste révolutionnaire, Le sens commun (Common Sense), qui utilisait le langage ordinaire des artisans et fermiers ordinaires pour exhorter le mouvement à briser une fois pour toutes avec l'Angleterre. Il vendit 150.000 exemplaires, et ses arguments étaient répétés chaque fois que des révolutionnaires se rencontraient pour en convaincre d'autres que la résistance devait mener à l'indépendance.
Cette radicalisation, étalée sur dix ans, ne pouvait manquer d'alarmer les élites qui s'efforçaient de rester à la tête de la résistance aux Britanniques, même si elles étaient conscientes que ces derniers ne pouvaient être vaincus sans une telle agitation populaire. La Guerre d'Indépendance les aida à maintenir le mouvement dans certaines limites. A la différence du conflit de 1642-45 en Angleterre, ce n'était pas une guerre civile mais une guerre d'indépendance. Par conséquent, l'effet de la guerre n'était pas de polariser plus avant le camp révolutionnaire, comme cela avait été le cas avec la création de la Nouvelle Armée Modèle, ou devait l'être pendant la Révolution Française. Une fois la guerre commencée, l'Armée Coloniale, sous les ordres de Washington, remplaça de plus en plus les méthodes de guérilla de la première bataille de Lexington par la discipline militaire ordinaire, imposée par les riches et les puissants qui dominaient le corps des officiers. A l'inverse, la création de la New Model Army avait nécessité le 'putsch interne' de la self-denying ordinance (résolution du Long Parlement de 1645 interdisant aux parlementaires - s'interdisant à eux-mêmes, self-denying - toute fonction exécutive civile ou militaire - NdT) dirigée contre les aristocrates qui étaient demeurés au parlement.
En France, la seconde phase de la révolution commença lorsqu'il fut coupé court à la longue et stérile quête d'un compromis par la fuite du roi à Varennes le 21 juin 1791. Il était désormais clair, même pour les partisans les plus ardents du consensus, qu'aucun accord n'était possible. La noblesse fomenta désormais ouvertement la contre-révolution, à la fois à l'intérieur et en conspirant avec les têtes couronnées d'Europe pour faire la guerre de l'étranger, espérant que le conflit unirait la nation derrière la classe dirigeante traditionnelle. 'Au lieu de la guerre civile, nous aurons la guerre étrangère, et les choses iront bien mieux', écrivit Louis XVI.12
La réplique populaire à cette menace prit par surprise, non seulement l'aristocratie, mais aussi la direction révolutionnaire existante. En 1792, la mobilisation populaire contre la menace de contre-révolution à l'intérieur et à l'extérieur scella le sort de la monarchie et marqua une nouvelle radicalisation de la révolution. Les Girondins, nommés d'après la région de France d'où ils venaient, insistèrent pour que les 'citoyens passifs', les ordres les plus bas des gens ordinaires, fussent appelés à défendre la nation et la révolution. Mais la mobilisation des masses populaires sous la bannière des sans culottes (en fr.) et des enragés apporta avec elle des revendications que les Girondins ne pouvaient accepter. En mai 1792 à Paris, le 'curé rouge' Jacques Roux exigea la peine de mort pour ceux qui stockaient des céréales; un an plus tard il proclamait avec insistance que 'l'égalité n'est rien d'autre qu'une ombre vide aussi longtemps que les monopoles donnent aux riches le pouvoir de vie et de mort sur leurs frère humains'.13 Ce message circula dans Paris au moyen de la démocratie directe: les assemblées et les réunions des 'sections' administratives de la ville, les clubs politiques associés et les journaux de gauche.
Au début, les classes populaires récemment soulevées, la petite bourgeoisie et les journaliers et les ouvriers en dessous d'eux, en plus des soulèvements paysans continuels dans les campagnes, ouvrirent une brèche entre les Girondins, qui hier encore étaient les dirigeants les plus radicaux de la révolution, avec Danton comme leader, et la Montagne (ou les Montagnards, les députés de gauche ainsi nommés parce qu'ils occupaient le tiers supérieur de l'Assemblée Nationale, dirigés par Robespierre et les Jacobins). Les Girondins se tinrent à l'écart du mouvement révolutionnaire du 10 août 1792, qui renversa la monarchie et abrogea le suffrage restreint inscrit dans la constitution de l'année passée. C'était une abstention coupable, et les Girondins partagèrent le sort du roi.
Les Jacobins furent couronnés des lauriers du 10 août. Mais ils s'appuyaient eux-mêmes sur le soutien de deux fractions de classe différentes, la petite bourgeoisie et les artisans, d'une part, et les journaliers et les ouvriers que les premiers employaient, d'autre part. Cette alliance, et la mobilisation populaire qui la sous-tendait, atteignit son point culminant en 1793-94. Dès 1793, le gouvernement révolutionnaire jacobin avait fini par se constituer de telle manière qu'il était capable de faire face de façon effective et définitive à ses ennemis aristocratiques, en partie en satisfaisant l'exigence populaire d'une loi fixant le prix maximum des denrées de première nécessité (et aussi les revendications salariales). Mais, au moment même de la victoire, l'alliance entre les Jacobins et les sans culottes, qui avait rendu la victoire possible, se dénoua.
Même les Jacobins ne pouvaient accepter un programme économique qui limitait ainsi les pouvoirs de la bourgeoisie, pas plus qu'une redéfinition du 'peuple' comme constitué des seuls sans culottes, excluant les sections de la bourgeoisie sur lesquelles les Jacobins s'appuyaient de façon dominante. 'Il n'est pas surprenant', note George Rudé, 'que les idées politiques et les aspirations sociales de ces hommes fussent à de nombreux égards différentes de celles des propriétaires, avocats, médecins, professeurs et hommes d'affaires qui siégeaient à la Convention, ou même de celles des petits avocats, commerçants et fonctionnaires qui dominaient dans les clubs jacobins de province et dans les associations'.14
Dans toutes ces révolutions, la division finale entre les dirigeants révolutionnaires révèle les contradictions de classe sous-jacentes, et les limites économiques de ce qui était possible. En Angleterre, la démocratie radicale des Niveleurs et des Agitateurs élus par des régiments de la Nouvelle Armée Modèle est battue par le centre stable de la 'middling sort', la classe moyenne menée par Cromwell et Ireton. En Amérique les propriétaires d'esclaves et la classe des hommes d'affaires l'emportent. En France, les sans culottes et les Jacobins sont vaincus par la contre-révolution.
Peu de temps avant l'exécution de Charles, le dirigeant Niveleur John Lilburne fut convoqué devant Cromwell et son Conseil d'Etat pour répondre de l'agitation persistante des Niveleurs en faveur de leur programme démocratique radical l'Accord du peuple (The Agreement of the People). Lilburn était, comme de coutume, intransigeant. Il fut invité à se retirer, mais de la salle voisine il entendit Cromwell dire: 'Je vous le déclare, vous n'avez pas d'autre façon d'agir avec ces hommes que de les briser, ou bien ils vous briseront… et ils feront de vous, aux yeux de tous les hommes raisonnables du monde, l'espèce la plus méprisable qui soit au monde, d'hommes stupides et à l'âme vile, capables d'être brisés et évincés par une espèce aussi méprisable d'hommes infâmes que la leur, et donc, je vous le redis, il est nécessaire que vous les brisiez'.15 Cromwell s'employa à faire ce qu'il avait promis, et, quelques mois plus tard, la mutinerie des Niveleurs dans l'armée se termina par l'exécution de trois radicaux au cimetière de Burford.
Malgré tout, ces mêmes développements, et la menace persistante de la gauche, obligèrent Cromwell à abandonner tout compromis avec le roi et à s'engager sur la voie, passant par le régicide, de l'établissement d'une république. Il y eut alors un dernier effort pour porter plus loin la radicalisation du mouvement: les tentatives des 'Diggers', en particulier à St George's Hill, dans le Surrey, de fonder des communautés 'communistes'. Comme l'expliquait leur porte-parole le plus connu, Gerrard Winstanley, le programme des Diggers allait bien au-delà de la démocratie telle que la concevaient John Lilburne et les Niveleurs, et posait la question de l'égalité sociale et économique. Mais même au point culminant de la radicalisation populaire il n'y avait pas de classe sociale, parce qu'il n'y avait pas de développement économique sous-jacent, capable de mettre en œuvre le rêve radical des Diggers. Leur legs aux radicaux qui sont venus après eux, jusqu'à nos jours, est le rêve d'une liberté politique, sociale et économique, même s'ils n'avaient pas les moyens de la réaliser à leur époque.
En Amérique, la désaffection populaire envers la guerre était certainement plus grande qu'en Angleterre, même si dans les deux cas certains ressentaient, de façon erronée mais compréhensible, que c'était une 'guerre des riches' qui apporterait peu de changements quel que fût le vainqueur. Daniel Shays, ouvrier agricole pauvre et ancien soldat, mena en 1786 une rébellion qui agita le spectre d'un renouveau du radicalisme populaire. Les rebelles utilisaient les tactiques mêmes qui avaient fait leurs preuves contre les Anglais, se rassemblant en armes pour fermer le tribunal local. Mais désormais leurs alliés de 1774, les radicaux de Boston, étaient divisés. Certains, alliés avec des négociants conservateurs, dirigeaient le gouvernement de l'Etat et envoyèrent des miliciens loyaux disperser les partisans de Shays. Sam Adams était des leurs, et contribua à faire passer un décret contre les émeutes (Riot Act) et à suspendre l'habeas corpus, permettant ainsi aux autorités de maintenir des prisonniers en détention sans procès. Un partisan de Shays vaincu plaidait: 'C'est vrai, j'ai été des comités', mais 'je suis sincèrement désolé… et j'espère que cela me sera pardonné'.16 Peu ému par de tels sentiments, Adam répondit: 'Dans une monarchie le crime de trahison peut être pardonné ou puni légèrement, mais l'homme qui ose se rebeller contre les lois d'une république doit être mis à mort.'17 La rébellion de Shays n'a jamais développé la clarté programmatique de l'Agreement of the People ou le poids politique de l'organisation de Lilburne; malgré tout la similitude avec la défaite des Niveleurs à Burford est patente.
La classe dirigeante triomphante, menée par les fédéralistes Alexander Hamilton et James Madison, s'employa, comme Cromwell avant eux, à créer un Etat unitaire plus fort. Et aussi bien en Angleterre qu'en Amérique la bourgeoisie s'est imposée dans ce cadre, plus adapté à long terme. En Angleterre en 1689, la classe dirigeante a déjoué une nouvelle tentative des Stuart d'établir un pouvoir monarchique, et dès 1832 la bourgeoisie industrielle avait établi sa complète hégémonie sur son vieux partenaire propriétaire foncier. En Amérique, l'épilogue a été plus dramatique que le prologue. La deuxième Révolution Américaine, connue sous le nom de Guerre de Sécession, a écrasé totalement le pouvoir de la 'slavocracy' (aristocratie des propriétaires d'esclaves - NdT) des grands domaines du Sud.
C'est dans la Révolution Française que les différences de base de classe et de programme politique au sein du camp révolutionnaire sont les plus claires. Les sans culottes ont uni les petits bourgeois et les artisans dans une seule organisation au moment où ces couches se trouvaient en conflit avec une couche plus développée de gros capitalistes. Les sans culottes ne pouvaient pas constituer une organisation de la classe ouvrière, parce que cette classe n'avait pas encore la capacité d'élaborer ses propres revendications et de former son propre mouvement. Mais ils étaient une organisation qui canalisait le désespoir du peuple, des salariés, des journaliers et des artisans qui ne possédaient pas de capital. Les sans culottes voulaient apporter des restrictions à la richesse des capitalistes et l'établissement d'une république des petits propriétaires; mais ils étaient des petits capitalistes eux-mêmes (ou sous l'influence de petits capitalistes) et ne pouvaient de façon consistante brider l'accumulation du capital.18
La direction des Jacobins, qui forment peut-être une contrepartie exacte des Niveleurs, a trouvé dans les sans culottes une force dont elle avait besoin contre la résistance acharnée de son ennemi aristocratique. Mais dès que cette nécessité n'exista plus, ils réagirent contre ce pacte encore plus furieusement que Cromwell contre les Niveleurs. Cromwell eut dix ans, et l'accomplissement de l'œuvre de sa vie, avant que la contre-révolution ne lui fasse payer l'écrasement des Niveleurs. Robespierre survécut quelques mois avant que Thermidor ne lui fasse expier la répression des sans culottes.
La gauche radicale devait encore connaître un bref mais lumineux été indien. Sur les traces de Winstanley et de Shays marchait Babeuf. Mais cette 'révolution après la révolution' fut, à nouveau, différente des précédentes. Si le programme des sans culottes exprimait en fin de compte la réaction nostalgique d'une classe ouvrière artisanale à moitié émergée aux contradictions du capitalisme, la Conspiration des Egaux de Babeuf fut, elle, proche de connecter une vision utopique du communisme, ce qui lui donnait une sorte de continuité avec les Diggers, avec une classe de travailleurs salariés bien plus développée que celle de l'Angleterre du 17ème siècle. De plus, dans l'organisation des Conspirateurs, malgré le caractère trompeur de son nom, ont peut voir les vagues signes avant coureurs d'une organisation politique moderne de la classe ouvrière.19
L'histoire est pleine de telles annonciations du futur, aussi bien par des mouvements sociaux que par des individus. Le dessin par Léonard de Vinci d'un 'hélicoptère' est un des ces magnifiques pressentiments de choses à venir, y compris de certains principes techniques qui pourraient donner réalité au rêve. Des centaines d'années de développement économique ont été nécessaires avant que le dessin de Léonard ne devienne une réalité pratique. Il en est de même avec les Diggers et la Conspiration des Egaux. Néanmoins, nous ne tournons pas plus le dos au génie de Winstanley ou de Babeuf qu'à celui de Vinci. Nous cherchons à combiner leur vision de l'avenir avec ce que nous savons aujourd'hui de la manière dont cette vision peut être transformée en réalité.
Qu'est-ce qui a changé en 1848?
Dès avant l'éclatement des révolutions de 1848, Marx et Engels étaient clairs sur deux points. Le premier était que la révolution à venir serait de nature bourgeoise, c'est-à-dire qu'elle déboucherait sur un Etat capitaliste, dont la forme la plus souhaitable était démocratique et républicaine. Le second, que la bourgeoisie devrait être poussée à régler ses comptes avec l'ancien régime, dans la mesure où la force grandissante de la classe ouvrière lui faisait craindre que, dans les désordres d'une révolution, elle ne soit écartée en même temps que l'Etat féodal. Pour Marx et Engels, 'cette révolution l'Allemagne l'accomplit… dans des conditions plus avancées de civilisation européenne, et avec un prolétariat plus développé que l'Angleterre et la France n'en possédaient au XVIIème et au XVIIIème siècles. Par conséquent, en Allemagne, la révolution bourgeoise sera forcément le prélude immédiat d'une révolution prolétarienne'.20
Ainsi, dans les premiers stades de la révolution, Marx et Engels combattaient comme l'aile gauche la plus extrême de la révolution démocratique. Cela dit, le Manifeste Communiste, écrit avant la révolution, exhortait les socialistes, même si la classe ouvrière devait lutter avec la bourgeoisie 'lorsqu'elle adopte une conduite révolutionnaire', à 'éveiller chez les travailleurs une conscience claire de l'antagonisme radical de la bourgeoisie et du prolétariat'.21 L'approche de Marx et Engels, au début de la révolution, consistait à 'aiguillonner la bourgeoisie à partir d'une base de gauche indépendante, en organisant les classes plébéiennes séparément de la bourgeoisie de manière à frapper ensemble contre l'ancien régime, et à préparer ce bloc démocratique du prolétariat, de la petite bourgeoisie et de la paysannerie à se porter temporairement à l'avant-garde si la bourgeoisie donnait des signes de veulerie, par analogie au gouvernement jacobin en France en 1793-94'.22
Mais cette position fut modifiée de façon significative par Marx et Engels au cours du développement des révolutions de 1848. Pendant les trois premiers mois de la révolution allemande il semblait que la bourgeoisie, même si elle était irrésolue, pouvait être poussée à l'action décisive. Mais plus la révolution durait, et plus la bourgeoisie se montrait timide et paralysée. Dès les 'journées de juin' toutes les classes exploiteuses, y compris la bourgeoisie, et la plupart de leurs porte-parole démocrates s'étaient rangées aux côtés de la réaction. Marx et Engels étaient de plus en plus portés à conclure que seules les classes exploitées, les ouvriers et les paysans, pouvaient emmener la révolution en avant. Comme l'écrivait Marx dans son journal la Neue Rheinische Zeitung, que ses commanditaires bourgeois abandonnaient à cause de ses positions radicales,
La bourgeoisie allemande s'était développée de façon si indolente, si pusillanime et si lente, qu'elle se voyait confrontée de façon menaçante par le prolétariat et par toutes les sections de la population urbaine reliées au prolétariat… au moment même de sa propre confrontation menaçante avec le féodalisme et l'absolutisme… La bourgeoisie prussienne n'était pas, comme la bourgeoisie française de 1789, la classe qui représentait l'ensemble de la société moderne… Elle avait sombré au niveau d'un ordre social… enclin dès le départ à la trahison contre le peuple…23
Face à une traîtrise de la bourgeoisie bien plus profonde que ce qu'ils avaient escompté, Marx et Engels modifièrent leur axe stratégique, concluant désormais qu'une action indépendante de la part de la classe ouvrière et une attitude plus critique, sur les questions tant tactiques que théoriques, envers les démocrates bourgeois étaient essentielles. L'explication par Marx de l'attitude que devaient avoir les travailleurs envers les démocrates est d'une grande importance:
Ils doivent pousser à l'extrême les propositions des démocrates qui, en tout cas, ne se montreront pas révolutionnaires, mais simplement réformistes, et transformer ces propositions en attaques directes contre la propriété privée. Si, par exemple, les petits bourgeois proposent de racheter les chemins de fer et les usines, les ouvriers doivent exiger que ces chemins de fer et ces usines soient simplement et sans indemnité confisqués par l'Etat en tant que propriété de réactionnaires. Si les démocrates proposent l'impôt proportionnel, les ouvriers réclament l'impôt progressif. Si les démocrates proposent eux-mêmes un impôt progressif modéré, les ouvriers exigent un impôt dont les échelons montent assez vite pour que le gros capital s'en trouve compromis. Si les démocrates réclament la régularisation de la dette publique, les ouvriers réclament la faillite de l'Etat. Les revendications des ouvriers devront donc se régler partout sur les concessions et les mesures des démocrates.24
Si la révolution se développe, les divisions politiques au sein du camp révolutionnaire, basées sur des différences de classe sous-jacentes, commencent à s'exacerber:
C'est le sort de toutes les révolutions que cette union de classes différentes, qui à un certain degré est la condition nécessaire de toute révolution, ne puisse subsister longtemps. Une fois la victoire obtenue sur l'ennemi commun, les vainqueurs se trouvent aussitôt divisés en camps différents et retournent leurs armes les uns contre les autres. C'est ce développement rapide et passionné de l'antagonisme de classe qui, dans des organismes sociaux anciens et complexes, fait de la révolution un agent aussi puissant du progrès social et politique.25
En réponse à cette polarisation, Marx exhorte les révolutionnaires à se concentrer sur l'organisation politique indépendante de la classe ouvrière, confiant dans le fait que plus celle-ci est puissante et plus elle poussera les démocrates bourgeois sur la gauche, qu'ils soient ou non au gouvernement. Marx espère que le mouvement des travailleurs peut devenir si fort qu'il peut se transformer en révolution contre les démocrates libéraux. Désormais, Marx pense, ce qui n'était pas clair dans son esprit avant les révolutions de 1848, que ce sera une révolution socialiste.
C'est cette nouvelle perspective qui l'amène à conclure que, dans la mesure où l'appareil d'Etat n'est pas un corps neutre qui peut simplement passer du service d'une classe à celui d'une autre, la classe ouvrière doit se concentrer sur la construction de son propre appareil étatique parallèlement et en opposition à celui des classes possédantes. Ces organisations émergeront de la lutte contre l'ancien régime: comités de grève, corps locaux de délégués de salariés et meetings de masse, etc. Là où les conditions de la lutte le permettent, ces derniers comporteront la formation de milices ouvrières, armées avec ce qui leur tombe sous la main ou ce qu'elles confisquent aux forces armées de l'Etat. Ces organisations 'anti-étatiques' sont décrites par Marx comme des 'conseils révolutionnaires locaux' ou des 'gouvernements ouvriers révolutionnaires' et ils ne peuvent coexister longtemps avec l'Etat bourgeois sans un règlement de comptes décisif dans lequel, soit les travailleurs détruiront l'Etat, soit l'Etat détruira les organes du pouvoir ouvrier:
[les travailleurs allemands] … contribueront eux-mêmes à leur victoire définitive bien plus par le fait qu'ils prendront conscience de leurs intérêts de classe, se poseront dès que possible en parti indépendant et ne se laisseront pas un instant détourner - par les phrases hypocrites des petits bourgeois démocratiques - de l'organisation autonome du parti du prolétariat. Leur cri de guerre doit être : La révolution en permanence !26
Nous voyons là que la perspective de la révolution permanente remonte aux écrits de Marx de 1850. C'est là l'origine de l'idée selon laquelle il devrait y avoir, dès le début de la révolution et alors même que le parti ouvrier soutient les 'revendications démocratiques', une perspective stratégique d'organisation socialiste indépendante de la classe ouvrière, se donnant pour but, d'abord la création d'une dualité de pouvoir, et ensuite une révolution socialiste.
Les révolutions bourgeoises par en haut
Les révolutions de 1848 ont mis un terme définitif à la période pendant laquelle la bourgeoisie désirait et pouvait agir comme une classe révolutionnaire. Après cette date, il n'y a plus de tentative de la bourgeoisie pour prendre la tête des masses dans une révolution contre l'ordre ancien. Mais cela ne signifie pas pour autant qu'elle détenait désormais la réalité du pouvoir politique, même dans les pays les plus développés sur le plan économique. Cela ne veut pas non plus dire que le processus dynamique d'accumulation du capital était arrêté. Loin de là. L'effet des révolutions bourgeoises a été d'accélérer le rythme de l'accumulation capitaliste, et de mettre en place un marché mondial plus complet qu'auparavant. Et la réticence de la bourgeoisie à fournir une direction politique à la masse de la population signifie encore moins que les révoltes populaires contre l'ancien régime appartenaient désormais au passé.
Bien au contraire, on voit se constituer deux grands axes qui, à partir de 1848, se poursuivent tout au long du 19ème siècle. L'un était l'élément de continuité de la révolte populaire, comportant de plus en plus l'activité et l'organisation conscientes de la classe ouvrière. La lame de fond de ce courant se manifesta en 1871, lors de la première et brève floraison d'une révolution ouvrière victorieuse: la Commune de Paris. Mais même lorsque de tels sommets n'étaient pas atteints, l'activité populaire et ouvrière pouvait être décelée, par exemple, dans le New Unionism (nouveau syndicalisme) des années 1880 en Grande Bretagne, et bien sûr dans le développement, à travers l'Europe de la fin du siècle, de syndicats et de partis sociaux-démocrates influencés par le marxisme.
L'autre processus de mutation qui a suivi 1848 était constitué par la tentative continuelle, de la part de la bourgeoisie, de développer des formes politiques et étatiques convenant aux nouvelles conditions de l'accumulation du capital. L'unité nationale, et le remodelage correspondant de la machine étatique dans le sens des besoins des capitalistes - un produit fondamental des révolutions anglaise, américaine et française - était désormais une nécessité impérieuse pour toutes les classes capitalistes, dans la mesure surtout où l'avantage concurrentiel que les premiers retiraient de leurs révolutions était de plus en plus évident aux yeux des retardataires.
Lors de la Guerre de Sécession, Lincoln canalisa la mobilisation populaire dans la lutte militaire contre le Sud, remodelant ainsi le capitalisme américain dans son ensemble à l'image de la bourgeoisie nordiste. Ce faisant, il unifia par la force la classe dirigeante et lui permit de poursuivre sa 'destinée manifeste' de conquête des terres de l'Ouest jusqu'au Pacifique. En Italie, l'unification nationale et la création d'un Etat bourgeois mobilisa, autour de figures comme Garibaldi et Mazzini, une initiative populaire strictement maintenue dans les limites du constitutionnalisme de Cavour. En Allemagne, les armées de Napoléon avaient fait beaucoup pour défricher le terrain à l'entreprise bismarckienne de construction d'un Etat. La défaite de 1848 permit à ce processus d'aller de l'avant sans empêchement majeur de la part des masses, jusqu'à la montée du Parti Social Démocrate et de la classe ouvrière organisée à la fin du siècle.
L'intérêt qu'il y a à repérer brièvement ce processus est de démontrer que la bourgeoisie n'a pas cessé de poursuivre ses propres visées politiques, y compris celles qui impliquaient des transformations sociales majeures, en abandonnant les méthodes d'action révolutionnaires. Elle ne s'est pas davantage dispensée du désir d'utiliser les énergies des classes sociales qui lui étaient inférieures. Elle s'est simplement refusée à leur donner un leadership révolutionnaire. La bourgeoisie craignait leur action en même temps qu'elle cherchait à tirer profit des soulèvements créés par les mouvement populaires.27
Lénine et Trotsky : révolution socialiste et révolution démocratique
L'évaluation initiale par Lénine des forces engagées dans la révolution russe est contenue dans sa brochure Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique. Ce travail est antérieur à l'expérience de 1917; en fait, il précède même son assimilation complète des leçons de la révolution de 1905. Sur des points importants c'est une régression à une position moins développée politiquement que celle de Marx et Engels en 1850. Dans Deux tactiques, Lénine prétend que les conditions économiques et sociales de la Russie ne sont pas suffisamment avancées pour que la révolution à venir soit une révolution socialiste. La révolution devait avoir un caractère démocratique bourgeois:
Le degré de développement économique de la Russie (condition objective) et le degré de conscience et d’organisation des grandes masses du prolétariat (condition subjective indissolublement liée à la condition objective) rendent impossible l’émancipation immédiate et totale de la classe ouvrière. Seuls les gens les plus ignares peuvent méconnaître le caractère bourgeois de la révolution démocratique en cours.28
Lénine pensait que la bourgeoisie russe était trop faible pour mener la révolution démocratique comme l'avaient fait la bourgeoisie anglaise dans les années 1640 et la bourgeoisie française dans les années 1790. La classe ouvrière aurait donc à diriger une insurrection qui renverserait le tsarisme et établirait une république démocratique. Mais pour mener à bien cette tâche, la classe ouvrière devrait agir sous la direction d'un parti révolutionnaire qui insisterait sur une stratégie sans compromis avec les démocrates bourgeois hésitants et leurs compagnons de route dans les organisation de la classe ouvrière, les mencheviks.
Cette position avait à l'évidence un certain nombre de points forts, dont les principaux étaient l'affirmation du rôle dirigeant de la classe ouvrière dans la révolution démocratique et l'insistance sur la construction d'un parti révolutionnaire faisant une propagande socialiste, même si le socialisme n'était pas le but immédiat de la révolution. Et une telle stratégie nécessitait une attitude fermement critique et une indépendance politique complète vis-à-vis à la fois des démocrates bourgeois, le parti Cadet en cours de formation, et des mencheviks.
Mais, malgré l'insistance de Lénine sur ces éléments cruciaux, Deux tactiques contient une faiblesse entraînant des glissements en arrière constants, en particulier de la part de ceux qui se proclamaient les partisans de Lénine mais qui ne partageaient pas son intransigeance révolutionnaire. Parce que si la révolution doit déboucher sur une démocratie bourgeoise, si une 'dictature démocratique' est le stade le plus achevé que puisse atteindre la révolution, alors la classe ouvrière est réduite à assumer la position la plus à gauche, à être l'élément le plus consistant de la révolution démocratique. Et donc ses représentants politiques joueraient le rôle joué par les Niveleurs dans la révolution anglaise et les sans culottes dans la révolution française. Cette situation est porteuse du danger que le parti révolutionnaire sous-estime la conscience et la mobilisation de la classe ouvrière, adaptant ses slogans aux tâches démocratiques de l'heure et oubliant l'agitation socialiste indépendante. Si une telle situation se présente, le parti peut devenir une force retardant le développement de la classe en omettant de formuler une stratégie qui cristallise les aspirations de ladite classe. Au contraire, il peut canaliser son énergie dans une lutte pour des buts bien plus limités que ceux que les travailleurs sont capables d'obtenir.
L'avancée cruciale réalisée par Trotsky dans son travail de 1906 Bilan et perspectives a consisté à mettre en évidence le fait que, si la classe ouvrière était l'élément dirigeant de la révolution, elle ne se donnerait pas pour limites de simples revendications démocratiques - elle exigerait l'armement des travailleurs, l'expropriation des capitalistes et tout le pouvoir aux conseils ouvriers. L'industrie capitaliste s'était développée au point où le tsarisme était dans une crise terminale. Bien que l'industrie ne se soit pas développée à l'échelle, par exemple, de l'Allemagne ou de l'Angleterre, là où elle existait en Russie elle connaissait les formes les plus avancées. Ainsi, l'usine Poutilov de Pétrograd (destinée à devenir une 'citadelle du bolchevisme' en 1917) était une des firmes les plus avancées de son temps sur le plan technologique. C'est ce que Trotsky appelait 'le développement inégal et combiné': les formes les plus avancées du développement capitaliste sont transplantées, souvent par l'investissement international, au cœur de pays sous-développés.29
Trotsky poursuivait en abondant dans le sens de Lénine sur le point que la bourgeoisie russe était trop timorée pour mener une révolution démocratique, essentiellement parce que la classe ouvrière qui s'était développée autour des nouvelles industries effrayait les capitalistes, agitant le spectre d'une révolution qui pourrait balayer d'un seul et même coup le tsarisme et la bourgeoisie. Par conséquent la classe ouvrière ne se limiterait pas aux revendications démocratiques. Lorsque la classe ouvrière lutte, elle ne peut qu'utiliser les méthodes de la classe ouvrière: arrêts de travail, grève générale, conseils ouvriers, etc. Mais ces méthodes de lute sont tout autant dirigées contre la bourgeoisie que contre le tsarisme. Elles posent la question: 'Qui dirigera l'usine?' aussi bien que la question: 'Qui dirigera l'Etat?' La révolution sera donc une révolution socialiste (c'est-à-dire une révolution économique et politique) et non pas seulement une révolution politique (démocratique).
Trotsky complétait son analyse en montrant que la révolution socialiste aurait les moyens de tenir bon, malgré l'arriération de la Russie, parce que le pays faisait partie intégrante de l'économie mondiale, parce que la crise du capitalisme était internationale, et, donc, parce que la révolution pouvait se développer dans les pays avancés occidentaux. Ce faisant, elle fournissait la base matérielle du développement d'une société socialiste, rendant la révolution permanente. En d'autres termes, la révolution démocratique, du fait de l'indépendance de la classe ouvrière qui était sa force motrice, et en vertu de sa dimension internationale, devait connaître immédiatement une transcroissance en révolution socialiste.
Et c'est exactement ce qui s'est passé en 1917. Mais, en 1917, le Parti bolchevik fonctionnait toujours sur la perspective des Deux tactiques. C'est la raison pour laquelle il était, entre février et avril, à la remorque du Gouvernement provisoire et des mencheviks. Et la direction tout entière du parti était persuadée que Lénine était devenu fou lorsqu'il fit, à son arrivée à la Gare de Finlande, un discours appelant à une seconde révolution, socialiste celle-là. Et les Thèses d'avril de Lénine ne bénéficièrent au début de pratiquement aucun soutien parmi les dirigeants bolcheviks. Lénine avait accepté, dans son essence, la théorie de la révolution permanente de Trotsky.
La Révolution Russe
La principale nouveauté que la révolution de 1917 ajoutait au schéma des révolutions de 1848 résidait dans le fait que certains socialistes s'étaient faits, dès le départ, les collaborateurs zélés des démocrates bourgeois dans leurs efforts pour contenir la révolution. Les mencheviks et les socialistes révolutionnaires (SR), et, jusqu'au retour de Lénine en Russie en mars 1917, une importante section des bolcheviks, parmi lesquels Staline et d'autres dirigeants du parti, soutenaient clairement le gouvernement provisoire. Au début, les mencheviks et les SR fournissaient ce service à partir de leurs sièges au Soviet de Pétrograd, mais en avril ils rejoignirent formellement le gouvernement. Le parti bolchevik, malgré le malaise que ressentaient certains de ses membres, soutenait le gouvernement sans y participer.
Seules les Thèses d'avril de Lénine permirent de réarmer le parti en adoptant la perspective de Trotsky (et de Marx) sur la révolution permanente. A partir de là, les bolcheviks étaient en opposition au gouvernement provisoire et seulement soucieux de renforcer les soviets en tant qu'organisations indépendantes de la classe ouvrière. Comme l'a écrit Trotsky:
Dans toutes les révolutions du passé, ceux qui ont lutté sur les barricades étaient des ouvriers, des apprentis, en partie des étudiants, et les soldats se sont rangés à leur côté. Mais ensuite la solide bourgeoisie, après avoir prudemment observé les barricade de ses fenêtres, a recueilli le pouvoir. Mais la révolution de février 1917 se distinguait des révolutions précédentes par un caractère social et un niveau politique de la classe révolutionnaire incomparablement plus élevés, par la méfiance hostile des insurgés envers la bourgeoisie libérale, et la formation en conséquence, au moment même de la victoire, d'un nouvel organe de pouvoir révolutionnaire, le soviet, basé sur la force des masses en armes.30
C'est en raffermissant le pouvoir des soviets que les bolcheviks sont parvenus à contrer la tentative de putsch de Kornilov contre le gouvernement provisoire et à mener à la victoire une révolution socialiste en octobre 1917. Mais la victoire n'a pas été sans rencontrer des résistances, de même que la stratégie de la révolution permanente. Le grand divorce entre le socialisme révolutionnaire et le stalinisme s'est fait précisément sur cette question. L'internationalisme était au cœur de la Révolution d'Octobre, non pas comme un injonction morale abstraite mais en tant que moyen de la survie même de la révolution. Lénine répétait continuellement, avant Octobre et après, que le pouvoir des soviets ne pouvait durer que si la révolution se propageait à l'Ouest:
Il n'y a pas le moindre doute que la victoire finale de notre révolution, si elle devait rester isolée, s'il n'y avait pas un mouvement révolutionnaire dans d'autres pays, serait sans espoir… Notre salut face à toutes ces difficultés, je le répète, est dans une révolution de toute l'Europe.31
Trotsky, répétant le pronostic qu'il avait fait dans Bilan et perspectives après la révolution de 1905, écrivait:
Si les peuples d'Europe ne se soulèvent pas pour briser l'impérialisme, nous serons battus - cela est hors de doute. Soit la révolution russe lèvera le tourbillon de la lutte à l'Ouest, soit les capitalistes de tous les pays étoufferont notre combat.32
Ce n'était pas non plus l'opinion isolée de Lénine et Trotsky. C'était sur 'la révolution européenne' que les 'calculs confiants, non seulement de quelques optimistes, mais des bolcheviks de toutes tendances, étaient basés'.33 Par-dessus tout, Lénine et Trotsky espéraient que la révolution se répandrait en Allemagne. Si cela avait été le cas, elle n'aurait pas seulement modifié tout l'équilibre international des forces de classe, rendant impossible aux puissances impérialistes de continuer leurs guerres d'intervention et évitant au gouvernement révolutionnaire d'avoir à abandonner d'immenses portions de territoire lors de la paix de Brest-Litovsk; elle aurait aussi transformé la situation interne de la révolution. L'industrie, et avec elle les effectifs et la confiance de la classe ouvrière, aurait pu être restaurée. L'alliance cruciale avec la paysannerie, dont la révolution dépendait, aurait pu être maintenue en apportant des produits manufacturés aux campagnes pour les échanger contre les céréales nécessaires aux grandes villes affamées.
Mais au lieu de cette victoire internationale, la Révolution Russe resta isolée. La classe ouvrière, décimée par la guerre civile, les guerres d'intervention et la famine qui suivit, se rétablit, quand et où elle le put, à pas de tortue. Les grains devaient être réquisitionnés, arrachés aux paysans à la pointe des baïonnettes. Finalement le régime dut introduire une restauration partielle du marché - la Nouvelle Politique Economique - qui donna naissance à une couche de bureaucrates profiteurs et à des paysans riches. En fait, la bureaucratie restait le seul élément stable dans une société dont les institutions révolutionnaires avaient été détruites par le terrible prix que la classe ouvrière avait du payer en luttant pour les défendre.
Voilà les conditions dans lesquelles la tendance stalinienne de la bureaucratie commença à asseoir son pouvoir. Elle en vint à représenter une couche hostile à l'idée même d'internationalisme: le slogan de Staline était: 'le socialisme dans un seul pays'. Trotsky défendait le principe sans lequel la Révolution d'Octobre n'aurait pu triompher: l'internationalisme prolétarien. Comme nous l'avons vu, Trotsky et Lénine avaient compris que si la révolution devait être socialiste, et non pas simplement démocratique - ce qui dans le meilleurs des cas aurait donné une économie capitaliste et une république parlementaire - elle devait s'étendre aux pays industriels avancés. C'était là toute la base théorique sur laquelle la Troisième Internationale avait été fondée.
Une fois que Staline eut brisé le lien entre la possibilité d'une révolution socialiste à l'intérieur et la lutte pour la maintenir en l'élargissant sur le plan international, c'était toute la base de la politique révolutionnaire des bolcheviks en Octobre qui était sapée. Le 'socialisme dans un seul pays' de Staline proclamait avec insistance que l'Etat russe pouvait 'se débrouiller seul' et critiquait Trotsky pour sa 'sous-estimation de la paysannerie'. Sur le plan international, cela ramenait la politique bolchevique à la position des mencheviks en 1917. Le modèle de révolution que Staline propageait désormais dans tout le tiers monde était la révolution 'à deux étapes'. D'abord, une révolution démocratique, dans laquelle la classe ouvrière devait subordonner les aspirations spécifiquement socialistes à une alliance large destinée à mettre en place une démocratie parlementaire. Ce n'est qu'après que cette étape ait été franchie que des revendications socialistes pouvaient être formulées.
L'approche de Staline signifiait que la révolution n'avait pas besoin de la classe ouvrière internationale pour remporter la victoire, dans la mesure où une 'révolution démocratique' pouvait être réalisée grâce à une alliance transversale de forces progressives agissant dans une arène purement nationale. Ainsi, il devint acceptable que des révolutionnaires argumentent en faveur de l'alliance de la classe ouvrière avec la paysannerie et des 'sections progressistes de la bourgeoisie' dans les révolutions du futur. En Chine en 1926, et en Espagne en 1936, cela mena au désastre parce que la classe ouvrière se trouvait subordonnée à des nationalistes bourgeois (Jiang Jieshi) ou des parlementaires bourgeois (les partis républicains espagnols). Le résultat fut, dans les deux cas, la contre-révolution et la dictature.
La révolution bourgeoise après la défaite en Russie
Le mouvement ouvrier essuya dans la période de l'entre deux guerres une série de défaites dévastatrices, avec le triomphe du fascisme. En Italie, les deux 'années rouges' de lutte révolutionnaire à la suite de la Révolution Russe ont pris fin sur la consolidation du fascisme par Mussolini dans les années 20. L'élan de la révolution allemande a mis longtemps à retomber, mais finalement la faillite du Parti Communiste Allemand, dominé par les staliniens, dans la tentative de résoudre la crise de la République de Weimar en faveur de la classe ouvrière, a pavé la voie à la prise du pouvoir par Hitler en 1933. L'année suivante, un soulèvement tardif des ouvriers dans 'Vienne la Rouge' était brisé en même temps que les fascistes prenaient le pouvoir. En 1936, la Révolution Espagnole et les luttes autour de l'élection du gouvernement de Front populaire en France donnaient un instant l'espoir de repousser la vague nazie, mais une fois de plus le comportement du Comintern détruisait cette opportunité. Le décor était planté pour une nouvelle guerre mondiale.
La destruction engendrée par la guerre, et la démobilisation, par les partis communistes, de la vague de luttes populaires de gauche d'après-guerre, en particulier en Italie, signifiait que l'humeur révolutionnaire généralisée qui avait présidé à la fin de la Première Guerre mondiale n'était présente, après la Seconde, que d'une manière étouffée. De plus, un niveau soutenu de dépenses d'armement, quantitativement plus élevé que pendant l'entre deux guerres, apporta une période de trente ans d'expansion économique sans équivalent dans le passé du capitalisme. A cet égard, la période postérieure à la Deuxième Guerre mondiale était très différente des années 20 et 30, marquées par la crise. La scène internationale elle-même fut transformée au cours des Trente Glorieuses. Les vieilles puissances coloniales européennes, vainqueurs comme vaincus, avaient terminé la guerre dans un état d'épuisement économique. Confrontées à la double pression d'ouvrir leurs marchés à la concurrence des sociétés américaines désormais dominantes et de faire face à une résistance anti-coloniale croissante, elles s'avérèrent incapables de conserver leurs empires. La deuxième moitié du 20ème siècle a été la grande ère de la décolonisation, même si le pouvoir économique exercé par les Etats impérialistes devait s'avérer aussi dommageable pour la masse de la population des anciennes colonies qu'il l'avait été à l'époque de l'administration directe.
Ces grandes transformations anti-coloniales, combinées avec les défaites subies dans le passé par le mouvement ouvrier international et la croissance économique qui devait marquer les Trente Glorieuses, aboutirent à inscrire la dynamique du processus révolutionnaire dans un schéma entièrement nouveau. Les analyses qui soutenaient la théorie de la révolution permanente de Trotsky étaient contestées par ces nouveaux développements. La théorie de Trotsky était construite entre deux axes. L'un était le fait que la bourgeoisie était incapable de ressusciter son passé révolutionnaire dans les conditions modernes, et par conséquent de mener à bien la construction d'un Etat capitaliste indépendant unifié face à l'opposition concertée des classes dirigeantes pré-capitalistes ou coloniales. Le second était que la classe ouvrière remplirait le vide ainsi créé, résolvant simultanément les problèmes de la révolution démocratique et de la révolution socialiste. Mais que se passait-il si la première de ces conditions, la faiblesse objective de la bourgeoisie, restait valide tandis que la seconde, le potentiel subjectif de la classe ouvrière, n'était pas réalisé?
Les cadres de la révolution des classes moyennes
Trotsky n'aurait pu prévoir les conditions sans précédent qui ont conspiré à mettre en place la situation qui était celle de l'après Deuxième Guerre mondiale. Cela dit, ces conditions nécessitaient une analyse nouvelle, et elle fut fournie par l'essai novateur du révolutionnaire britannique Tony Cliff publié sous le titre 'Deflected Permanent Revolution' ('révolution permanente déviée').34 Analysant la révolution chinoise de 1949 et la révolution cubaine de 1959, Cliff démontrait que dans les périodes où la classe ouvrière était incapable de défier l'ordre ancien, alors même que celui-ci se décomposait sous l'effet d'une crise sociale globale, d'autres forces sociales se montraient à même de jouer un rôle politique significatif. La paysannerie a souvent fourni les forces de la mobilisation populaire dans cette période, mais comme les révolutions des temps modernes sont des évènements essentiellement urbains, elle n'a pas pu exercer un leadership local efficace. Cette direction pouvait être prise en charge, par contre, par des sections de l'intelligentsia de la classe moyenne - avocats, fonctionnaires, enseignants, personnalités littéraires, petits patrons, professeurs d'université.
Cette couche avait souvent été, dans une incarnation précédente, un élément crucial de la direction pratique des révolutions bourgeoises classiques. La grande bourgeoisie est souvent incapable de produire directement ses propres représentants politiques. Les classes moyennes sont fréquemment engagées professionnellement dans l'élaboration des conceptions idéologiques générales de la société, et vivent plus près de la masse de la population qu'elles tentent de conduire. Elles sont par conséquent de meilleurs représentants des programmes politiques bourgeois que les oligarques de la bourgeoisie eux-mêmes. C'est là une relation qui s'est perpétuée jusqu'à la période présente: il vaut mieux, pour la classe dirigeante, être représentée par une fille d'épicier ayant fait des études supérieures comme Margaret Thatcher (et par les hommes de loi qui dominent la Chambre des Communes), plutôt que Rupert Murdoch ou ses collègues ploutocrates ne tentent de se représenter eux-mêmes.
Une des grandes forces de l'analyse de Cliff était de dessiner un profil politique de cette couche de la population telle qu'elle apparaît dans les sociétés 'en développement' modernes. L'intelligentsia de ces sociétés est particulièrement disposée à jouer un rôle dirigeant dans les mouvements populaires lorsque la classe ouvrière est passive. Mais la révolution qui se produit dans ces circonstances est une révolution modernisatrice, nationaliste, anti-coloniale, certainement pas socialiste.
Les intellectuels étaient … sensibles au retard technique de leurs pays. Participant au monde scientifique et technique du 20ème siècle, ils étaient handicapés par l’arriération de leur propre nation.35
Ainsi l'intelligentsia se retourne-t-elle contre la classe dominante dont la 'mauvaise gouvernance', la 'corruption' et la 'lâcheté' face à l'impérialisme a conduit la nation dans une impasse. De tels individus sont à la recherche d'un nouveau Dieu, qu'ils trouvent dans la notion abstraite du 'peuple', en particulier de cette section qui a la plus grande difficulté à s'organiser pour elle-même, la paysannerie.
La vie spirituelle des intellectuels connaissait elle aussi une crise. Dans l’écroulement de l’ordre existant et la désintégration des schémas traditionnels, ils se sentaient sans sécurité, sans racines, sans valeurs fermes. Les cultures en dissolution donnaient naissance au besoin urgent d’une nouvelle intégration qui devait, si elle voulait remplir le vide social et spirituel, être globale et dynamique. L’intelligentsia embrassa le nationalisme avec une ferveur religieuse.36
Mais ce désir de faire partie du 'peuple' et de mettre un terme à la subordination de la nation est toujours combiné avec un sentiment de supériorité, l'élite ressentant que les masses sont trop arriérées ou apathiques pour accomplir leur propre révolution.
Ils avaient une grande foi dans l’efficacité, y compris dans l’ingénierie sociale. Ils souhaitaient une réforme par en haut et auraient été heureux d’offrir un nouveau monde à leur peuple plein de gratitude, plutôt que de voir la lutte émancipatrice d’un peuple conscient de lui-même et librement organisé aboutir à un monde nouveau pour eux-mêmes. Ils étaient très intéressés par toutes les mesures susceptibles de sortir leur nation de la stagnation, mais très peu par la démocratie. Ils personnifiaient la tendance à l’industrialisation, à l’accumulation du capital, au renouveau national. Leur puissance était en relation directe avec la faiblesse des autres classes et leur nullité politique.37
Ce profil politique faisait de la stratégie d'une accumulation capitaliste autocratique, dirigée par l'Etat, quelque chose de très séduisant pour cette classe sociale tout au long des Trente glorieuses. La Chine n'était que l'expression la plus pure de cette tendance. Mais, comme Cliff le faisait observer, 'd'autres révolutions coloniales - Ghana, Inde, Egypte, Indonésie, Algérie, etc. - dévient plus ou moins de la norme. Mais … elles peuvent être mieux comprises lorsqu'on les approche du point de vue de la norme et qu'on les y compare'.38
En Egypte, cette couche sociale était au cœur du principal parti nationaliste, le Wafd, depuis ses débuts. Comme l'explique l'ouvrage classique de Beinin et Lockman Workers on the Nile, 'le Wafd peut être le mieux décrit comme un parti nationaliste bourgeois, représentant le plus directement les intérêts des classes moyennes urbaines et rurales: les propriétaires d'exploitations agricoles de taille moyenne et les effendiyya urbains (journalistes occidentalisés, professeurs, avocats, étudiants, etc.). C'est de ce groupe que sont issus les activistes politiques du parti, même si des éléments plus riches ont continué à en dominer la direction'. Pourtant la rhétorique radicale du parti a permis aux activistes effendiyya de 'jouer un rôle important dans le mouvement ouvrier pendant la période d'entre deux guerres'.39
Cliff explique que plus tard, en Egypte et en Syrie, la base sociale du nassérisme et du régime baassiste était constituée par des 'officiers de l'armée, fonctionnaires et professeurs, fils de négociants et d'artisans prospères, de paysans aisés et de petits propriétaires terriens… Les caractéristiques du "socialisme arabe" sont issues de cette position équivoque.' Par conséquent aussi bien Nasser que le Baas acceptaient 'les critiques du féodalisme, de l'impérialisme et du capitalisme monopoliste… Ils sont partisans du transfert des secteurs clés de l'économie à l'Etat…'. Mais comme cette perspective rejetait l'activité de la classe ouvrière en tant que base du socialisme, la propriété étatique n'avait rien à voir avec le socialisme.40
Cette attitude contradictoire tire son origine de la position de la classe moyenne. 'L'attitude de la classe moyenne envers l'entreprise et la planification étatiques est véritablement très ambivalente. Comme membres de la bureaucratie d'Etat, ils sont intéressés à la promotion de l'entreprise d'Etat. Mais en tant que fils, frères et cousins de petits propriétaires, ils consentent pleinement à laisser le secteur privé traiter le secteur étatique comme une vache à lait. C'est ainsi que l'économie égyptienne souffre à la fois de l'inertie bureaucratique du capitalisme d'Etat et des démarches spéculatives du capitalisme privé.'41
En même temps que les révolutions post-coloniales étaient arrivées à leur terme, que les Trente glorieuses étaient finies et bien finies, et qu'une crise terminale secouait les régimes d'Europe de l'Est, ce modèle perdit l'essentiel de son pouvoir de séduction. Mais la classe qui considérait la modernisation comme l'objectif fondamental des mouvements populaires ne disparut pas pour autant. Et même si elle n'adhérait plus aux modèles économiques dérivés du stalinisme, elle continuait à voir l'Etat comme le véhicule crucial de sa stratégie politique. Dans certains cas, par exemple en Afrique du Sud, elle resta emprisonnée dans la vieille idéologie stalinienne jusqu'à l'effondrement du stalinisme lui-même. Et en tant que direction du mouvement de libération, et de la lutte des classes lorsqu'elle fit son retour, elle les influença dans ce sens.
En Europe de l'Est, où l'opposition se définissait nécessairement contre le stalinisme, d'autres idéologies prirent du service, ayant souvent à affronter les alternatives socialistes et révolutionnaires dans la lutte pour l'hégémonie. Dans la révolution indonésienne, il ne survécut que très peu de la vieille idéologie nationaliste et stalinienne après le coup d'Etat par lequel Suharto prit le pouvoir en 1965, renversant simultanément le fondateur nationaliste de l'Indonésie, Sukarno, et écrasant le parti communiste. Près de 32 ans de dictature ont unifié les membres de la classe moyenne exclue autour de sentiments démocratiques, et ils ont tenté de bénéficier du renversement de Suharto en s'employant essentiellement à pacifier le mouvement qui l'avait mené à bien.
On peut voir les mêmes schémas sociaux à l'œuvre dans le renouveau islamique qui a suivi la révolution iranienne de 1979. Oliver Roy a écrit, au sujet des partisans du renouveau islamique dans le tiers monde:
ils vivent avec les valeurs de la cité moderne - consumérisme et mobilité sociale vers le haut; ils ont abandonné les vieilles formes de convivialité, le respect des anciens et du consensus, lorsqu'ils ont quitté leurs villages… ils sont fascinés par les valeurs du consumérisme exposées dans les vitrines des grandes métropoles; ils vivent dans un monde de cinémas, de cafés, de jeans, de vidéo et de sports, mais ils tirent un revenu précaire de petits boulots ou restent au chômage dans des ghettos d'immigrés, avec la frustration inhérente à l'impossibilité d'avoir accès au monde de la consommation… Leurs actions militantes existent en symbiose avec l'environnement urbain…'42
Les nouveaux islamistes radicaux ont beaucoup de traits communs avec les radicaux de l'époque nationaliste:
Ce sont des jeunes gens qui ont fait des études secondaires et même supérieures qui ne peuvent pas trouver de situation dans professions qui correspondent à leurs attentes ou à leur vision d'eux-mêmes, soit dans le secteur administratif saturé ou dans l'industrie parce que le capitalisme national est faible, ou dans les réseaux traditionnels du fait de la dévalorisation des écoles religieuses… Ainsi les nouveaux éléments éduqués du monde musulman ne trouvent aucune ratification sociale, réelle ou symbolique, de ce qu'ils perçoivent comme leur nouveau statut.'43
Cette couche sociale est aussi inflammable, dans le monde moderne, qu'elle l'était à l'époque des révolutions bourgeoises ou des révolutions anti-coloniales plus récentes - mais elle agit désormais dans le cadre d'une structure sociale large, impérialiste et capitaliste, très différente des périodes précédentes.
Malgré tout, chaque fois que d'autres forces sociales, principalement le mouvement ouvrier, sont faibles ou manquent d'une direction socialiste cohérente, cette couche cruciale de la classe moyenne a continué à jouer un rôle longtemps après que leur incarnation idéologique capitaliste étatique a disparu.
Les révolutions de velours de 1989
Les causes des révolutions de 1989 en Europe de l'Est sont triples: d'abord, elles sont internationales, définies par la concurrence économique et militaire entre les blocs de l'Ouest et de l'Est; deuxièmement, elles sont liées à la décadence interne, économique et politique, des économies nationales et de l'empire russe; et troisièmement, la lutte des classes a déterminé comment ces forces se sont exprimées sous la forme de conflits sociaux et de stratégies politiques.
Les processus les plus profonds et les plus prolongés qui culminent dans les révolutions d'Europe de l'Est peuvent être trouvées dans le premier registre. La nature de ces régimes était que la fonction politique 'normale' de l'Etat, le monopole de la violence dans un territoire donné, se combinait avec la fonction 'normale' d'une classe capitaliste, le monopole de l'embauche et du licenciement de la force de travail. Elle est dès lors mieux saisie sous la désignation de 'capitalisme d'Etat'. Les régimes d'Europe de l'Est résultaient de l'occupation russe à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Même si le modèle russe et ses copies d'Europe de l'Est présentaient les méthodes capitalistes étatiques de développement industriel sous leur forme la plus extrême, des éléments de cette approche étaient clairement visibles dans de nombreuses économies des années 30 et 40. Le choc international de la crise économique des années 1930, suivi par l'impératif centralisateur de la guerre totale, aboutissaient à ce que des éléments de capitalisme d'Etat étaient présents aussi bien dans l'Allemagne de Hitler que dans la Russie de Staline, de même que dans l'Amérique du New Deal, ainsi que dans l'Angleterre de la période de la guerre et de l'Etat providence d'après-guerre. Le développement économique piloté par l'Etat devint également un modèle séduisant pour les régimes post-coloniaux.
L'attrait n'était pas illusoire. Dans l'immédiat après-guerre, l'expansion économique des régimes de capitalisme d'Etat fut plus rapide que celle des puissances occidentales. En fait, la corrélation était telle que plus le régime était capitaliste étatique, plus son expansion économique était rapide. L'indice de la production industrielle d'Allemagne de l'Est fut multiplié par cinq entre 1950 et 1969. Durant la même période, celui d'Allemagne de l'Ouest fut multiplié par sept - mais l'indice polonais connut la même progression. La Grande Bretagne eut une progression de moins de deux fois, alors que la Hongrie approchait de cinq fois. Et pendant que la France dépassait à peine le doublement de son indice, celui de la Roumanie était multiplié par dix.44 Ces chiffres ne mesurent que la croissance de la production industrielle, et non la taille des diverses économies en valeur absolue. Mais ils montrent qu'il est faux de présenter les économies capitalistes étatiques comme stagnantes.
Dans cette même période qui voyait la croissance du capitalisme d'Etat, l'économie mondiale connut une expansion massive. Et en même temps qu'elle s'étendait, la dynamique de l'économie mondiale se transformait. Les monopoles privés et les firmes multinationales en vinrent à dominer les économies occidentales. Le commerce international se développa comme jamais auparavant. Ce processus commença à remettre en cause le progrès possible au moyen des méthodes d'accumulation capitalistes étatiques.
Pour les capitalismes d'Etat autarciques d'Europe de l'Est, ces Etats qui avaient tenté l'aventure de l'isolement le plus complet du marché mondial, le capitalisme étatique avait été parfait pour développer une base industrielle à partir d'un faible départ dans un monde d'après guerre où l'économie mondiale était elle-même faible. Malgré tout, lorsque les économies occidentales se rétablirent et entrèrent en croissance, et en même temps que le commerce mondial connaissait une expansion, l'isolement devint un inconvénient: les grandes sociétés occidentales, à la fois publiques et privées, étaient libres de s'organiser et de commercer à une échelle globale, recherchant sur la planète des matières premières, des installations et de la main d'œuvre à bas prix, ainsi que des marchés nouveaux et lucratifs. Les firmes d'Etat de l'Est opéraient dans un bloc qui avait toujours été plus faible que ses rivaux occidentaux, même dans les années d'avant-guerre. Des monnaies non convertibles, des ressources restreintes et les exigences impériales de l'Etat russe sapaient leur compétitivité à l'échelle mondiale.
Sur le plan intérieur, il était clair que le progrès industriel de la période d'après-guerre ne se convertissait pas en une 'seconde révolution' en termes de produits de consommation durables. L'incapacité à se maintenir économiquement sur le plan international signifiait qu'il n'était plus possible de se mesurer avec l'Occident sur le plan militaire. La classe dirigeante capitaliste étatique était en train de perdre la guerre froide. Le résultat fut la détente, une tentative de transférer les ressources de l'économie militaire à l'économie civile, pour mieux pouvoir développer des capacités militaires dans l'avenir. Les enjeux de cette partie s'étaient considérablement élevés dans les années 1980 lorsque Reagan proposa le système de défense dit 'Star Wars' et que Mikhaïl Gorbatchev, dans la crainte d'un accroissement des dépenses militaires, répliqua par une série de propositions de désarmement dont il espérait que les Américains ne les refuseraient pas. Il avait raison, mais il était trop tard.
Des développements dans la lutte des classes devaient fermer cette voie vers la réforme. Cette narration révolutionnaire remonte cependant bien plus loin. Dans les années 1970 le dirigeant de la Pologne, Edvard Gierek, expérimenta une nouvelle stratégie pour faire face aux vagues de grèves et d'occupations d'usines qui avaient renversé son prédécesseur en décembre 1970. Il tenta une 'seconde révolution industrielle' en empruntant à l'Ouest. De nouvelles installations industrielles seraient construites avec les prêts occidentaux, qui seraient remboursés en exportant à l'Ouest des biens de qualité occidentale. Ce plan connut un échec retentissant, pour une bonne part du fait que l'économie mondiale n'était plus en expansion comme pendant la période d'après guerre mais entrait dans une période longue, toujours en cours, de récession et de croissance lente. En 1976, la dette monétaire de la Pologne atteignait dix milliards de dollars. Trois ans plus tard, elle était montée à 17 milliards de dollars.45
D'autres dirigeants d'Europe de l'Est avaient tenté la même expérience de 'socialisme consumériste' - Janos Kadar en Hongrie, Erich Honecker en Allemagne de l'Est - et à la fin des années 1970 la dette par tête dans ces pays avait atteint le même niveau qu'en Pologne. L'échec économique amena un changement politique: Honecker tenta un rapprochement prudent avec l'église protestante, Kadar limita légèrement les restrictions apportées à la liberté intellectuelle. Mais la Pologne avait constitué la tradition la plus longue et la plus profonde de résistance ouvrière de masse à l'Etat, et c'est cela qui devait être le facteur décisif du renversement des régimes du bloc de l'Est.
En 1976, les travailleurs étaient à nouveau engagés dans une énorme vague de grèves contre la hausse des prix. Les chantiers navals de la Baltique étaient occupés, comme six ans auparavant. Plusieurs milliers d'ouvriers de l'usine de tracteurs Ursus, à Varsovie, marchèrent jusqu'aux voies ferrées, les arrachèrent et stoppèrent l'express Paris-Moscou. A Radom, au sud-ouest de Varsovie, les travailleurs incendièrent les locaux du Parti Communiste. Les hausses de prix furent retirées, mais les travailleurs payèrent pour leur victoire d'une autre façon: des milliers d'entre eux furent licenciés, jetés en prison et, à Radom et Ursus, ceux qui conservaient leurs emplois furent remis au travail en passant dans des couloirs de policiers qui les matraquaient.
Pour défendre les travailleurs après les grèves de 1976, des militants et des intellectuels formèrent le Comité de Défense des Ouvriers (KOR, d'après ses initiales en polonais). En septembre 1977, un an après sa fondation, le KOR éditait son propre journal, Robotnik (Le Travailleur). Le Premier Mai 1978, le Comité de Fondation des Syndicats de la Côte était créé à Gdansk et commença bientôt à sortir lui aussi un journal, Robotnik Wybrzeza (Le Travailleur de la Côte). 'Le KOR fonctionnait de façon très semblable aux recommandations de Lénine (dans Que faire?) sur la manière dont le parti communiste clandestin devait agir, en élevant le niveau de conscience du prolétariat dans les grands centres industriels'.46 Les militants impliqués dans ces initiatives, et bien d'autres, devaient constituer la direction de Solidarité lors de l'immense vague de grèves qui secoua la Pologne en 1980. Leur développement politique devait être crucial pour l'ensemble du processus de révolution en Europe de l'Est.
Le mouvement des travailleurs qui avait donné naissance à Solidarité était insurrectionnel dans sa perspective. En juillet 1980, le gouvernement annonça une nouvelle valse des étiquettes qui furent à nouveau accueillies par une vague de grèves tournantes. Malgré les tentatives du régime de pacifier les travailleurs par une augmentation des salaires, les grèves se répandirent. En août, elles avaient atteint Gdansk et le chantier naval Lénine était occupé en réponse au licenciement de la militante du Travailleur de la Côte Anna Valentynowicz. La direction du chantier accepta les revendications des occupants, mais l'occupation continua en solidarité avec les grèves locales que l'action du chantier avaient allumées. Un Comité Inter-Usines (MKZ) fut établi pour l'ensemble de Gdansk. Les grèves et les occupations se répandirent, et les mines et les aciéries de Pologne méridionale firent grève pour la première fois. Les MKZ eux-mêmes se répandirent dans tout le pays, pour s'unifier en septembre en une seule organisation nationale, Solidarité. Le gouvernement fut forcé de négocier un accord sans précédent, les '21 points', accordant une quantité de réformes, dont la plus importante était le droit de former des 'syndicats indépendants autonomes'.47
Une telle rupture dans l'autorité d'un Etat stalinien, jamais vue auparavant, créa une situation de double pouvoir. L'Etat essaya, mais sans succès, de réduire Solidarité dans les mois qui suivirent la première vague de grèves. Et Solidarité, pour sa part, en vint à prendre en charge de plus en plus la direction réelle de la société. Un militant du KOR a donné un témoignage éloquent de ce fait, même s'il le voyait plus comme un problème que comme une opportunité:
En ce moment les gens attendent de nous plus que ce qu'il nous est possible de faire… Cela dit, en Pologne aujourd'hui la société se rassemble autour des syndicats libres. C'est une mauvaise chose… Ce serait une bonne chose si le parti prenait la direction et soulageait de nos épaules les attentes des gens. Mais le fera-t-il maintenant? Aux yeux du peuple les nouveaux syndicats devraient tout faire: ils devraient remplir le rôle des syndicats, participer à l'administration du pays, être un parti politique et agir en tant que milice…48
Les dirigeants de Solidarité n'acceptaient pas de satisfaire ces attentes en renversant le gouvernement, et cela devait décevoir ceux qui les soutenaient. Pire, ils commençaient à mettre des limites à l'action de leur base sous prétexte de ne pas provoquer le gouvernement. Pire encore, cette politique divisait et épuisait le mouvement, permettant à la classe dirigeante de reprendre l'initiative et d'organiser le coup d'Etat militaire du général Jaruzelski en août 1981.
Qu'est-ce qui amena la direction de Solidarité à se comporter de cette façon? Pourquoi ne soutinrent-ils pas les revendications de la base et des éléments radicaux dans la direction, en utilisant le pouvoir qu'ils admettaient que le syndicat possédait, pour renverser le gouvernement? Ce qui était crucial dans cette décision était la stratégie politique développée par la direction du KOR dans la période qui avait précédé la création de Solidarité. Jacek Kuron est sans doute la personnalité centrale, en tout cas la plus emblématique, de cette période.
Kuron était un militant de longue date, avec un passé exemplaire d'opposition au régime polonais. Dès 1965 il avait écrit, avec Karol Modzelewski, la fameuse Lettre ouverte au parti. Ce document, qui conserve son caractère impressionnant lorsqu'on le lit aujourd'hui, était une critique marxiste de l'Etat polonais. Semblable dans son analyse sociale à la théorie du capitalisme d'Etat, il tirait des conclusions expressément révolutionnaires: il appelait à un retour à de véritables conseils ouvriers, à l'armement des travailleurs et à une 'révolution anti-bureaucratique'. Il allait jusqu'à appeler à 'l'organisation de cercles ouvriers, noyaux du futur parti'.49 Malgré tout, au moment où il jouait un rôle dans le KOR, puis dans Solidarité, Kuron devait abandonner cette perspective révolutionnaire.
Paradoxalement, le destin économique et social des régimes capitalistes étatiques devait jouer un rôle important dans la dérive droitière de Kuron. Le succès économique du stalinisme dans les années 50 et 60 permettait à l'opposition, en Pologne et dans toute l'Europe de l'Est, de croire qu'un renouveau du socialisme, un retour à la tradition marxiste authentique et à la démocratie des débuts de la Révolution Russe, était nécessaire. Même ceux qui avaient complètement brisé avec la notion de 'communisme de réforme', comme Kuron, étaient influencés par l'évidence factuelle que la propriété étatique constituait un modèle économique viable.
La Lettre ouverte avait proclamé qu'à la menace d'une intervention militaire russe répondrait le développement de la révolution dans le reste du bloc de l'Est, qui pouvait donc paralyser la capacité de la classe dirigeante russe à intervenir. Dès 1980, cependant, Kuron défendait la perspective réformiste en faisant précisément référence à la menace militaire russe. De la même manière que la gauche occidentale abandonnait les perspectives révolutionnaires de 1968 en faveur de la 'longue marche à travers les institutions', Kuron en venait à croire à une 'révolution auto-limitée' dans laquelle les institutions de la société civile serait construites dans le cadre de l'ordre ancien, forçant graduellement celui-ci à s'accommoder aux normes démocratiques libérales.
Le changement de cap de Kuron était également marqué sur la question de l'organisation du parti. La Lettre ouverte avait été, sur ce plan, sans ambiguïté:
Pour que la classe ouvrière ait l'occasion de jouer le rôle dirigeant, elle doit être consciente de ses intérêts particuliers distincts. Elle doit les exprimer sous la forme d'un programme politique et s'organiser - en tant que classe luttant pour le pouvoir - en un parti politique, ou des partis, qui lui soient propres.50
Au moment de la création du KOR, Kuron et son camarade Adam Michnik écrivirent une série d'essais appelant à un 'nouvel évolutionnisme'. Le KOR lui-même fut rebaptisé Comité d'Auto-Défense Sociale. Même si le rôle central de la classe ouvrière ne fut jamais abandonné, ce qui aurait été difficile étant donné le niveau de combativité des travailleurs polonais, cette force devait désormais être soumise à une stratégie politique graduelle. Il fallait rechercher de nouveaux alliés politiques, en particulier parmi les intellectuels rassemblés autour de l'église catholique. Ce nouveau réformisme de 'front populaire' n'avait que faire de l'organisation révolutionnaire décrite dans la Lettre ouverte. Lorsque, au milieu de la crise dans laquelle Solidarité se trouva plongée en 1981, des radicaux commencèrent à appeler à la formation d'un tel parti, Kuron parla contre eux.51 De telles idées n'étaient pas particulières à Kuron, mais devinrent le fonds commun des oppositions en Europe de l'Est dans les années 1980.
Le coup d'Etat militaire de 1981 fut une réfutation brutale de cette façon de voir. Pourtant l'approche réformiste continua à être celle des dirigeants de Solidarité alors même qu'ils étaient emprisonnés ou contraints à la clandestinité par les troupes de Jaruzelski. Mais si le coup d'Etat de 1981 fut une défaite pour Solidarité, ce n'était pas pour autant une victoire pour le régime. La classe dirigeante polonaise avait été tellement mise à mal par le coût de l'imposition de la loi martiale que cela ne pouvait être réédité. Marian Orzechowski , membre du comité central du PC polonais en 1981, du politburo en 1983, en fait le dernier ministre des affaires étrangères du parti, a écrit:
Je ressens personnellement que le 13 décembre 1981 a été une expérience extrêmement négative pour l'armée et la police. J'ai eu des discussions avec les généraux Kiszczak et Siwicki sur le fait que la loi martiale ne pouvait marcher qu'une fois. L'armée et la police ne pouvaient pas être mobilisées contre la société. La majorité de la direction du parti s'en rendait compte… On ne pouvait pas rejouer la loi martiale.52
La classe dirigeante russe était peu désireuse d'agir, ce qui dément ironiquement les craintes de Kuron, et semblait avoir tiré la conclusion qu'il ne lui serait désormais plus possible d'intervenir pour réprimer des désordres civils dans son empire d'Europe de l'Est. La 'doctrine Sinatra', 'I did it my way', comme devait l'appeler plus tard le porte-parole de Gorbatchev, Guennadi Ghérasimov, fut chantée sur un air polonais. Le général Jaruzelski lui-même se souvient:
Gorbatchev a dit à plusieurs reprises que les changements polonais ont été une incitation à la perestroïka… Il demandait souvent des documents sur ce que nous avions tenté et testé… J'étais très proche de Gorbatchev. Nous nous parlions sans réserves, disant que des vieux comme Jivkov (le Bulgare) et Honecker (d'Allemagne de l'Est) ne comprenaient rien.53
Et la crise s'aiguisant à nouveau avec les grèves de 1988, Gorbatchev avait une motivation politique immédiate pour continuer à soutenir la décision du gouvernement polonais essayant de se maintenir au pouvoir en transigeant avec Solidarité plutôt que d'avoir recours à la répression. Le ministre des affaires étrangères polonais Orzechowski écrit encore:
Lorsqu'en février 1988 je lui dis [à Gorbatchev] que la position de Jaruzelski était attaquée, il fut très inquiet… Gorbatchev se rendait compte que si les réformes économiques mises en œuvre en Pologne devaient échouer, les durs de son camp pouvaient proclamer qu'une déviation des principes du socialisme ne pouvaient mener qu'à la catastrophe. Il vint en Pologne en juin 1988 pour apporter son soutien moral. A chaque réunion avec Jaruzelski, Gorbatchev approuvait ce qui se passait en Pologne.54
La cause essentielle du changement d'attitude envers Solidarité était fondée économiquement: la Pologne et d'autres pays d'Europe de l'Est étaient désormais connectés aux régimes occidentaux par le commerce et par la dette. La dette extérieure de la Pologne, la plus élevée du bloc de l'Est, dépassait en 1988 la somme de 38 milliards de dollars. Une intervention armée mettrait en danger à la fois le commerce et les prêts, aggraverait une crise économique déjà sérieuse, et précipiterait les désordres civils - précisément ce qu'une intervention était censée arrêter. Au de là de ces conséquences internes, le projet de détente dans son ensemble aurait été anéanti par l'opération de police des Russes en Europe de l'Est.
Solidarité maintenait une structure clandestine. L'action gréviste renouvelée de 1988 ne laissait pas au régime polonais d'autre option que d'essayer de trouver une issue négociée à l'impasse. Malgré les grèves continuelles, que Lech Walesa essayait de démobiliser, les manifestations étudiantes et les protestations de l'aile radicale de Solidarité, les négociations de 'table ronde' avec le gouvernement commencèrent en janvier 1989. La réponse de Kuron aux critiques de la 'table ronde' en provenance des radicaux révèle à quel point il avait désormais adopté une stratégie réformiste totalement articulée:
Beaucoup de nos amis, membres de l'opposition en Pologne, nous demandent: pourquoi êtes-vous allés aux discussions de la table ronde? N'aurait-il pas mieux valu continuer à organiser les gens et à accroître le potentiel d'une explosion sociale - une explosion sociale qui éliminerait le système totalitaire? Notre réponse était 'non'. Nous ne voulons pas détruire le système par la force… la route vers la démocratie peut être un processus d'évolution graduelle, de construction progressive d'institutions démocratiques.55
La table ronde continua et déboucha, en juin 1989, sur des élections que le régime pensait pouvoir gagner, en particulier parce qu'elles étaient faussées en sa faveur. Dans les faits, Solidarité remporta une victoire électorale bien plus grande qu'aucun de ses membres n'aurait pu l'imaginer. La voie des 'révolutions de velours' en Europe de l'Est était tracée. Mais Jacek Kuron avait raison lorsque, regardant en arrière en 1990, il écrivait:
La véritable mutation s'est produite en 1980, lorsqu'une vague de grèves massive a mené à la fondation de Solidarité, un syndicat indépendant que le gouvernement a été forcé de reconnaître. C'est là, véritablement, qu'il faut situer le moment où le système totalitaire a été brisé en Pologne.56
En même temps que ces évènements se déroulaient en Pologne, la classe ouvrière hongroise avançait à tâtons vers une semblable reconstruction du régime politique. En fait, six jours après la victoire de Solidarité aux élections polonaises, le gouvernement hongrois ouvrit sa propre table ronde de discussions sur les réformes. Une semaine plus tard, plus de 100.000 personnes se rassemblaient au ré-enterrement d'Imre Nagy, le dirigeant assassiné de la révolution hongroise de 1956. Mais il y eut comparativement peu de mobilisation populaire en Hongrie en 1989, et certainement pas une résurrection des conseils ouvriers de 1956. Cependant, si les évènements de Hongrie ne nous disent pas grand-chose sur le rôle de la classe ouvrière dans la révolution, la tranquillité même de la transition hongroise nous permet de voir la reconstitution d'une classe dirigeante sous sa forme la plus pure.
Dans les années 1970, la Hongrie a adopté de nombreux aspects de la politique de Gierek en Pologne, pour se trouver confrontée à des problèmes en gros similaires. Ouvrir l'économie à l'ouest signifiait accepter les prêts occidentaux, et accroître l'endettement. La dette extérieure de la Hongrie passa de 900 millions de dollars en 1973 à 5,8 milliards de dollars en 1978.57 Le libéralisme économique se combinait à une certaine dose de libéralisme intellectuel. Elemer Hankiss, un universitaire hongrois qui devint après 1989 directeur de la télévision, écrit:
Dans les années 70, une espèce de social-démocratisation se développa dans certains endroits. Déjà, à la fin des années soixante, le régime de Kadar avait introduit une politique plus tolérante envers l'opposition et la société hongroise en général. Il avait permis à une 'deuxième économie' de se développer et autorisa l'émergence d'un processus de pluralisme culturel, même si bien évidemment il ne tolérait pas le pluralisme en politique.58
L'économie formelle continua à s'enfoncer dans la crise dans les années 1970 et 1980, mais la 'deuxième économie' connut une croissance. Le nombre d'artisans indépendants en Hongrie était de 50.000 en 1953. En 1989 il s'élevait à 160.000. Dans les années 1970 on estimait que deux millions de familles hongroises étaient engagées dans la 'deuxième économie'. Le nombre des entrepreneurs, des boutiquiers et des employés passa de 67.000 en 1982 à près de 600.000 en 1989. Ces chiffres étaient bien sûr minuscules comparés à l'économie formelle, et l'activité économique que ces forces généraient ne pouvaient inverser le déclin, mais elles avaient une importance sociologique et idéologique. Elles étaient un des indicateurs montrant à la classe dirigeante hongroise une issue à la crise.59 Dès le milieu des années 80, cette croissance se combina avec un changement politique, limité mais réel: une vague populaire, que l'Etat ne réussit pas à contenir, fit élire des candidats vraiment indépendants aux élections générales de 1985. Les indépendants obtinrent 10% des sièges au parlement.
La question de savoir si la classe dirigeante hongroise allait dans sa totalité tenter une transition vers une forme de capitalisme plus tournée vers le marché devait être tranchée par les échelons supérieurs de la bureaucratie d'Etat et les dirigeants des grandes entreprises industrielles. A cet égard, Hankiss note: 'Depuis … 1987, le parti et la bureaucratie d'Etat tentent de convertir leur pouvoir bureaucratique en un type nouveau de pouvoir qui sera un actif susceptible d'être préservé dans le nouveau système, à savoir dans une économie de marché ou même une démocratie.' Le résultat 'peut être la montée d'une espèce de "grande bourgeoisie" du dix-neuvième siècle'.60 Cette classe est un amalgame de différents éléments de l'ancienne classe dirigeante.
Premièrement, la bureaucratie étatique de l'ordre ancien a utilisé ses liens familiaux pour diversifier son pouvoir.61 Deuxièmement, lorsque les digues se rompirent en 1989, les bureaucrates du parti découvrirent qu'ils 'pouvaient convertir le pouvoir à un niveau institutionnel' et commencèrent donc à transformer des propriétés et des domaines fonciers de grande valeur, y compris les immeubles du parti, les centres d'entraînement et les complexes de loisirs, en sociétés semi privées ou d'économie mixte. Et en même temps que les bureaucrates du parti eux-mêmes il y avait les bureaucrates gestionnaires, les 'Barons rouges', qui se reconvertirent en capitalistes privés. Un troisième moyen utilisé par le régime pour convertir le pouvoir consista à 'transformer l'économie hongroise en économie de marché. Ceci… a été accompli de telle façon que cette nouvelle grande bourgeoisie profite pleinement des nouvelles législations.'62 En fait, cette conscience générale dans la classe dirigeante lui a permis de parasiter le soulèvement de 1989, ce qui explique le caractère pacifique de la transition en Europe de l'Est. En 1989, les institutions politiques de l'Europe de l'Est ont été transformées, mais la classe dirigeante n'a pas été renversée et les révolutions n'ont pas mis en place un mode de production nouveau. La classe dirigeante a transformé une méthode d'accumulation du capital, celle du capitalisme d'Etat autarcique, en une autre mettant en oeuvre une combinaison de monopole privé, d'orientation vers le marché mondial et d'une continuité de propriété et de régulation étatiques. Ils reproduisaient le capitalisme occidental réel, mais pas le modèle fantaisiste de 'marché libre' célébré par le tapage idéologique.
A la fin des années 1980, une fraction substantielle de la bureaucratie du parti et de l'Etat hongrois découvrit des moyens de convertir son pouvoir bureaucratique en positions et actifs économiques lucratifs (et aussi, indirectement, en un nouveau type de pouvoir politique) dans le nouveau système basé sur l'économie de marché et la démocratie politique… Lorsqu'à la fin des année 1980 ils découvrirent qu'ils pouvaient… devenir une partie d'une classe dirigeante nouvelle et légitime, ou d'une grande bourgeoisie, ils ne virent plus l'intérêt de conserver le parti communiste comme instrument de pouvoir et de protection. Et par conséquent, dans la nuit du 7 octobre 1989, ils assistèrent avec indifférence, quand ils n'y participèrent pas activement, à l'auto-liquidation du parti.63
Cette métamorphose de la classe dirigeante a été plus extrême en Hongrie que dans les autres pays d'Europe orientale. Elle était inconcevable sans l'action de la classe ouvrière polonaise, en 1980-81 et à nouveau en 1988. La lutte des ouvriers polonais avait démontré aux classes dirigeantes d'Europe de l'Est le prix à payer si elles persistaient à tenter de diriger à l'ancienne. Au surplus, c'est l'expérience de Solidarité combinée avec les difficultés économiques de la Russie et le besoin de rejoindre l'économie mondiale qui a créé la doctrine Sinatra de non-intervention. Ceci créa l'espace dans lequel les classes dirigeantes, la hongroise et les autres, pouvaient se recomposer elles-mêmes.
En fait, les évènements de Hongrie ont apporté un chaînon vital à la chaîne des révolutions d'Europe de l'Est. Au début de 1989, le Parti communiste hongrois toujours aux commandes décida d'ouvrir sa frontière avec l'Autriche. C'était une initiative dramatique, qui fissurait irrémédiablement le bloc de l'Est toujours intact. Le ministre de la justice d'alors, Kalaman Kulcsar, se rappelle:
nous voulions montrer que nous pensions ce que nous disions et faisions. La Pologne et la Hongrie étaient alors les deux seuls pays engagés sur la voie de la réforme et il n'était pas du tout exclu que d'autres pays du Pacte de Varsovie ne tentent quelque chose contre nous. Nous étions certains que si des centaines de milliers d'Est-Allemands passaient à l'Ouest, le régime de la RDA s'écroulerait, et dans ce cas la Tchécoslovaquie serait également dehors. La Roumanie ne nous inquiétait pas trop, le seul danger pour nous venait de la RDA. Nous franchîmes le pas pour notre propre salut.64
Même si le gouvernement hongrois prévoyait correctement les implications internationales de l'ouverture des frontières, il n'en vit pas les conséquences intérieures. 'Notre situation interne changea complètement. Réalisant subitement la force de sa position, l'opposition put faire avancer la date des élections, et c'en était fait du parti'.65 Même là, il n'était pas clair dans tous les cas qu'une transition pacifique soit inévitable, comme le montre le cas de l'Allemagne de l'Est.
La classe dirigeante est-allemande comprit instantanément les implications de l'ouverture des frontières hongroises. Erich Mielke, chef de la Stasi (la police secrète), 'l'appela une trahison'.66 Le dirigeant de la RDA, Erich Honecker, la décrivit comme 'rien de moins qu'une trahison.67 Quelque 24.000 Allemands de l'Est quittèrent le pays via la Hongrie entre le 10 et le 30 septembre.
L'Allemagne de l'Est était le mirador occidental de l'empire russe. Son sort avait toujours été étroitement lié à celui de l'empire qui l'avait créé. Les deux tiers du commerce de la RDA était avec la Russie. Honecker lui-même se souvient que le dirigeant russe Brejnev lui avait dit en 1970: 'N'oubliez jamais que la RDA ne peut pas exister sans nous; sans l'Union soviétique, sa puissance et sa force, sans nous il n'y a pas de RDA'.68 L'Allemagne de l'Est ne pouvait être vidée de son contenu par sa classe dirigeante comme l'avait été le régime hongrois. Il n'y avait pas non plus de tradition de combativité comme celle par laquelle la classe ouvrière polonaise avait usé la résistance de sa classe dirigeante.
Par conséquent, le régime est-allemand s'est écroulé comme résultat de la décadence de l'empire qui l'avait nourri et de la pression simultanée, par des manifestations grandioses et une émigration massive, de ses habitants ordinaires. Le fait que le régime ne tenta pas une contre-révolution violente n'était pas dû à un manque de volonté de la part de ses dirigeants, mais le résultant d'une implosion de l'empire précédant la mobilisation populaire, qui neutralisait les capacités répressives du régime.
L'Etat est-allemand célébrait son 40ème anniversaire le 6 octobre 1989, et Gorbatchev vint assister aux festivités. Neues Forum, l'organisation dissidente qui luttait pour les droits civiques, avait déjà été interdit après sa formation le mois précédent. Près de 1.000 personnes furent arrêtées le jour de l'arrivée de Gorbatchev, et 3.456 de plus pendant les quelques jours que dura sa visite. Pour marquer l'anniversaire, le 6 octobre une retraite aux flambeaux triomphale défila devant une tribune de personnalités saluant. Mais même si elle défilait en ordre, la foule ne put être contrainte à chanter en ordre. Au lieu de cela, elle scandait 'Gorbi, Gorbi'. Le lendemain matin, Gorbatchev et Honecker eurent leur réunion privée finale. En sortant dans le couloir, Gorbatchev laissa glisser une petite phrase qui, même si telle n'était pas son intention, condamnait l'Etat est-allemand: 'Quiconque agit trop tard est puni par la vie'. Il fit ensuite un discours devant le comité central du parti communiste qui constituait une attaque oblique contre le rythme des réformes en Allemagne de l'Est, amorçant le processus de crise dans la direction du parti qui devait aboutir au remplacement d'Honecker par Egon Krenz le 18 octobre.
Mais alors que la succession était décidée à l'ancienne manière, des choses très différentes se produisaient dans les rues. Le 7 octobre, des arrestations violentes ponctuèrent un défilé de 6.000 personnes à Berlin-Est; le jour suivant, il y eut à Dresde une manifestation avec 30.000 participants. Le même jour (8 octobre), les forces spéciales de sécurité furent mises en alerte. Pour la marche du jour suivant à Leipzig d'énormes forces de police, en même temps que des services d'ambulances et d'hôpitaux, furent mobilisées. On a dit que Honecker donna l'ordre de tirer à balles réelles. Le 9 octobre, 50.000 manifestants défilaient à Leipzig et il n'y eut pas de coups de feu. Il avait manqué une voix à l'ordre d'Honecker au comité central.69 Les patrons locaux du parti eux aussi refusèrent de continuer à exécuter les ordres d'Honecker.70
La classe au pouvoir dans son ensemble n'avait plus le moindre désir de suivre Honecker. Il avait été lâché publiquement par Gorbatchev et ses rivaux faisaient déjà campagne pour son limogeage. Honecker avait perdu la confiance de Moscou, et avec elle celle de ses compagnons au pouvoir. De telle sorte que le gouvernement est-allemand s'abstint de passer à l'action.
L'effet d'une telle paralysie du pouvoir fut dramatique. Une semaine plus tard, le 16 octobre, 100.000 personnes manifestèrent à Leipzig. Dès le 23 octobre, le nombre des manifestants atteignait 150.000; le 30 octobre, 300.000. Le 4 novembre, 500.000 personnes assistèrent à un rassemblement à Berlin-Est pendant que des dizaines de milliers quittaient le pays par la frontière désormais ouverte. Dans une tentative pour endiguer le flot, le régime annonça, le 9 novembre, que les postes frontières vers l'Allemagne de l'Ouest étaient ouverts. La conséquence inattendue fut que des foules se rassemblèrent des deux côtés du Mur de Berlin et commencèrent à le démolir avec des pioches, des marteaux et des burins.
Une table ronde fut ensuite organisée sur le modèle polonais, mais son unique résultat concret fut de fixer la date des élections: le 18 mars 1990. Helmut Kohl et l'appareil démocrate-chrétien occupèrent l'espace laissé vacant par l'effondrement du stalinisme, remportant les élections et apposant leur propre sceau sur le processus d'unification de l'Allemagne.
Pour que les évènements aient pu prendre, pendant la révolution est-allemande, une orientation à gauche, il aurait fallu une organisation et une idéologie d'une consistance extrême. Dans l'atmosphère idéologique extrêmement polarisée d'un pays coupé en deux, seule une alternative qui eût été aussi claire et consistante que les vieilles certitudes staliniennes d'un Honecker, d'un côté, ou la realpolitik impériale occidentale de Kohl, de l'autre, et également opposée à ces deux dernières, aurait pu obtenir un soutien. L'opposition est-allemande avait peu de ces qualités. L'un des fondateurs de Neues Forum, Jens Reich, se souvient de l'atmosphère qui était celle de l'opposition au début des années 1980:
La nouvelle opposition était individualiste et bohème, et constituait un kaléidoscope de groupes sociaux de 'contre-culture': hippies, maoïstes, anarchistes, militants des droits de l'homme, verts, gays, lesbiennes, 'l'église par en bas' protestataire - une mixture très bigarrée… en fait, pour des professionnels, quelque chose de franchement étrange! Ma femme Eva et moi étions comme des poissons hors de l'eau… 71
Bien sûr, il aurait été parfaitement possible que d'un tel milieu émerge un noyau de gens clarifiant leurs idées, formulant une stratégie et commençant à construire des liens avec les travailleurs. C'était, malgré ses faiblesses, la voie sur laquelle s'était engagé le KOR en Pologne. Mais ce n'était pas le chemin que prirent les gens qui avaient fondé Neues Forum. Jens Reich explique:
Nous devions nous relier à une génération d'âge mûr plus 'respectable', pour leur donner le courage de sortir de leurs coquilles… Nous souhaitions faire en sorte d'être vraiment représentatifs, que Neues Forum ne comporte pas seulement des ecclésiastiques, pas seulement des Berlinois, pas seulement des intellectuels, pas seulement des marginaux issus du ghetto social. Ce critère nous amena … un échantillon de gens normaux avec des métiers normaux et des sensibilités politiques différentes.72
Cette stratégie fut au début payante, mais en même temps que la révolution se radicalisait, et que les questions politiques globales entrèrent rapidement en jeu avec la chute du Mur de Berlin, Neues Forum fut écarté sans ménagement par des forces politiques plus robustes. D'un côté, il était étouffé par l'idéologie capitaliste de marché d'Helmut Kohl et de l'énorme appareil de la CDU et de l'Etat. Malgré cela, de nombreux Allemands de l'Est rejetaient ce modèle, et plus encore en vinrent à le rejeter lorsqu'ils firent l'expérience de la vie sous le 'capitalisme réel'. Mais Neues Forum ne pouvait même pas se présenter comme un véhicule adéquat du mécontentement. De telle sorte que, de l'autre côté, il était neutralisé par le vieux parti communiste, reconstitué sous forme social-démocrate, qui s'appelait désormais le Parti du Socialisme Démocratique.
Ce n'est pas le sort inévitable du genre de groupes petits bourgeois qui constituaient le noyau de Neues Forum. Ils peuvent souvent jouer un rôle politique très efficace. Mais l'opposition est-allemande ne pouvait s'aligner avec la classe dirigeante, ne s'aligna pas avec la classe ouvrière et constitua finalement un élément dont la classe dominante ouest-allemande pouvait parfaitement se dispenser. Ils s'épanouirent brièvement lors de la révolution des fleurs, mais se fanèrent rapidement quand les véritables forces de classe vinrent occuper la scène.
La chute du Mur de Berlin fut le signal que la fin du capitalisme d'Etat dans toute l'Europe de l'Est n'était plus qu'une question de temps. Jan Urban, une personnalité dirigeante du Forum Civique tchécoslovaque, se rappelle:
La Pologne, la Hongrie et maintenant l'Allemagne étaient en mouvement. Et nous? Le 9 novembre, une brèche avait été percée dans le Mur de Berlin. Il était désormais tout à fait clair que la Tchécoslovaquie serait la prochaine sur la liste.73
La différence entre le Printemps de Prague de 1968 et la révolution de 1989, aux yeux d'Urban, est que 'il y a vingt ans c'était de façon prédominante une question de crise de légitimité au sein de l'élite communiste au pouvoir dans un pays du bloc communiste, en 1989… c'était la variante tchécoslovaque de la crise de légitimité du système communiste dans son ensemble'. Même si le régime tchèque n'avait pas accumulé des dettes à l'échelle de celles de la Pologne, il avait, par voie de conséquence, créé une 'douloureuse dette intérieure… de telle sorte que la structure et l'équipement de l'industrie étaient impossibles à maintenir. Le système de transports était vieux, les services sous-développés et l'environnement naturel dévasté.'74 En même temps que d'autres classes dirigeantes en Europe de l'Est, celle de Tchécoslovaquie perdait toute foi dans les méthodes d'accumulation capitalistes-étatiques. L'arrivée de la perestroïka en Russie au milieu des années 1980 contribua à approfondir ce sentiment.
Cela faisait longtemps qu'il y avait des groupes dissidents en Tchécoslovaquie. Le plus célèbre était Charte 77, modelé sur le KOR polonais mais plus orienté vers les 'droits civiques' et moins sur l'activité de la classe ouvrière. Mais la véritable mobilisation de la masse de la population ne s'affirma qu'après la chute du Mur de Berlin. Tout au long de 1988 et 1989, des milliers de personnes signèrent des pétitions de protestation contre le régime tchécoslovaque, dont les plus importantes étaient organisées par l'église. Les manifestations n'attiraient pas plus de 10.000 personnes. En fait, c'était le nombre de ceux qui, aussi tard que le 28 octobre, se rassemblaient sur la Place Wenceslas pendant qu'au même moment, à Leipzig, défilaient des manifestations de 150.000 à 300.000 personnes. Ces manifestations, et celles qui suivirent, furent accueillies par des matraquages et des arrestations massives.
Il était clair que des sections du régime espéraient pouvoir mettre en scène une transition qui préserverait la plus grande partie de leur pouvoir. Mais s'ils perdirent le contrôle des évènements, ce ne fut pas au point de mettre en danger l'ensemble du processus de passage à une démocratie parlementaire capitaliste. Le 17 novembre, la police anti-émeute chargea violemment une manifestation à Prague, et une opération de sécurité soigneusement planifiée fut montée pour faire croire qu'un étudiant, Martin Smid, avait été tué. Le but était de faire publier l'information par la presse dissidente, puis de montrer l'étudiant sain et sauf, discréditant ainsi l'opposition et ouvrant la voie au remplacement de Husak par le 'communiste de réforme' Zdenek Mlynar. En même temps des instructions données à la police de sécurité recommandaient :
…utiliser des agent influents pour infiltrer les partis d'opposition de façon intensive, le but étant de désinformer l'opposant, compromettre les membres les plus radicaux de l'opposition et exacerber les divisions en son sein. En même temps, créer les conditions pour que les agents de la police de sécurité obtiennent des promotions et des postes dans des compagnies sélectionnées…
La partie la plus malaisée de ce plan, remplacer Husak, échoua pour deux raisons. D'abord, Mlynar refusa de jouer le rôle qui lui avait été assigné, et ce malgré les efforts de Gorbatchev pour l'en persuader. Ensuite, et plus important, après la chute du Mur de Berlin le mouvement de masse prit un élan qui balaya tous les plans de succession dans le calme.75
Une semaine après la chute du Mur, les chiffres des manifestants à Prague montèrent à 50.000. Deux jours plus tard, le 19 novembre, ils doublaient. Le jour suivant ils doublaient encore pour atteindre 200.000. Quatre jours plus tard, le 24 novembre, 500.000 personnes manifestaient place Wenceslas et écoutaient Alexandre Dubcek, le dirigeant en disgrâce du Printemps de Prague de 1968. Le même jour le bureau politique du PC démissionnait en bloc.
Le 25 novembre, une nouvelle foule de 500.000 personnes se rassembla pour écouter les discours de Dubcek et du dirigeant du Forum Civique Vaclav Havel. Deux jours plus tard, trois millions de travailleurs participèrent à une grève générale de deux heures, et 200.000 personnes manifestèrent sur la Place Wenceslas. Le résultat de cet élan massif d'activité populaire fut que le Forum Civique annonça la suspension des manifestations et le gouvernement concéda des élections libres. Avant la fin de la semaine les dirigeants du PC avaient démissionné du gouvernement et une administration majoritairement réformiste s'était constituée.
Les dirigeants du Forum Civiques furent portés à la tête du mouvement, mais ne le créèrent pas. En fait, ce ne fut pas avant le 19 novembre 1989 que 400 activistes fondèrent le Forum Civique. Mais le long passé d'opposition des leaders du Forum, dont beaucoup étaient des militants de la Charte 77, fit d'eux des personnalités dirigeantes naturelles, des symboles de la révolte. Mais on ne peut pas dire d'eux qu'ils aient activement préparé et organisé la révolte à la manière dont les activistes du KOR avaient préparé, construit et dirigé Solidarité. Les déficiences sur le plan de l'organisation et de l'idéologie furent compensées par le poids cumulatif des révolutions en Europe de l'Est, qui provoquèrent directement à des mobilisations massives, et la décomposition interne du régime. Les souvenirs de Jan Urban expliquent bien à la fois la rapidité de la chute du régime et les buts limités de l'opposition:
La structure du pouvoir politique tout entière s'effondrait sous nos yeux. Nous ne voulions pas que l'Etat s'écroule avec elle, nous devions donc agir. Il n'y avait personne d'autre pour le faire. Il y eut même des moments où nous dûmes soutenir certains dirigeants du Parti Communiste auxquels nous venions de nous opposer.76
Martin Palous, professeur de philosophie à l'université de Prague et membre fondateur du Forum Civique, souligne ce point de vue:
Les dirigeants du Forum Civique étaient en permanence choqués que leurs propositions se transforment comme dans un rêve en réalité. Cela donnait à tous l'impression qu'ils étaient de merveilleux politiciens… La structure des communications et du pouvoir du parti se désintégra.77
La faiblesse cruciale résidait dans la stratégie politique de style 'front populaire' adoptée depuis longtemps par le Forum Civique. Urban à nouveau:
En quelques heures nous avions créé, de l'extrême gauche à l'extrême droite, une coalition qui n'avait qu'un seul but: virer Husak… Nous l'avions fait nous-mêmes, et l'ayant fait, nous trouvâmes que ce n'était pas suffisant. Désormais nous devions changer le système entièrement! Nous décidâmes que le meilleur moyen d'y parvenir était d'organiser des élections libres.78
A ce stade, les forces qui ont déterminé le sort de la révolution tchécoslovaque apparaissent clairement. Un empire épuisé s'écroulait. Le régime national se désintégrait sous l'impact des mobilisations populaires massives. La classe ouvrière était désireuse de participer à une action de grève générale sous la direction de ceux que la révolution elle-même avait portés au premier plan. Mais ces dirigeants s'étaient au préalable engagés dans une perspective limitant la révolution à la mise en place d'une structure politique du type de celles qui dominent en occident. Ils choisirent de poursuivre ce but à l'aide d'une alliance transversale s'étendant de la gauche politique à l'extrême droite. A la croisée des chemins, cette idéologie, ainsi que le manque de racines véritables dans la masse de la classe ouvrière, les amena à interrompre le développement des grèves et mobilisations de masse. Ce qui en résulta fut un compromis entre les dirigeants du Forum Civique et les membres de la classe dirigeante, un accommodement qui permit à celle-ci, si l'on néglige l'élimination d'une poignée de personnalités symboliques, de conserver le pouvoir.
La révolution de Noël en Roumanie fut différente des révolutions du reste de l'Europe de l'Est. C'est un cas particulier, et le renversement violent du régime de Ceaucescu requiert une analyse approfondie. A l'évidence, le régime roumain fut emporté par la vague montante qui avait déjà balayé pratiquement tous les dictateurs d'Europe de l'Est au moment où elle déferla sur Ceaucescu. Les manifestants roumains scandaient 'Nous sommes le peuple', sur le modèle des allemands de l'Est. Mais si le mouvement de masse était inspiré par les autres révolutions de 1989, avec lesquelles il avait un grand nombre de traits communs, l'Etat contre lequel il se dressait était de nature assez différente.
Le capitalisme d'Etat roumain était un modèle qui n'était ni reconstruit ni réformé. La dette extérieure avait connu un pic au début des années 1980 et avait été réduite en appauvrissant la classe ouvrière. En 1988, il y avait un rationnement de la nourriture et du carburant. A Bucarest la fourniture d'électricité était réduite à un kilowatt par jour et par famille. Les régime roumain avait moins été entamé par des liens économiques croissants avec l'Ouest. Il y avait certes une démoralisation comparable à celle observée partout en Europe de l'Est, mais elle se heurtait à une barrière impénétrable, au cœur de la machine étatique, constituée par le clan étroitement maillé des Ceaucescu. Celui-ci avait un long passé de distanciation avec la politique étrangère et la stratégie de défense de la Russie, et n'avait de sympathie avec aucune forme de 'communisme de réforme'. Cette indépendance vis-à-vis de Moscou gagna à Ceaucescu l'admiration des dirigeants occidentaux au point que la 'clause de la nation la plus favorisée' lui fut accordée dans ses relations commerciales avec les Etats-Unis. De telle sorte que confronté à des troubles sociaux, le régime roumain était beaucoup plus porté à adopter l'attitude traditionnelle des dirigeants d'Europe de l'Est, à savoir la répression militaire, qui avait été la réaction de Jaruzelski en 1981, mais pas celle de ce même Jaruzelski en 1989.
Les premiers signes annonciateurs des troubles se manifestaient avec un certain retard sur le calendrier révolutionnaire d'Europe de l'Est lorsque, le 15 décembre 1989, le pasteur Laszlo Tokes, de la ville de Timisoara, fut frappé d'une mesure d'expulsion. Tokes était un Hongrois ethnique, ce qui est significatif à deux égards. D'abord, Ceaucescu avait annoncé l'année précédente un plan de 'systématisation' pour l'agriculture, qui comportait la démolition de 7.000 des 12.000 villages roumains, beaucoup d'entre eux situés dans des zones massivement peuplées de Hongrois. Ensuite, une guerre diplomatique faisait rage entre la Roumanie et la Hongrie depuis que cette dernière avait mis en place un programme de réformes, auquel Ceaucescu avait répliqué par une série de critiques sévères exprimées publiquement. Quelques mois avant l'ordre d'expulsion de Tokes, la télévision hongroise avait diffusé une interview du pasteur.
Le lendemain de l'avis d'expulsion, le 16 décembre, plusieurs centaines de personnes se rassemblèrent devant la maison de Tokes pour empêcher son exécution. Le jour d'après, Ceaucescu proclama théâtralement, devant son Comité Exécutif politique, la nécessité d'ouvrir le feu à balles réelles: 'Je ne pensais pas que vous utiliseriez des balles à blanc; c'est comme une averse de pluie… Ils doivent tuer les voyous, pas seulement les matraquer'.79 Le même jour la police, la Securitate, tirait et tuait 71 manifestants. Le lendemain la protestation se répandit à la fois à Timisoara et dans tout le pays. Les troupes évacuèrent Timisoara le 20 décembre après que des ouvriers aient menacé de faire sauter l'usine pétrochimique, et que 50.000 manifestants aient saccagé les locaux du PC. Le lendemain, le pouvoir de Ceaucescu s'écroula lorsqu'un meeting de masse se transforma en manifestation de protestation. Le niveau de la résistance nécessitait une répression que la Securitate ne pouvait fournir à elle seule, mais l'armée de conscrits refusa d'intervenir. La Securitate essaya de résister, tirant sur les manifestants. Les combats connurent une escalade, et 700 personnes perdirent la vie au cours de la révolution. Ceaucescu essaya, le 22 décembre, de s'adresser à la foule depuis le balcon de l'immeuble du comité central du PC. La foule s'engouffra dans le bâtiment et Ceaucescu dut prendre la fuite par le toit en hélicoptère. L'armée se joignit à la bataille contre la Securitate en même temps que la foule s'emparait des stations de radio et de télévision. Ceaucescu et sa femme furent capturés et abattus trois jours plus tard, le jour de Noël 1989.
Le Front du Salut National, nouvellement formé, dominait le gouvernement provisoire qui comportait aussi quelques 'dissidents' et des leaders religieux. La Roumanie était l'un des Etats les plus répressifs d'Europe de l'Est. Ses dissidents n'étaient ni assez nombreux ni assez organisés pour mériter le nom de mouvement. Il n'existait, y compris dans l'intelligentsia, aucun programme de réforme largement reconnu. Il n'y avait ni KOR, ni Charte 77, ni Neues Forum. Le Front du Salut National n'était donc pas une organisation dissidente, mais l'un des groupes en compétition pour le pouvoir qui émergeaient de l'ancienne classe gouvernante. En l'absence de toute direction politique, un tel groupe était nécessairement plus ou moins composé d'anciens staliniens qui connaissaient le système et pouvaient le prendre en charge sans grands changements. Le président du Front du Salut National, Ion Ilescu, avait été dirigeant de l'organisation de jeunesse de Ceaucescu dans les années 1960; le second couteau du FSN était un ancien diplomate et officier de la Securitate; un autre homme fort du FSN, Silviu Brucan, était un ancien rédacteur en chef du quotidien du parti et avait été ambassadeur. Leur 'opposition' au régime se limitait au fait qu'ils s'étaient tous querellés avec Ceaucescu dans le passé.
Le passé de certaines personnalités dirigeantes de la révolution, et leurs rapports avec les aparatchiks du FSN, est révélateur. Ion Caramitru participa à l'occupation des studios de la télévision. C'était un acteur connu, directeur du Théâtre National de Roumanie. Octavian Andronic était caricaturiste et rédacteur en chef adjoint du journal du parti Informatia avant de lancer le journal libre Libertatea pendant la révolution. Nicolae Dide faisait des décors de cinéma avant de participer à l'assaut sur le bâtiment du Comité central. Il devint plus tard député. Petre Roman était professeur à l'école polytechnique lorsqu'il pénétra dans l'immeuble du Comité central avec la première vague, parvenant sur le balcon où il put faire sa déclaration célèbre selon laquelle le peuple avait pris le pouvoir.
La relation entre ces activistes de la classe moyenne et le noyau de l'ancien régime qui survivait dans le FSN est décrite par le géologue Gelu Voican-Voiculescu. Il participait à des combats autour de l'Hôtel Intercontinental, et se souvient d'être allé dans les locaux de la télévision le jour suivant: 'J'entrai dans le centre de télévision, comme ça, quelqu'un venant de la rue. A cinq heures, je faisais partie de l'équipe d'Ilescu, et cinq jours plus tard j'étais premier ministre adjoint. C'est presque inimaginable!'80 Petre Roman découvrit que son bref épisode d'héroïsme révolutionnaire lui ouvrait tout aussi rapidement les portes de l'élite. Il se souvient d'une réunion dans le bâtiment du Comité central: 'Les anciens bureaucrates en chef du système communiste étaient réunis et je me souviens que tout le monde était d'accord pour que Ilescu assume la responsabilité du pouvoir… Parmi la vieille garde, Brucan, le général Militaru, etc., j'étais le seul à venir de la rue'.81 Nicolae Dide se souvient lui aussi de la scène dans le bâtiment du Comité central:
Dans l'après-midi Ilescu arriva et ce fut le moment où nous perdîmes la révolution. Nous la lui abandonnâmes, non pas parce que nous le voulions, mais parce que nous n'étions pas de très bons révolutionnaires. Nous avions été pendant deux heures un gouvernement alternatif, le premier gouvernement de la révolution. Lorsque Ilescu et ses comparses entrèrent dans le bâtiment ils firent front… Le général Gheorge Voinea fit son apparition. Il déclara vouloir parler à la structure politique révolutionnaire. Aucun d'entre nous ne bougea. Nous n'avions pas la moindre conception d'une structure politique. A ce moment-là Petre Roman sortit de derrière nous et déclara: 'Nous sommes là'. Et il amena le général Voinea dans une réunion avec Ilescu et ses amis pour former le Front du Salut National, et puis ils allèrent parler à la télévision. Le général Voinea était avec eux. C'est comme ça qu'ils ont fait.82
C'est ainsi que fut créé un paradoxe: l'expérience révolutionnaire la plus complète de 1989 donna naissance au changement social le plus superficiel de 1989.
La restauration de velours
Le vécu de la révolution en Europe de l'Est en 1989 fut un mélange de succès et de déception. La véritable réussite des révolutions de 1989 a été le renversement d'un système politique dictatorial, et son remplacement par une forme de gouvernement dans laquelle les salariés ont le droit d'adhérer à des syndicats et à s'organiser politiquement avec une liberté qu'ils n'avaient pas sous les régimes staliniens. La déception, c'est qu'un mouvement révolutionnaire international aussi puissant ait abouti à l'installation d'un nouvel ordre économique et politique qui préservait l'essentiel du pouvoir de la classe dirigeante, lui permettant de renouveler le processus d'accumulation du capital en exploitant encore plus la population laborieuse. Cette déception s'est manifestée, d'abord, par la désillusion de nombreux dirigeants des révolutions de 1989 et, ensuite, par l'exploitation économique et l'exclusion politique des travailleurs dans toute l'Europe de l'Est.
Bien des personnalités d'opposition considèrent aujourd'hui le résultat des révolutions de 1989 avec un sentiment profond de frustration. Presque tous considèrent que les limites qu'ils ont apportées au développement révolutionnaire étaient nécessaires, mais ils regrettent les effets de ce que Adam Michnik a appelé 'la restauration de velours'. Comparant le sentiment général en Pologne dans les années 1990 avec des périodes de restauration du passé, Michnik écrit:
La marque de la restauration est la stérilité. Stérilité du gouvernement, absence d'idées, manque de courage, ossification intellectuelle, cynisme et opportunisme. La révolution était porteuse de grandeur, d'espoir et de danger. C'était une époque de libération, de risque, de rêves fous, et de basses passions. La restauration, c'est le calme d'un étang mort, un petit marché d'intrigues mesquines, et la laideur de la corruption.83
C'est la conduite de Solidarité elle-même que Michnik considère comme principale responsable de cet état des choses:
On n'est plus tenu d'aimer la révolution de Solidarité… Avec celui de cette révolution le temps de Solidarité et de Walesa est passé. Le grand mythe s'est transformé en caricature. Le mouvement pour la liberté a dégénéré en arrogance bruyante et en cupidité. Peu après sa victoire il a perdu son instinct d'auto-conservation. C'est la raison pour laquelle les formations post-Solidarité ont perdu les élections… Ne craignons pas d'insister sur ceci: ce n'est pas tellement que les partis post-communistes aient gagné, c'est plutôt que les partis post-Solidarité ont perdu.84
Mais si Solidarité avait perdu son imagination et sa capacité à se préserver, c'est parce que les buts auxquels ses dirigeants l'avaient limitée avaient été atteints - une économie capitaliste et un système parlementaire, même si celui-ci était fragile et corrompu. Seule une politique plus profondément révolutionnaire aurait pu maintenir l'engagement de Solidarité envers sa base, mais c'est précisément cette politique que Michnik s'était employé à éliminer de Solidarité au cours des années 1980.
Michnik n'est pas le seul à être déçu. Jens Reich, de Neues Forum, dit: 'C'est étrange à dire, je ne suis pas satisfait, pas plus que les autres autour de moi. Maintenant que l'Etat est en décomposition, les gens commencent à regretter ses traits les plus sympathiques. D'une manière spéciale, beaucoup d'entre nous ont la nostalgie de cette société inefficace et paresseuse, qui est si éloignée de la société dure et compétitive dans laquelle nous avons été projetés.'85
Le Tchèque Jan Urban prédit que 'les vrais problèmes sont devant nous' et que 'des difficultés économiques nous attendent', y compris 'des frictions nationalistes' et des 'affrontements avec des travailleurs mécontents'. Mais pour Urban , c'est simplement le prix à payer pour stabiliser les 'débuts de la démocratie parlementaire'.86
Il ne s'agit pas là de la déception d'une poignée de rêveurs révolutionnaires, mais celle des dirigeants des révolutions de 1989. Le programme avec lequel ils sont entrés dans les évènements comportait une vision idéalisée de la démocratie parlementaire, et une croyance que le genre de performances réalisées par l'Amérique dans les années 1950 constituaient la norme de toute économie capitaliste. Ce qu'ils eurent fut le capitalisme en crise, dominé par les monopoles, en lutte contre la protection sociale, des années 1990, attelé à une machine d'Etat à peine réformée, barbouillée d'un mince vernis de représentation parlementaire.
La mesure de l'échec de la démocratie capitaliste en Europe de l'Est est donnée par les statistiques économiques. Dans toutes les économies importantes de la région, à part la Pologne, le PIB réel était plus bas en 1997 qu'en 1989. En Hongrie il était de 10% plus bas, en République Tchèque de 11,4%, en Roumanie de 17,8%, et en Russie il y eut une dégringolade de plus de 40%. Les salaires réels de ces mêmes économies ont baissé de 8 à 54% entre 1989 et 1995. Le plein emploi céda la place à un chômage de plus de 10% dans la plupart des économies, à part la Russie (3,4%), la Roumanie (6,3%) et la République Tchèque (3,1%). Entre 20 et 60% de la population de la région est passée en dessous du niveau de pauvreté.87 Comme le reconnaît Philip Stephens, du Financial Times:
La supposition courante était, et demeure, que la défaite du communisme marquerait le triomphe de la démocratie. En fait, le vainqueur fut le capitalisme… la contribution de l'UE à la création d'une Russie démocratique a consisté en quelques milliards d'euros et dans l'envoi d'une poignée d'économistes de l'école de Chicago. Quant aux anciens satellites de Moscou, l'Union leur a fait quantité de promesses, et pas grand-chose d'autre.88
Le chômage de masse, la destruction des acquis sociaux, l'accélération et l'intensification du travail, voilà ce qui est derrière la déception des révolutionnaires. Deux forces sociales majeures ont émergé et comblé le vide: le réformisme et le nationalisme. Les rivalités nationales ont fait deux pays de la Tchécoslovaquie et allumé toute une série conflits internes dans l'ancien bloc de l'Est, mais l'effet de loin le plus catastrophique du renouveau nationaliste consécutif à 1989 a été l'éclatement de la Yougoslavie.
La destruction de la Yougoslavie est l'enfant des révolutions de 1989. Comme en Roumanie, il y a eu une montée énorme de la lutte des classes inspirée par les autres révolutions d'Europe de l'Est. Et l'ancienne classe dirigeante communiste a relevé le défi en jouant la carte nationaliste, en particulier au Kosovo. Ce processus a été fortement accéléré par les actes des puissances occidentales qui entendaient démembrer le pays. L'Allemagne a mené la danse, enivrée par son succès inespéré dans l'unification du pays, en encourageant l'indépendance de la riche Slovénie. Mais à chaque étape, au cours des années 1990, les puissances majeures ont concentré leurs efforts dans la dislocation continue des Balkans, provoquant finalement, en 1999, la première guerre impliquant les grandes puissances en Europe depuis 1945.
Ainsi, la déception des révolutionnaires de 1989 était qualitativement différente de celle de leurs prédécesseurs. Les Niveleurs, les Fils de la Liberté et Babeuf furent déçus parce que leurs programmes ne pouvaient être réalisés. Le programme des bolcheviks a été battu simplement par une contre-révolution. Mais les révolutionnaires démocrates de 1989 ont été déçus parce que leurs programmes ont été réalisés. La faute réside dans le programme, et non dans les limites de la situation objective ou dans la force de l'adversaire.
Le schéma révolutionnaire après 1989
La décennie qui a suivi les révolutions de velours a assisté à deux autres grandes transformations dans des tyrannies qui duraient depuis longtemps. L'Afrique du Sud et l'Indonésie étaient toutes deux différentes des sociétés d'Europe de l'Est de même que l'une de l'autre. Pourtant la structure économique de ces sociétés et le cours des mouvements révolutionnaires ont comporté d'importantes similitudes avec ce qui s'est passé en Europe. Je donnerai ici un bref aperçu de ces ressemblances, même si j'ai analysé ces révolutions ailleurs.89
L'Afrique du Sud, comme le bloc de l'Est, a été industrialisée par un processus de forte direction étatique et dans un relatif isolement de l'économie mondiale. L'apartheid sud-africain, comme le bloc de l'Est, est rentré dans une crise terminale parce qu'il était incapable de transformer cette méthode d'accumulation capitaliste lorsqu'il a été confronté à de nouvelles réalités dans les années 1970 et 1980. Et la classe dirigeante sud-africaine, comme son homologue d'Europe de l'Est, a essayé de faire face au mouvement d'opposition par une stratégie de réforme partielle et de négociation.
Dans les années 1950 et 1960, les deux décennies consécutives à l'indépendance des Hollandais, la société indonésienne fut dominée par une bureaucratie d'Etat qui devint la force motrice de l'investissement et de la propriété industrielle. Il n'existait pas des grandes familles de propriétaires terriens comme en Europe et en Amérique latine. Par conséquent la bureaucratie administrative qui dirigeait le processus d'industrialisation n'était pas subordonnée au même degré à une oligarchie conservatrice pré-existante. Les classes moyennes, l'autre force de classe engagée dans les précédentes transitions vers le capitalisme, étaient également faibles. Cette mince couche d'intellectuels et de professions libérales était alliée à un groupe plus large qui dépendait presque entièrement de la bureaucratie d'Etat pour ses emplois. La machine étatique, avec son énorme complexe militaro-industriel, en vint de plus en plus à dominer la société indonésienne, et ceci de l'indépendance et de Sukarno aux années 1980, en passant par le coup d'Etat sanglant de Suharto en 1965.
Durant cette période, le climat économique international changea dramatiquement, de même que le rôle économique de l'Etat. Dans la période de croissance d'après-guerre, l'Etat indonésien adopta le modèle de développement autarcique et isolationniste commun aux Etats staliniens et à de nombreux régimes post-coloniaux du tiers monde des années 1950 et 1960. Jusqu'au début des années 1980, l'économie était plus fortement régulée et contrôlée qu'à aucun période depuis les années 1930.
En Afrique du Sud aussi bien qu'en Indonésie l'épuisement du modèle de développement économique dirigé par l'Etat face à un marché mondial en expansion amena une crise sociale. Les deux régimes étaient confrontés à la montée d'une opposition de masse, même si le mouvement en Afrique du Sud fut plus long et plus profond que l'opposition dirigée par les étudiants à laquelle l'Etat indonésien se trouva confronté.
L'opposition sud-africaine était menée par l'African National Congress (ANC), né en 1912 comme une organisation à direction majoritairement petite bourgeoise centrée sur une changement constitutionnel. 'L'ANC… tirait sa direction en grande partie de la petite élite urbaine - enseignants, prêtres, avocats et médecins. Sa politique était appelée "modérée" - abolition de la discrimination, moyens de changement constitutionnels, l'extension progressive d'une franchise qualifiée'.90 La relation avec le Parti Communiste Sud-Africain, l'ascension à la direction de l'ANC de Nelson Mandela, Oliver Tambo et Walter Sisulu radicalisèrent l'organisation à la fin des années 1940. En 1955, l'ANC adopta la Charte de la Liberté, un document qui revendiquait une certain nombre de réformes en matière de démocratie et de droits civiques. Elle resta le fondement de la politique de l'ANC jusqu'à la victoire sur l'apartheid au début des années 1990.
Le principe directeur de la Charte de la Liberté, la stratégie générale de l'ANC, et la politique du Parti communiste qui influençait les deux, était la théorie de la révolution par étapes. L'argument de principe de cette approche était que l'Afrique du Sud était 'un colonialisme d'un type spécial' dans lequel la classe dirigeante coloniale résidait à l'intérieur des frontières de la colonie. Le premier stade de la révolution devait être une lutte anti-coloniale démocratique, et ce n'était que lorsque cette lutte serait arrivée à ses fins qu'il serait possible de lutter pour le socialisme. En 1956, dans son argumentation en faveur de la Charte, Mandela l'exprimait ainsi:
La Charte n'envisage pas de changements économiques et politiques. Sa déclaration 'Le peuple gouvernera' visualise le transfert du pouvoir, non pas à une classe sociale unique, mais à tout le peuple du pays, que ce soient les ouvriers, les paysans, les professions libérales, ou la petite bourgeoisie.91
Comme Mandela le dit clairement, l'adoption de la théorie des étapes non seulement excluait une lutte pour le socialisme, mais aussi soumettait dans la pratique l'activité spécifique de la classe ouvrière à un 'front populaire' transcendant les clivages de classe. De plus, l'objectif d'un tel mouvement 'anti-colonial' était de débarrasser le pays de l'apartheid et non de briser l'Etat capitaliste. Comme Ronnie Kasrils, dirigeant de la branche armée de l'ANC, l'expliquait en 1990:
Il y a des mouvements révolutionnaires qui, dès leur fondation, se préoccupent de la question de la prise du pouvoir. Ils reconnaissent immédiatement et analysent l'utilisation du pouvoir d'Etat et la nécessité de développer une force pour s'emparer de ce pouvoir d'Etat. Ce n'était pas notre éthique.92
Les dirigeants de la révolution indonésienne sont arrivés à une perspective semblable d'auto-limitation par un autre chemin. La composante communiste du mouvement était beaucoup plus faible, la prise du pouvoir par Suharto ayant reposé sur l'annihilation du PC. Ainsi, la montée d'une classe moyenne à la confiance en elle fraîchement acquise, encore liée à l'Etat de multiples manières mais se heurtant aux limites de la vieille structure de pouvoir de Suharto, devint essentielle dans la situation indonésienne.
Cette couche de la classe moyenne, avec ses alliés dans la classe dirigeante, ne fut aucunement la force motrice du renversement de Suharto. Mais dès que ceci fut mené à bien par d'autres forces, leurs représentants politiques, qu'ils soient déjà membres de l'élite ou qu'ils en aient été exclus à l'occasion de querelles dynastiques précédentes, se positionnèrent pour faire en sorte que leur programme domine le mouvement. Ainsi, comme une génération passée de militants de la classe moyenne dans les révolutions permanentes déviées évoquées plus haut, elle ne pouvait agir que dans l'espace créé par l'action d'autres classes. Et à la différence de ses prédécesseurs, le parti communiste n'était pas son organisation politique, pas plus que le nationalisme révolutionnaire n'était son idéologie. Pour cette génération, les ONG et les forums académiques fournissaient l'essentiel de l'organisation, et les 'valeurs occidentales' de la société civile démocratique et de l'économie libérale de marché apportaient l'idéologie.
En Afrique du Sud, comme en Europe de l'Est, la stratégie politique des dirigeants du mouvement fut cruciale dans le contenu des résultats. La théorie de la révolution par étapes de l'ANC lui permit de négocier un accord avec le capital. En 1987, l'exécutif national de l'ANC déclara sans équivoque:
Encore une fois, nous voudrions affirmer que l'ANC et la masse du peuple dans son ensemble sont prêts et disposés à entrer dans de véritables négociations ,à condition qu'elles se donnent pour but la transformation de notre pays en une démocratie unifiée et non raciste. C'est cela, et cela seulement, qui doit être l'objectif de tout processus de négociation.93
Le chemin de l'accord final de gouvernement majoritaire demeurait une importante pomme de discorde entre le mouvement de masse et le régime. Mais ce conflit ne portait plus sur la question de savoir s'il y aurait ou non une révolution sociale dans laquelle les rapports capitalistes de production seraient mis en danger. Il se réduisait désormais à un affrontement sur la répartition du pouvoir dans le cadre d'un nouveau système capitaliste parlementaire. Le régime était tout à fait disposé à utiliser la violence des forces de sécurité, et de susciter des éléments réactionnaires comme l'Inkhata, pour contraindre l'ANC à accepter un accord moins avantageux qu'il ne l'espérait. L'ANC, pour sa part, comprenait qu'il ne pouvait être efficace sans une mobilisation de masse agissant comme contrepoids à la violence de l'Etat. Mais des deux côtés il était désormais admis que ces forces étaient seulement des accessoires des négociations.
Douze semaines exactement après la chute du Mur de Berlin, l'interdiction de l'ANC et du SACP fut levée. Cela constitua, avec la libération de Nelson Mandela neuf semaines plus tard, la ligne de partage. Le régime ne pouvait plus revenir à un apartheid pur et dur, et l'ANC ne s'orienterait pas vers une lutte contre le capitalisme. Même ceux qui critiquaient le rythme lent et les gains inadéquats réalisés dans les négociations, comme Ronnie Kasrils, voyaient le mouvement de masse comme un outil capable de créer une 'opposition de Leipzig' dans laquelle le gouvernement 'est propulsé vers la porte de sortie'. C'est-à-dire que la révolution démocratique serait atteinte par des méthodes plus rapides, 'à l'envers'.
La révolution indonésienne est une version édulcorée de ces développements. En mai 1998, la dictature de Suharto fut brisée par un mouvement étudiant qui coïncida avec une révolte des pauvres des villes à laquelle il donna une direction politique. Les manifestations étudiantes, l'occupation du bâtiment du parlement et les émeutes urbaines indiquaient avec évidence que si Suharto ne partait pas le système économique tout entier, de même que le système politique existant, était en danger. L'élite réagit à la crise économique sous la pression des masses par en bas - et amorça un processus de transformation gouvernementale.
La direction politique du mouvement devint cruciale lorsque, après le renversement de Suharto, les manifestations reprirent à une échelle encore plus grande en novembre 1998 à l'occasion de l'entrée en session de l'Assemblée Consultative du Peuple (MPR). Les manifestations de novembre ne réussirent pas à déloger le gouvernement et à le remplacer par un véritable gouvernement provisoire comme le souhaitaient de nombreux organisateurs. Mais la tentative du gouvernement de briser le mouvement d'opposition par une répression 'style Tiananmen' devait également échouer. Le meurtre de manifestants enragea les étudiants, les travailleurs et les pauvres urbains, mais ne rompit pas le mouvement. Les forces armées étaient affaiblies par des divisions internes, certaines unités, parmi lesquelles des éléments d'élite de la marine, se mettant du côté des manifestants ou adoptant une position de neutralité.
Tous ces facteurs contribuèrent à précipiter Habibie, le successeur de Suharto, sur la voie de promptes réformes. Les élections, que certains avaient prévu de remettre sine die, furent fixées. Au début de 1999, un référendum sur l'autonomie du Timor oriental fut promis. Des Timorais et d'autres dissidents politiques commencèrent à être libérés de prison.
Le Parti Démocratique du Peuple (PRD), le plus à gauche sur l'échiquier politique indonésien, fut légalisé et autorisé à présenter des candidats aux élections, même si ses personnalités dirigeantes étaient encore derrière les barreaux. Toutes ces réformes furent vivement encouragées par les Etats-Unis, soutenus par l'Australie. Comme en Afrique du Sud, toute une variété d'ONG, souvent liées à l'opposition, appelaient à une transition rapide vers la démocratie capitaliste.
Mais il ne suffisait pas au régime de se persuader que le résultat des élections confirmerait le sentiment pro-démocratique. Il remodela les forces armées, donnant à la police une structure séparée qu'elle n'avait pas auparavant, et il continua à attiser les conflits religieux et ethniques. Le but était, non pas de réprimer le mouvement à la manière forte de Suharto, mais de le maintenir dans le cadre d'un processus électoral et de détruire la possibilité qu'une alternative révolutionnaire gagne du terrain dans l'opinion, une peur répandue dans les cercles dirigeants au début de 1999.
La bourgeoisie indonésienne, y compris son aile libérale, était dans une situation analogue à celle de la bourgeoisie décrite par Marx en 1848. Elle 'grommelait contre ceux d'en haut, et tremblait devant ceux d'en bas'. Les dirigeants libéraux, comme la fille de Sukarno Megawati et le leader islamique Amien Raïs étaient, à l'instar de leurs précurseurs allemands, 'révolutionnaires dans leurs rapports avec les conservateurs et conservateurs dans leur relation avec les révolutionnaires, méfiants vis-à-vis de leurs propres slogans, qui étaient des phrases et non des idées, intimidés par la… révolution et pourtant l'exploitant; sans énergie aucune, plagiaire en tout'.94
Megawati sortit finalement son épingle du jeu parce que le mouvement étudiant indonésien et la gauche furent pris au dépourvu par ces développements. La faiblesse théorique centrale de la gauche indonésienne était son opinion selon laquelle les conditions n'étaient pas mûres pour une transformation socialiste de la société, et que par conséquent la gauche devait limiter ses perspectives à la revendication d'une république démocratique.
Les exemples sud-africain et indonésien ne sont d'aucune manière les seuls cas dans lesquels un schéma semblable de développement révolutionnaire s'est produit. Dans un exemple précédent, les programmes d'austérité imposés à l'Amérique latine par le FMI et la Banque Mondiale dans les années 1980 'menèrent à la contraction économique, à la désindustrialisation, à une réduction drastique des salaires, au déclin du niveau de vie, et à une révolte populaire partout'.95 De plus, 'par une ironie cruelle de l'histoire… la crise de la dette et les ajustements structurels coïncident avec le retour de l'Amérique latine à une forme de pouvoir (plus ou moins) démocratique…'96
La transition démocratique en Amérique latine avait également, dans certains cas, le soutien des Etats-Unis et d'autres puissances impérialistes. Cela posa à la gauche un difficile dilemme stratégique. 'Il est certainement intéressant de voir les intellectuels de la gauche marxiste-léniniste traditionnelle se joindre aux mouvements de base pour une démocratie parlementaire, dans ce qui semble constituer une renversement durable des priorités traditionnelles'.97 Ces développements signifiaient que la gauche devait repenser ses idées sur les rapports entre la démocratie et la révolution. Mais jusqu'à présent tout ce qui en a résulté a été 'la confusion et le désarroi'.
Nulle part ailleurs qu'au Brésil cette situation n'a été plus évidente avec la montée au pouvoir du Parti des Travailleurs et l'élection de Luiz Iňacio Lula da Silva comme président élevant les attentes de la gauche en Amérique latine et dans le monde entier. Mais le résultat final de cette expérience montre tous les dangers qui guettent la gauche dans la 'transition démocratique'. Le pouvoir de Lula est, en fait, une main de fer néolibérale dans un gant de velours social-démocrate.
La dimension de la confiance que le capital international accorde au gouvernement brésilien est devenue patente lors d'une interview de Lula par The Economist. Le premier, bombant le torse, y proclamait que 'peu de pays ont réussi ce que nous avons fait: responsabilité fiscale et politique sociale forte… Jamais, dans l'histoire économique du Brésil, nous n'avons eu des fondamentaux aussi solides qu'aujourd'hui.' Avec l'accent mis sur 'un fort investissement dans l'éducation et la formation' et 'une pause fiscale pour encourager les nouveaux investissements', la rhétorique de Lula est interchangeable avec celle de toutes les social-démocraties néolibérales de la planète. The Economist ne peut réprimer un ricanement sardonique - 'de solides fondamentaux n'étaient pas ce que le monde attendait de Lula' - tout en ne tarissant pas d'éloges sur son abandon du plan zéro pauvreté. Parallèlement, la même adaptation à l'orthodoxie dominante semble influencer sa politique étrangère. Lula, parlant des menaces dirigées contre le gouvernement de Chávez au Venezuela, a dit: ' Chávez est convaincu que les tentatives de coup d'Etat contre lui ont été organisées pour satisfaire les intérêts américains. Le président Bush n'est pas d'accord. Cette question ne peut être résolue que s'ils se parlent'.98
On peut voir un désarroi du même type dans la réaction de la gauche à la vague de révolutions de velours dans l'ancien bloc de l'Est, à commencer par le renversement de Slobodan Milosevič en 2000 en Serbie, suivi par celui de Chévarnadzé en Géorgie en 2003, la Révolution Orange en Ukraine en 2004 et le décès d'Askar Akayev au Kirghizstan en 2005. Ces révolutions représentent un éventail large d'expériences pratiques, allant d'exemples authentiques de pouvoir ouvrier à des transitions sans danger pour l'élite dirigeante soutenues par les USA, comme le montre clairement l'analyse de Dragan Plavsič.99
La révolution serbe a été 'coincée entre deux époques'. Elle contenait en même temps un authentique élément de mobilisation de masse et aussi 'une tentative concertée de l'administration Clinton de provoquer le renversement de Milosevič au moyen d'une "révolution de velours".'100 La révolution serbe n'a pu réussir que du fait de la profondeur et de l'intensité de la mobilisation populaire, en particulier de celle des mineurs en grève. Mais le résultat final a été considéré comme un succès pour la stratégie américaine d'"interventionnisme électoral", exploitant des élections truquées pour précipiter un changement de régime.
En Géorgie, le président en exercice Edouard Chévarnadzé était familier aux Américains depuis l'époque de la perestroïka, où il avait été le secrétaire aux affaires étrangères de Mikhail Gorbatchev. Mais le niveau de la mobilisation populaire contre lui obligea les Etats-Unis à changer de cheval au milieu de la rivière. Comme l'explique Boris Kagarlitsky:
Dès que les hommes de Washington se rendent compte que la colère populaire monte dans un pays et qu'un changement de régime est imminent, ils se mettent immédiatement à rechercher de nouveaux partenaires au sein de l'opposition… L'argent investi dans l'opposition par diverses (organisations non gouvernementales) est une sorte de police d'assurance garantissant qu'un changement de régime ne débouchera pas sur un changement de politique, et que si le changement est inévitable, il ne sera pas radical.101
La Révolution Orange ukrainienne a fait descendre des foules enthousiastes sur la Place de l'Indépendance à Kiev, mais ces foules étaient soigneusement contrôlées par Viktor Youchtchenko, ancien premier ministre du président Kouchma. Les Etats-Unis anticipèrent une fraude électorale de la part du rival de Youchtchenko et commencèrent à lui fournir des fonds et d'autres aides deux ans avant les élections. Par conséquent, l'Ukraine représente 'le point bas de la vague "démocratique"… parce qu'elle marque aussi l'apogée de la manipulation du pouvoir populaire par la classe dirigeante et l'impérialisme'.102
La révolution du Kirghizstan a échappé à l'environnement contrôlé de l'Ukraine. Malgré un intérêt intense pour le sort de ce pays de la part de Moscou et de Washington, les évènements du Kirghizstan sont déroulés au-delà de l'influence impériale. A Osh et Jalalabad un soulèvement de masse et des congrès populaires ont exigé la démission du vieux gouvernement. La révolution a gagné la capitale et délogé Akayev du pouvoir. Et même après que la révolution se fut apaisée et que beaucoup d'anciens de la vieille garde aient retrouvé des fonctions gouvernementales, des paysans squattant des terres proclamaient encore que 'c'était leur révolution et… (qu'ils) avaient le droit de saisir des terres après que des années de demandes soient restées sans réponse.'
Ce qui ressort de tout cet ensemble d'expériences internationales, c'est qu'une compréhension théorique préalable et une réelle capacité organisationnelle de la part de la gauche sont cruciales pour la solution des crises révolutionnaires modernes.
Résultats et perspectives
Le schéma révolutionnaire décrit ici n'est pas un absolu historique. Il n'est pas exact de dire que la transition des régimes autoritaires à la démocratie capitaliste est le produit inévitable des tendances économiques contemporaines. La Chine, pour prendre l'exemple du pays le plus peuplé du monde, est dans une démarche de 'capitalisme de marché totalitaire'. Le massacre de la Place Tiananmen nous rappelle que le prix à payer pour l'adoption d'une stratégie de 'révolution démocratique' peut être bien plus élevé qu'une simple restauration de velours.
Le plan d'ensemble de la révolution au cours des dix dernières années est également distinct des développements intervenus dans les démocraties parlementaires occidentales. La plupart des révolutions examinées ici se sont produites dans le cadre de dictatures agonisantes. Dans ces cas, les courants réformiste et centriste émergent nécessairement à l'intérieur du camp révolutionnaire. C'est vrai aussi bien des mencheviks, de l'ANC et du KOR que du PRD.
En Occident, le réformisme est déjà différencié à la fois sur le plan de l'organisation et politiquement, et il n'éprouve pas le besoin de prendre une posture révolutionnaire face à un régime autoritaire. Par conséquent, y détruire le réformisme implique un processus plus long, et l'utilisation de tactiques de front unique susceptibles de détacher des couches de travailleurs de la politique des partis sociaux-démocrates et de les gagner.
Cela dit, après toutes les mises au point nécessaires, les schémas décrits dans ce chapitre sont suffisamment communs pour justifier un examen minutieux. Et ces expériences deviennent doublement importantes lorsque les puissances impérialistes majeures adoptent le modèle de la révolution de velours comme un de leurs outils de prédilection pour intervenir dans le monde. Si ces élites internationales manipulent les forces pro-capitalistes 'démocratiques' indigènes pour mieux remodeler l'ordre politique en leur faveur, il y a dès lors un besoin encore plus grand, pour la gauche, de comprendre clairement le processus de changement afin de pouvoir l'orienter dans le sens des besoins des travailleurs.
Dans les révolutions anglaise, américaine et française, le niveau du développement économique et le caractère restreint en dimension, organisation et conscience de la classe ouvrière empêchaient qu'une solution socialiste émerge dans le camp révolutionnaire. Mais ce n'est pas le cas des révolutions en Europe de l'Est, Afrique du Sud, Indonésie et Amérique latine. Ce sont là des sociétés industrialisées dans lesquelles la classe dirigeante est une classe capitaliste et où la classe ouvrière ne représente pas seulement une proportion substantielle de la population, mais possède également une histoire considérable d'auto-organisation et une conscience de classe développée.
Les crises révolutionnaires qui se sont produites dans ces sociétés étaient des crises d'accumulation du capital. Une forme particulière, dirigée par l'Etat, d'accumulation capitaliste qui s'était formée dans la période d'après guerre s'est avérée inadéquate dans les conditions nouvelles d'accumulation à l'échelle mondiale qui ont prévalu à la fin des 'trente glorieuses'. Dans tous les cas, des régimes autoritaires considérés jusque là comme invulnérables à la révolte par en bas ont été renversés.
Une fois la rébellion en route, un processus de polarisation s'est installé à l'intérieur du camp révolutionnaire, à bien des égards comme il l'avait fait dans toutes les situations révolutionnaires analysées dans cet ouvrage - 1649, 1776, 1789, 1848 et 1917. Ce qui a déterminé le résulta final dans tous ces cas a été la façon dont la direction révolutionnaire s'est reliée aux forces de classe larges dont elle faisait partie. Ce qui sépare les premières révolutions bourgeoises des révolutions suivantes, c'est que les organisations des révolutionnaires ont dans le premier cas essentiellement émergé au cours des évènements. En ce qui concerne le KOR polonais, l'ANC sud-africain et le PRD indonésien, le fait que ces organisations existaient et exerçaient une influence, aussi limitée fût-elle, avant l'éclatement de luttes à grande échelle, leur a permis, à des degrés divers, de retirer le bénéfice politique de ces luttes.
Pourtant même les organisations orientées vers la base ouvrière se sont montrées incapables de surmonter les problèmes liés au développement de la révolution. Il y a eu dans ces cas un échec politique à appréhender correctement l'importance du débat sur révolution socialiste ou révolution démocratique. Le KOR avait une orientation vers la classe ouvrière, de même que les militants qui ont construit les syndicats indépendants en Afrique du Sud au début des années 1980. Et beaucoup des meilleurs militants du PRD et du mouvement étudiant en Indonésie ont également reconnu l'importance d'organiser les travailleurs. Mais les militants décisifs du KOR en sont venus à voir Solidarité comme le moteur d'une révolution démocratique et n'ont pas maintenu leur engagement antérieur, ni pour le but d'une révolution socialiste ni pour la construction d'un parti révolutionnaire. En Afrique du Sud, une orientation syndicaliste vers les travailleurs de base n'a pu fournir aucune alternative adéquate à la stratégie politique portée par le SACP - et finit par être absorbée par celui-ci.
Cela met en évidence l'intérêt de la clarté théorique et de la détermination à lui donner une forme organisée conséquente. En 1848, Marx insistait pour que les travailleurs restent une étape en avance sur l'opposition libérale et pour que leurs revendications, tout en étant 'démocratiques', aient un contenu de classe spécifique les différenciant des démocrates libéraux. Pour Marx, cette approche de la tactique et des slogans du jour faisait partie d'une compréhension stratégique plus large selon laquelle le but vers lequel le mouvement se dirigeait était une révolution socialiste. Marx et Engels comprenaient que la polarisation de classe diviserait le camp démocrate. Engels notait que toutes les révolutions commencent par une 'unité démocratique' transcendant les clivages de classe contre l'ancien régime. Mais, en même temps que la révolution se développe, la phase initiale, la 'révolution des fleurs', cède la place à des divisions politiques à l'intérieur du camp révolutionnaire basées sur des divergences de classe sous-jacentes. Cela a été le cas dans toutes les révolutions du passé, y compris les premières révolutions bourgeoises. Mais dans toutes les révolutions postérieures à 1848 il y avait un potentiel pour que cette différentiation de classe se développe jusqu'au point où les travailleurs commencent à créer leurs propres organes de pouvoir distincts: les conseils ouvriers.
Conclusion
La révolution démocratique est l'une des formes prédominantes du changement social dans le monde moderne. Les révolutions se produisent toujours à l'intersection des lignes de détermination économiques et politiques, impériales et nationales. Aujourd'hui le résultat des révolution est décidé par une gigantesque contestation entre, d'un côté, les puissances impériales et les classes dirigeantes nationales et, de l'autre, la classe ouvrière, les pauvres des villes, les ouvriers agricoles et les paysans. Qui est gagnant, et ce qui est gagné, est décidé à un degré significatif par les capacités de la gauche, tant politiques qu'organisationnelles.
Là où la gauche est faible, les puissances impériales et leurs complices locaux sont capables d'imposer leurs solutions à une crise sociale émergente. Il y a des occasions dans lesquelles ces 'révolutions dirigées' seraient des farces si elles n'étaient tragiques. Le point bas jusqu'ici est constitué par l'imagerie empruntée aux révolutions d'Europe de l'Est déployée par l'armée US le jour de 2003 où la statue de Saddam a été renversée à Bagdad. Mais dans d'autres cas la révolution semble désormais se réduire à une formule dont le scénario est écrit à Washington: trouvez une grande place centrale, mettez en place un système de sonorisation pour parler au public, engagez un groupe de rock and roll populaire, attirez la foule, et passez muscade, une transition élitiste sans coutures est accomplie.
Tout ceci souligne simplement le fait que le résultat des révolutions dépend de la clarté avec laquelle la gauche voit la nature du système auquel elle s'oppose, et avec quelle efficacité elle organise les forces de son côté pour se confronter à lui. C'est vers ces deux questions que nous nous tournerons dans les deux chapitres finaux du présent livre.
NOTES
1 G Rudé, The French Revolution (Londres 1996), p.14.
2 K Marx, 'Discours au procès du Comité de District des Démocrates Rhénans', 8 février 1849, publié d'abord dans la Neue Rheinische Zeitung, N° 231 et 232 (25 et 27 février 1849). Il est inclus dans K Marx, The Revolutions of 1848 (Penguin, 1973), p.262, mais j'ai utilisé la traduction disponible sur le site Archive Marx-Engels: www.marx.org
3 Thomas Jefferson était en fait à Paris lorsque la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen a été rédigée. Tom Payne et Lafayette, 'les héros de deux continents', rejoignirent la révolution, même s'ils faisaient partie tous les deux de l'aile modérée.
4 B R Mitchell, European Historical Statistics 1750-1970 (Londres, 1975),pp.799-800. Les chiffres pour l'Angleterre et le Pays de Galles sont de 1788.
5 Cité in A Soboul, Short History of the French Revolution, 1789-1799 (Berkeley, 1977), p.10. Ce n'était pas une exagération: seuls les nobles pouvaient être évêques ou officiers. Les nobles étaient exempts des impôts qui frappaient lourdement des paysans traités à peine mieux que des bêtes de somme. Certains historiens se sont refusés à décrire la société française d'avant la révolution comme féodale parce que certains traits du haut féodalisme du Moyen-âge avaient déjà disparu. Mais cela revient à ne pas comprendre ce que Tocqueville disait à l'époque: 'Le féodalisme est resté la plus importante de nos institutions civiles même après avoir cessé d'être une institution politique. Sous cette forme elle a soulevé une haine encore plus grande, et nous devrions observer que la disparition d'une partie des institutions du Moyen-âge n'a fait que rendre cent fois plus odieuses celles d'entre elles qui survivaient'. Voir A Soboul, op. cit., p.23.
6 La version définitive de ce processus est l'ouvrage de Brian Manning The English People and the English Revolution (Bookmarks, 1991).
7 Voir l'excellent synopsis de Rudé sur la conscience de classe dans la révolution bourgeoise in Ideology and Popular Protest (Chapel Hill, 1980), p.75. 'La révolution est fondamentalement un conflit entre la bourgeoisie 'montante' et la classe établie, féodale ou aristocratique, qu'elle cherche à déloger des leviers de contrôle social et politique'. Comme l'explique George Rudé, 'il y a plus que cela: dans chacune de ces révolutions… il y avait aussi un élément populaire additionnel qui luttait aussi pour sa place au soleil… Dans la Révolution Anglaise du dix-septième siècle, il n'y avait pas seulement les dirigeants du Parlement et la Nouvelle Armée Modèle, les
Presbytériens et les Indépendants (tous en gros représentants du défi 'bourgeois'), mais aussi les Niveleurs, les Diggers et les sectaires des basses classes, qui représentaient une espèce de défi au nom d'autres groupes sociaux, dits 'inférieurs'.
8 B Levin et al., Who Built America? (New York, 1989), p.132.
9 Pour une courte mais excellente introduction à la Révolution Française, voir P McGarr, 'The Great French Revolution' in P McGarr et A Callinicos, Marxism and the Great French Revolution (International Socialism, 1993).
10 Voir G Rudé, op.cit., p.38.
11 Cité in L Trotsky, Writings on Britain, Vol.2 (Londres, 1974), p.90.
12 Cité in A Soboul, op. cit., p.103.
13 Ibid., pp.86-87.
14 G Rudé, op. cit., p.103.
15 Voir S R Gardiner, Oliver Cromwell (E P Publishing, 1976), pp.167-168.
16 B Levine et al., op. cit., p.163.
17 Cité in H Zinn, A People's History of the United States (Longman, 1980), p.94.
18 A Soboul, Understanding the French Revolution (Londres, 1998), p.23.
19 Voir I Birchall, 'The Babeuf Bicentenary: Conspiracy or Revolutionary Party?' in International Socialism 72, automne 1996, pp.77-93. Egalement I Birchall, The Spectre of Babeuf (Londres, 1997).
20 Marx et Engels, The Manifesto of the Communist Party in Marx, The Revolutions of 1848 (Penguin, 1973), p.98. Le Manifeste a été bien évidemment écrit avant le déclenchement de la révolution.
21 Ibid., p.97.
22 D Fernbach, introduction to Marx, Revolutions of 1848, ibid., p.38.
23 Marx, The Bourgeoisie and the Counter-Revolution, in ibid., pp.193-194.
24 Marx, Address to the Central Committee, in ibid., pp.329-330.
25 Engels, cité in H Draper, Karl Marx's Theory of Revolution, Vol.II (Londres, 1978), p.257.
26 Marx, Address to the Central Committee, op. cit., p.330.
27 Pour une bonne exposition des révolutions bourgeoises par en haut, voir A Callinicos, 'Bourgeois Revolutions and Historical Materialism' in P McGarr et A Callinicos, op. cit.
28 V I Lénine, Two Tactics of Social Democracy in the Democratic Revolution, in Selected Works (Moscou, 1975), p.60.
29 La théorie de Trotsky est exposée de façon complète dans l'ouvrage La révolution permanente in De la révolution (Minuit, 1963). Mais peut-être la meilleure version de la théorie du développement inégal et combiné telle qu'elle s'applique à la Russie peut-elle être trouvée dans le chapitre intitulé 'Particularités du développement de la Russie' in L Trotsky, Histoire de la révolution russe, I. Février (Seuil, 1950).
30 L Trotsky, The History of the Russian Revolution (Pluto Press, 1977), pp.180-181.
31 Cité in E H Carr, The Bolshevik Revolution 1917-1923, Vol.III (Londres, 1966), p.53.
32 Cité in ibid., pp.17-18.
33 Ibid., p.59.
34 T Cliff, Deflected Permanent Revolution (Londres, 1986). Publié originellement dans les premières séries de International Socialism (N°12), printemps 1963. Voir aussi T Cliff, Le trotskysme après Trotsky (Publications L'étincelle), chapitre IV.
35 Ibid., p.53.
36 Ibid.
37 Ibid., p.54.
38 Ibid.
39 J Beinin et Z Lockman, Workers on the Nile, Nationalism, Communism, Islam and the Egyptien Working Class 1882-1954 (Le Caire, 1998), p.11.
40 T Cliff, 'The Struggle in the Middle East', in T Cliff, International Struggle and the Marxist Tradition, Selected Writings, Volume I, pp.46-47.
41 Ibid., p.47.
42 Cité in A Hoogvelt, Globalisation and the Postcolonial World (Londres, 1997), pp.197-198.
43 Ibid., p.198.
44 Calculé à partir des chiffres de B R Mitchell, op. cit., p.358.
45 T Garton Ash, The Polish Revolution: Solidarity (Londres, 1985), p.17.
46 Ibid., p.25.
47 Voir l'excellente exposition in C Barker et K Weber, Solidarnosc, from Gdansk to Military Repression (International Socialism, 1982).
48 Cité in ibid., p.29.
49 La dernière édition en langue anglaise est J Kuron et K Modzelewsky, Solidarnosc: the Missing Link? The Classic Open Letter to the Party (Bookmarks, 1982), voir pp.72-82 et p.86.
50 Ibid., p.56.
51 Voir C Harman, Class Struggles in Eastern Europe 1945-83 (Londres, 1983), pp.279-280.
52 Voir l'interview d'Orzechowski in D Pryce-Jones, The War That Never Was, The Fall of the Soviet Empire 1985-1991 (Londres, 1995), p.213. Le livre de Pryce-Jones combine un commentaire d'extrême droite non reconstruit de la Guerre Froide avec des interviews, d'un intérêt incontestable, de certaines personnalités dirigeantes des révolutions d'Europe de l'Est.
53 Voir l'interview de Jaruzelski in ibid., p.215.
54 Voir l'interview d'Orzechowski in ibid., p.212.
55 J Kuron, 'Overcoming Totalitarianism' reproduit in V Tismaneanu, The Revolutions of 1989 (Londres, 1999), pp.200-201.
56 Ibid., p.199.
57 C Harman, op. cit., p.297.
58 E Hankiss, 'What the Hungarians Saw First' in G Prins (ed), Spring in Winter, the 1989 Revolutions (Manchester, 1990), p.15.
59 Ibid., pp.25-26.
60 Ibid., p.26.
61 Ibid, p.27. 'Il y a diverses manières de se convertir au nouveau pouvoir si vous êtes un oligarque kadariste… La famille oligarchique caractéristique du milieu des années 1980 était ainsi constituée: le père ou le grand-père, un apparatchik du parti, fonctionnaire de haut niveau du parti ou de l'Etat; son fils, directeur d'une joint venture hungaro-britannique, son gendre, commerçant dans la rue Vaci; sa fille, productrice à la télévision hongroise; son neveu, étudiant à Cambridge ou à Oxford; sa belle-mère, tenancière d'un petit hôtel ou d'une pension de famille au bord du lac Balaton… Ces affaires de famille sont absolument top secret. Malgré tout, on a découvert plus de 250 entreprises privées appartenant à ce genre de famille oligarchique diversifiée, et il doit y en avoir plusieurs centaines d'autres.'
62 Ibid.
63 Ibid., pp.30-31.
64 Voir l'interview de Kulcsar in D Pryce-Jones, op. cit., pp.224-225.
65 Ibid., p.225.
66 Interview d'Istvan Horvath, à l'époque ministre de l'intérieur hongrois, in ibid., p.232.
67 Honecker cité in ibid., p.274 par l'ambassadeur de Russie en Allemagne de l'Est.
68 Cité in ibid., p.236.
69 Voir J Riech, 'Reflections on Becoming an East German Dissident', in G Prins (ed), Spring in Winter, op. cit., p.81.
70 Ibid., p.88.
71 Ibid., pp.71-72
72 Ibid., pp.72-73.
73 J Urban, Czechoslovakia: the Power and Politics of Humiliation, in G Prins (ed), op. cit., p.116.
74 Ibid., p.108.
75 Les évènements entourant la manifestation du 17 novembre et le degré auquel elles ont été manipulées par un complot pour remplacer Husak ont été le sujet de deux commissions d'enquête gouvernementales tchécoslovaques. Ce qui est dit dans ce paragraphe se base sur des preuves citées in G Prins (ed), op. cit., pp.116-117 et in D Pryce-Jones, op. cit., p.322.
76 G Prins (ed), op. cit., p.121-122.
77 Cité in D Pryce-Jones, op. cit., p.321.
78 Cité in G Prins (ed), op. cit., p.124.
79 D'après la transcription de la réunion du Comité Exécutif Politique, cité in D Pryce-Jones, op. cit., p.341.
80 Voir ibid., p.358.
81 Ibid., p.353.
82 Ibid., p.350.
83 A Michnik, 'The Velvet Restoration' in V Tismameanu, op. cit., p.248.
84 Ibid., p.249.
85 J Riech, op. cit., p.97.
86 J Urban, op. cit., p.136.
87 M Haynes et R Husan, 'The State and Market in the Transition Economies: Critical Remarks in the Light of Past History and Current Experience', The Journal of European Economic History, Volume 27, N°3 (Banca Di Roma, hiver 1998), pp.367-368.
88 P Stephens, 'Dark Continent', Financial Times, 23 avril 1999.
89 J Rees, 'The Socialist Revolution and the Democratic Revolution', in International Socialism 83 (Londres, hiver 1999).
90 Ibid., p.263. Voir aussi D T McKinley, The ANC and the Liberation Struggle (Londres, 1997), p.6.
91 Cité in D T McKinley, op. cit., p.22.
92 Ibid., p.34.
93 Cité in ibid., p.89. Souligné dans l'original.
94 K Marx, The Bourgeoisie and the Counter-Revolution, op. cit., p.194.
95 A Hoogvelt, op. cit., p.229.
96 Duncan Green, cité in ibid.
97 Ibid., p. 231.
98 'Lula's Leap', The Economist, 4 mars 2006, pp.57-59
99 D Plavsic, 'Manufactured Revolution?', International Socialism 107 (Londres, été 2005), pp.21-30.
100 Ibid., p.22.
101 Cité in ibid., p.26.
102 Ibid., p.27.