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6 Guerre et idéologie
Le nouvel impérialisme est un produit de la période d'accumulation capitaliste 'néolibérale', qui commence à la fin des années 1970, fusionnant avec la réorganisation du système étatique inaugurée en 1989 par la fin de la Guerre froide. Cette fusion a produit une forme particulière de résistance populaire, qui combine la protestation contre les effets de la mondialisation avec un mouvement antiguerre. C'est la forme moderne prise par la lutte entre Etats-nations, la concurrence entre les sociétés multinationales et la résistance de la classe ouvrière et des pauvres - les trois titans mis en scène dans l'introduction.
On peut voir des précurseurs de ces luttes dans des incarnations antérieures: des rivalités inter-impérialistes de l'âge d'or des empires européens, en passant par la Première Guerre mondiale et les révolutions en Russie et en Allemagne qui ont conclu ce conflit, jusqu'à la grande vague de luttes anticoloniales pendant la Guerre froide. Mais de même qu'il est important de voir les continuités entre chacune de ces formes d'impérialisme, il est également nécessaire d'examiner ce qui les différencie. C'est dans un tel débat que la véritable nature du nouvel impérialisme peut être établie de façon approfondie.
Sur la droite du spectre politique la nouvelle ère a donné naissance à une série de justifications à l'impérialisme qui se faisaient rares depuis l'époque du colonialisme européen. La position idéologique de base de la Guerre froide était la lutte de 'la démocratie' contre 'le communisme'. Avec le décès du 'communisme', l'argument de la droite a du être converti en une polarité plus ancienne: la 'démocratie' contre 'la barbarie'. La mission civilisatrice des puissances majeures est d'apporter la démocratie là où les peuples indigènes sont trop arriérés ou aveuglés par la religion pour la réaliser eux-mêmes. Nous examinerons ces arguments dans ce chapitre.
Dans la gauche politique, certains ont prétendu que la forme actuelle de l'empire est si différente de tout ce qui a existé dans le passé que les méthodes anciennes d'analyse et de résistance sont aujourd'hui de peu d'utilité. Ces approches ont en commun de sous-estimer les contradictions inhérentes à la relation entre des unités de capital en concurrence et les Etats-nations, attribuant ainsi une plus grande force au système qu'il n'en possède réellement. Ou alors ils ont tendance à sous-estimer la puissance potentielle de ceux qui s'opposent au système impérial moderne.
Dans ce qui suit, et dans le prochain chapitre, j'examine certains des arguments les plus courants, aussi bien à droite qu'à gauche, sur la nature du nouveau système impérial et la résistance qu'il rencontre.
Une guerre pour la démocratie ?
Le slogan de la Guerre froide 'démocratie contre communisme' était trop bon pour être abandonné sous prétexte que le communisme avait été vaincu. Le Mur de Berlin n'était pas plus tôt tombé que des commentateurs de droite proclamaient avec insistance que la démocratie parlementaire sur le modèle occidental était désormais la seule forme viable d'organisation politique. La polarité en vogue était désormais 'démocratie contre la dictature'. Des 'nouveaux Hitlers' aussi variés que Slobodan Milosevič, Saddam Hussein ou Bashar El Assad, devaient soit instaurer la démocratie soit faire face aux conséquences.
Cet argument a été avancé avec persistance et volubilité par la droite, mais à chaque occasion des personnalités jusque là considérées comme de gauche ont également accepté que la nature du régime était si méprisable, les capacités de son peuple si limitées, que pour imposer la démocratie le recours à l'intervention armée des puissances majeures était parfaitement justifié. L'universitaire Fred Halliday et les journalistes Christopher Hitchens, Nick Cohen, David Aaronvitch et Johann Hari ont tous pris ce chemin en réponse à la première Guerre du Golfe, les guerres des Balkans et de l'Afghanistan de même que l'invasion de l'Irak.
L'argument de la démocratie ne peut tenir que si l'on croit (1) que les grandes puissances sont véritablement intéressées à poursuivre un programme de démocratisation globale, (2) que cette démocratie peut être imposée à la pointe des baïonnettes et (3) que le peuple du pays concerné n'est pas capable d'instaurer la démocratie tout seul.
Pour évaluer l'engagement des grandes puissances envers la démocratie, il est nécessaire d'examiner à la fois la façon dont la démocratie fonctionne dans les pays impériaux eux-mêmes, et leur curriculum en matière de soutien à la démocratie hors de leurs frontières. Il est intéressant de noter que la rhétorique démocratique des dirigeants des grandes puissances a atteint une intensité nouvelle au moment même où la santé de la démocratie chez eux est probablement plus mauvaise qu'elle ne l'a jamais été depuis l'entre-deux-guerres. La participation électorale aux Etats-Unis a toujours été basse, mais même dans les pays où elle est historiquement plus élevée elle connaît aujourd'hui un déclin. En Grande Bretagne, la participation aux deux dernières élections générales a été la plus basse depuis l'introduction du suffrage universel. Le troisième mandat successif de Tony Blair repose sur 36% des suffrages exprimés et 22% des électeurs inscrits. En fait, Tony Blair a gagné les élections de 2005 avec moins de voix qu'il n'en a fallu à Neil Kinnock pour les perdre dans les années 1980. La description par Noam Chomsky de la politique US comme 'un système totalitaire avec deux factions' illustre de façon fameuse le choix limité des électeurs américains. Et c'est bien sûr un truisme de dire qu'il est impossible de devenir président des USA sans être milliardaire ou sans le soutien des milliardaires.
Les limites très étroites de la démocratie aux Etats-Unis sont désormais de plus en plus reproduites dans d'autres pays, tous les partis de 'l'establishment' se bousculant dans un 'milieu de terrain' défini par l'économie néolibérale et la politique étrangère néoconservatrice. La montée de la puissance des grandes sociétés, et en particulier la vague de privatisations qui a balayé les pays industrialisés dans le quart de siècle écoulé, est en elle-même une menace majeure pour la démocratie dans la mesure où elle ôte le contrôle d'énormes pans de la vie sociale des mains des politiciens élus, le plaçant entre celles de dirigeants d'entreprises non élus. Pour ne prendre qu'un exemple, la 'liberté de parole' est le mot de passe de tous les politiciens occidentaux cherchant à soutenir le sentiment belliciste, mais qu'est-ce que cela signifie dans leurs propres sociétés lorsqu'un seul magnat des médias comme Rupert Murdoch contrôle un tiers de la presse? Ou lorsqu'un nabab ayant le même pouvoir est également premier ministre, comme Silvio Berlusconi en Italie?
Au surplus, on reconnaît généralement que 'l'Etat sécuritaire' qui s'est développé depuis le 11 septembre a abouti à une érosion sensible des libertés publiques. Le 'Patriot Act' aux Etats-Unis, des lois antiterroristes semblables en Angleterre (et le 'plan Vigipirate' en France - NdT) ont apporté des limites à ces mêmes libertés qui nous rendent, selon nos gouvernements, supérieurs à d'autres nations.
Il n'est pas question de minimiser les différences réelles qui existent entre le degré de liberté politique des démocraties parlementaires et la situation dans les régimes autoritaires. L'argument développé ici est d'une autre nature. Il consiste à dire que les gouvernements qui propagent avec le plus d'insistance l'idée qu'ils combattent pour la liberté des autres peuples sont précisément les mêmes qui président à l'érosion de la liberté dans leurs propres pays. Parallèlement, les forces du mouvement antiguerre et de la gauche de lutte qui ont le plus résisté aux 'guerres pour la démocratie' sont aussi celles qui ont été à l'avant-garde de la défense de la démocratie et des libertés publiques dans leurs propres pays. Cet argument concerne en fait les intentions et les motivations des 'démocrates pro-guerre'. Il émet un doute sur ceux qui, si empressés à restreindre les libertés dans leurs pays, affichent un tel enthousiasme pour les défendre à l'extérieur.
Mais même en admettant que la motivation est pure, est-ce que le moyen choisi peut apporter le but poursuivi? Est-il possible d'instaurer la démocratie au bout du fusil? Le bilan de l'expérience historique suggère le contraire. La démocratie moderne peut être le produit d'une révolution, d'une guerre révolutionnaire, ou d'un soulèvement anticolonial. Elle est rarement apportée par l'intervention militaire d'une ou plusieurs grandes puissances. Les fondations des Etats démocratique modernes d'Europe ont été posées par la révolution anglaise du 17ème siècle et les révolutions américaine et française du 18ème, un processus examiné plus en profondeur dans le chapitre 'Leur démocratie et la nôtre'. Ce modèle a été établi comme l'aspiration du continent européen dans les révolutions de 1848. A notre époque, de grandes moissons de l'humanité ont porté au pouvoir des régimes démocratiques au Portugal, en Iran, aux Philippines, en Afrique du Sud, en Europe de l'Est et en Indonésie par l'exercice du 'pouvoir du peuple'. Même lorsque la transition du régime autoritaire à la démocratie parlementaire n'a pas comporté une grande mobilisation populaire, comme dans l'Espagne post-fasciste, le processus n'était certainement pas dû à l'intervention militaire d'une grande puissance.
Certains commentateurs néoconservateurs désignent la Deuxième Guerre mondiale comme un contre-exemple. La démocratie en Allemagne et au Japon, proclament-ils, a été imposée par l'invasion. Mais il n'est pas besoin de chercher bien loin pour trouver des défauts à ces exemples. L'Allemagne a été en fait divisée en deux par les Alliés à la fin de la guerre. La démocratie n'a certainement pas été restaurée en Allemagne de l'Est. La population a continué à vivre sous un régime autoritaire jusqu'à ce qu'elle prenne elle-même la situation en mains en 1989. Et en Allemagne de l'Ouest, des syndicats soutenus par les américains et une espèce de 'démocratie de siège' ont été installés dans le but, comme dans l'Italie d'après-guerre, d'exclure la gauche du pouvoir. Au Japon, le but de la guerre n'était certainement pas d'imposer la démocratie. Les Etats-Unis étaient parfaitement satisfaits de l'empereur du Japon jusqu'à l'attaque de Pearl Harbor. Une guerre et deux bombes atomiques plus tard, leur but était d'imposer un régime docile sous tutelle économique et militaire américaine. L'empereur du Japon est toujours assis sur son trône. Comme aujourd'hui dans l'Irak d'après-guerre, l'objectif était de bâtir une structure sociale favorable à la pénétration économique de l'Occident, avec juste les quelques droits démocratiques compatibles avec ce but fondamental. Plus fréquemment, l'histoire a montré que les droits démocratiques, au moins en dehors du centre du système, n'étaient pas compatibles avec ce but.
En réalité, l'intervention des grandes puissances a été le plus souvent utilisée pour essayer d'étouffer la démocratie et les mouvements anti-coloniaux. Il suffit de penser aux Britanniques en Inde, à l'invasion de Suez par l'Angleterre, le France et Israël, le coup d'Etat de la CIA qui a installé le Shah en Iran, la guerre du Vietnam, le soutien anglais au régime des grands propriétaires blancs en Rhodésie-Zimbabwe, le soutien américain au régime d'apartheid sud-africain, le coup d'Etat du général Pinochet contre le gouvernement démocratiquement élu d'Allende au Chili, et la longue guerre américaine à moitié dissimulée contre les Sandinistes au Nicaragua, pour ne considérer qu'une petite fraction d'une longue liste. Aujourd'hui, le soutien américain et britannique à des dictateurs et à des régimes autoritaires se poursuit. Le président Moubarak jouit du soutien militaire et économique des USA, malgré les élections truquées et la pratique courante de la torture en Egypte. Le pétrole assure à la dynastie sanguinaire des Saoud la cour assidue des Etats-Unis et d'autres puissances occidentales. La plus grande dictature du monde, celle qui sévit en Chine, est vaguement critiquée, le partenariat commercial étant par contre considéré avec enthousiasme, tant il est vrai qu'introduire le marché est plus important pour l'Occident qu'introduire la démocratie. La dictature du général Moucharaff, au Pakistan, a été instantanément transformée, d'Etat-voyou qu'elle était, en 'allié dans la guerre contre le terrorisme' du fait de son rôle mercenaire dans l'intervention en Afghanistan. On négocie respectueusement avec la Corée du Nord, non pas parce qu'elle manque d'armes de destruction massive, mais précisément parce qu'elle en possède, une leçon qui n'est pas perdue pour d'autres Etats menacés par les Américains.
Par-dessus tout, l'échec catastrophique de l'invasion de l'Irak prouve que la démocratie ne peut être transportée par des missiles de croisière. La rapidité avec laquelle la résistance armée à l'occupation américaine et britannique s'est construite, son intensité et sa longévité apportent la preuve de la naïveté malveillante avec laquelle les planificateurs de l'Irak d'après-guerre ont conçu leur tâche. L'impasse dans laquelle l'occupation a débouché a amené les occupants à élaborer une stratégie 'démocratique' qui consiste à diviser l'Irak selon des lignes communautaires en prenant le risque de le fragmenter géographiquement. De plus, le groupe qui a le plus bénéficié de cette stratégie de diviser pour régner est celui des chi'ites sympathisants de l'Iran. Ainsi le résultat de l'occupation a été, en Irak, le chaos politique et économique, et, sur le plan international, la possibilité de l'émergence de l'Iran comme la puissance la plus influente de la région.
Le bilan de l'Afghanistan n'est guère plus encourageant. Cinq après l'invasion de nouvelles troupes sont envoyées pour réduire des zones du pays où, nous apprend-on maintenant, 'les talibans n'ont jamais été vaincus'. La production d'opium s'est accrue de façon exponentielle depuis l'invasion et des opérations militaires sont maintenant organisées pour détruire la récolte. Les institutions démocratiques du nouvel Afghanistan sont truffées de seigneurs de la guerre et le chef de l'Etat, Ahmed Karzai, même s'il est reçu au 10 Downing Street et à la Maison Blanche, n'est guère plus que 'le roi de Kaboul', incapable de sortir de la capitale sans la protection des troupes US.
De façon générale, le gouvernement américain devient plus prudent en ce qui concerne la 'démocratisation' du Moyen-Orient dans la mesure où les élections en Irak, en Iran et celles de l'Autorité palestinienne n'ont pas produit les résultats qu'il désirait. Comme le notait un éditorial du Financial Times:
L'administration Bush a abandonné son habitude panglossienne (allusion au Zadig de Voltaire, NdT) de mettre toutes les élections ou toutes les protestations de la région au crédit de l'excellence de sa stratégie, et a soudain remarqué que celles-ci sont gagnées ou dirigées par des islamistes hostiles à sa vision du monde: la victoire du Hamas, le triomphe des islamistes en Irak, l'étonnant succès de la Fraternité Musulmane en Egypte, et l'entrée du Hezbollah dans le ministère libanais.1
Ainsi, si les motivations et l'expérience des guerriers démocratiques s'inscrivent en faux contre l'occupation en tant que moyen de répandre la démocratie, quid du troisième argument: nous devons agir parce que le peuple du pays n'a pas la capacité de mettre fin à la dictature par ses propres moyens?
C'est là un argument particulièrement fallacieux dans au moins deux cas de conflits postérieurs à la Guerre Froide. En Irak, dans le sillage de l'expulsion de Saddam Hussein du Koweït, il y a eu un soulèvement populaire contre le régime. Son échec est entièrement dû à la décision des Américains de choisir le moindre mal, Saddam, en stoppant la progression des troupes de la coalition pour lui permettre d'écraser la rébellion. De telle sorte que l'incapacité ultérieure du peuple irakien est le produit de la politique américaine, et non de la faiblesse innée de la population du pays. Et même si les stratèges du Pentagone ont cru à leurs propres arguments sur le manque de capacité des Irakiens à mettre en péril un régime impopulaire avant leur invasion de l'Irak, ils ne peuvent plus se permettre un tel aveuglement après avoir vécu la résistance à leur propre occupation. Et en Serbie, bien sûr, ce n'est pas la guerre de l'Otan au Kosovo qui a renversé Milosevič, mais une insurrection dont l'élément crucial était constitué par les mineurs en grève. En réalité, cette théorie est moins représentative de la réalité contemporaine que de toute autre période historique depuis le 19ème siècle. Lorsque, de mémoire humaine, la moitié du continent européen, l'Afrique du Sud et l'Indonésie ont vaincu la dictature au moyen de la mobilisation populaire de masse et de la révolution, il serait vraiment d'une extrême perversité que d'avancer une théorie reposant sur l'incapacité des gens ordinaires à changer le monde dans lequel ils vivent.
L'échelle temporelle de la révolte interne peut ne pas convenir aux puissances étrangères, mais c'est le seul moyen d'apporter un changement réel et durable. Cela ne revient pas à dire que toutes ces révoltes réussissent, mais que seul leur succès peut apporter le changement. La guerre peut parfois jouer le rôle de catalyseur de telles révolutions, et ces dernières peuvent parfois impliquer des guerres de libération comme la Révolution Américaine. L'invasion par les grandes puissances ne peut se substituer à cette méthode. Finalement, la raison en est simple: ceux qui procèdent à la libération ont le plus souvent tendance à exercer le pouvoir ensuite. Etre libéré par la 82ème division aéroportée vous laisse entre ses mains à la fin de la journée. Lorsqu'un peuple se libère lui-même, c'est aux évènements ultérieurs de cette révolution de décider quelle partie du peuple fixera le sort de la société.
Un choc de civilisations?
La bataille de l'Occident contre l'Islam est désormais la justification de base des avocats de l'intervention militaire au Moyen-Orient et au-delà. Le choc des civilisations, de Samuel Huntington, proclame que depuis la fin de la Guerre Froide,
l'écrasante majorité des conflits de ligne de fracture (faultline conflicts)… ont eu lieu le long de la boucle frontalière qui sépare, à travers l'Eurasie et l'Afrique, les Musulmans des non-Musulmans. En même temps qu'au niveau global ou macroscopique de la politique mondiale le choc primaire des civilisations est entre l'Occident et le reste, au niveau local ou microscopique c'est entre l'Islam et les autres…
Où que l'on porte son regard le long du périmètre de l'Islam, les Musulmans ont des difficultés à vivre en paix avec leurs voisins. La question se pose naturellement de savoir si ce schéma de conflit de la fin du vingtième siècle entre groupes musulmans et non-musulmans est également vrai des rapports entre groupes d'autres civilisations. En fait, ce n'est pas le cas…
Dans les années 1990, les Musulmans se sont engagés dans plus de violences intragroupales que les non-Musulmans, et les deux tiers ou les trois quarts des guerres intercivilisationnelles ont opposé des Musulmans à des non-Musulmans. Les frontières de l'Islam sont sanglantes, de même que ses entrailles.2
Cette vision, à l'instar de la justification 'démocratique' de la guerre, n'est pas confinée à la droite néoconservatrice. Beaucoup de gens de gauche considèrent l'Islam comme une menace, mondialement et au plan national. Ils n'aiment pas la pensée religieuse en général, et en particulier les doctrines qu'ils considèrent comme conservatrices. Ils rejettent, avec raison, les méthodes terroristes, les associant à l'Islam. Ils font remarquer, avec justesse, que dans le sous-continent indien et au Moyen Orient certains courants islamiques sont ou ont été les ennemis déclarés et acharnés de la gauche. Mais ils tirent de ces observations la conclusion que l'Islam est de manière générale un ennemi de la gauche, peut-être pire que les classes dirigeantes locales et internationales. Il s'ensuit, évidemment, que la gauche ne peut s'allier avec aucun courant islamique.3
Le premier problème de cette approche, c'est qu'elle ignore la redéfinition de l'Islam posée par les puissances impériales depuis l'attentat du World Trade Center. C'est le point à partir duquel l'opposition à l'Islam est devenue la principale idéologie justificatrice de la guerre. Cela ne signifie pas, bien sûr, que l'opposition à l'Islam est l'explication de la guerre, laquelle réside dans les intérêts économiques et géopolitiques des grandes puissances. Mais l'opposition à l'Islam est devenue le chauvinisme mobilisateur du nouvel impérialisme. Le racisme inhérent à la nouvelle ère coloniale s'exprime le plus fortement sous la forme de l'islamophobie. Globalement, l'Islam est de façon largement majoritaire la religion des pauvres dans le monde industrialisé et des pauvres pays dans le reste du monde. Les Musulmans sont majoritairement du mauvais côté (the receiving end) du nouvel impérialisme, et les victimes d'une offensive idéologique lancée par la 'guerre contre le terrorisme'. Cela seul devrait inviter les gens de gauche à réfléchir un moment avant de se joindre à la diabolisation des Musulmans par l'establishment.
Bien sûr, tous les Musulmans ne sont pas pauvres et tous les pays musulmans ne sont pas des victimes de l'impérialisme. Mais pour parvenir à établir ces distinctions politiques cruciales, les gens de gauche devront cesser de supposer que tous les courants islamiques sont au fond identiques. L'Islam est politiquement hétérogène, allant du wahhabisme de la famille royale saoudienne, en passant par le Hamas et le Hezbollah, à la pauvre mosquée au fond d'une ruelle de banlieue d'une métropole d'Europe du Nord.
Examinons cette question en commençant par la situation des Musulmans dans les pays industrialisés. Il y a en Occident des Musulmans riches, il y en a même qui sont blancs. Mais dans leur immense majorité, les Musulmans d'Occident sont pauvres et originaires d'Asie ou d'Afrique. Comme immigrés ou fils et filles d'immigrés, ils subissaient une discrimination bien avant que l'offensive idéologique qui a suivi le 11 septembre ne redéfinisse leur religion comme une catégorie raciale. Depuis cette époque, les 'lois anti-terroristes' ont systématiquement ciblé ces communautés, les agressions physiques se sont multipliées, des mosquées ont été attaquées et l'extrême droite, naguère obsédée par les communautés afro-caraïbes, ont focalisé leur propagande sur les Musulmans. La réaction internationale à l'interdiction par le gouvernement français du port de symboles politiques et religieux à l'école, 'l'interdiction du hidjab', et la reproduction dans toute la presse européenne des caricatures anti-islamiques danoises au début de 2006, montre à quel point la 'gauche des Lumières' traite cette discrimination de façon différente. Il suffit d'imaginer, par exemple, que les dessins danois aient représenté le révérend Jesse Jackson en pagne avec un os dans les narines, ou un Juif au nez crochu en train de compter de l'argent, pour se rendre compte que, loin d'être reproduits par la presse libérale dans toute l'Europe continentale, ils auraient, à raison, soulevé une tempête de protestations outragées pour leur contenu raciste.
La 'gauche des Lumières' conduit son argumentation sous la bannière de l'opposition laïque à la religion. L'Islam, dit-elle, est une croyance religieuse et non une catégorie raciale. Il est pourtant évident qu'en Occident cette définition religieuse ne s'applique qu'à des gens qui ne sont pas blancs. La 'gauche des Lumières' fait fièrement étalage de cette faiblesse de la pensée des Lumières que les marxistes ont depuis longtemps signalée: son rationalisme est incapable d'aller au-delà du conflit des idées pour examiner le contexte social dans lequel elles sont diffusées et donc de comprendre leur véritable signification.
La même incapacité à apercevoir des forces matérielles derrière les abstractions religieuses est présente dans la vision de la politique internationale qui est celle de la 'gauche des Lumières'. Posez-vous seulement cette simple question: est-ce que les dix Etats les plus puissants du monde sur le plan économique et militaire sont dirigés par des gouvernements 'islamiques' ou contiennent-ils d'importantes populations musulmanes? Il est vrai en général de dire que l'Islam est la religion des Etats les plus pauvres et les plus faibles soumis à la pression des Etats plus riches et plus puissants. Ce seul fait ridiculise la prétention de Huntington selon laquelle
les Etats musulmans ont une plus grande propension à recourir à la violence dans les crises internationales… Alors que les Etats musulmans recourent à la violence dans 53,5% de leurs crises, la violence n'a été utilisée par le Royaume-Uni que dans 11,5%, par les Etats-Unis dans 17,9%, et par l'Union Soviétique dans 28,5% des crises dans lesquels ils ont été impliqués.4
Si ces statistique étaient correctes, ne reflèteraient-elles pas le fait que les superpuissances et leurs alliés utilisent leur force économique dominante et la menace de leur puissance militaire sans égale pour parvenir à leurs fins sans avoir recours à l'usage réel de la force? Peut-être le Financial Times était-il proche de la vérité lorsqu'il écrivait que 'dans la phase présente de la mondialisation, il ne fait pas bon être éloigné, il ne fait pas bon être pauvre et il ne fait pas bon être musulman.'5
Mais dans le cadre de cette réalité globale, les gouvernements et les classes dirigeantes islamiques diffèrent grandement dans leur attitude envers les puissances impériales. Cela va de la position de complice empressé de l'impérialisme - comme l'est le plus souvent la dynastie saoudienne - à celle d'opposant inconsistant - comme l'Iran. Dans les deux cas ces classes dirigeantes islamiques, comme toutes les classes dirigeantes du monde, sont les ennemies de la gauche et du mouvement ouvrier. Mais aussi bien dans leur opposition inconsistante à l'impérialisme, qu'elle leur soit imposée par les impérialistes ou qu'elle soit une question de principe, que dans leur hostilité pour la gauche, ces classes dirigeantes islamiques présentent peu de différences avec leurs précurseurs ou contemporains nationalistes. L'hostilité, par exemple, des gouvernements nationalistes arabes envers la gauche ne s'est jamais démentie, de Gamal Abdel Nasser à Saddam Hussein en passant par Bachir El Assad.
Dans ces sociétés, certains mouvements islamistes sont plus cohérents dans leur opposition à l'impérialisme que les Etats islamiques - par exemple le Hamas en Palestine et le Hezbollah au Liban. Dans d'autres cas les courants de gauche sont plus consistants que les gouvernements islamiques ou nationalistes. L'attitude de la gauche socialiste devrait être de dire que 'l'Islam politique' est né de la faillite du courant nationaliste, et qu'il remplit à tous égards le même espace politique que le nationalisme. Il a une relation similaire avec la gauche en ce sens qu'il peut parfois, et dans certaines conditions, être son allié, ou dans d'autres circonstances considérer la gauche et le mouvement ouvrier comme ses ennemis. De telle sorte que la gauche devrait traiter les mouvements islamistes essentiellement comme elle aurait dû, même si elle ne l'a pas souvent fait, traiter le mouvement nationaliste, y compris la gauche nationaliste influencée par les partis communistes. Certains courants islamistes s'opposent à l'impérialisme et sont partisans d'un changement démocratique révolutionnaire dans leur pays. Aussi longtemps qu'ils sont opposés à l'impérialisme et aux classes dirigeantes locales, la gauche devrait collaborer avec eux tout en conservant son indépendance politique et organisationnelle. Elle devrait chercher à renforcer l'indépendance de la résistance spécifique de la classe ouvrière à l'impérialisme et au capitalisme, se positionnant ainsi comme l'aile la plus à gauche du mouvement démocratique et anti-impérialiste. Mais elle doit aussi se préparer à lutter pour une transformation qui ne se limite pas au système politique, mais qui change aussi en profondeur le système économique.
Un seul empire?
Sommes-nous aujourd'hui confrontés à un empire global dans lequel le vieux schéma impérial de rivalité entre grandes puissances est désormais surmonté? Ceci n'est pas, de façon peut-être ironique, une théorie qui circule dans les milieux néoconservateurs mais dans la gauche politique. Ses représentants les plus connus sont Antonio Negri et Michael Hardt, dont le livre Empire développe une 'hypothèse de base selon laquelle la souveraineté a pris une forme nouvelle, composée d'une série d'organismes nationaux et supranationaux unis par une seule logique de pouvoir. La nouvelle forme globale de souveraineté est ce que nous appelons Empire.' Ceci est le résultat de 'la souveraineté déclinante des Etats-nations et (de) leur incapacité à réguler les échanges économiques et culturels.'6
Des notions similaires, peut-être moins abstraites, de l'empire d'après-Guerre Froide sont répandues. Leo Panitch et Sam Gindin, par exemple, proclament que les interpénétrations économiques des Etats-nations par l'investissement étranger direct des multinationales a créé un système unique dirigé par les Etats-Unis, ce qui exclut tout retour aux rivalités impérialistes entre Etats.
… ce qui est en jeu dans la conjoncture présente, ce n'est pas les contradictions entre des bourgeoisies nationales, mais les contradictions de 'l'ensemble de l'impérialisme', impliquant toutes les bourgeoisies qui fonctionnent sous le parapluie impérial américain.7
L'argument est que 'le capital américain étant une force sociale à l'intérieur de chacun des pays européens, le capital local tendait à être "dés-articulé" et n'était plus représenté par une bourgeoisie nationale cohérente et indépendante'.8 Ainsi, 'nous ne pouvons aujourd'hui comprendre l'impérialisme en termes de … compétition donnant à nouveau naissance à une rivalité inter-impériale'.9
Les analyses de Hardt-Negri et Panitch-Gindin partagent une autre similitude: les deux visions de cette structure impériale 'simplifiée' concluent, de façon apparemment radicale, que si les contradictions entre Etats impériaux ont été sublimées dans un empire 'global', dès lors la principale contradiction qui demeure oppose le système dans son ensemble, selon Hardt et Negri, à une 'multitude' déclassée, et, dans le cas de Panitch et Gindin, à la classe ouvrière. Dans la critique à laquelle Panitch et Gindin soumettent Empire, tout en étant en désaccord avec Hardt et Negri sur ce qui constitue l'agent du changement dans le nouvel empire, ils ne combattent pas l'idée que la rivalité inter-impérialiste a cédé la place à un empire, sinon articulé, du moins unique.10
Ainsi, que ce soit dans Empire ou dans l'analyse proposée par Panitch et Gindin, la rivalité inter-étatique a été supprimée mais la lutte entre les masses, quel que soit le contenu qu'on veut bien leur donner, et le système se poursuit. Ce n'est pas là une innovation théorique mineure, et ses conséquences vont beaucoup plus loin que leurs auteurs ne semblent s'en rendre compte.
Il pourrait peut-être y avoir deux raisons pour croire à l'atténuation de la rivalité inter-étatique. On pourrait prétendre que la mondialisation, la montée des multinationales et la gestion du marché mondial par le FMI et des corps semblables ont tellement diminué la compétition économique qu'on ne retrouve plus son reflet dans la compétition entre Etats. Mais si nous vivons véritablement dans 'l'économie dirigée' dont rêvaient les économistes libéraux dans les années 1960, alors l'absence de concurrence économique doit nécessairement affecter la lutte des classes et saper toute possibilité de résistance au système. Tant il est vrai que c'est la concurrence entre des unités de capital qui produit au sein de chacune d'elle la pression des employeurs à tirer les salaires vers le bas, à allonger la journée de labeur, intensifier le travail, discipliner les salariés et briser les syndicats. En d'autres termes, s'il n'y a pas de compétition entre unités de capital le moteur de la lutte des classes est supprimé. Même chose pour la tendance compétitive du système à l'auto-expansion. Un empire sans concurrence économique serait un empire stagnant. Or, comme Marx a résumé la question, 'le capital ne peut exister que sous la forme de capitaux multiples'. Nier cela consisterait à voir le système comme une horloge sans ressort.
En réalité, loin d'abolir d'une manière ou d'une autre la concurrence entre unités de capital, la mondialisation l'exacerbe à l'échelle globale. Mais peut-être n'est-il pas de l'intention de ces théoriciens de dénier la continuité de la compétition économique. C'est en tous cas ce qui semble être l'attitude de Panitch et Gindin, qui n'ont pas emprunté le chemin post-marxiste, post-moderniste de Hardt et Negri. Mais si la concurrence économique continue à faire rage sans désemparer, ce que l'on nous demande de croire c'est que cette compétition entre les géants du monde économique ne s'exprimera jamais sous la forme d'une rivalité entre Etats, ce qui revient à penser qu'il y a une dissociation profonde entre la politique et l'économie.
Dans le premier cas, nous sommes en présence d'un modèle orwellien de société dans lequel un empire mondial fait face à une masse atomisée de plébéiens; ou, dans le second cas, nous avons un modèle althussérien dans lequel l'Etat est radicalement divorcé de la concurrence économique qui fait rage à ses pieds. Si le premier cas est correct, nous devons souhaiter que les opprimés accomplissent des actions de résistance nouvelles et créatives, mais il n'y a pas de véritable raison pour que la société génère une telle opposition. Si le deuxième cas est vrai, une telle résistance est le fruit de raisons économiques, mais elle fait face à une classe dirigeante unique et monolithique qui ne comporte pas de contradictions entre ses éléments constitutifs. Dans les deux cas, le radicalisme apparent se transforme en rêve utopique de résistance.
L'incohérence théorique de ces vues dérive du fait qu'elles ne décrivent pas le monde avec exactitude. Elles sous-estiment radicalement l'importance de l'Etat-nation. Comme nous l'avons vu au second chapitre, le capital multinational demeure étroitement lié aux Etats-nations et il n'existe pas d'autre institution capable de remplir leurs fonctions sociales et de police intérieure, ou leur rôle militaire à l'étranger pour le compte du capital. La mondialisation a pu imposer moins de nationalisations, mais elle n'a pas exigé moins d'intervention de l'Etat dans un sens plus général. Comme le note Ellen Meiksins Wood,
Le point critique de 'l'internationalisation' de l'Etat est que l'Etat-nation est utile au capital global mais pas au point d'être incapable de 'réguler les échanges économiques et culturels'. Au contraire, il est utile précisément parce qu'il peut intervenir dans l'économie globale et qu'il reste, en réalité, le moyen d'intervention unique le plus efficace.11
Et parce que les Etats ont cette capacité, et parce qu'ils sont des entités géographiquement limitées dans lesquelles agissent à la fois les capitalistes qui leur sont les plus proches aussi bien que les classes exploitées locales, ils l'exercent d'une manière qui contredit d'autres Etats. Le résultat est que 'la forme politique de la mondialisation… n'est pas un Etat global ou une souveraineté globale, mais un système global de multiples Etats et de souverainetés locales, structurés en une relation complexe de domination et de subordination'.12
Dans un tel système la rivalité impériale est centrale. Il n'est sans doute pas dénué d'intérêt de déterminer entre quels Etats la rivalité se manifeste, le degré de cette rivalité, l'échelle de temps dans laquelle elle se déroule, ou si des périodes de rivalité anciennes, comme celle qui a précédé la Première Guerre mondiale, peuvent fournir des analogies précieuses. Mais il n'est pas utile de déclarer qu'une telle rivalité n'est plus une caractéristique de la période en cours parce que ce n'est à l'évidence pas le cas. En réalité, le point que l'analyse présentée dans ce livre s'est efforcé de démontrer c'est que la rivalité inter-étatique est aujourd'hui plus virulente, et a pour résultat plus de guerres, que la période de relative stabilité de l'impérialisme de la Guerre Froide.13
Le fait que cette situation n'a pas encore abouti à une affrontement entre grandes puissances ne devrait pas nous surprendre. De tels conflits prennent de nombreuses années pour mûrir, et le nouvel impérialisme est encore en train d'émerger de la chrysalide de la Guerre Froide. Au moment présent, les Etats-Unis ont mené à bien l'opération consistant à discipliner d'autres grandes puissances par 'l'effet démonstratif' de l'humiliation de puissances mineures dans les Balkans, en Afghanistan et au Moyen Orient - que la Chine, la Russie, la France, l'Allemagne ou autres soient contentes ou pas. Il est incontestable que telle était l'intention des Etats-Unis, comme cela a été affirmé encore et encore dans des documents officiels et officieux, dans des déclarations et des discours. Croire que cela sera indéfiniment accepté sans broncher par les autres Etats impérialistes comme étant le 'meilleur intérêt' du système global ne pourrait être soutenu que si un 'comité global de direction des affaires communes de la classe capitaliste' remplaçait un système d'Etats-nations en compétition les uns avec les autres. Le capital n'existerait dès lors plus comme capitaux multiples. Ce ne serait plus, par conséquent, le capitalisme, mais une forme nouvelle de société d'oppression.
Ceci, malgré toute la rhétorique d'Empire, ne correspond pas à la réalité. Une projection bien plus réaliste a été faite par Larry Elliott, le rédacteur économique du Guardian. Se faisant l'écho d'une étude de PricewaterhouseCoopers, il suggère que la taille combinée des économies chinoise, russe, indienne, indonésienne, mexicaine et turque sera au moins 25% plus importante, et peut-être 75% plus grande, que celle des économies du G7 en 2050. Faisant usage de calculs de parité du pouvoir d'achat qui considèrent qu'un dollar achète plus en Chine qu'aux Etats-Unis, l'économie chinoise fait déjà 75% de la taille de celle des Etats-Unis et pourrait avoir une fois et demie sa taille au milieu du siècle. Même sans utiliser ces calculs, l'économie chinoise fait déjà 18% de la taille de celles des Etats-Unis et sera virtuellement la même en 2050, selon PricewaterhouseCoopers.
De tels changements dans la puissance économique se produisent rarement sans engager la capacité militaire des Etats. 'L'histoire suggère que des changements dans l'équilibre du pouvoir provoquent des mutations géopolitiques - comme on le voit dans la période qui va de 1890 à 1945 - quand les nouveaux gosses du quartier font jouer leurs muscles et que la vieille garde essaie de maintenir le statu quo. Les Etats-Unis sont déjà perplexes face à la puissance économique croissante de la Chine… Le décor est campé pour une période de tension entre le chien dominant et son rival asiatique.'14
Il ne s'agit pas ici de nier 'l'internationalisation de l'Etat' ou le degré auquel l'Etat néolibéral se considère lui-même comme le serviteur des multinationales. Ces deux questions ont déjà été abordées dans ce travail. Ce qui est clair, c'est que si cette observation est portée trop loin, elle dissimule soit la continuité de l'existence indépendante de l'Etat, soit la continuité de la concurrence entre capitaux, et, ce faisant, elle nous empêche de comprendre que l'instabilité du système réside précisément dans le rapport dialectique entre la nature compétitive au niveau international du système économique et la nature indispensable, mais nécessairement limitée au plan national, de l'Etat capitaliste. Aussi bien Hardt et Negri que Panitch et Gindin ont perdu de vue le fait que c'est la férocité renouvelée de la compétition internationale entre multinationales qui propulse les extensions militaires des Etats-nations dans le vide créé par la fin de la Guerre Froide.
Qui résiste?
Depuis presque aussi longtemps qu'il y a une classe ouvrière, des théoriciens sociaux ont proclamé sa disparition ou son incapacité à changer la société. Jusqu'à présent ces prétentions se sont avérées non fondées, mais cela ne décourage pas de nouveaux auteurs désireux de s'ajouter à la liste. Hardt et Negri sont parmi les plus connus. Dans Multitude, le deuxième épisode d'Empire, ils affirment avec insistance que la classe ouvrière n'a pas une importance particulière comme agent du changement social et que la place a été prise par la 'multitude' de ceux qui sont exclus par l'empire.
Hardt et Negri proclament que la multitude doit être distinguée de la définition étroite de la classe ouvrière comme étant simplement le prolétariat industriel. Dans la mesure où c'est là une position que l'on trouve plus souvent dans les caricatures anti-marxistes sommaires de la gauche plutôt que dans le discours de la gauche elle-même, nous n'avons pas besoin de polémiquer avec Hardt et Negri sur cette question. Pour pratiquement tous les socialistes, marxistes ou autres, la classe ouvrière inclut les salariés des services, des arts, les travailleurs 'cérébraux', et ainsi de suite. En fait, pour les marxistes, la classe laborieuse comprend tous ceux qui doivent gagner un salaire parce qu'ils n'ont pas d'autre moyen de subsister que de vendre leur force de travail. Mais Hardt et Negri persistent à distinguer la multitude y compris de cette définition plus large de la classe ouvrière sous prétexte qu'elle n'intègre pas 'les travailleurs domestiques pauvres non payés, et tous ceux qui ne perçoivent pas un salaire. La multitude, par contraste, est un concept ouvert, inclusif'.15 Voilà une étrange affirmation lorsqu'on sait qu'il y a une grande quantité de littérature marxiste, à commencer par le livre d'Engels L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, qui démontre que ceux qui dépendent des salaires des travailleurs, comme les travailleurs à domicile, appartiennent, même s'ils ne touchent pas un salaire eux-mêmes, à la classe ouvrière.
Il n'est pas facile de voir l'intérêt de remplacer une définition des classes concrète et spécifique par une généralité abstraite et ambiguë - sauf que cela donne à Hardt et Negri une justification sociologique pour introduire une notion entièrement subjective de l'agent du changement social. Pour eux, la multitude doit se définir elle-même dans la mesure où elle n'a pas de définition économique objective: 'la multitude doit découvrir le commun qui lui permet de communiquer et d'agir ensemble. Le commun que nous partageons, en fait, n'est pas tant découvert que produit.'16
Nous sommes là en présence d'une construction théorique remarquablement dénuée de nécessité. La classe ouvrière n'est pas, quelle qu'en soit la définition, plus petite à l'échelle mondiale qu'auparavant mais plus nombreuse. L'industrialisation de la Chine, et la montée des troubles sociaux qui l'accompagne, devrait à elle seule suffire à souligner ce point. Mais en tout état de cause les statistiques établissent cela sans qu'il y ait l'ombre d'un doute. Globalement, la classe ouvrière compte deux milliards d'individus, avec peut-être deux autres milliards de semi-prolétaires pauvres autour d'elle. L'urbanisation, un indice de la croissance de la classe ouvrière, a progressé dans toutes les parties du monde. Sur la planète terre, la proportion de ceux qui vivent dans des villes est passée de 37 à 45% entre 1970 et 1995. Dans les pays en développement elle est passée de 25 à 37%, et dans les pays les moins développés elle est passée, au cours de la même période de 13 à 23%.17
Aux Etats-Unis, il y a aujourd'hui quelque 31 millions d'ouvriers dans l'industrie, à comparer avec les 10 millions de 1900 et les 26 millions de 1971. Dans certaines économies avancées, comme le France, l'Italie et l'Allemagne, les politiques sociales néolibérales se heurtent à une opposition syndicale continue depuis les années 1990. Et même dans les pays, comme les Etats-Unis et la Grande Bretagne, où les défaites subies par les travailleurs dans les années 1980 n'ont pas été récupérées, il n'y a aucune réalité objective ou sociologique permettant de proclamer que la classe ouvrière n'est pas la classe exploitée centrale de la société contemporaine. En réalité, en termes de conscience, on trouve aujourd'hui plus de sujets, dans les enquêtes d'opinion, qui se définissent comme appartenant à la classe ouvrière que dans les années 1970.18
La redéfinition de la classe ouvrière, par les soins de Hardt et Negri, comme multitude ressemble plutôt à une généralisation superficielle, basée sur le fait que dans certains pays avancés le rejet populaire du néolibéralisme a pris une forme dans laquelle la composante spécifiquement ouvrière n'est pas pour l'instant aussi forte qu'elle l'était dans la dernière période d'essor des luttes des années 1970. Elle leur sert aussi de prétexte pour rejeter 'les formes centralisées de dictature et de commandement révolutionnaires' en faveur 'd'organisations en réseau qui déplacent l'autorité dans des relations collaboratives'.19
Le diagnostic général d'Empire et de Multitude, c'est qu'il n'y a plus lieu de considérer la polarité du monde moderne comme opposant une classe dirigeante capitaliste et impérialiste hautement centralisée à la classe ouvrière, mais comme se situant entre la puissance dispersée de l'empire et la démocratie auto-définie de la multitude. Si tant est qu'une telle attitude puisse produire une conclusion pratique en termes d'organisation, elle a tenté de le faire dans le mouvement autonome italien dont sont issus Hardt et Negri, et qui a connu une résurgence ces dernières années. Son moment de vérité le plus récent est venu en 2001 à Gênes lors des manifestations contre la réunion du G8. Comme l'a noté Alex Callinicos, ce jour-là, l'Etat italien, ne comprenant pas que son pouvoir était dispersé 'partout et nulle part', a paru possédé par l'idée qu'il se concentrait sous la forme des carabiniers.20 Les réseaux informels des autonomistes ont été impuissants à empêcher le meurtre de Carlo Giuliani, ou le matraquage sanglant et l'emprisonnement de centaines d'autres manifestants. C'est la mobilisation de masse du jour suivant, qu'il y a lieu d'attribuer à un degré important à la position prise par Rifondazione Comunista, qui a transformé les protestations, de la déroute où elles avaient sombré, en un superbe festival de résistance.
Il y a une importante leçon à tirer de cette expérience. Une résistance réussie dépend d'une appréciation exacte des forces et des faiblesses du système aussi bien que de ceux qui s'y opposent. Ni la 'gauche belliciste' qui avait pris l'argument de 'l'impérialisme démocratique' ou celui du 'choc des civilisations' pour argent comptant, ni ceux qui, à gauche, reflétaient le triomphalisme des dirigeants de la 'superpuissance unique', ne se sont montrés capables de proposer une évaluation à peu près viable du rapport des forces tel qu'il s'est manifesté ces dernières années.
Conclusion
Le système capitaliste contemporain demeure un système dans lequel la concurrence économique donne naissance à une compétition militaire entre Etats. Ni la mondialisation ni le nouvel ordre impérial n'ont suffisamment transformé sa nature pour que les oppositions entre grandes compagnies et entre Etats puissent être supprimées. Il ne s'est pas davantage transformé en un système qui peut régler les conflits sans recours à la violence. Il est peu probable, dans l'avenir, que cette violence reste confinée à la périphérie des centres métropolitains du système.
Les gens qui travaillent et les pauvres n'ont pas été, à l'échelle mondiale, remplacés par une 'multitude' au contenu social improbable, pas plus qu'ils n'ont perdu la capacité de résister au système. Les problèmes auxquels ils sont confrontés dans l'exercice de cette capacité n'ont rien à voir avec de prétendues mutations dans leur profil sociologique ou économique. Ils proviennent des contours de la lutte des classes dans les 25 dernières années, de la clarté théorique et de la vigueur organisationnelle de la gauche. C'est à certaines de ces questions que le chapitre final sera consacré.
NOTES
1 Financial Times, 'The US is Going Cold on Arab Democracy', 15 février 2006.
2 S Huntington, The Clash of Civilisations and the Remaking of the World Order (Londres, 1997), pp.255-258.
3 Samir Amin, par exemple, dans un discours à la conférence des Journées Socialistes du Caire, le 15 février 2005, a prétendu que la Fraternité Musulmane d'Egypte fait partie de la classe dirigeante.
4 S Huntington, op. cit., p.258.
5 A Beattie, 'Global Pain Hits Poor, Distant and the Islamic', Financial Times, 15 mars 2006, p.15.
6 A Negri et M Hardt, Empire, cité in E Meiksins Wood, 'A Manifesto for Global Capital' in G Balakrishnan (ed) Debating Empire (Londres, 2003), p.64.
7 L Panitch et S Gindin, 'Global Capitalism and American Empire' in Socialist Register 2004 (Londres, 2003), p.32.
8 Ibid., p.19.
9 Ibid., p.23.
10 L Panitch et S Gindin, 'Gems and Baubles in Empire', in G Balakrishnan (ed), op. cit., p.52-60.
11 E Meiksins Wood, 'A Manifesto for Global Capital' in G Balakrishnan (ed), op. cit., p.65.
12 Ibid., p.69.
13 Pour une excellente critique de Panitch et Gindin sur ces points voir A Callinicos, 'Imperialism and Global Political Economy' in International Socialism 108, automne 2005, pp.109-127.
14 L Elliott, 'World Gears up for Tension as Emerging Nations Threaten to Put G7 Countries in the Back Seat', The Guardian, 6 mars 2006, P.30.
15 M Hardt et A Negri, Multitude (Londres, 2004), p.xiv.
16 Ibid., p.xv.
17 Voir C Harman, 'The Workers of the World' in International Socialism 96, automne 2002, pp.6-9.
18 Voir par exemple B Deer, 'Still Struggling After All These Years', New Stateman, 24 août 1996, pp.12-14. Cela montre, entre autres choses, que dans les sondages Gallup réalisés depuis 1961 le pourcentage de ceux qui pensent qu'il y a une lutte des classes en Grande Bretagne est passé de 56% à 76% en 1996;
19 M Hardt et A Negri, op. cit., p.xvi.
20 A Callinicos, 'Toni Negri in Perspective', in G Balakrishnan (ed), op. cit., p.121-143.