John Rees - Impérialisme et résistance (7)

Impérialisme et résistance

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John Rees

7 Résister à l'impérialisme

Sommaire




La montée du nouvel impérialisme a suscité un anti-impérialisme nouveau. A partir des manifestations anticapitalistes de Seattle en 1999, le paysage politique tout entier a été transformé par l'apparition d'un mouvement mondial contre la globalisation et contre la guerre. Le 15 février 2003 a constitué son point culminant à ce jour. Ce jour-là, des manifestations simultanées contre la guerre en Irak imminente ont eu lieu dans 600 villes sur tous les continents. Il ne fait aucun doute que ces défilés constituaient la plus grande journée historique de protestation politique coordonnée à l'échelle mondiale. Beaucoup d'entre eux étaient, comme la manifestation de Londres, la plus importante démonstration politique de l'histoire du pays.1 Dans les trois premiers mois de 2003, selon l'étude d'un sociologue français, 36 millions de personnes ont participé à des manifestations antiguerre sur la planète.2

Cela dit, le 15 février ne constitue pas un moment unique de protestation, mais fait partie d'un mouvement de radicalisation plus long et continu. Ses précurseurs étaient la longue lignée des énormes protestations contre la mondialisation qui ont suivi Seattle - Prague, Nice, Göteborg, Gênes et Florence. Et il a été suivi par les grandes manifestations antiguerre pendant et depuis l'invasion de l'Irak, y compris celles de Turquie, de Londres lors de la visite de George Bush en novembre 2003 et de New York en opposition à la convention du Parti Républicain à l'automne 2004, la plus grande de toutes les manifestations antiguerre aux Etats-Unis. Et au milieu de tout cela des dizaines de milliers d'activistes ont participé aux trois Forums Sociaux européens, à Florence en 2002, à Paris en 2003 et à Londres en 2004, pendant que plus de 100.000 personnes assistaient à chacun des cinq Forums Sociaux mondiaux à Porto Alegre au Brésil et à Mumbai en Inde.

Ce mouvement s'est développé sous l'impact de trois processus sociaux plus profonds. Le premier était l'offensive néolibérale commencée 25 ans auparavant et qui avait provoqué une aggravation des inégalités, des coupes dans les budgets sociaux, les privatisations, la dérégulation, une augmentation de la puissance des multinationales et une attaque contre les syndicats. La jonction des salariés organisés et des militants écologistes, la fameuse 'alliance des tortues et des routiers' (teamster-turtle alliance) des manifestations de Seattle, était le signe avant-coureur du degré auquel la nature généralisée des attaques des 25 années passées résultait finalement dans une mobilisation unitaire dans de nombreuses régions concernées.

C'était là, en fait, l'aspect unique le plus important du mouvement - sa nature hautement généralisée. Il y avait depuis longtemps un adage à gauche selon lequel la largeur d'un mouvement était inversement proportionnelle à sa profondeur politique. Posées simplement, des questions uniques mobilisent de larges masses, les analyses politiques complexes sont d'un attrait plus limité. Comme disait le vieux marxiste russe Georges Plekhanov, l'agitation est une seule idée exprimée devant un public important, la propagande est une série d'idées politiques présentées à une quantité restreinte d'auditeurs. Le mouvement antimondialisation retournait l'idée reçue comme une chaussette. Le mouvement représentait une critique large du capitalisme libéral, une aspiration à un ensemble de priorités à l'échelle du système résumée par le slogan 'un autre monde est possible'. Pourtant ce mouvement avait la capacité de mobiliser des masses plus importantes que beaucoup de campagnes à thème unique du passé, syndicales ou politiques.

Lorsque le mouvement anti-guerre s'est constitué il a hérité de cette approche. Même si en principe il comportait un thème unique, il représentait en fait une critique large des impératifs économiques et politiques du nouvel impérialisme. Le soutien du big business à la guerre, l'économie de l'industrie pétrolière, l'impact écologique de la guerre, le fonctionnement du complexe militaro-industriel, le sort de la Palestine, l'opposition à l'oppression des Musulmans, les thèmes traditionnels des campagnes antinucléaires, l'histoire du colonialisme occidental, tout cela s'intégrait tout naturellement dans le mouvement antiguerre, approfondissant plutôt que rétrécissant son attrait.

La nature généralisée du mouvement était en premier lieu le résultat de la nature prolongée et généralisée de l'offensive néolibérale et de l'échec des premières tentatives de résistance. Depuis la fin de la période de prospérité d'après-guerre au milieu des années 1970, la vague de privatisation, de dérégulation, de réduction des budgets sociaux et d'attaques contre les syndicats, connaissant un pic dans les années Thatcher-Reagan, avait produit une accumulation de colère à la base de la société. Les répliques syndicales avaient été battues en brèche dans les années 1980. Les réactions électorales qui avaient pris la forme d'une série de victoires social-démocrates dans les années 1990 avaient rapidement généré la déception, les nouveaux gouvernements poursuivant les projets néolibéraux sans grand changement.

Il existait à la fin des années 1990 un vide politique. La situation réclamait une réponse politique radicale mais les campagnes à thème unique traditionnelles, les syndicats et les partis politiques semblaient incapables ou peu désireux de mettre en œuvre le radicalisme que la tâche nécessitait. Un modèle alternatif, de type 'pouvoir au peuple', de protestation s'était développé à l'échelle internationale durant la décennie écoulée mais son usage semblait réservé à la lutte contre les régimes autoritaires comme ceux de l'Europe de l'Est, de l'Afrique du Sud et de l'Indonésie. Mais à partir de 1999, le 'pouvoir au peuple' se dirigeait vers l'ouest.

Le deuxième facteur qui facilitait la montée de ce mouvement était la fin de la Guerre Froide. La chute du Mur de Berlin avait eu sur la gauche un impact contradictoire. Beaucoup de militants, dans le mouvement communiste officiel aussi bien que dans les partis sociaux-démocrates traditionnels, les syndicats et les mouvements de libération nationale du tiers monde influencés par les vues socialistes-étatiques du changement social, ne pouvaient s'empêcher d'être démoralisés par la défaite du 'socialisme réel'. Mais la fin de la vision du socialisme dominée par Moscou apportait aussi une occasion de réunifier la gauche. L'opposition à l'ennemi commun néolibéral était désormais la question qui dominait toutes les autres, et les divergences relatives à la Russie, même si elles restaient importantes, n'étaient plus que d'ordre historique.

Au surplus, la disparition du bloc de l'Est privait la droite d'un argument-massue contre la gauche. Si un mouvement anticapitaliste s'était développé avant 1989, le premier cri de ses opposants aurait été: 'Vous préférez peut-être vivre en Russie?' Après 1989, ce genre d'argument était plutôt meilleur pour la gauche que pour la droite dans la mesure où l'intégration au marché mondial avait provoqué le déclin précipité de l'économie russe. Et avant 1989, un mouvement anticapitaliste aurait très certainement comporté une division en son sein sur la question de savoir si la planification centralisée à la russe était le seul autre monde possible. Après 1989, la ligne de partage, dans la société aussi bien qu'à gauche, se situait entre ceux qui étaient pour et ceux qui étaient contre le capitalisme global.

Le troisième et dernier développement social qui affectait la montée du nouveau mouvement radical était le remodelage de l'ordre impérial après la Guerre Froide. L'opposition à la première Guerre du Golfe était une campagne sérieuse et principielle, qui organisa des meetings impressionnants mais ne dépassa pas les limites des mouvements traditionnels pacifistes et de gauche. L'opposition à la Guerre des Balkans, elle, commença à gagner du terrain avec une série de réunions publiques bien remplies dans tout le pays. Mais l'opposition à la Guerre des Balkans était encore plus importante en ce sens qu'elle rassemblait un noyau d'individus qui seraient central dans l'opposition aux guerres d'Afghanistan et d'Irak. A l'intérieur de ce mouvement, ils développèrent une série d'analyses du nouvel impérialisme et des réponses à lui apporter. De façon cruciale, ces analyses comportaient une appréciation des buts post-Guerre Froide de l'impérialisme américain, une critique des justifications 'impérialistes humanitaires' de la guerre et un examen de l'importance du pétrole et d'autres ressources énergétiques dans les plans de sécurité US.


Les principes fondateurs du mouvement antiguerre


Les attentats sur les tours jumelles et la réaction de l'administration Bush ont transformé la situation. La toute première réunion de la Coalition Stop the War à Londres, la plus grande de ce genre depuis une décennie, a été tenue dans la semaine qui a suivi le 11 septembre. Son succès a prouvé que très tôt les gens étaient tout aussi terrifiés par la réaction des Etats-Unis aux attentats sur les tours jumelles qu'ils avaient été horrifiés par les attentats eux-mêmes. En même temps que le projet impérial américain se développait dans toute son énormité, ce sentiment se transformait en un rejet, à l'échelle de la société, du nouvel impérialisme, approfondissant et élargissant le mouvement anti-mondialisation déjà en train de se développer. Il est important d'examiner les principes fondamentaux sur lesquels ce mouvement sans précédent s'est organisé.


1. L'unité. En dernière analyse, ceux qui s'opposent à des gouvernements ne peuvent le faire qu'avec deux forces fondamentales, leur nombre et leur capacité à organiser. Pour faire un usage efficace de ces deux forces, l'unité est essentielle. La clé de l'unité, c'est d'engager le mouvement vers les buts qui sont essentiels dans toute situation politique donnée et de maximiser les forces en lutte pour ces buts. La Coalition Stop the War s'est engagée dans la question centrale de l'opposition aux attaques de l'Afghanistan et de l'Irak et, par extension, à la 'guerre contre le terrorisme' dont elles faisaient partie. Il n'a adopté que deux autres revendications étroitement associées. La première était la défense des libertés civiles, dans la mesure où il était évident dès le départ que les libertés publiques seraient attaquées au nom de la 'guerre contre le terrorisme'. La seconde était l'opposition à l'hystérie raciste qui ne manquerait pas d'accompagner les préparatifs de guerre.

Autour de ces objectifs pacifistes traditionnels, des membres des partis travailliste, libéral et vert, des syndicalistes, des Musulmans, des socialistes révolutionnaires, des militants altermondialistes, et bien d'autres sans affiliation organisationnelle préalable, pouvaient tous être d'accord et s'organiser. Des tentatives de restreindre la campagne pour qu'elle adopte des objectifs spécifiquement anti-impérialistes, excluant ainsi potentiellement les pacifistes ou ceux simplement hostiles à la guerre pour des raisons personnelles, ou, plus important, ceux qui arrivaient au mouvement et qui n'avaient pas eu l'occasion de devenir anti-impérialistes de principe, furent rejetées.


2. Le mouvement peut être radical et large en même temps. Faire en sorte que le mouvement soit aussi large que possible n'excluait pas une approche radicale. Tout en ne se déclarant pas expressément anti-impérialiste, il comportait un fort courant d'opinion anti-impérialiste, souvent majoritaire. Ce n'était pas seulement une question d'argumentation intellectuelle de la part des anti-impérialistes à l'intérieur de la coalition, même si c'était également décisif. En fait, c'est l'agenda des puissances impériales elles-mêmes, et les réactions instinctives de dizaines de milliers d'activistes, qui a poussé le mouvement dans cette direction. La question palestinienne était importante. Il y avait toujours eu des militants pro-palestiniens dans la Coalition Stop the War, même si la liberté pour la Palestine n'était pas un slogan officiel. Mais la liaison des questions irakienne et palestinienne par Bush et Blair exigeait du mouvement antiguerre qu'il fasse de même. Le massacre de Djénine alimenta la colère des activistes antiguerre et donna un caractère irréfutable aux arguments des militants pro-palestiniens.

On peut voir la même logique à l'œuvre dans l'attitude du mouvement antiguerre à l'égard de l'ONU dans la période préparatoire à l'attaque contre l'Irak. Pour beaucoup d'anti-impérialistes, il y avait lieu de s'opposer à l'invasion de l'Irak qu'il y ait ou non une deuxième résolution de l'ONU la justifiant. Pour beaucoup d'autres dans le mouvement antiguerre, l'ONU était considérée comme garante de la légitimité. Finalement, la manipulation évidente de l'ONU par les Etats-Unis et la Grande Bretagne, combinée avec l'argument anti-impérialiste selon lequel l'ONU n'est pas autre chose que l'instrument des puissances impérialistes, donna la majorité à ceux qui pensaient qu'il fallait s'opposer à la guerre avec ou sans résolution de l'ONU. Cette majorité a tenu pendant l'invasion de l'Irak et continue à s'opposer à l'occupation bien que celle-ci soit désormais sanctionnée par l'ONU.


3. Les grandes puissances sont l'ennemi principal. Une des principales justifications de la guerre avait consisté à dire que les gouvernements et les armées de petits Etats étaient une plus grande menace pour la paix que les armées des grandes puissances et de leurs alliés. Pour le mouvement antiguerre, il était clair dès le début qu'il ne soutenait pas le régime dictatorial irakien, mais il refusait d'accepter la proposition selon laquelle un régime semblable était la principale cause de la nouvelle instabilité du monde au début du 21ème siècle, ou le plus grand danger.

Une grande partie de l'énergie et de l'argumentation du mouvement antiguerre fut consacrée à démontrer que des Etats 'voyous' et 'faillis' ne répandaient pas spontanément le mal dans le système mondial, mais qu'ils étaient largement le produit de la politique antérieure des grandes puissances. La sujétion économique des pays pauvres fut reliée aux politiques économiques néolibérales des 25 années passées, aux actes des grands pays et de leurs agences internationales comme la Banque Mondiale, le FMI et l'OMC.

Le mouvement antiguerre n'était pas davantage prêt à oublier les alliances politiques et militaires conclues par les puissances occidentales avec les talibans aussi bien qu'avec Saddam Hussein. Les militants islamistes avaient été les alliés de choix des Américains dans leur lutte contre la présence russe en Afghanistan pendant la Guerre Froide, et Saddam Hussein avait été armé en tant que rempart à l'influence de la révolution islamique iranienne pendant les années 1980. Si les régimes afghan et irakien étaient les monstres que prétendait l'Occident, celui-ci ne devait s'en prendre qu'à lui-même.


4. L'autodétermination est la clé de la libération. Il n'a jamais été contesté que l'immense majorité du mouvement antiguerre était contre Saddam Hussein. Là où il était en désaccord avec le lobby belliciste, c'était dans son insistance sur le fait que c'était au peuple irakien de se débarrasser de Saddam.

A l'appui de cet argument, le mouvement antiguerre mettait en évidence le fait que les va-t-en-guerre n'étaient favorables à l'action militaire pour éliminer des régimes totalitaires que lorsque cela leur convenait, et non lorsque c'était le désir des peuples opprimés par ces régimes. Il n'avait jamais été question d'action militaire pour supprimer l'apartheid en Afrique du Sud, pas plus qu'il n'est aujourd'hui question d'éliminer les régimes dictatoriaux sévissant en Chine et en Arabie Saoudite. Les régimes afghan et irakien auraient bien pu être aussi dictatoriaux qu'ils le voulaient s'ils n'avaient été assez faibles pour être attaqués sans risques et insuffisamment pro-occidentaux.

L'argument favorable à la guerre qui est peut-être le plus hypocrite est celui qui consiste à dire que les Irakiens étaient trop faibles pour renverser Saddam eux-mêmes. Il est indéniable que la révolte populaire ne peut être convoquée. Elle peut prendre des années de développement social pour apparaître, et des années peuvent être encore nécessaires pour que la lutte aboutisse. Mais rien ne peut la remplacer comme agent du changement démocratique. Lorsque l'armée US envahit, elle prend le pouvoir. Si un soulèvement populaire, même long à se produire, prend le pouvoir, ce seul fait modèle la société qui émerge en conséquence. La chute de l'apartheid, le renversement de Suharto, le mouvement populaire en Serbie ne sont que les exemples les plus récents de cette loi immémoriale. Cela ne signifie pas nécessairement que tous ces mouvements populaires obtiennent tout ce pour quoi ils s'étaient battus. Il n'est pas davantage exact que ces soulèvements ne provoquent aucun intérêt de la part des Etats et des compagnies occidentaux. Mais il est vrai que les problèmes sont réglés de façon prédominante au sein de la population du pays par des forces politiques internes, et que les solutions ne sont pas imposées, à la mode coloniale, par les armées d'autres nations.


Voilà donc quelles étaient les propositions générales qui ont gagné l'assentiment de centaines de milliers d'activistes du mouvement antiguerre, et qui ont été répétées par des millions d'autres dans les discussions et les débats au cours des années qui ont suivi septembre 2001. Le fait qu'il y eût, dans le mouvement général qui en vint à accepter ces arguments, un noyau dur d'anti-impérialistes conséquents a assuré que les forces bellicistes ont éprouvé d'immenses difficultés dans leurs efforts pour le faire dévier de son cap. Les stratagèmes habituels consistant à utiliser le poids des médias, les appels au patriotisme et à la loyauté envers les boys au combat, les dénonciations des activistes comme alliés des 'dictateurs et des terroristes', furent déployés. Mais ils se sont avérés relativement inefficaces du fait de la présence d'un important noyau de militants qui étaient anti-impérialistes en même temps qu'opposés à la guerre.


Qu'est-ce que cela signifie d'être anti-impérialiste?


L'idée anti-impérialiste la plus importante est que la propension à la guerre est endémique dans le système. Les partisans aussi bien que les adversaires du capitalisme admettent que la concurrence est au cœur du système. Mais la compétition entre firmes et sociétés rivales a toujours comporté l'action de l'Etat. De plus, elle a nourri la rivalité et la compétition entre Etats. Une telle compétition implique fréquemment la menace ou l'usage de la force. Il y a ainsi une tendance inévitable à ce qu'un conflit armé se produise. Bien sûr, toute rivalité entre Etats n'implique pas la force, et toute menace ne résulte pas en usage de la force, de même que tous les recours à la force ne sont pas de la même échelle et ne font pas la même quantité de victimes. Cela dit, l'histoire des cent années écoulées à elle seule est trop marquée par les dévastations de la guerre industrielle, avec un nombre de morts jusque-là inimaginable, pour que cette proposition simple ait besoin de preuves à l'appui.

Cette notion élémentaire comporte certaines conséquences d'ordre politique. Elle immunise ceux qui en sont convaincus contre la vision naïve selon laquelle le simple déploiement de bonne volonté et de raison, par l'intermédiaire de dirigeants éclairés ou d'institutions multilatérales, est suffisant pour en finir avec les conflits armés. Les problèmes systémiques requièrent des solutions systémiques. Cette vision détourne ceux qui recherchent les causes de la guerre des facteurs simplement idéologiques, même si ceux-ci ont un rôle propre à considérer dans une explication complète de la guerre, pour les amener à se pencher sur les aspects structurels du système qui sous-tendent la propension au conflit militaire.

Une deuxième notion, également importante pour une vision anti-impérialiste du monde, est que le système s'est développé, et continue à se développer, de manière inégale, distribuant la puissance économique et militaire de façon différenciée entre les Etats en compétition qui constituent le système. Cela signifie qu'il y a au moins deux types de conflits impériaux. Il y a ceux qui impliquent la guerre entre grandes puissances industrielles développées, et ceux qui opposent les grandes puissances à des Etats plus faibles et moins développés. Les Première et Deuxième Guerres mondiales étaient à l'évidence des conflits dans lesquels de grands Etats industrialisés, armés du dernier cri des armements, combattaient des deux côtés. De façon tout aussi évidente, la Guerre du Vietnam, les attaques de l'Afghanistan et de l'Irak étaient des guerres livrées entre des grandes puissances et des Etats incomparablement plus faibles selon tous les indicateurs de la puissance économique et militaire.

Ces deux types de guerres imposent des obligations politiques différentes à ceux qui s'y opposent, en particulier si elles sont livrées dans les pays situés au cœur du système. Examinons d'abord le cas d'un conflit entre puissances impériales. Karl Liebknecht, le grand anti-impérialiste allemand de la Première Guerre mondiale, résumait cette obligation par le slogan: 'l'ennemi principal est à l'intérieur du pays'. A l'aide de ce mot d'ordre, il espérait que ceux qui étaient contre la guerre ne seraient pas emportés par la ferveur patriotique qui balayait alors les pays européens de tous les camps. Le but de Liebknecht était de tracer à nouveau la ligne principale de division dans la société de telle sorte qu'elle ne sépare plus des nations en guerre mais des classes sociales, non pas des nationalités mais les gouvernements et ceux qu'ils prétendaient représenter. Si les allégeances n'étaient pas redéfinies de cette manière, si les gens ne mettaient pas leur opposition à la guerre avant leur loyauté envers leurs gouvernements, il ne pouvait y avoir de résistance efficace à la guerre parce qu'elle serait toujours canalisée vers le patriotisme.

Ceux qui adoptèrent cette approche, Lénine en Russie et John McLean en Grande Bretagne, furent accusés de raisonner faux. Comment, demandaient leurs contradicteurs, est-ce que 'l'ennemi principal' peut-il être 'à l'intérieur' dans tous les pays? Mais c'était précisément là l'argument des radicaux antiguerre. Le gouvernement allemand, le gouvernement russe, les gouvernements anglais et français étaient tous au même titre responsables du conflit. Et si tous les travailleurs, dans chacun de ces Etats, faisaient leur priorité de la défaite du gouvernement de leur pays, alors un véritable internationalisme deviendrait possible. Lénine disait: 'Nous nous rendons compte que pour que la classe ouvrière puisse vaincre tous les voleurs, nous devons commencer la lutte là où nous sommes, dans notre propre pays, en faisant de nos dirigeants notre ennemi principal, sans considération pour les conséquences militaires.'

Le point de vue opposé fut formulé clairement par le fabien Bernard Shaw juste avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale: 'La guerre entre deux pays est une mauvaise chose, mais si une telle guerre se déclenchait, toute tentative de grève générale pour empêcher les gens de défendre leur pays résulterait en une guerre civile qui serait dix fois pire que la guerre entre les deux nations'. Le dirigeant du Parti travailliste Arthur Henderson était 'essentiellement d'accord avec Mr Shaw.'

Les socialistes antiguerre répliquèrent que seuls ceux qui avaient renoncé à l'espoir de voir les travailleurs intervenir dans l'histoire de leur propre société pouvaient prétendre que l'unique résultat possible d'une guerre était la victoire de l'une ou l'autre des deux puissances opposées. Ils proclamaient avec insistance qu'un conflit qui commence entre deux nations ne doit pas nécessairement se terminer de cette façon. Il peut, dans son cours, donner naissance à des luttes entre les gouvernements de nations en guerre et le peuple de ces nations.

Dans la réalité ce fut, bien entendu, la révolution en Russie et en Allemagne qui mit fin à la Première Guerre mondiale. Les pertes en vies de ces deux révolutions ne furent pas, comme Shaw l'avait prédit, pires - et de loin - que celles de la guerre entre nations.

Dans le second type de guerre, entre grandes puissances et Etats subordonnés, l'approche des anti-impérialistes devrait être différente dans des aspects importants. Si les radicaux devaient se borner à reproduire l'attitude adoptée dans des conflits inter-impérialistes comme la Première Guerre mondiale, qui consiste à s'opposer également aux gouvernements des puissances belligérantes, ils traiteraient les Etats impériaux les plus puissants du monde à l'égal des pays les plus faibles et les plus subalternes du monde. Et une telle volonté d'équilibre aboutirait dans la réalité à soutenir les Etats impériaux les plus puissants. Il suffit d'imaginer ce qui se serait passé si pendant la Guerre du Vietnam les manifestants antiguerre avaient protesté de manière égale contre le Front National de Libération vietnamien et contre la machine de guerre américaine.

Si les mouvements ou les Etats anticolonialistes opposés aux grandes puissances remportent la victoire contre celles-ci, c'est tout le système impérial qui se trouve affaibli. C'est vrai y compris si ceux qui dirigent ces luttes ou sont à la tête de ces Etats n'ont pas nécessairement ce but de façon consciente. Lénine disait que la sensibilité politique des dirigeants des petites nations - qu'ils soient nationalistes, intégristes, dictateurs ou démocrates - n'influe pas sur la lutte que les socialistes des grands pays impérialistes mènent contre leurs propres gouvernements en temps de guerre. Il est suffisant que la défaite des grandes puissances impériales fasse avancer la cause des opprimés dans le monde entier pour que les révolutionnaires s'engagent en faveur du principe d'autodétermination pour les petites nations.

Il n'est pas nécessaire, pour adopter une attitude anti-impérialiste, que les socialistes prêtent aux luttes de libération nationale une 'coloration communiste', comme le disait Lénine. Dans les luttes entre les dirigeants despotiques des petites nations et leur propre classe ouvrière, les révolutionnaires savent choisir leur camp. Nous sommes partisans de l'organisation autonome des travailleurs, en particulier parce que nous pensons qu'une telle organisation rend plus efficace la lutte contre l'impérialisme. Prenons l'exemple de l'Irak: l'illégitimité de la dictature de Saddam Hussein a abouti au fait qu'en deux occasions il n'a pas réussi à mener un combat victorieux contre l'impérialisme américain. Pourtant, après la chute de Saddam, la résistance irakienne a mis en œuvre une des luttes de libération nationale les plus déterminées auxquelles les Etats-Unis aient eu à faire face depuis le Vietnam.

Le seul danger, lorsque le mouvement antiguerre adopte cette politique, c'est que la critique des dirigeants des petites nations en arrive au point où aucune distinction n'est faite entre ces derniers et les dirigeants des grandes puissances impériales. Dans chacune des guerres importantes de la décennie écoulée, une section de la gauche s'est mise du côté de l'impérialisme parce qu'elle a mis le signe 'égale' entre des régimes antidémocratiques et autoritaires qui étaient les victimes de l'impérialisme et l'impérialisme lui-même. Pour Fred Halliday, un opposant de toujours à l'impérialisme, l'Irak de Saddam était un régime tellement inacceptable qu'il justifiait l'intervention des plus grandes puissances militaires du monde. Pour Mark Seddon, rédacteur en chef de Tribune, et pour bien d'autres gens de gauche, le régime de Milosevič justifiait la campagne impérialiste de bombardement de la Serbie. Et, comme nous l'avons vu, beaucoup considèrent les talibans comme un régime si uniquement réactionnaire que l'intervention américaine et britannique en Afghanistan était à leurs yeux pleinement justifiée.

Les distinctions logiques les plus élémentaires, à tout le moins, semblent avoir été de peu d'importance dans ces occasions. Par exemple, on n'a pas besoin de soutenir un ou plusieurs de ces régimes - en fait on peut être politiquement opposé à tous - pour rester l'adversaire de l'intervention impérialiste. Le principe de base du droit des nations à disposer d'elles-mêmes nous demande de permettre aux exploités et aux opprimés de ces nations de régler eux-mêmes leurs comptes avec leurs propres tyrans. L'intervention impériale, comme la longue expérience de l'Afrique dans ce domaine nous l'enseigne, n'est d'aucun secours. A l'échelle internationale, la gauche a pu soutenir ces luttes, faisant litière de l'accusation selon laquelle respecter le droit des nations à l'autodétermination ne signifie pas abandonner les populations locales à l'arbitraire de leurs dictateurs.

Ceux qui 'ne peuvent pas attendre' que ce processus d'autodétermination se mette en route démontrent une impatience paternaliste vis-à-vis de l'échelle de temps dans laquelle un peuple opprimé construit un mouvement pour changer la société, et une réticence à fournir une solidarité dans des termes que ce mouvement juge acceptables. Dans le pire des cas, c'est une excuse pour soutenir l'intervention impérialiste - et les gouvernements impériaux n'ont pas manqué de l'utiliser quand ils le pouvaient.

Le problème avec cette approche, ce n'est pas que ceux qui libèrent ont tendance à diriger ensuite, comme nous l'avons dit, mais que le renforcement de l'impérialisme dans une région du système a pour conséquence que ceux qui luttent pour leur libération partout ailleurs font face à un ennemi plus sûr de lui-même. Ainsi, même si nous acceptions l'argument selon lequel la 'libération' en Irak pouvait être l'œuvre des militaires américains, son impact négatif serait ressenti partout, du Venezuela à la Syrie.

Le progrès social est le résultat de l'autodétermination ou il n'est rien. C'était le même processus qui était à l'œuvre lorsque les grandes puissances sont devenues les Etats indépendants modernes. Aux Etats-Unis, c'est le long voyage du peuple américain à travers la Guerre d'Indépendance et la Guerre de Sécession. Eu Europe, ce sont des décennies d'un long processus de révolution et de développement politique interne qui ont produit les droits démocratiques dont nous jouissons aujourd'hui. A ces époques, les peuples américain et européen ont bénéficié de solidarités extérieures, de Tom Payne à Karl Marx, des ouvriers des filatures du Lancashire qui ont soutenu l'Union pendant la Guerre de Sécession aux ouvriers de Liverpool qui ont reçu Garibaldi comme un des leurs.

Cette solidarité devait être apportée d'une manière dont décidaient ceux qui luttaient pour leur propre libération ou qui était acceptable pour eux. Ainsi, dans un exemple plus récent, le mouvement anti-apartheid international agissait de concert avec l'ANC. De la même manière, le mouvement de solidarité avec la Palestine agit dans un cadre commun avec les groupes de libération palestiniens.

La solidarité vient de la base. Elle prend essentiellement la forme d'une action unie entre organisations non-gouvernementales. Elle n'exclut pas l'action des Etats comme le boycott des marchandises ou le refus des ventes d'armes. Mais ces actions viennent du mouvement et non de l'initiative indépendante d'élites gouvernementales ou commerciales agissant pour leur propre compte.


La gauche, les 'Etats voyous' et l'impérialisme


L'opposition aux 'dictateurs' a peu de chances de devenir sans objet à la fois parce que l'idéologie impériale américaine est à l'heure actuelle extrêmement soucieuse de 'répandre la démocratie' et parce que de tels régimes ont de grandes chances de se multiplier en nombre. Le modèle capitaliste étatique de développement est bien moins répandu. Les luttes anticoloniales ont donné naissance à de nouvelles classes dirigeantes qui se taillent leur propre part du système mondial en passant des accords avec les grandes puissances. De tels arrangements ne constituent pas, bien sûr, une garantie que l'allié d'aujourd'hui d'une grande puissance ne sera pas sa victime demain - comme Saddam Hussein, Slobodan Milosevič et Mollah Omar pourraient en témoigner. Ce que cela illustre, c'est que nous ne pouvons subordonner notre opposition à l'impérialisme au comportement, présent ou passé, du régime qu'il attaque.

C'était plus clairement compris dans la période qui a précédé la montée du stalinisme, du moins dans la gauche révolutionnaire. Ecrivant au début des années 1920, Georg Lukács a commenté le fait qu'au 19ème siècle 'les mouvements pour l'unité de l'Allemagne et de l'Italie étaient les dernières luttes objectivement révolutionnaires' de libération nationale. La différence avec les luttes de libération nationale d'aujourd'hui, observait Lukács, est qu'elles ne sont


plus de simples luttes contre leur propre féodalisme et leur absolutisme féodal - c'est-à-dire progressives d'une façon seulement implicite - parce qu'elles subissent les contraintes du contexte de rivalité impériale entre les puissances du monde. Leur signification historique, leur évaluation, dépend par conséquent du rôle concret qu'elles jouent dans la totalité concrète.3


Il s'ensuit que


Les forces qui œuvrent aujourd'hui dans le sens de la révolution peuvent très bien opérer demain en sens inverse. Et il est vital de noter que ces changements… sont déterminés de façon décisive par les relations constamment changeantes entre la totalité de la situation historique et les forces sociales à l'œuvre. De telle sorte que ce n'est pas un grand paradoxe que d'affirmer, par exemple, que Kemal Pacha peut représenter une constellation révolutionnaire de forces dans certaines circonstances en même temps qu'un grand parti 'ouvrier' peut être contre-révolutionnaire.4


Lukács généralise à partir de positions développées par Lénine pendant la Première Guerre mondiale. Lénine, par exemple, était conscient des déficiences de la bourgeoisie nationale des pays opprimés:


Il n'est pas rare… que nous voyions la bourgeoisie des nations opprimées parler de révolte nationale, en même temps que dans la pratique elle entretient des contacts réactionnaires avec la bourgeoisie des pays oppresseurs derrière le dos, et contre les intérêts, de son propre peuple. Dans des cas pareils la critique des marxistes révolutionnaires devrait être dirigée non pas contre le mouvement national, mais contre sa dégradation, sa déchéance, contre la tendance à le réduire à une dispute sordide.5


Par conséquent, Lénine était fermement opposé à ceux qui, à gauche, refusaient ou conditionnaient leur opposition à l'impérialisme au prétexte que ceux qui faisaient face à l'impérialisme n'avaient pas des idées progressives:


Croire que la révolution sociale soit concevable… sans explosions révolutionnaires d’une partie de la petite bourgeoisie avec tous ses préjugés, sans mouvement des masses prolétariennes et semi-prolétariennes politiquement inconscientes… c’est répudier la révolution sociale… (qui) ne peut être autre chose que l’explosion de la lutte de masse des opprimés et des mécontents de toute espèce… Inévitablement… ils apporteront au mouvement leurs préjugés, leurs fantaisies réactionnaires, leurs faiblesses et leurs erreurs. Mais objectivement ils s’attaqueront au capital

La dialectique de l’histoire fait que les petites nations, impuissantes en tant que facteur indépendant dans la lutte contre l’impérialisme, jouent le rôle d’un des ferments, d’un des bacilles, qui favorisent l’entrée en scène de la force véritablement capable de lutter contre l’impérialisme, à savoir : le prolétariat socialiste.6


Nous ne vivons pas à l’époque de la Révolution Russe, mais il est toujours vrai que le fait que nous nous opposions ou non à l’impérialisme est déterminé par la totalité des relations dans le système à chaque moment donné, et non pas seulement par le caractère interne des régimes qui se retrouvent, même de façon contingente et inefficacement, opposés à l’impérialisme.


Impérialisme, anti-impérialisme et socialisme


L’impérialisme est un système qui évolue. Depuis l’aurore du capitalisme, l’expansion internationale était inscrite dans sa structure. L’union avec l’Ecosse et la colonisation de l’Irlande ont formé l’un des premiers Etats capitalistes, la Grande Bretagne. Les deux événements ont été modelés de façon décisive par la révolution du 17ème siècle. Et l’une des premières guerres post-révolutionnaires de la Grande Bretagne l’a opposée au deuxième plus important Etat capitaliste de l’époque, la République Hollandaise. Les Etats capitalistes naissants et les empires pré-capitalistes déclinants luttèrent pour dominer l’Amérique, l’Afrique, l’Asie et l’Extrême Orient. Pendant deux siècles, les Anglais, les Hollandais, les Français, les Allemands, les Italiens et d’autres puissances se sont battus pour conquérir le globe et soumettre les populations indigènes et les puissances secondaires.

L’apogée fut atteinte au 20ème siècle, qui vit des puissances totalement capitalistes s’affronter dans deux guerres mondiales, et de façon répétée dans d’innombrables conflits coloniaux. Depuis la Deuxième Guerre mondiale la plupart des colonies ont obtenu leur indépendance formelle. Des oppresseurs sont venus et repartis, ont livré leur bataille, et se sont intégrés au système international de subordination relative des Etats. Ce processus a commencé avec les colonies américaines dans les années 1770 et s’est poursuivi par la libération de l’Irlande et de l’Inde, entre autres, au cours du 20ème siècle. Cela ne signifie pas pour autant que la question nationale a disparu – mais qu’elle a, comme l’impérialisme lui-même, évolué vers de nouvelles formes. Les classes dirigeantes indigènes qui ont pris la place de leurs seigneurs coloniaux ont souvent combattu pour se débarrasser de nouvelles forces nationalistes à l’intérieur de leurs frontières souvent artificielles. C’est ainsi, par exemple, que la classe dirigeante post-coloniale indonésienne s’est employée à soumettre les Est-Timorais. En même temps, ces nouveaux dirigeants ont lutté contre la force économique et militaire omniprésente des grandes puissances. Ce qui nous ramène à la nécessité, soulignée par Lukács, d’évaluer chaque lutte anti-impérialiste du point de vue de l’alignement total des forces dans le système impérialiste.

Il existe cependant une position sociale consistante à partir de laquelle cette évaluation peut être opérée. En même temps que leurs dirigeants ou prétendus tels se contorsionnent entre le colonialisme et l’indépendance, la soumission et la guerre, le protectionnisme et le libre-échange, le pouvoir incontournable de l’économie mondiale et le poids des grands Etats pèsent sur les travailleurs et les paysans de ces sociétés. C’est là que nous trouvons la grande force constante opposée au système impérial tout au long de son évolution. Quelle que soit la variabilité de ses formes – de l’accumulation primitive par le commerce des esclaves, en passant par les premières colonies, aux grandes guerres impérialistes du 20ème siècle – ces classes ont été en opposition constante au système. Il est certain que leur lutte n’a pas toujours été victorieuse. Elle est souvent restée latente pendant de longues périodes, mais elle s’est, malgré tout, manifestée encore et encore en affrontant à la fois les puissances impériales et le système capitaliste qui leur avait donné naissance.

Karl Marx a démontré une donnée essentielle : quel que soit le point auquel la propagation des rapports capitalistes peut transformer la structure économique de ce que nous appelons aujourd’hui le tiers monde, quel que soit le nombre des nations qui accèdent à l’indépendance, la tâche fondamentale de la libération humaine repose toujours sur les travailleurs. Il écrivait à propos de la domination anglaise en Inde :


Tout ce que la bourgeoisie anglaise peut être contrainte de faire n’émancipera pas plus qu’elle n’améliorera la condition sociale de la masse du peuple, ce qui dépend non seulement du développement des forces productives, mais de leur appropriation par le peuple. Mais ce qu’elle ne manquera pas de faire est d’en poser les bases matérielles. La bourgeoisie a-t-elle jamais fait davantage? A-t-elle jamais réalisé un progrès sans traîner les individus et les peuples dans le sang et dans la boue, dans la misère et la déchéance?

Les Indiens ne récolteront les fruits des nouveaux éléments de société répandus parmi eux par la bourgeoisie britannique tant qu’en Grande Bretagne même les classes aujourd’hui dominantes n’auront pas été remplacées par le prolétariat industriel, ou tant que les Hindous eux-mêmes ne seront pas devenus suffisamment forts pour secouer le joug anglais.7


Les Britanniques ont finalement été chassés des Indes, mais la tâche fondamentale dont parlait Marx demeure inachevée. Depuis l’époque de Marx, la classe ouvrière, aussi bien en Inde qu’ailleurs dans le tiers monde, s’est développée au point de se rendre capable de jouer un rôle beaucoup plus important face aux héritiers de la domination impériale, que ce soit la bourgeoisie indigène ou des puissances étrangères nouvelles. La croissance de la classe ouvrière internationale a été cependant un processus lent. C’est seulement aujourd’hui que les travailleurs salariés sont peut-être la majorité des opprimés et des exploités du monde. Diverses formes de coercition ‘extra-économique’ sur les travailleurs ont été employées par le système jusqu’au 20ème siècle. Dans les économies les moins industrialisées, la classe ouvrière est davantage différenciée qu’ailleurs en couches agricoles et semi-prolétariennes. Et les paysans constituent toujours aujourd’hui une vaste proportion des exploités et des opprimés du monde. Malgré tout cela, comme le montre une importante étude, 'en même temps que l’ère coloniale a laissé la place au post-colonialisme après la Deuxième Guerre mondiale, la division traditionnelle du travail a commencé à changer. Un développement industriel substantiel, même s’il est inégal, a commencé dans de nombreuses régions du tiers monde, ce qui a modifié de façon significative les conditions sociales et économiques des travailleurs'.8 C’est une nouvelle division internationale du travail qui a


restructuré fondamentalement les rapports de production dans le tiers monde, avec l’émergence d’un secteur manufacturier orienté vers le marché mondial. Les 'usines du marché mondial' ont mis en place une surexploitation de leurs salariés essentiellement féminins, mais ont créé les conditions de l’apparition d’une confrontation 'classique' entre le capital et le travail.9


Nous avons vu ce processus économique à long terme de formation des classes commencer à s’exprimer, même si c’est de façon inégale, sous forme de conscience et d’organisation de classe. Si nous pensons aux syndicats dans des pays aussi distants que l’Afrique du Sud, la Corée du Sud, le Brésil et l’Indonésie, nous voyons qu’il existe des possibilités. Et en tant que partie intégrante de ce processus d'organisation de classe, une conscience politique et des organisations politiques, parfois ouvertement socialistes, ont commencé à se construire.


Conclusion


La résistance à l'impérialisme et au capitalisme n'est d'aucune manière homogène. Même parmi les socialistes, il existe les alternatives réformiste et révolutionnaire. Et le socialisme, quelle que soit la façon dont on le définit, n'est aucunement le seul, ni même le plus important ensemble d'idées rivalisant pour exprimer la résistance au système. Les idées nationalistes et islamistes, pour ne mentionner que deux des tendances les plus connues, commandent le soutien de millions de travailleurs, de paysans et de pauvres dans le monde entier.

Malgré tout, les socialistes ont la meilleure occasion depuis des générations de construire un soutien à leurs opinions. La mondialisation a créé une classe ouvrière internationale plus importante qu'à aucune époque de l'histoire du capitalisme. Mais elle n'a pas réussi à créer un système capable d'offrir à tous des moyens d'existence acceptables, ni même, dans de nombreuses régions du monde, la simple survie de millions de travailleurs. Une des conséquences de cet état de chose est une tendance renouvelée à la guerre, caractéristique de la structure impériale contemporaine. La chute du stalinisme signifie qu'il n'y a plus d'ennemi 'extérieur' à blâmer. Cette situation a donc créé une crise de confiance dans le système. L'expression physique de cette crise réside dans le mouvement international anticapitaliste et antiguerre.

C’est dans ce mouvement anticapitaliste que les socialistes révolutionnaires peuvent commencer à recueillir une audience plus large pour l’idée que les travailleurs ont le pouvoir de transformer leur monde. En plus, ils peuvent commencer à avancer avec succès l’idée que le système peut être remplacé par un système international de travail coopératif, organisé de telle sorte qu’il satisfasse les besoins de ceux qui produisent la richesse sociale. La seule autre alternative, et elle est inacceptable, revient à permettre à nos dirigeants de poursuivre le travail de routine de l’impérialisme – l’organisation de la misère humaine.

NOTES


1 Pour la meilleure version de la montée du mouvement antiguerre en Grande Bretagne voir A Murray et L German, Stop the War, the Story of Britain's Biggest Mass Movement (Londres, 2005).

2 Voir l'article d'Alex Callinicos dans Socialist Worker du 19 mars 2005.

3 G Lukacs, Lenin, a Study in the Unity of his Thought (Londres, 1977), p.46.

4 G Lukacs, History and Class Consciousness (Londres, 1971), p.311.

5 V I Lénine, Collected Works, Vol.23 (Moscou 1964), p.61.

6 Ibid., Vol.22, pp.355-357.

7 K Marx cité in A Brewer, Marxist Theories of Imperialism, a Critical Survey (Londres, 1980), p.58.

8 R Munck, The New International Labour Studies (Londres, 1988), p.33.

9 Ibid.

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