Cet article est paru dans le numéro 104 de la revue International Socialism
SPONTANEITE, STRATEGIE ET POLITIQUE
Il arrive parfois que des événements prennent un sens symbolique d’une importance nettement plus grande que le nombre de personnes qui y ont véritablement participé. C’est le cas des manifestations qui ont eu lieu lors du sommet de l’OMC à Seattle en 1999. Les manifestations en elles-mêmes n’étaient pas particulièrement grandes par rapport à beaucoup d’autres qui l’ont suivie depuis. On comptait tout au plus une trentaine de milliers de manifestants au moment le plus fort des protestations.
En revanche, elles ont donné le coup d’envoi à quelque chose qui s’est avéré d’une importance extrême. Dix ans plus tôt, presque jour pour jour, on avait présenté la chute du mur de Berlin comme marquant la fin du socialisme, laissant au capitalisme un contrôle plus ou moins intouchable du monde et de l’existence humaine dans son ensemble. Seattle marqua l’éruption d’un nouveau défi. Dans le monde entier, les média au service du capitalisme ont rendu compte de milliers de personnes qui consciemment interrompaient l’une des grandes rencontres internationales des puissances capitalistes. Les émissions télévisées ont diffusé des interviews de personnes qui dénonçaient dans son ensemble la mondialisation des multinationales. Dans chaque usine, mine, bureau ou école du monde entier une minorité de ceux qui regardaient ces images ont levé le poing métaphoriquement et se sont dit à eux-mêmes, sinon à d’autres : « En avant ! » Une décennie et plus de frustration, de désillusion, de résignation et de désespoir avait tout d’un coup trouvé un point de convergence. A partir de Seattle, un nouveau mouvement international commençait à s’unifier.
Cinq ans plus tard, plus personne n’ose guère remettre en cause l’existence et la l’importance du mouvement. Ceux qui, à gauche comme à droite, l’avaient mésestimé, le considérant comme une mode passagère dans la jeunesse blanche de la classe moyenne, ont dû changer de discours ou au moins garder le silence après les manifestations successives de Washington, Melbourne, Québec, Prague, Nice, Göteborg et surtout après Gênes. De même, ceux qui avaient prédit que la destruction du Word Trade Center serait la condamnation à mort du mouvement ont dû reconnaître leur erreur. En effet, quatre mois après le 11 septembre 2001, le second Forum Social Mondial à Porto Allègre a accueilli deux fois plus de monde que le premier. Lorsque le mouvement s’est fondu dans un plus large mouvement de résistance contre les nouvelles guerres des Etats Unis en Afghanistan et en Irak, il y a eu en Angleterre, en Italie, en Allemagne, en Grèce et ailleurs des protestations bien plus importantes que celles des mouvements de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Enfin, les 100 000 personnes qui, au mois de janvier de cette année, ont participé au quatrième Forum Social Mondial à Bombay, ont entériné la vitalité du mouvement, tout comme les manifestations contre l’élargissement de l’Union européenne au mois d’avril (A Varsovie et à Dublin), la visite de Bush en Europe quelques semaines plus tard (des milliers à Istanbul, à Dublin et à Paris, deux millions à Rome) et contre la Convention républicaine à Washington ( au moins 500 000 personnes). A l’issue de chaque grande expression du mouvement, les pessimistes ont prédit sa défaite. Et à chaque fois ils se sont trompés.
Or, pour s’élargir et se renforcer, tout mouvement doit affronter des batailles d’idées qu’on a souvent tenté d’éviter dans sa phase initiale. Dans un article publié dans cette revue à l’été 2000 j’avais écrit :
Tout mouvement de contestation qui réussit traverse deux phases. Dans la première phase, le mouvement fait irruption dans le monde, prend ses opposants au dépourvu et suscite de l’enthousiasme auprès de ceux qui sont d’accord avec ses objectifs. Plus la période d’absence de mouvement a été longue, plus grand est l’enthousiasme. Alors, les forces instigatrices du mouvement se sentent tenues de le porter à bout de bras, cran par cran. Ce travail-là favorise l’unification de ses adhérents et les amène à atténuer les vieilles divergences d’opinion et les vieux arguments sur la tactique.
Mais, pendant ce temps-là, ceux contre qui les contestations sont dirigées ne vont pas simplement baisser les bras. Une fois passé le premier choc, ils se mettent à renforcer leur propres armes de défense et cherchent à prévenir de prochains chocs : ils tentent de bloquer la progression du mouvement. A ce stade, des confrontations d’idées surgissent inévitablement au sein du mouvement sur la tactique à adopter, y compris parmi ceux qui avaient juré d’oublier les vieilles disputes pour favoriser le consensus.
L’été 2001, de Gênes au 11 septembre, constitua un tournant pour le mouvement anticapitaliste international : désormais il fallait prendre en considération les divergences d’opinion au sein du mouvement pour lui permettre de s’étendre. Parmi ses dirigeants, certains se sont dégonflés face à la férocité des violences policières à Gênes, d’autres l’ont abandonné après le 11 septembre et d’autres encore virent dans le mouvement anti-guerre une diversion du mouvement contre le néo-libéralisme. Puisque le mouvement ne pouvait avancer qu’à condition de dépasser le stade d’une simple énumération des horreurs économiques et écologiques que cause la mondialisation néo-libérale, il fallut ouvrir une débat sérieux sur ce qui arrive au système mondial, d’une part, et, d’autre part, sur les stratégies et tactiques nécessaires pour le combattre. Ainsi, il était inévitable qu’apparaisse une polarisation entre les différentes perspectives. Marx à son époque ne dit pas autre chose : « Sans division, pas de progrès ».
Parmi les différentes façons d’envisager les stratégies et les tactiques qui sont apparues au sein du mouvement et dont dépend son développent à venir, on peut dégager quatre tendances principales. Bien que beaucoup de militants insistent sur le fait que le mouvement ne doit pas être politique, chacune de ces tendances se définit par rapport à son attitude à l’égard du pouvoir de l’Etat – c’est-à-dire par rapport à une approche de la politique. De ce point de vue là, on peut dire que le mouvement a spontanément auto-généré des courants politiques.
Dans cet article, j’examinerai ces tendances. D’une part je décrirai comment elles ont agi les unes par rapport aux autres à des moments cruciaux. D’autre part, je mettrai en évidence les implications politiques à l’œuvre dans le mouvement pour tous ceux qui voudraient construire et le faire avancer.
Les politiques pour combattre le néo-libéralisme :
Les courants réformistes :
Loin d’être une sorte de greffe de corps étranger sur une quelconque lutte globale, le réformisme correspond à la première réaction de tout groupe de personnes qui commencent à protester contre l’oppression et l’exploitation. Les membres de ces groupes ont grandi dans une société donnée et, en général, ne connaissent que celle-là. Par conséquent, ils leur semble évident que les choses ne peuvent être organisées que d’une certaine façon et qu’on ne peut obtenir que des ajustement à l’intérieur de ce cadre préétabli.
Mais les luttes pour des réformes créent parfois une force d’impulsion qui peut faire prendre conscience qu’il est nécessaire de lutter pour des transformations beaucoup plus profondes – et que les mouvements ont le pouvoir de les accomplir. Ces cinq dernières années, la convergence de ces luttes spécifiques vers ce qu’on appelle parfois « le mouvement des mouvements » a créé justement une telle force d’impulsion. On observe un renforcement de la tendance à envisager une confrontation du système dans sa globalité, plutôt que d’un seul de ses aspects. Après avoir été implicitement anti-capitaliste, le mouvement l’est devenu de plus en plus ouvertement et explicitement.
Or, une telle radicalisation n’a jamais lieu de façon uniforme. En effet, le réformisme n’est pas une simple compilation d’idées sur la façon d’améliorer la société. Il s’incarne aussi dans diverses institutions – plus particulièrement dans les institutions parlementaires – dont le rôle est de canaliser de telles idées. Dans un premier temps, des élus ou des personnes qui ont une position centrale dans les partis réformistes peuvent jouer un rôle très important car ils peuvent offrir un point de focalisation lors de l’émergence d’un mouvement. En attirant des gens autour d’eux en en faisant pression pour que les choses changent, ils créent un point de ralliement pour des activités politiques – et ce faisant, ils enclenchent une tendance des mouvements à croître dont l’objectif dépasse de simples réformes. C’est pour cela que l’engagement de ces individus dans l’initiation des mouvements ne doit pas être seulement toléré – il doit être vivement encouragé.
A partir du moment où un mouvement commence à gagner de l’influence, le rôle de ses dirigeants réformistes devient de plus en plus contradictoire. D’un côté, ils sont toujours capables d’attirer de nouvelles personnes qui jusqu’alors étaient restées passives. Mais, d’un autre côté, leur réformisme signifie qu’ils cherchent à maintenir les choses dans le cadre rassurant de la société existante (et de plus, ils cherchent à mettre en avant leur propre position). Ils ont tendance à émousser la combativité, la confiance et l’implication personnelle de ceux qui sont entrés en mouvement. Des personnalités qui ont semblé être de gauche avant que le mouvement n’existe peuvent rapidement apparaître comme très droitiers une fois qu’il est lancé. A ce stade-là, le mouvement ne peut avancer et se développer qu’à condition qu’il remette en cause la direction du mouvement par ces personnalités.
Pour illustrer ce phénomène, on peut prendre le cas spécifique de Bernard Cassen en France. Rédacteur en chef du Monde diplomatique, il a joué un rôle important dans la construction du mouvement post-Seattle, dans la création d’ATTAC et en tant qu’initiateur des Forums Sociaux mondiaux. En construisant ATTAC autour d’un « programme d’éducation populaire tourné vers l’action », il a commencé à s’opposer aux politiques néo-libérales que les gouvernements avaient adoptées. Il a surtout insisté sur l’implication des hommes politiques (les élus) et d’autres créateurs d’opinion / personnalités influentes. Le travail de Cassen a permis de faire d’ATTAC une association de dizaines de milliers de membres. Mais en s’opposant à la participation de son association à la lutte contre la guerre, Bernard Cassen a adopté une attitude qui a nui au développement d’ATTAC. A l’époque où le gouvernement français agissait avec les Etats Unis dans l’attaque de l’Afghanistan, toutes les énergies des membres d’ATTAC étaient investies dans un travail de lobbying en faveur de la taxe Tobin. Il a réagi avec colère à la combativité déployée au Forum Social Européen de Florence en 2002. Ainsi par exemple, pour contrer la puissance de l’impérialisme US, il a incité la gauche à soutenir la création d’une armée européenne. Dans le même ordre d’idées, au moment du contre sommet des G8 à la frontière franco-suisse en juin 2003, il a reproché au mouvement de devenir trop radical.
Des dirigeants réformistes ont joué un rôle contradictoire de type similaire au sein du mouvement anti-guerre en Grande Bretagne, en Espagne, en Italie et ailleurs. Les énormes mobilisations du 15 février 2003 ont pu avoir lieu grâce aux initiatives de l’extrême gauche, des organisations musulmanes et pacifistes mais aussi grâce à la participation des partis réformistes – c’était le cas de la Gauche Démocratique en Italie, du PASOC en Grèce et, en Grande-Bretagne, d’hommes politiques comme Robin Cook. Leur présence nous a permis d’être des millions en pas seulement des centaines de milliers dans la rue. Pourtant, une fois la guerre déclenchée, beaucoup d’entre eux ne se sont pas prononcés clairement contre l’occupation. Il se sont contentés de prendre position pour une participation sous l’égide de l’ONU plutôt que sous celle des Etats Unis.
D’une façon analogue, les dirigeants du Parti des Travailleurs au Brésil ont également joué un rôle très important dans la construction des trois premiers Forums Sociaux Mondiaux à Porto Allègre. Leur implication a fait de ces événements un point de ralliement pour tous les activistes de l’Amérique latine et au-delà. Parmi ces mêmes personnes, certaines sont aujourd’hui dans un gouvernement qui met en vigueur des politiques néo-libérales à travers des accords conclus avec le Fond Monétaire International (FMI). Mais grâce à la force d’impulsion des Forums Sociaux Mondiaux, les mouvements qui en sont issus seraient capables de mettre au défi de telles politiques.
Les tendances autonomes :
Lorsque le mouvement a « spontanément » commencé à dépasser son propre stade initial, on a pu constater une croissance de tendances qu’on qualifie souvent d’« autonomistes ».
Ce terme fourre-tout englobe toute une série de positions idéologiques et d’actions concrètes de types très différents : la construction de mouvements sociaux de masse, le travail dans les ONG, la participation à des actions directes non-violentes, l’insistance sur l’organisation de la communauté au niveau local, des modes de vie alternatifs de style « do your own thing », des formes de production coopératives, puis, en marge, le terme s’emploie également pour désigner le militantisme minoritaire des Black Blocks, orienté contre la police et la propriété. Quoi qu’il en soit, on peut dégager deux traits principaux qui caractérisent toutes ces formes auxquelles le terme s’applique.
Le premier trait est le rejet des pratiques de compromis et de manœuvres dans la classe politique et dans toutes les formes de politique réformiste qui l’admettent. L’une des spécificités des courants autonomes est l’importance qu’ils accordent au rôle de l’action par en bas et à la façon dont les gens se mettent à contester les appareils bureaucratiques. Ils célèbrent le fait que les gens qui entrent en lutte commencent à déployer des capacités incroyables de créativité et d’invention, et, en lien avec cela, une capacité croissante d’auto-organisation à même de défier les notions établies de hiérarchie.
Mais, en même temps, les courants autonomes rejettent l’idée d’un parti révolutionnaire organisé autour d’objectifs stratégiques, et orienté contre le système dans son ensemble. Ils dénoncent la gauche révolutionnaire avec autant de violence qu’ils dénoncent les motifs carriéristes de la classe politique. Ils accusent les révolutionnaires d’être avant-gardistes, manipulateurs, autoritaristes, voire totalitaires. De leur point de vue, la politique, qu’elle ait pour but de réformer le système ou qu’elle vise à le renverser, doit impérativement rester séparée du mouvement. Certes, il existe des courants autonomes, (qu’on pourrait qualifier d’ « autonomes modérés ») qui estiment que les partis politiques peuvent jouer un rôle sur le plan électoral. Mais ce rôle doit rester extérieur au mouvement, de sorte que l’action du mouvement social et celle des partis politiques soient menées en parallèle. Les partis politiques ne doivent pas intervenir dans le mouvement.
La force des courants autonomes réside dans l’importance qu’ils accordent à l’activité par en bas et dans leur refus moral de tout compromis avec le système. Mais ils ont du mal à dépasser ce stade. Ils clament que le système est horrible et que pour le combattre il faut développer des formes d’action qui garantissent une indépendance totale par rapport à tous les aspects du système. Pour eux, le système peut être combattu par la simple addition de différents groupes qui s’auto-organisent.
Il est rare que ces courants autonomes expriment leurs idées théoriquement. En effet, la théorie est le plus souvent liée au souci d’élaborer des stratégies et, par définition, les autonomes rejettent la stratégie parce qu’elle donne la priorité à certaines formes d’action sur d’autres. Néanmoins, il existe deux ouvrages où les auteurs ont cherché à théoriser leurs positions et qui ont eu une grande influence.
Le premier, Empire de Michael Hardt et de Toni Negri, est cité plus souvent qu’il n’est réellement lu (il faut dire qu’il est écrit dans un langage souvent peu compréhensible). La « stratégie » qui y est développée est essentiellement une non stratégie, où la conglomération des différentes actions autonomes est rebaptisée « multitude », notion qui est justifiée par des références métaphysiques à Spinoza. Dans la mesure où cette théorie propose une quelconque forme de hiérarchie, ce serait en accordant un rôle important aux « travailleurs de l’information » (informational workers). A mes oreilles, cela sonne plutôt comme la célébration d’une étroite sélection de mouvements autonomes dont les membres ont reçu une formation universitaire.
Le second est Changer le monde sans prise de pouvoir, de John Holloway. (Changing the word without taking power). Ce livre est plus facile à lire qu’Empire et, malgré une drôle de terminologie qui lui est propre, son auteur expose par endroits de fortes idées marxistes à propos de l’exploitation et l’aliénation, qu’il complète par quelques idées sur la classe ouvrière. Par sa stigmatisation des formes d’organisations autoritaristes et staliniennes, l’auteur a trouvé des disciples dans des pays ( en Asie du sud et en Amérique latine) où ces formes d’organisation, se qualifiant de mouvements révolutionnaires, ont longtemps dominé. Quoi qu’il en soit, au niveau de la stratégie, Holloway en arrive à la même conclusion que Hardt et Negri : il rejette la stratégie. D’après lui, les différents groupes qui réagissent à l’horreur du système par des cris de colère vont, on ne sait comment, se réunir pour dissoudre les liens de subordination qui nous relient tous au système – et cela permettrait y compris de dissoudre les rouages armés de l’Etat. Par conséquent, il n’est même pas nécessaire de prendre le pouvoir car l’Etat va tout simplement s’écrouler au moment où les autonomes prennent la relève.
En réalité, les arguments de Holloway ne sont guère que la reformulation de la vieille théorie réformiste. Dans les deux cas, ils présupposent que si on est assez nombreux à vouloir changer la société, la classe dirigeante sera obligée de nous céder le pouvoir sans le moindre coup de feu. La popularité de cette théorie, notamment parmi certains groupes latino-américains, fait penser que ces groupes (et Holloway) doivent se rappeler ce que les généraux ont fait aux mouvements réellement autonomes de travailleurs, de paysans et d’indigènes, par exemple au Brésil en 1964 ou au Chili en 1973.
Pourtant, dans la théorie de Holloway, l’accent n’est pas mis sur la dissolution spontanée de l’Etat dans un avenir hypothétique et sur la capacité du mouvement à réaliser les choses ici et maintenant, sans qu’il y ait besoin de se préoccuper ni de l’Etat ni de l’avenir. Son exemple phare est celui des zapatistes au Mexique. Ceux-ci ont, dit-il, fourni un exemple de la possibilité d’obtenir leur autonomie tout en laissant intact l’appareil d’Etat.
Malheureusement, la réalité est bien différente. A l’origine, les zapatistes étaient un mouvement armé dirigée contre l’Etat. Ils ont pris de l’importance en 1994 quand ils ont organisé des soulèvements armés dans plusieurs endroits du Chiapas au sud du Mexique. Leur hostilité proclamée à la mondialisation néo-libérale a trouvé un écho à travers le monde entier et a fourni l’un des premiers points de ralliement au mouvement qui a émergé à Seattle. Or, les soulèvements en eux-mêmes ont échoué et les zapatistes ont dû reculer, se transformant en une organisation qui défend les indigènes de la région forestière de Lacandon. Depuis, ils ont parfois pu négocier avec le gouvernement mexicain en faveur des droits des peuples indigènes et pour le droit d’élire leurs propres pouvoirs locaux. Ces négociations ont réussi notamment lorsque les zapatistes ont obtenu un soutien plus large d’autres groupes de travailleurs et de paysans mexicains, comme lors de la marche sur Mexico il y a trois ans. Mais dans tous les cas, il a été question de négociations pour des réformes dans le cadre d’un système existant qui les appauvrit. Il y a un an, un journaliste proche du mouvement zapatiste et travaillant pour le quotidien de gauche La Jornada décrivaitt la situation dans les termes suivant :
La structure même de la vie de la communauté est en train de s’effondrer sous la pression de la vie extérieure, pression qui est particulièrement forte dans une période de néolibéralisme, de récession et d’émigration massive… Le territoire rebelle ne peut pas s’isoler du marché du café, des produits artisanaux, de l’agriculture, du bois et d’autres ressources, avant tout parce que le maïs et les produits alimentaires ne peuvent subvenir aux besoins que pour trois mois et que tout le reste – la nourriture, les médicaments, les vêtements – doit être acheté sur le marché avec de l’argent.
Les communautés indigènes sont de fait encerclées par les unités de l’armée mexicaine qui patrouillent sur les routes qui mènent à la forêt. Cela a engendré à son tour une certaine militarisation interne des zapatistes, si bien que le sous-commandant Marcos a dit lui-même que la structure militaire de l’EZLN a d’une certaine façon contaminé leur tradition de démocratie et d’auto gestion. On ne doit pas rejeter sans jugement les petites réformes obtenues par les peuples indigènes. En revanche, les considérer comme une solution satisfaisante aux horreurs que le système mondial leur inflige équivaudrait à s’abandonner à la forme la plus basse du réformisme. En célébrant ce type de mouvement « autonome » comme un but en soi, Holloway se rapproche d’Edouard Bernstein, le théoricien du réformisme social-démocrate, qui a dit il y a un siècle que « le mouvement est tout, le but final n’est rien ».
En soutenant cela, Holloway ne s’écarte pas du centre de sa théorie. La théorie des autonomes, dans la mesure où elle ne se traduit pas simplement par des gesticulations morales mais qu’elle a le souci de faire quelque chose contre les horreurs de ce monde, tourne facilement au réformisme, bien qu’il soit un réformisme radical. Cela signifie finalement que tous ceux qui croient en l’auto-organisation des gens par en bas, sans hiérarchie, ne peuvent maintenir ce principe sans remettre en question certains des aspects de la théorie autonome.
Le réformisme radical
Il faut rappeler que le réformisme implique bien plus de choses que de simples manœuvres dans le cadre des instances politiques établies. Il signifie aussi tout un travail de mobilisation de gens pour faire pression sur ces instances. Il faut aussi rappeler que lorsque certains dirigeants réformistes abandonnent un mouvement, d’autres continuent de le pousser en avant. En Grande Bretagne, certaines personnalités continuent de mettre leur espoir dans les instances parlementaires. C’est le cas de Tony Benn, de Jeremy Corbyn, élu du Labour, Caroline Lucas, eurodéputée des verts. Ils ont tous joué un rôle important dans la construction et dans le développement du mouvement antiguerre. C’est également le cas de deux personnes issues du vieux Parti Communiste. Un rôle similaire dans la construction du mouvement au niveau international a été joué par des auteurs et des journalistes comme George Monbiot, Susan George et Naomi Klein. Ils ont joué un rôle très important en argumentant contre le néolibéralisme et la guerre, et pourtant il est certain que le changement final sera le résultat de pressions sur le système en place. Pour ces gens-là, la discussion sur le choix stratégique de réforme ou révolution n’est pas pertinente dans le monde d’aujourd’hui, ce qui sous-entend que la seule chose que nous pouvons faire est de nous battre pour des réformes.
Les mouvements d’Europe de l’Ouest et des Etats-Unis ont énormément grandi ces cinq dernières années. Au moment où j’écris, la manifestation anti-Bush de New York est sans doute dix fois plus grande que ce qu’on a vu à Seattle. Mais la croissance n’a pas pris la forme d’une simple courbe ascendante. A certains moments, l’élan en avant a été stoppé, et lorsque cela s’est produit bien des gens ont cru le mouvement terminé. D’autres ont essayé d’analyser les problèmes et proposé des solutions pour les surmonter. C’est à ce moment là que l’interaction entre les quatre tendances du mouvement a commencé à se manifester.
La France a été le premier pays dans lequel un mouvement contre la mondialisation et le néo-libéralisme a commencé à prendre racine. Divers mouvements spécialisés – appelés « mouvements sociaux » - sont apparus au début des années 90 (par exemple, le mouvement des « sans papiers » en faveur de la légalisation des immigrants, ou le mouvement des chômeurs), puis la vague de grèves du secteur public et de manifestations à la fin de 1995 a commencé à créer un sentiment de solidarité contre le néo-libéralisme et le gouvernement de droite du moment : l’éminent sociologue Pierre Bourdieu s’est adressé aux cheminots de la Gare de Lyon, leur lançant la phrase célèbre selon laquelle leur combat était la première grande lutte « contre la mondialisation ». Le gouvernement de « gauche plurielle », dirigé par le Parti socialiste, et incluant les Verts et les communistes, poursuivant sa politique néo-libérale, ATTAC tint sa réunion de fondation à l’université de Saint-Denis six mois avant Seattle. La première mobilisation massive d’après Seattle fut un festival dans la petite ville du midi de la France, Millau, pendant l’été 2000.
Pourtant, après Gênes, et le 11 septembre un an plus tard, le mouvement français semblait disparaître des rues. Il n’y eut pour ainsi dire pas de mouvement contre la guerre en Afghanistan (dans laquelle la France était directement impliquée), et le mouvement contre la guerre en Irak s’y est avéré beaucoup plus faible que dans d’autres pays européens. Les gens disaient que c’était parce que la France n’était pas impliquée directement, mais cela ne peut, en soi, expliquer pourquoi le mouvement était plus faible que dans d’autres pays également non impliqués, comme l’Allemagne, ou même l’Irlande (doit la population est huit fois plus petite que celle de la France). L’un des facteurs clé était d’ordre politique. Les gens attendaient qu’ATTAC prenne la direction – et la politique au sein de la direction d’ATTAC aboutit à ce qu’il ne prenne aucune direction. Pourtant la colère contre le système n’avait pas disparu. C’est qui a été démontré en avril 2002 quand 10% des électeurs – 3 millions – ont voté pour des candidats révolutionnaires à l’élection présidentielle, et quand plus d’un million de personnes ont manifesté contre le fasciste Le Pen.
Le mouvement reprit vie au début de l’été 2003. 100.000 personnes venues de France défilèrent contre le Sommet du G8 à Evian (près de la frontière franco-suisse) au moment même où la plus grande vague de grèves du secteur public depuis 1995 était en train de transformer l’atmosphère. Un festival dans le Larzac quelques semaines plus tard fut le plus important événement anticapitaliste du pays jusque là, posant les fondations pour que des dizaines de milliers assistent au Forum Social Européen de Paris. Pourtant, un an plus tard, on trouvait à nouveau des militants pour dire que le mouvement était en déclin. Après tout, le gouvernement avait battu la vague de grèves et utilisé sa majorité parlementaire pour imposer des contre-réformes. Il semblait que le mouvement n’avait aucun moyen de s’y opposer. A l’intérieur du mouvement, il y eut un éloignement de l’euphorie « autonomiste » de l’été 2003 au bénéfice du réformisme discrédité de la gauche plurielle. José Bové, dirigeant d’une organisation paysanne militante, qui s’était attiré les foudres du gouvernement de gauche en démontant un MacDo, avait déclaré au Larzac que la voie du changement ne passait pas par le parlement. Quelques mois plus tard, il appelait à voter pour les candidats socialistes et verts. Ce n’était pas une aberration isolée. Des millions de personnes qui avaient été tellement dégoûtées du Parti socialiste et de la gauche plurielle qu’aux élections présidentielles elles avaient refusé de voter pour eux (le candidat socialiste à la présidence, Jospin, n’obtenait que 17% des voix) décidèrent qu’il n’y avait qu’une seule alternative à la droite – la gauche plurielle qui venait de se discréditer. A partir du moment où le mouvement ne paraissait pas assez fort pour mettre en échec un gouvernement de droite, des gens qui avaient été attirés par les autonomistes, et avaient même voté pour des révolutionnaires, battirent en retraite vers un réformisme qui avait pourtant démontré son incapacité à réformer.
La dure vérité est que les mouvements sociaux « autonomes » eux-mêmes ne pouvaient pas battre le gouvernement. Ils sont dans l’ensemble des mouvements de minorités, des réseaux de militants qui essaient d’exprimer les intérêts de larges couches, mais qui n’ont aucune connexion organique avec elles. « En France, ils ont une faible pénétration dans les milieux populaires ». De plus, chaque mouvement est organisé séparément des autres et des organisations traditionnelles de la classe ouvrière, les syndicats. Ils devraient se rassembler comme « mouvement des mouvements » en grandes manifestations, comme celle du G8, ou dans de grands forums sociaux. Mais cela ne se traduit pas par une organisation existante capable de développer stratégie et tactiques dans une confrontation majeure contre un gouvernement néolibéral. Il n’y a pas eu d’ « unité spontanée des teamsters et des tortues ». L’ « autonomie » même de chaque composante l’empêcha :
Un mouvement social sans organisations de masse qui portent ses revendications et ses arguments, pour intervenir dans le débat public, pour rendre clairs les intérêts communs des différentes sections de travailleurs cols blancs, s’est trouvé incapable de faire face à la stratégie de division de ses adversaires.
Le mouvement ne pouvait surmonter ces handicaps sans que des militants conscients du problème ne s’unissent et luttent pour une approche différente. Mais cela signifiait aller au delà du discours sur l’ « autonomie » sans avoir peur d’être dénoncé comme « avant-gardiste ». A défaut de cela, la lutte ne pouvait pas gagner, et beaucoup de ses partisans ne voient pas d’autre choix que de mettre à nouveau, à contre-cœur – leur foi dans la politique réformiste.
L’Italie
Il y a eu en Italie un sentiment similaire d’impasse et une tendance à glisser vers le réformisme, en l’occurrence au début de l’été 2003. Le pays avait assisté à une série de grandes manifestations de rue – des défilés dans toutes les grandes villes d’Italie en juillet 2001 contre la répression policière à Gênes, la manifestation de 3 millions et la grève générale d’un jour sur les droits des travailleurs au printemps 2002, la marche d’un million de personnes contre le capital et la guerre lors du Forum Social Européen de novembre 2002, et la manifestation de 3 millions de personnes contre la guerre en Irak le 15 février 2003. Deux séries d’activistes se recoupant étaient centrales dans tout ceci – d’une part, le réseau des « forums sociaux » urbains constituant le mouvement « no-global », et d’autre part le parti Rifondazione Comunista, avec ses 100.000 membres, son influence parmi des sections de militants ouvriers et ses parlementaires.
Pourtant, malgré le niveau élevé des protestations, les Américains ont remporté une victoire militaire en Irak et le gouvernement Berlusconi a continué ses attaques contre les acquis des travailleurs. Une dernière tentative d’élargir ces droits par un référendum à l’initiative de la principale fédération syndicale et de Rifondazione a échoué face à l’hostilité de l’ensemble des partis politiques traditionnels (y compris l’opposition officielle de centre gauche à Berlusconi).
Il y avait parmi les militants un sentiment de crise très répandu, qui s’est exprimé clairement lors d’une réunion nationale de Rifondazione en juin de cette année-là. Intervenants après intervenants utilisaient le mot « crise » pour décrire la situation, faisant observer qu’alors que le parti avait été au centre de toute l’agitation, ses scores dans les récentes élections administratives avaient chuté et ses effectifs stagnaient, en même temps que la social démocratie de centre gauche, malgré sa politique néolibérale au gouvernement et son implication moins que tiède dans le mouvement, améliorait ses résultats électoraux.
La réponse de la majorité de la direction du parti à la « crise » consistait dans des discours sur la nécessité d’être plus « innovant » - et dans l’annonce qu’elle se rapprochait du centre gauche pour discuter d’un programme électoral commun. La grande presse se mit à spéculer sur les ministères que recevrait le parti dans un futur gouvernement de centre gauche. C’était là un développement surprenant, le parti ayant été constitué en opposition à la création de la Gauche Démocratique à partir du vieux Parti Communiste Italien – et s’était séparé en 1998 d’une minorité de ses membres qui continuait à soutenir un gouvernement de centre gauche mettant en oeuvre une politique néolibérale.
Les racines de la crise résidaient dans les limites des nouveaux mouvements, malgré le soutien massif dont ils avaient bénéficié. Comme l’expliquaient trois dirigeants du parti opposés au nouveau tournant vers le réformisme :
En ce qui concerne le mouvement, nous devons dire qu’il a clairement des limites... (Il) fonctionne de façon symbolique, se basant sur une critique éthique de la réalité existante, s’exprimant sur certains événements, mais sans se transformer lui-même en mouvement permanent, sans mécanismes d’enracinement qui permettraient de lutter pour des buts définis. Il manque d’objectifs clairs et d’un programme pour remporter la victoire. C’était ainsi à Gênes, après Gênes, à Florence, à Porto Alegre. Aujourd’hui cette réalité est évidente. Les « gens des forums sociaux » ont sans aucun doute voté dans le référendum, mais ils ne sont pas arrivés à créer une réaction en chaîne, ils n’ont pas établis des liens forts dans les localités, sur les lieux de travail, ou d’autres endroits où ils auraient pu « contaminer » le reste de la population... Nous ne sommes pas en présence d’un mouvement semblable à celui des années 1970, enraciné dans les usines...
Rifondazione avait opéré un tournant très important vers le mouvement à l’époque de Gênes, ce qui le distinguait du sectarisme stalinien stérile qui caractérisait certains autres partis communistes européens. Il avait joué un rôle très important dans la mobilisation massive de toute l’Italie à Gênes après le meurtre de Carlo Giuliani, proclamant le droit d’être dans les rues et dans les manifestations énormes qui défilèrent dans les grandes villes italiennes dans les jours suivants. Ce faisant, il avait évité que la répression de Berlusconi ne détruise le mouvement, attirant à lui de nombreux jeunes. Mais en prenant le tournant vers le mouvement, il absorbait en même temps beaucoup des idées autonomistes dominantes.
Dans son débat sur le parti et le mouvement, il n’exprima jamais clairement que des divisions se feraient joue dans le mouvement sur la façon de progresser, et que les révolutionnaires avaient pour but d’organiser ceux qui étaient les plus clairs sur ce point pour gagner l’argumentation. Il avait au contraire une attitude de type « vivre et laisser vivre » envers ceux qui avaient mis leur foi dans des versions, symboliques, moralistes, « faites-le vous-mêmes » de l’autonomisme. Sa personnalité dirigeante, Fausto Bertinotti, allait répétant les mêmes mantras que les autonomistes sur l’inutilité d’un débat sur réforme et révolution puisque « les réformistes n’avaient pas été capables de faire des réformes, ni les révolutionnaires des révolutions ». Dès lors, confronté aux limites du mouvement influencé par les autonomistes, il commença de lui-même à glisser vers le réformisme. Le tournant n’était pas complet, et certains des intervenants à la réunion nationale exprimaient clairement leur désir de le porter plus loin que la direction, qui conservait un engagement envers la lutte activiste très différent de l’approche de la Gauche Démocratique.
L’épisode italien révèle autre chose. Rifondazione a été longtemps un exemple des succès électoraux que peut remporter l’extrême gauche. Son activité lui a permis d’offrir une perspective nationale de gauche à la minorité (à peu près 5% de la population) qui est dégoûtée par la démarche néolibérale du centre gauche. Cela lui a permis de jouer un rôle important à Gênes, à Florence et dans le mouvement antiguerre. Mais sa représentation parlementaire, en tant que telle, ne lui donne pas le pouvoir, et n’a pas pu empêcher le sentiment général de frustration et d’impuissance apparu au début de l’été 2003. C’est alors que fut suggéré l’exercice futile consistant à utiliser la représentation parlementaire comme force de négociation sur la composition exacte d’un éventuel gouvernement de centre gauche, même si un tel gouvernement devait être néolibéral.
Le mouvement connut un regain au printemps 2004, avec la manifestation de deux millions de personnes contre la venue de Bush et des conflits industriels significatifs. Mais la dérive pessimiste de 2003 montre que la politique n’est pas quelque chose d’extérieur au mouvement mais est déterminée par le mouvement.
Les Etats-Unis
Cette question est très claire en ce qui concerne les USA. Le mouvement s’est rétabli du recul qu’il avait connu dans la période immédiatement postérieure au 11 septembre, avec de très grosses manifestations antiguerre en 2003 (bien plus importantes que celles vues à l’époque de la guerre du Vietnam dans des conditions comparables). Mais sa croissance même le contraignait à faire face à la question politique centrale de la façon de mener à bien ses buts. Après l’échec à empêcher la guerre à l’aide de grandes manifestations et actions non-violentes, de larges sections du mouvement se sont tournées vers le Parti Démocrate comme la seule alternative apparente à Bush. Dans la campagne pour la désignation du candidat démocrate, à l’automne 2003, des milliers de militants se sont mis au service du candidat antiguerre le plus en vue, Howard Dean. Ensuite, ils ont soutenu Kerry dès qu’il a fait le meilleur résultat dans les primaires – même s’il avait voté pour la guerre dès le départ et était favorable à une poursuite de l’occupation de l’Irak. Beaucoup d’articles du site internet anticapitaliste le plus important des Etats-Unis, Znet, ont été consacrés à des attaques contre Ralph Nader pour avoir osé s’opposer aux deux grands partis guerriers du big business, même si certains sondages d’opinion lui donnaient des intentions de vote de l’ordre de 5%. Michael Moore, le cinéaste radical qui a tant fait pour construire l’hostilité à la guerre et à la domination du système par les multinationales, s’est déclaré pour Kerry après avoir initialement soutenu Wesley Clark, celui qui avait dirigé les opérations de l’Otan en Serbie. Noam Chomsky lui-même a appelé à voter démocrate dans les Etats marginaux. Et le Green Party, qui avait soutenu Nader en 2000, a présenté son propre candidat contre lui, ce qui a produit encore plus de confusion et de débat. La politique, qu’on avait, parait-il, jetée à la porte du mouvement à Seattle, refaisait son entrée par la fenêtre. Le mouvement n’a pas été anéanti par un tel débat, comme l’ont montré les énormes manifestations de Washington, les réseaux de groupes antiguerre dans des endroits inattendus et l’immense popularité du film de Moore Fahrenheit 9/11. Mais le débat est susceptible de continuer sous une forme ou une autre, quel que soit le parti du big business qui gagne l’élection et continue l’occupation. Le fait de se féliciter de la taille, de la diversité et de l’autonomie du mouvement n’évitera pas les questions sur ce qu’il doit faire pour gagner.
L’Equateur
Le plus haut niveau des luttes depuis Seattle n’a pas eu pour théâtre l’Europe, mais l’Amérique latine. Des soulèvements spontanés contre les effets du néolibéralisme et la crise économique ont mené au renversement du gouvernement dans trois pays en trois ans, en commençant par l’Equateur en janvier 2000.
« Ca ressemblait un peu à la Prise du Palais d’Hiver. Quel magnifique spectacle : des centaines de soldats bras dessus bras dessous avec des milliers d’indigènes », a dit Alexis Ponce du soulèvement. Le président du Pays, Mahuad, un économiste formé à Harvard, poursuivait une politique néolibérale, résumée par un plan pour remplacer la monnaie locale, le sucre, par le dollar américain, et ce à un moment où le niveau de chômage s’approchait de 30%. Les indigènes s’étaient engagés dans trois manifestations militantes l’année précédente. Cette fois-ci, leur organisation, CONAIE, ne se borna pas à manifester. Ils occupèrent le parlement, le palais de justice et le palais présidentiel – et ce faisant reçurent le soutien inattendu d’unités de l’armée. Le président s’enfuit, remplacé par une junte tricéphale où figuraient un colonel sympathisant avec les protestations, Lucio Gutierrez, et un représentant de CONAIE.
Les réjouissances furent de courte durée. Le chef d’état-major des armées remplaça Gutierrez, désigna l’adjoint de Mahuad, Noboa, comme nouveau président et rétablit la discipline militaire. Gutierrez, ainsi que d’autres soldats qui avaient soutenu le soulèvement, fut emprisonné, pendant que Noboa reprenait à son compte le programme néolibéral (y compris la dollarisation) de son prédécesseur évincé.
Les deux années suivantes virent se répéter les barrages de routes organisés par les indigènes, des grèves longues et dures, et des affrontements sanglants sur les hausses de prix. Libéré de prison, Gutierrez faisait bientôt des discours enflammés attaquant le néolibéralisme du gouvernement. « Nous ne voulons pas que nos entreprises stratégiques soient vendues, nous ne voulons pas abandonner notre souveraineté financière, nous sommes opposés à la participation de l’Equateur au Plan Colombia, nous sommes contre la tache sur notre souveraineté qu’est la base américaine de Manta », déclara-t-il au premier Forum Social Mondial de 2001. Un tel langage fit de lui un héros dans toute la gauche d’Amérique latine et lui assura le soutien du mouvement indigène CONAIE et de la gauche lorsqu’il remporta les élections présidentielles de fin 2002. CONAIE tenait le ministère des affaires étrangères, l’agriculture, l’éducation et le tourisme, et le Mouvement Démocratique Populaire, un parti aux origines marxistes, le ministère de l’environnement. Le dirigeant indigène et ministre des affaires étrangères, Pacari, célébra la « reconnaissance de peuples historiquement ignorés ». Des mouvements qui avaient échoué à changer la société par des soulèvements étaient désormais convaincus que la victoire électorale dans le cadre existant le pouvait.
Les résultats furent désastreux. Le gouvernement s’inclina devant les exigences du FMI et soutint le Plan Colombia. Les ministres CONAIE démissionnèrent et furent remplacés par des gens de droite. Gutierrez avait « trahi le mouvement indigène », déclara le dirigeant Humberto Cholango. Le sociologue marxiste équatorien Francisco Hidalgo parle de « la première défaite du mouvement indigène contemporain ».
La défaite révèle l’insuffisance d’une politique qui ne dépasse pas la célébration de l’activité autonome d’un groupe particulier, même là où la lutte pour l’autonomie est une étape nécessaire du processus de la lutte d’émancipation.
Comme le mouvement noir aux Etats-Unis dans les années 60, les mouvements indigènes des républiques andines sont basés sur des gens qui, en même temps qu’ils résistent à la discrimination et à l’exploitation matérielles, expriment leur fierté de leurs racines – en l’occurrence des éléments de culture préexistants à la conquête espagnole. Ils combinent l’exploitation et l’oppression. Et, du fait de la manière dont les deux éléments interagissent, il peut y avoir dans de tels mouvements des tendances puissantes qui ne voient par leur intérêt commun avec les classes populaires hispanophones, mestizos (métis), qui sont elles-mêmes souvent de plus en plus paupérisées, et qui constituent la plus grande partie de l’autre moitié de la population.
Ponce écrit sur le soulèvement de janvier 2000 :
Il y avait un sectarisme et un exclusivisme dirigés ... contre ... des couches populaires et des organisations sociales porteuses de similitudes et d’affinités avec la cause... Mais il y avait une exclusion des autres secteur sociaux et politiques.. Aucun travail préalable n’était fait pour qu’existe un soutien social au soulèvement... Les syndicalistes des grandes villes, comme le Front Uni des Travailleurs (FUT), et les enseignants et les étudiants du Frente Popular ne furent pas incorporés explicitement, et même marginalisés.
Le résultat fut que : « si dans les trois tentatives précédentes de soulèvement de 1969, les indigènes furent acclamés massivement par la population lorsqu’ils arrivèrent à pied à Quito, cela ne se produisit pas en janvier 2000 ».
En d’autres termes, le séparatisme, l’ « autonomisme », de certains des dirigeants du mouvement empêcha le soulèvement d’avoir un impact maximum, et finalement le laissa sans défense face à la détermination de la classe dirigeante d’en finir avec lui. Mais très vite les événements montrèrent clairement que le soulèvement avait besoin d’alliés. Si ceux-ci ne pouvaient être trouvés dans les classes populaires, il fallait les chercher ailleurs. D’où la foi mise en Gutierrez dans la nuit du 21 janvier – et la confiance accordée à l’alliance gouvernementale avec lui deux ans plus tard. Comme le dit Francisco Hidalgo, « La principale organisation indigène souffrait de ... l’absence d’une direction politique ».
Il est très significatif que Ponce parvienne à des conclusions similaires. Peu de temps avant le soulèvement, il chantait les louanges des zapatistes qui « renversaient » les conceptions politiques de « la gauche du continent » avant « les années 1980 et 1990 » et ne faisaient pas « une question centrale du pouvoir politique ».
L’affirmation de l’ « autonomie », en ce sens qu’un peuple prend ses propres décisions et brise avec 500 ans de soumission à d’autres, était absolument indispensable à la lutte. Mais elle ne suffisait pas. Dans tout « espace autonome » des positions politiques différentes se manifestent nécessairement en ce qui concerne la marche à suivre. Et leur caractère est déterminé par la société capitaliste dans laquelle se trouvent les opprimés. La lutte contre l’oppression ne peut pas se limiter à des discours sur l’affirmation de soi et l’autonomie. Si elle doit aller au-delà d’un certain point, elle doit faire face à la question clé de réforme ou révolution de la société dans son ensemble – et des formes d’organisation transversales dans la société qui sont nécessaires pour répondre à cette question. Ceux qui prétendent que l’ « autonomie » signifie que les partis ne peuvent pas intervenir pour essayer d’influencer les mouvements disent en réalité que ceux qui s’opposent à la dérive réformiste doivent se taire pendant que la victoire se transforme en défaite.
Les leçons de l’Argentine
Le soulèvement argentin des 10 et 20 décembre 2001 fut spontané, sans l’axe central d’organisation qu’il y avait en Equateur en janvier 2000. La colère accumulée de différents groupes sociaux – les chômeurs des faubourgs de Buenos Aires, les cols blancs de la capitale, de larges sections des classes moyennes – explosa dans les rues et força le président, De La Rua, à s’enfuir en hélicoptère. Et un mois s’écoula avant que quoi que soit d’approchant d’un gouvernement stable fût à même de le remplacer.
A la suite du soulèvement des formes populaires d’auto-organisation s’épanouirent. Dans la ceinture industrielle (et dans de nombreuses villes industrielles de province) les piqueteros, organisations des chômeurs, se multiplièrent, descendant dans la rue pour exiger de la nourriture, des allocations de « plan de travail », et des emplois. Dans Buenos Aires, les asembleas, des rassemblements de 50 à 100 personnes, apparurent dans chaque quartier, coordonnant leur action au moyen d’ « assemblées des assemblées » hebdomadaires dans toute la ville. Ces corps étaient les centres à partir desquels des protestations successives furent organisées et ils prirent en charge certaines des fonctions quotidiennes nécessaires pour aider les gens à survivre à la crise : des groupes piqueteros faisaient pousser des légumes dans des terrains vagues, cuisaient le pain communautairement, partageait les quelques aides qu’ils pouvaient obtenir de l’Etat ; des asembleas mirent en place des clubs de troc où les gens échangeaient des emplois et des services sans avoir recours à la monnaie qu’ils n’avaient pas. Ils organisaient des forums pour des gens complètement dégoûtés des vieux partis politiques qu’ils avaient soutenus jusque-là. Au zénith de l’influence des asembleas, un sondage d’opinion montrait que 40% de la population de Buenos Aires voyaient en eux le modèle d’une future gestion du pays.
L’extraordinaire niveau d’auto-organisation et l’exaltation du mouvement amenèrent beaucoup de gens de gauche, en Argentine et dans le monde, à conclure qu’il n’y avait pas besoin d’organisation politique. Des intellectuels de gauche en vue de Buenos Aires adoptèrent les idées de Holloway et de Negri. Zamora, ancien trotskyste dont les attaques mordantes au parlement contre les deux grands partis avaient fait à une époque l’un des politiciens les plus populaires du pays, élabora sa propre version de l’autonomisme. Les idées autonomistes étaient également très puissantes dans l’une des importantes organisations de piqueteros, la Coordinadora Anibal Verón. Lorsque j’argumentais avec Michael Hardt, co-auteur avec Negri du livre Empire, l’exemple argentin était celui qui était le plus souvent cité par ses supporters.
Pourtant aujourd’hui la stabilité politique a été rétablie (du moins pour l’instant) ; les asembleas n’existent plus et les piqueteros font face à un feu nourri des médias et un degré croissant de répression, à la fois de l’Etat et de groupes de gros bras liés au péronisme.
Les mouvements de 2001 à 2002 ont eu la capacité de paralyser les activités de l’Etat et de pousser la classe capitaliste argentine sur la défensive. Ils ont pu aussi agiter le spectre d’une façon différente de gérer la société. Mais ils n’étaient pas assez clairs sur ce qu’ils voulaient réaliser ou coordonner pour virer la classe dirigeante et établir une nouvelle structure économique et sociale basée sur l’auto-organisation démocratique par en bas et la production pour les besoins et non les profits. Leur échec critique fut une incapacité à développer une stratégie pour attirer dans la lutte les sections employées de la classe ouvrières. La peur de perdre leur emploi éloignait ces dernières des actions militantes venant des chômeurs, pendant que les bureaucrates péronistes dirigeant les deux principales fédérations syndicales assuraient l’intérim gouvernemental finalement formé par Adolfo Duhalde un mois après le soulèvement. Sans un soutien plus large, la moitié dépourvue d’emploi de la classe ouvrière restait dépendante du gouvernement pour les allocations (aussi maigres fussent-elles) permettant de survivre. Duhalde utilisa certaines de ces allocations pour pacifier des sections de piqueteros. Il en utilisa d’autres pour essayer de reconstruire certains de ses propres réseaux.
La stabilisation politique fut achevée avec l’élection au milieu de 2003 d’un autre péroniste, Kirchner. Des sections du mouvement, après 18 mois d’échec à trouver leurs propres solutions à la crise, se rallièrent à lui comme représentant la seule alternative apparemment crédible à la droite (en particulier à l’ancien président Menem). Lors de son intronisation il était soutenu par la troisième fédération syndicale, supposée plus à gauche, la CTA, par certaines organisations de piqueteros comme le Barrios de Pie et le MIJD de Raúl Castells, par la section des Mères de la Place de Mai dirigée par Hebe de Bonafidi et par d’autres groupes de droits civiques. A leurs yeux, « Kirchner était en compétition avec leur Chavez adoré pour le titre de président le plus à gauche du continent, porteur d’une image plus ‘rebelle’ que celle de Lula ».
L’ « autonomie » du mouvement qui avait renversé De La Rua ne pouvait, en elle-même, apporter une alternative à celui-ci, et faute de cette alternative les gens étaient finalement portés à penser que le seul choix était parmi les variantes de l’ordre ancien. La politique ne pouvait être maintenue à l’extérieur des mouvements. La question décisive était de savoir quelle politique l’emporterait. Comme en Equateur, si des révolutionnaire porteurs d’une stratégie d’unification et d’extension des mouvements ne réussissaient pas à attirer autour d’eux les militants les plus actifs et déterminés, le réformisme l’emporterait, et avec lui un retour à tout le « vieux fatras ». Ceux qui se bornaient à béatifier les mouvements, ou proclamaient avec insistance que les partis politiques devaient rester en dehors, ont fait en sorte que les idées qui ont prévalu étaient celles qui mettaient le moins en danger le « bon sens » de la société bourgeoise.
La Bolivie
Les suites du soulèvement bolivien d’octobre 2003 présentent un grand nombre de similitudes avec les situations équatorienne et argentine. Le président, « Goni » Lozado, s’enfuit du pays face à un siège des locaux gouvernementaux de La Paz, la capitale, par des dizaines de milliers de manifestants, parmi lesquels des contingents de la ville satellite des pauvres, El Alton, des paysans, des planteurs de coca et des mineurs armés de gélignite. Mais son vice-suppléant, Mesa, fut capable de l’emporter et de persuader les manifestants de rentrer chez eux.
Le représentant d’un syndicat du textile, Alex Galvez, déclarait dans une assemblée élargie de la fédération syndicale COB deux jours plus tard :
Mesa est un outil de la bourgeoisie. De plus, les mêmes partis néolibéraux dominent le congrès. Nous nous sommes débarrassés du président, mais ses compères demeurent au pouvoir. Goni a été renversé, mais le modèle capitaliste néolibéral reste en vigueur. Nous avons gagné une bataille, mais nous n’avons pas gagné la guerre.
Neuf mois plus tard, non seulement Mesa est toujours au pouvoir, mais il a réussi à remporter un référendum sur le problème central qui avait provoqué la révolte – la vente de la production bolivienne de gaz naturel à des multinationales étrangères.
Le soulèvement était le point culminant d’une vague de lutte qui avait trois composantes initiales. Il y avait une campagne massive de travailleurs et de paysans contre la privatisation de l’eau (et l’augmentation de son prix) dans la région de Cochabamba, dirigée par le syndicaliste Oscar Olivera. Il y avait un mouvement des planteurs de coca conduit par Evo Morales et son parti, le MAS. Et il y avait le mouvement pour l’affirmation des droits des peuples indigènes conduit par Felipe Quispe, de la confédération des paysans.
La démarche de Quispe se focalisait sur la revendication de l’établissement d’une nation aymara indépendante et autonome et il dénonçait le marxisme comme une expression de la pensée « européenne » voire « blanche ». Evo Morales – une vedette de nombreuses réunion du mouvement antiglobalisation – tendait vers l’électoralisme (il avait réalisé virtuellement les mêmes 21% que Lozada dans l’élection de 2002, le congrès décidant du vainqueur). Oscar Olivera était un combattant déterminé de la classe ouvrière, mais il rejetait tout discours de révolution. Cela ne les a pas empêchés de jouer un rôle vital dans l’agitation des années 2000, 2001 et 2002, avec une succession de grèves, de blocages de routes, de manifestations et de confrontations physiques avec les forces de l’Etat. Mais leur limites apparurent en 2003. Même si la totalité de l’énorme banlieue pauvre de La Paz, El Alto, était sous contrôle populaire et que des mineurs armés avaient rejoint la lutte, personne ne put s’opposer au remplacement de Lozada par Mesa. Des structures et des idées qui avaient paru suffisantes quand il s’agissait de construire des mouvements de masse « autonomes » ne servaient plus à rien lorsque se posait la question de savoir quoi faire quand le pouvoir de l’Etat était dans la balance.
Dans les mois qui suivirent ses plus grands triomphes le mouvement se trouva dans sa totalité aux prises avec une confusion profonde. Evo Morales et le MAS soutinrent le nouveau gouvernement et appelèrent à voter oui à son référendum. D’autres dirigeants attendirent de voir ce qui se passerait, alors que des militants syndicaux de La Paz et El Alto parlaient de lutte pour prendre le pouvoir, mais n’avaient pas autour d’eux les forces permettant de le faire.
Beaucoup des participants à la réunion élargie de la COB avaient conclu que « après avoir participé à une grande éruption sociale qui a provoqué 70 morts tragiques, les travailleurs, paysans, nations opprimées et classes moyennes appauvries ne prirent pas le pouvoir à la classe dominante parce qu’ils ne pouvaient pas compter sur un parti révolutionnaire ». Il est difficile de trouver une affirmation plus claire des limites de l’efficacité de l’ « autonomie » des mouvements. Malgré tout, elle laisse ouverte la question de savoir ce qu’est l’alternative, le « parti révolutionnaire » et comment il peut être construit.
Premier précurseur historique : Allemagne 1919
Il est commun pour des gens engagés dans de grandes luttes de croire que ce qu’ils font est quelque chose de complètement nouveau. Souvent, ils développement effectivement de nouvelles formes de lutte. Mais il y a aussi, invariablement, des schémas de développement similaires à ceux vus dans le passé. En particulier, la pensée de nombreuses personnes participant aux nouveaux combats continue à être marquée par la façon dont ils considèrent la société contre laquelle ils luttent. Leur attitude est un mélange de déférence envers les idées établies et de radicalisme issu de leur découverte progressive de leur pouvoir collectif. Ils ont une conscience contradictoire, partiellement révolutionnaire et partiellement réformiste.
L’exemple classique se trouve dans l’Europe de la période de montée révolutionnaire des années 1918-1920. La majorité des vieux dirigeants réformistes avaient soutenu la Première Guerre mondiale et avaient réagi avec horreur au radicalisme nouveau qui déferlait dans la classe ouvrière sous l’impact de la Révolution Russe et de l’effondrement des vieux empires d’Europe centrale. « Je hais la révolution comme la peste », disait le dirigeant social démocrate allemand Noske. Il n’est pas surprenant de voir un grand nombre de travailleurs se détourner de tels dirigeants. Mais la gauche révolutionnaire était très petite (pas plus de 3000 en Allemagne lors de la chute de l’empire) et désorganisée. De plus, la grande masse des travailleurs, même enthousiastes à l’idée d’une révolution, n’avaient pas encore une grande confiance dans leur capacité à la réaliser par leur propres actes. Cela ne pouvait venir que comme résultat d’une lutte prolongée. Leur conscience était par conséquent un mélange de notions révolutionnaires et réformistes.
Dans le cas le plus important, celui de l’Allemagne, un parti politique nouveau avait émergé au cours de la guerre, qui donnait une expression à ces attitudes confuses – les Sociaux Démocrates Indépendants (USP). Sa direction était composée d’anciennes personnalités du vieux Parti Social Démocrate qui avaient été exclus pour ne pas avoir partagé l’enthousiasme de ce parti pour la guerre. Mais le nouveau parti n’était pas clairement révolutionnaire. Il comportait des personnalités de gauche comme Klara Zetkin, mais aussi des représentants du courant central du vieux parti comme Karl Kautsky, et même des pacifistes issus de l’aile droite « révisionniste » comme Edouard Bernstein. La position officielle du nouveau parti consistait en une position médiane entre réforme et révolution (appelée à l’époque « le centre » ou la position « centriste ») – appelant par exemple à incorporer les conseils ouvriers dans la nouvelle constitution comme une deuxième chambre parallèle au parlement existant. La direction du parti, que ce soit mue par un désir de garder une influence sur ses partisans, ou, dans certains cas au moins, ou du fait de la confusion de ses propres idées, faisait des discours, écrivait des articles et publiait des programmes qui validaient d’un côté l’expérience russe et de l’autre le parlementarisme. Et ce faisaient, ils ralliaient à eux un nombre croissant de travailleurs. Leur parti, le Parti Social Démocrate Indépendant, passa de 300.000 membres au début de 1919 à 800.000 à la fin de 1920, leurs suffrages croissant de 2.300.000 à 4.900.000 (juste après les 5.500.000 voix obtenues par le vieux Parti Social Démocrate). En même temps, les révolutionnaires conséquents du Parti Communiste nouvellement fondé, bien qu’il eût été fondé par les deux plus célèbres martyrs révolutionnaires, Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, ne dépassait pas 50.000 membres.
La politique mitigée de la direction de l’USP fut désastreuses aux moments clé de la lutte. Le fait qu’ils fussent préparés à rejoindre rapidement un gouvernement social démocrate immédiatement après le déclenchement de la révolution en novembre 1918 permit au SPD de pacifier d’importantes sections de travailleurs tout en cherchant à mettre un terme à la révolution. De façon caractéristique, au cours des 18 mois de quasi guerre civile qui suivirent, les dirigeants de l’USP pouvaient prendre un tournant à gauche sous la pression de leurs membres, donnant des mots d’ordre d’actions militantes, pour battre en retraite subitement, abandonnant la base militante sans défense face à la vengeance de l’Etat. Le révolutionnaire Eugène Levine résuma leur rôle peu avant d’être exécuté pour son rôle dans la République des Soviets de Bavière : « Les sociaux démocrates démarrent, puis s’enfuient et nous trahissent ; les indépendants mordent à l’appât, nous rejoignent et puis nous abandonnent ; et nous, communistes, sommes face au mur. Nous, communistes, sommes des hommes morts en permission ».
Mais le Parti Social Démocrate Indépendant était aussi l’arène dans laquelle un très grand nombre de travailleurs testaient leurs idées face à la réalité – et les trouvaient de plus en plus déficientes. Juste au moment où le parti était au zénith de sa croissance et de son influence, un débat fit rage dans ses rangs sur la direction qu’il prenait, la majorité votant à la fin de 1920 son intégration au Parti Communiste pour former un grand parti, unifié et clairement révolutionnaire.
Léon Trotsky expliqua plus tard comment les idées « centristes » confuses des dirigeants au début de 1919 correspondait à la confusion des idées d’un grand nombre de travailleurs allemands. Mais alors que la confusion était une tare « congénitale » de dirigeants incapables d’action politique en dehors du cadre d’une forme ou une autre de parlement (ou de négociations syndicales), elle était seulement une étape dans la transformation de la conscience des travailleurs passant d’une vision réformiste à une perspective révolutionnaire.
Ce changement dans la conscience ne s’était pas produit spontanément. L’expérience de dures luttes créait le terrain sur lequel elle se développait. Cela provoqua une polarisation spontanée à l’intérieur du mouvement. Mais la polarisation ne pouvait être dépassée que par un débat constant entre tendances politiques. Lénine, Trotsky et Luxemburg (pour cette dernière dans les courtes semaines qui précédèrent son assassinat à la mi-janvier 1919) intervinrent dans le débat, critiquant ceux qui refusaient d’adopter une attitude pleinement révolutionnaire, tout en expliquant clairement que les révolutionnaires devaient être sur les piquets de grève et les barricades avec leurs camarades.
2ème précurseur : les Etats-Unis dans les années 1960
Un autre exemple pertinent aujourd’hui est celui du mouvement étudiant aux Etats-Unis dans la seconde moitié des années 1960. La principale organisation, Students for a Democratic Society (SDS), débuta avec une hostilité énorme envers ce qu’elle considérait comme la « vieille » politique. Son approche était bien résumée dans un rapport de la convention de Chicago de 1969 :
Il y a encore quelques années, le SDS dans son immense majorité était anti-centraliste et anti-idéologique. Seule l’action comptait. Le marxisme était rejeté comme « vieille gauche ». La classe ouvrière était inexistante, sans intérêt et vendue. L’organisation de communautés et la démocratie participative étaient les phrases clé qui définissaient l’organisation.
Dans les mois suivant la manifestation de 100.000 personnes devant le Pentagone à la fin de 1967, on constatait dans le SDS une radicalisation mais un rejet persistant de l’ « idéologie ». Il y eut dans cette phase une explosion de toutes sortes d’idées anarchistes, avec des groupes comme les « Yippies », les « Motherfuckers », etc – ce que nous appellerions aujourd’hui « autonomisme ». Mais par la suite, après les agressions policières brutales sur les manifestations devant la convention du Parti Démocrate de Chicago, et une vague de répression qui incluait l’assassinat de membres du Black Panthers Party, les militants de la Nouvelle Gauche s’avisèrent que « faire les choses à leur façon » ne suffisait plus.
La lutte contre la guerre du Vietnam et le combat pour la libération des Noirs mettait à nu la nature de l’Etat capitaliste américain et conduisait à la compréhension de la nécessité de son renversement. Ce qui avait commencé comme un mouvement ressemblant à de nombreux égards à une hyper-idéaliste croisade des enfants pour sauver le monde devenait de plus en plus grave et de plus en plus sérieux. Les enjeux s’étaient élevés. Cela contraignit le mouvement radical à se prendre lui-même – et par conséquent ses idées – au sérieux... En même temps que les militants du SDS se mettaient à la recherche de définitions politiques dans cette période de flux rapide, leurs premiers efforts étaient empreints de la coloration anti-idéologique de la nouvelle gauche. Cas par cas, chaque nouvelle phase des divers mouvements émergeant dans la société américaine, chaque étape du développement de la crise, était analysé comme un des attributs éternels du monde... Bientôt l’idéologie « anti-idéologique » se transforma en idéologie de la « quête d’idéologie ». Il y avait un mythe surabondant selon lequel le SDS, par sa propre expérience, était sur le point de développer une synthèse politique fondamentalement nouvelle et uniquement américaine. Lorsqu’il devint clair que cette synthèse globale et originale n’était pas sur le point de voir le jour, le mouvement commença à rechercher des perspectives d’importation.
C’est à ce moment-là qu’un groupe qui semblait fournir l’idéologie qui faisait défaut intégra le SDS – l’organisation dogmatique maoïste-stalinienne Progressive Labour (PL).
« La première réaction au PL, parmi les membres du SDS, fut extrêmement hostile ». Mais bientôt « le fait que PL fût porteur d’une vision du monde au moins nominalement cohérente était un avantage important ». Il semblait proposer une réponse énergique et cohérente à la situation de plus en plus sérieuse dans laquelle se trouvait la Nouvelle Gauche. La seule façon dont la direction établie du SDS – et des milliers de partisans – pouvait répondre à cela était d’adopter eux-mêmes une ligne de plus en plus dure. Dès la convention de 1969, un corps militant qui avait eu ce que nous décririons aujourd’hui comme une politique « autonomiste » s’abandonnait à une version ou une autre du « marxisme » stalinisé. L’impérialisme US une fois démasqué, les gens voulaient se battre – et pour se battre ils avaient besoin d’idées et d’une organisation. La tragédie fut que la gauche authentiquement marxiste était trop faible (et aussi qu’elle a commis ses propres erreurs), laissant le champ libre à ceux dont les idées et l’organisation étaient fondamentalement fausses.
Opportunités et défis
Le mauvais modèle de parti
Il n’est pas suffisant de voir que le parti est nécessaire. Il doit être de la bonne espèce, un parti qui se développe dans le mouvement et l’unifie, et non pas un parti qui le retient en le vidant de son énergie et de sa créativité. Et c’est précisément cela que certains modèles de parti très répandus ont souvent fait. Au lieu d’attirer les meilleurs combattants, ils les ont repoussés, renforçant par là même l’autonomisme et le réformisme.
C’est, par exemple, ce qui s’est passé avec certaines organisations révolutionnaires d’Amérique latine. En Equateur il y avait une histoire d’organisations marxistes qui avaient tenté de se substituer aux mouvements – d’une part des petits groupes de guérilla qui opéraient en dehors de tout mouvement de masse, et de l’autre, dans le cas des partis communistes d’obédience moscovite, en soutenant l’un des dictateurs. En Argentine, le sectarisme des deux plus grandes organisations qui avaient émergé de la démoralisation des années 1990 était tel que chacune manœuvrait pour imposer ses slogans au mouvement des piqueteros et des asembleas en 2002 – à partir d’un certain moment elles en arrivèrent à s’affronter physiquement lors de rassemblements de masse et devaient être séparées par la foule. En Bolivie, l’état d’insurrection des quatre dernières années se distinguait des luttes des années 50 et 80 par de nouveaux éléments, avec lesquels le vieux POR trotskyste s’est avéré incapable de se relier.
De telles approches découlent d’un modèle commun de parti qui est en dehors des luttes réelles, concrètes. Il se voit lui-même comme l’incarnation de la conscience socialiste et sa tâche se résume à persuader les travailleurs de le suivre.
La version classique de cette démarche est celle de la social démocratie d’avant la Première Guerre mondiale. Son théoricien le plus influent sur le plan international, Karl Kautsky, en vint à croire que le socialisme verrait le jour lorsque le parti aurait persuadé la majorité des travailleurs de voter pour lui. La tâche du parti, par conséquent, n’était pas de diriger les luttes immédiates, mais de faire une propagande patiente pour ses idées jusqu’à ce que le but soit atteint. C’est la prépondérance de cette vision du parti, y compris chez des sociaux démocrates de gauche, qui mena à la passivité face à des montées révolutionnaires, comme les occupations d’usines en Italie en 1920. La classe ouvrière ne votant pas dans sa totalité pour la révolution, celle-ci n’était pas possible.
Il existe un équivalent révolutionnaire de cette vision, qui considère le parti révolutionnaire comme une petite avant-garde qui doit protéger sa pureté des courants plus larges, non révolutionnaires, existant dans la classe ouvrière, pendant qu’il attend que les événements amènent le peuple à se tourner vers lui. Sa pureté est alors censée lui permettre d’entreprendre un renversement révolutionnaire du capitalisme pour le compte des travailleurs. Cette approche a été exprimée le plus clairement par le premier dirigeant du Parti Communiste Italien, Amadeo Bordiga. Antonio Gramsci décrivait ce que cela signifiait en pratique :
La participation des masses à l’activité et à la vie interne du parti, en dehors des grandes occasions et des décrets formels du centre, a été considérée comme un danger pour l’unité et le centralisme du parti. Le parti n’était pas vu comme le résultat d’un processus dialectique dans lequel le mouvement spontané des masses révolutionnaires et la volonté organisatrice et directrice du centre entrent en convergence. Il était comme suspendu dans les airs, porteur de son propre développement autonome et auto-généré, quelque chose que les masses rejoignent quand la situation est bonne, que la vague révolutionnaire est à son point maximal ou lorsque le centre du parti décide d’engager une offensive et se penche vers les masses pour les mobiliser et les conduire à l’action.
Des tendances de cette sorte ont souvent vu le jour depuis Bordiga. Le stalinisme, avec l’idée que le parti devait attendre ses ordres de Moscou, les a encouragées. Mais elles l’ont été aussi par l’isolement dans lequel ont été tenues des organisations authentiquement révolutionnaires pendant des périodes de défaite et de démoralisation de la classe dans son ensemble. A partir d’une importance donnée correctement à la préservation de la tradition révolutionnaire dans des temps où peu de travailleurs sont intéressés, il était aisé de tomber dans la croyance que le parti était l’incarnation de la conscience « réelle » de la classe et que la révolution dépendait de sa capacité à imposer d’une manière ou d’une autre ses idées aux organisations générales de la classe ouvrière. C’est ce modèle de parti qui fait que les gens, dans le mouvement, n’en veulent pas. Ils croient que l’intervention des partis signifie une approche hiérarchique dans laquelle le parti subordonne le mouvement à ses diktats.
Il y a malgré tout un modèle de parti très différent. Il célèbre tout mouvement de lutte plus ou moins spontané et s’y engage. Mais il reconnaît aussi les divergences qui vont apparaître entre ceux qui luttent quant aux moyens pour avancer. Certains opteront pour une voie conciliatrice apparemment facile. D’autres voudront pousser la lutte le plus loin possible et la relier avec d’autres luttes. Le parti révolutionnaire cherche à donner une cohésion au deuxième de ces groupes. C’est le modèle de parti qu’on trouve dans les écrits de Lénine et dans ceux d’un des premiers dirigeants du communisme italien, Antonio Gramsci (qui a rompu avec Bordiga en 1924). Il insiste sur le fait que le parti n’est pas la classe dans son ensemble. « Une distinction nette doit être faite entre les concepts de ‘classe’ et de ‘parti’ ». Il est « un élément de la classe ouvrière, son élément le plus avancé, le plus politiquement conscient et révolutionnaire » et essaie d’œuvrer avec la classe, argumentant contre les courants réformistes, pour gagner les gens à ses perspectives. Il reconnaît que des divergences apparaissent à tout moment entre ceux qui veulent porter la lutte en avant et ceux qui veulent s’enliser dans la vieillerie. C’est cela que signifie la vieille terminologie d’ « avant-garde » et d’ « arrière-garde » si souvent critiquée par les autonomistes et les réformistes. L’entreprise de construction du parti n’implique pas d’imposer quelque chose au mouvement de l’extérieur. C’est la tentative de relier entre eux les éléments les plus engagés dans chaque lutte, pour qu’ils puissent coordonner leur efforts et s’efforcer à gagner d’autres à leurs opinions sur ce qu’il faut faire. Ce qui est apporté « de l’extérieur », c’est, d’une part, la connaissance des luttes, qu’elles soient du passé ou d’ailleurs, qui n’est pas à la portée immédiate des gens, et, d’autre part, le désir de remettre en cause les résidus des idées du système dans l’esprit des gens (le racisme, le sexisme, le respect pour les possédants, par exemple). Quiconque voit une objection à ce que le parti fasse de telles choses, loin de le pousser en avant, freine le mouvement.
Il il y a dans la tradition révolutionnaire des écrits qui traitent précisément de la question de savoir comment la minorité militante qui a atteint des conclusions révolutionnaires devrait se relier aux mouvements bien plus larges et aux luttes – Le communisme de gauche, de Lénine, Les cinq premières années de l’Internationale communiste, de Trotsky, et les Thèses de Lyon de Gramsci sont parmi les principaux. Ils signalent tous le danger d’une approche sectaire consistant à se tenir à l’écart de la lutte, avec son fréquent corollaire, un « ultimatisme » par lequel les révolutionnaires essaient d’imposer leurs opinions aux luttes de l’extérieur. Une telle démarche se manifeste lorsque, au lieu de s’engager dans les vrais problèmes en tant que participants aux mouvements en cours de développement, les révolutionnaires appliquent des formules toutes faites et se livrent à des dénonciations abstraites qui ne se relient pas à la conscience en évolution de la masse des gens. Souvent, dans la pratique, cette approche se transforme en son contraire apparent, qui consiste à traîner derrière le mouvement, ce qui a souvent été appelé « suivisme ». Ceci se produit lorsque les révolutionnaires n’expliquent pas « patiemment » aux meilleurs de ceux qui les entourent les nécessités à long terme de la victoire et ne posent pas la question de l’étape suivante. Autant qu’avec le sectarisme, il y a là un échec à construire l’organisation révolutionnaire dans les luttes et un refus de voir que de nouveaux éléments peuvent être amenés à la politique révolutionnaire.
La prochaine phase de la lutte
Tous les mouvements qu’on a vu se développer au cours des cinq dernières années ont atteint des tournants où la question de la direction politique est devenue importante. Le fait qu’ils n’aient pas réussi à répondre à cette question les a tous confrontés à des problèmes. Mais ils n’ont encore, nulle part, subi de graves défaites.
Les soulèvements d’Amérique latine n’ont pas mis à genoux le capitalisme de ces pays, ni même empêché des attaques répétées sur les travailleurs, les paysans, les pauvres des villes et les peuples indigènes. Mais les gouvernements ne se sentent pas encore assez forts pour imposer un retour à la situation d’avant ces événements. Ils sont contraints de louvoyer entre la pression par en bas de classes populaires qui ont pris la mesure de leur pouvoir et celle, par en haut, du capitalisme local et des intérêts impérialistes comme le FMI. Cette recherche d’équilibre ne peut se poursuivre indéfiniment, et à un moment donné ils vont reprendre leurs attaques directes. Mais ils le feront dans des conditions où la résurgence des luttes sera très probable. Nous n’avons certainement pas entendu le dernier mot des mouvements en Argentine, Bolivie et Equateur (et Vénézuéla, comme le montre Mike Gonzalez ailleurs dans ce journal) et de leur impact dans d’autres pays. L’été passé a vu de nouveaux affrontements entre des manifestants et les forces de l’Etat. L’Amérique du Sud dans son ensemble, des Caraïbes à la Terre de Feu, à l’exception peut-être du Chili, est dans un état d’instabilité politique.
Le mouvement antiguerre n’a pas été capable d’arrêter l’agression impérialiste sur l’Irak. Mais il a causé d’énormes problèmes à l’alliance Bush-Blair, et la montée de la résistance en Irak aggrave ces problèmes. Les USA ont envahi l’Irak pour imposer leur contrôle sur le centre stratégique d’une région qui produit la matière première la plus importante du monde. Cela devait leur donner les moyens de dominer le reste du capitalisme mondial dans le cadre d’un « nouveau siècle américain ». Au lieu de cela, ils sont enlisés dans une guerre coloniale qui est en train de déstabiliser le reste de la région. Toute retraite sera pour eux une humiliation – même si leur place est prise par une occupation impérialiste multilatérale sous les auspices de l’ONU. La tentative de rester est susceptible d’entraîner de nouvelles barbaries et des aventures militaires nouvelles, qui peuvent relancer le mouvement antiguerre. La centralité continue de la guerre est montrée par la façon dont le mouvement s’est soudainement réveillé en Espagne, avec son effet décisif sur les élections.
Les gouvernements européens ont connu des réussites dans leurs efforts pour imposer des contre-réformes néolibérales – les succès de Berlusconi dans la réduction des droits des salariés, ceux de Chirac-Raffarin en France dans leurs attaques contre les retraites du secteur public, ou de Schröder en Allemagne sur les coupes sombres dans les indemnités de chômage. Mais aucun de ces gains ne peut se comparer aux défaites dévastatrices infligées au mouvement ouvrier britannique pendant les années Thatcher (qui ont vu les trois sections de travailleurs les plus militantes écrasées l’une après l’autre – les mineurs, les imprimeurs puis les dockers). Mais ils n’en font pas assez pour permettre aux capitalistes européens d’égaler les taux d’exploitation (et les niveaux de compétitivité) de leurs rivaux américains et asiatiques (dans ces deux régions les gens travaillent en moyenne 400 ou 500 heures de plus par an qu’en France ou en Allemagne).
Au moment où j’écris ces lignes, les gouvernements français, allemand et italien ont déjà posé leurs plans pour une nouvelle offensive contre les conditions de travail. Dans de telles circonstances, même le plus réformiste des dirigeants syndicaux peut se trouver contraint à appeler à l’action – comme cela s’est produit lorsque les dirigeants grecs, italiens et espagnols ont organisé des grèves générales de 24 heures en 2002. Les dirigeants syndicaux voudront restreindre de telles actions à des démonstrations symboliques, mais ils ne peuvent empêcher que la simple expérience de millions de travailleurs agissant ensemble ne donne confiance aux syndiqués ordinaires pour aller plus loin. En Grande Bretagne, nous n’avons pas encore eu de grève générale de 24 heures, mais l’engagement idéologique du New Labour envers les attaques sur les conditions de travail, particulièrement dans le secteur public, a donné naissance au cours des cinq dernières années à un comportement de certains dirigeants syndicaux qui utilisent le langage de la lutte des classes, même si la plupart ne le mettent pas en pratique.
L’Italie et l’Allemagne donnent un avant-goût de ce à quoi on peut s’attendre ailleurs. La combinaison d’une résurgence des protestations populaires contre la guerre et de nouvelles luttes industrielles (en particulier l’occupation de la nouvelle usine FIAT à Melfi qui a paralysé tout sa production) au printemps passé a balayé en grande partie la démoralisation de l’extrême gauche de l’an dernier. Ceux qui ont interprété des reculs comme une défaite majeure ont été réfutés par les faits. En Allemagne, la section locale d’ATTAC a été capable d’œuvrer en commun avec des syndicalistes pour lancer une vague massive de protestations hebdomadaires contre les coupes opérées par le gouvernement dans les indemnités de chômage, en particulier en Allemagne de l’Est.
La pression sur la bureaucratie syndicale a un autre effet là où les réformistes sont au pouvoir. Elle provoque des schismes à l’intérieur des vieux partis réformistes traditionnels, affaiblissant ainsi leur influence sur de larges couches de travailleurs. La plupart des dirigeants syndicaux nationaux sont tour à tour menaçants en ce qui concerne leurs liens avec les partis qui dirigent ces gouvernements, ou rampants devant eux. Mais dans les couches inférieures le mécontentement déborde sous forme de rupture de l’allégeance politique. En Allemagne, on trouve de nombreux bureaucrates intermédiaires qui soutiennent les appels à construire un nouveau parti s’opposant au SPD de Schröder et s’associent avec des activistes du mouvement anticapitaliste pour présenter aux élections de 2006 un nouveau parti, Travaillistes pour une Alternative Electorale et la Justice Sociale. De même, le ressentiment contre Blair en Grande Bretagne a amené deux syndicats (les cheminots de RMT et la FBU des pompiers) à rompre avec le Labour, et plusieurs sections importantes à soutenir la Coalition Unitaire Respect ou le Scottish Socialist Party. Il y a des possibilités très réelles pour que la nouvelle gauche qui émerge des mouvements anticapitaliste et antiguerre établisse son influence sur de larges couches de gens qui se sont traditionnellement identifiés avec les principaux partis réformistes.
En même temps, la remontée des luttes industrielles, même spasmodique et limitée, crée la possibilité pour la gauche d’attirer autour d’elle davantage de travailleurs organisés, en particulier les jeunes qui ne portent pas les cicatrices des anciennes défaites, qui ressentent le besoin de lutter d’une façon qui entre souvent en conflit avec la bureaucratie syndicale. Beaucoup d’entre eux sont déjà influencés par le mouvement antiguerre. La construction d’organisations de base à l’intérieur des syndicats existants est à l’ordre du jour d’une façon qu’on n’avait pas vue pendant les années 80 et 90. Et les syndicats restent les plus grandes organisations volontaires dans les plus grands pays occidentaux, malgré la déperdition d’effectifs au cours des deux décennies écoulées.
La politique d’élargissement des mouvements
De telles initiatives peuvent fournir des opportunités considérables aux activistes des mouvements issus de Seattle. La force de ces mouvements a été l’intensité de leur défi à la destruction des vies humaines par le système. La faiblesse était que ce défi s’est exprimé essentiellement à travers de grands événements, manifestations et forums géants. Il ne s’est pas traduit en termes de connexion continue et organique avec la masse des gens qui sont les victimes de ces destructions là où ils travaillent et vivent. Les initiatives suggèrent des moyens de surmonter cet écart, de regrouper des militants de différentes luttes pour ensuite attirer des quantités plus grandes de travailleurs autour d’eux. Mais la construction de tels groupes ne va pas se produire de façon spontanée, en se bornant à répéter les discours sur l’ « autonomie » des mouvements. Elle exige de ceux qui ressentent le besoin de groupes militants centraux de s’organiser pour faire campagne en leur faveur, d’argumenter avec d’autres dans ce sens – et de polémiquer avec ceux qui ne sont pas d’accord. Cela se fera le plus efficacement là où il y aura une organisation - sous forme de parti - des éléments les plus révolutionnaires au sein du mouvement.
A chaque réussite de telles initiatives, de nouveaux débats vont surgir. Par exemple, les réseaux de base dans certains syndicats et industries comportent nécessairement des gens qui ont une certaine dose de confiance dans les dirigeants syndicaux au discours de gauche – ou dans des militants syndicaux bien connus qui voudraient prendre leur place. Cela signifie qu’il y aura toujours des pressions pour se tourner vers les appareils syndicaux existants, dont la structure consiste en une hiérarchie de permanents dont les carrières sont fondées sur la négociation de compromis avec les employeurs et les gouvernements. Un effort conscient est nécessaire pour prendre une orientation différente, basée sur la création de réseaux militants au niveau de l’atelier ou du bureau, qui s’opposeront aux vacillations auxquelles on peut s’attendre de la part de responsables prêts à céder aux pressions des employeurs ou du reste de la bureaucratie. Les révolutionnaires organisés en minorité argumentant pour ses propres perspectives à l’intérieur des réseaux larges peuvent contribuer à éviter de tels dangers.
Des scissions électorales dans les partis réformistes traditionnels sont nécessairement le fait de militants qui rejettent la politique des gouvernements en place, mais qui n’ont pas brisé avec la conception d’ensemble du socialisme parlementaire. Cela laisse ouverte la possibilité que beaucoup d’entre eux soient prêts à réintégrer le parti plus tard s’il change de politique ou seulement de dirigeant. Comme nous l’avons vu, c’est ce qui s’est passé avec les personnalités les plus en vue du Parti Social Démocrate Indépendant en Allemagne après 1920. La même chose s’est produite avec ceux qui étaient sortis du Parti travailliste pour créer l’Independent Labour Party en 1932.
Un exemple plus récent du même phénomène est constitué par l’Alliance Party en Nouvelle Zélande. Il a été formé en 1991 en réaction à l’amère expérience d’un gouvernement travailliste qui avait présidé à une augmentation spectaculaire du chômage, procédé à des coupes sombres dans la protection sociale et privatisé tout ce qui bougeait. Une scission du Labour Party, conduite par Jim Anderton, ancien président du parti, s’associa avec les Verts, un parti maori et un autre groupe pour s’opposer à la fois aux travaillistes et au National Party conservateur. Les fondateurs de l’Alliance se vantaient : « Nulle part, dans le monde occidental anglophone, ne s’est dressée une telle force sur la gauche du spectre politique ». Au départ, le parti profita massivement des déçus du Labour, obtenant 18,7% des voix aux élections législatives de 1993 et 10,3% en 1996. Cela lui donnait suffisamment de sièges au parlement pour en faire une force importante – et créa d’immenses problèmes lorsque le parti conservateur forma une alliance gouvernementale avec l’extrême droite. Il y eut une pression énorme sur l’Alliance Party pour qu’il dilue son opposition au Labour pour virer la droite, et l’Alliance forma finalement une coalition avec le Labour en 1999, avec Anderton comme vice premier ministre. Le Parti travailliste, s’étant refait une virginité avec le soutien de l’Alliance, soutint la guerre de Bush contre l’Afghanistan – et Anderton cautionna tout cela, menant à l’effondrement le parti qu’il avait créé.
Il n’y a rien d’inévitable dans ce type de trajectoire. Elle montre seulement que lorsque les choses vont mal il y a une pression parmi les militants issus du réformisme traditionnel pour en revenir aux méthodes des alliances parlementaires. Ce qui est déterminant, c’est la présence d’autres forces à leurs côtés, qui sont conscientes qu’en fin de compte ce n’est pas l’arithmétique parlementaire qui est importante, mais le rapport des forces de classe dans la société en général.
Dans l’Allemagne de 1920, le niveau de lutte en dehors du parlement et l’existence d’une organisation révolutionnaire engagée dans un combat unitaire aux côtés du Parti Social Démocrate Indépendant éloigna la majorité de ce dernier des dirigeants qui revenaient vers le parti réformiste traditionnel. Dans les années 30, la plupart des membres les plus actifs de l’USPD furent gagnés au Parti Communiste (et un tout petit nombre au trotskysme) bien avant que les dirigeants ne se replient sur le SPD. Le désastre néo-zélandais n’était pas le fait du nouveau parti dirigé par une personnage qui restait fidèle à une perspective fondamentalement réformiste. Il était dû à l’absence d’une tendance révolutionnaire organisée dans le parti, oeuvrant avec lui dans un front unique aussi longtemps qu’il ouvrait des perspectives de gauche aux déçus du travaillisme, mais en même temps tentant de gagner les gens à une vision leur permettant de résister à toute reculade.
Il n’existe pas de formule magique pour empêcher des gens qui rompent avec un parti au gouvernement de développer ensuite de nouvelles illusions lorsque ce parti change de langage dans l’opposition. Ceci est démontré par les pressions subies par Rifondazione Comunista en Italie pour conclure un accord avec la coalition de « l’olivier » de centre gauche. « L’hégémonie de la Gauche Démocratique sur la classe ouvrière reste dans l’ensemble intacte », comme le déclarait un des intervenants à la réunion nationale de l’an dernier. De récentes élections en Europe montrent un regain du soutien à la social démocratie dans certains pays en même temps qu’elle recule massivement ailleurs. En Espagne, des millions de personnes qui avaient refusé de soutenir le PSOE dans les deux précédentes élections générales se retournées vers lui par dégoût du gouvernement droitier d’Aznar. En France, 10% des électeurs ont voté pour les deux candidats révolutionnaires aux présidentielles de 2002. En 2004, le chiffre était tombé à moins de 3%. Même en Grande Bretagne, les voix recueillies par le Scottish Socialist Party se sont trouvées réduites de moitié, aux élections européennes de 2004, par rapport aux élections législatives écossaises de l’année précédente. De telles expériences prouvent qu’il est faux de proclamer que « les partis sociaux démocrates et aussi les communistes ont cessé d’être les véhicules des aspirations de la classe ouvrière ». A l’évidence, il y a une déception massive à leur égard lorsqu’ils sont au gouvernement, mais cela n’a pas empêché un retour vers eux lorsqu’ils présentent un visage de gauche dans l’opposition.
Rompre avec un parti réformiste particulier ne signifie pas automatiquement rompre avec le réformisme. Le réformisme est nourri par la façon dont les membres d’une classe exploitée grandissent dans la société qui les exploite et dont ils prennent en grande partie les idées à la lettre. Une rupture complète avec le réformisme ne peut se produire que lorsque une combinaison de leur propre expérience et de l’accès aux idées révolutionnaires les ouvre à une vision du monde totalement différente. Et cela implique que les révolutionnaires soient immergés dans la lutte pour briser avec les vieux partis réformistes, fassent l’expérience de la tentative de construire une alternative avec des gens qui sont encore au moins à moitié influencés par les idées réformistes – mais aussi ne dissimulent pas leur vision distincte et saisissent toutes les occasions de gagner les gens à celle-ci à travers leurs publications, leurs réunions et leurs discussions individuelles.
Malheureusement, le bilan de l’extrême gauche en Europe à cet égard ne semble pas particulièrement bon dans la période la plus récente. Comme nous l’avons vu, en Italie Rifondazione a entamé un déclin il y a un an. Mike Gonzalez dit du SSP : « Les chiffres des effectifs sont plus ou moins au niveau où ils étaient il y a un an – et seulement la moitié des membres paient leurs cotisations ». Un tel déclin est prévisible lorsque l’accent est mis essentiellement sur l’activité électorale, ce qui semble être de plus en plus le cas avec le SSP. La LCR en France a fait un peu mieux. Elle a probablement doublé en taille après que 3 millions de personnes aient voté pour la gauche révolutionnaire en 2002. Malgré tout, un effectif de 3.000 « militants » reste une très faible proportion de ceux qui admettent dans des sondages d’opinion qu’ils s’identifient comme « très proches » de la gauche révolutionnaire. Le fait que l’extrême gauche reste dans les marges est dû à son échec à tisser des liens avec au moins une partie de ceux qui ont voté pour elle, à trouver le moyen de les impliquer dans des luttes de nature non électorale, et à les gagner à une lecture régulière de sa presse. En Grande Bretagne et en Allemagne (et au Brésil avec le nouveau parti Socialisme et Liberté) le maximum doit être fait pour amener les gens à construire les nouvelles interventions électorales. Mais cela ne suffit pas. Ils doivent aussi être encouragés à prendre part à d’autres formes de lutte. Ce n’est pas toujours facile. Les gens issus d’un engagement dans la politique réformiste considèrent souvent que l’activité est déterminée par le rythme des rendez-vous électoraux. Mais si cela n’est pas fait, l’extrême gauche construit sur du sable.
Construire le parti pour construire le mouvement
Le besoin d’organisation politique et d’intervention se fait sentir à chaque tournant des luttes. On s’en est aperçu à plusieurs reprises en Grande Bretagne ces trois dernières années. Une intervention décisive du Socialist Workers Party a été essentielle dans la construction du mouvement antiguerre après le 11 septembre. Même Bernard Cassen reconnaît « l’activisme étonnant du SWP, capable d’organiser des manifestations de masse contre la guerre » malgré ce qu’il appelle nos « effectifs limités ». Mais notre efficacité a dépendu de notre capacité à réagir rapidement et politiquement à chaque étape. Nous avons tenu une réunion du parti pour nous préparer à la guerre de Bush trois jours après le 11 septembre, et de là nous avons pris l’initiative d’inviter d’autres gens à une réunion plus large pour résister à l’agression US en Afghanistan. Ensuite, lors des premières réunions d’organisation de la nouvelle campagne, il nous fallait remporter des discussions pour empêcher la campagne de se donner des mots d’ordre trop étroits pour concerner un grand nombre de personnes. Par la suite des débats se sont élevés sur la question de savoir si l’orientation devait être portée vers l’activité de masse ou des formes minoritaires d’action directe, et aussi si il fallait continuer après la fin de la guerre en Afghanistan. Et de façon permanente il y a eu des argumentations contre ceux qui étaient prêts, d’une façon ou d’une autre, à faire des concessions à l’islamophobie. Plus récemment, il y a eu des discussions sur l’opportunité du lancement de Respect – à la fois avec ceux qui sont toujours dans la démarche de « restaurer » le travaillisme et avec les sectaires qui ne comprennent pas l’importance d’un programme limité pouvant attirer le plus grand nombre d’activistes.
Aucun de ces débats n’a été imposé sur le mouvement en cours de l’extérieur – pas plus que le débat à Gênes le soir du meurtre de Carlo Giuliani sur la question d’abandonner la lutte (comme le suggérait le maire Gauche Démocratique de Gênes) ou de retourner dans la rue le lendemain en plus grand nombre (position défendue par Fausto Bertinotti, de Rifondazione, et Agnoletto, du Forum Social de Gênes). Ceux qui parlent de « manipulation » ou d’ « intervention extérieure des partis sur le mouvement » dans de tels cas se lamentent, en fait, d’avoir été eux-mêmes incapables de « manipuler » le mouvement pour lui faire prendre une direction différente.
Mais si de tels débat s’élèvent « spontanément », comprendre comment y répondre, loin de là, dépend d’une vue générale de la situation qui ne peut venir que de l’intégration des événements immédiats dans un cadre théorique général. Ainsi, la réaction du Socialist Workers Party aux arguments qui se sont exprimés à chaque étape de la construction du mouvement antiguerre depuis le 11 septembre se nourrissait de discussions qui avaient eu lieu dans le passé au sein du parti (y compris dans ce journal) sur l’impérialisme, l’islam politique et le front unique. Réussir à construire les énormes protestations dépendant, en partie, d’arguments qui avaient été forgés dans le passé lors de réunions souvent assez petites.
Comme le dit Gramsci :
L’élément de conscience est nécessaire, l’élément « idéologique » : en d’autres termes, une compréhension des conditions de la lutte, des rapports sociaux dans lesquels vivent les travailleurs, des tendances fondamentales à l’œuvre dans le système de ces rapports, et du processus de développement dans lequel est engagée la société comme résultat de l’existence en son sein d’antagonismes insolubles, etc... On ne peut certainement pas demander à chaque travailleur d’être complètement conscient des fonctions complexes que sa classe est destinée à remplir dans le développement de l’humanité. Mais cela doit être exigé des membres du parti... Le parti peut et doit, en tant que totalité, représenter cette conscience plus élevée. Sinon il ne sera pas à la tête mais à la queue des masses, il ne les dirigera pas mais sera à leur traîne. Par conséquent, le parti doit assimiler le marxisme...
Le débat sur réforme et révolution ne se relie pas seulement aux possibilités de lutter pour le pouvoir, ici ou ailleurs, dans l’avenir. Il se traduit aussi dans la façon de comprendre chaque étape de la lutte présente – ou sur la question de savoir si on met l’accent sur la mobilisation des luttes de masse par en bas ou sur des manœuvres à l’intérieur des institutions existantes. Même les plus combatifs de ceux dont la conscience comporte des éléments de réformisme peuvent retomber dans la second approche à des moments clé de la lutte. Cela ne signifie pas adopter une politique de dénonciation dans nos rapports avec eux. Cela signifie engager la discussion et essayer de les gagner.
A chaque instant il faut se rappeler qu’il n’y a pas un seul front de lutte contre le système. Il n’y a pas seulement la lutte contre cette horrible guerre ; cette vague de crimes racistes ; cette baisse des salaires ; cette charrette de licenciements ; cette interdiction faite aux peuples indigènes d’utiliser leur langue maternelle ; cette humiliation raciste subie par une minorité religieuse ou ethnique. Les luttes sur chacune de ces questions connaissent nécessairement des hauts et des bas. Mais elles font toutes partie de la lutte contre un seul système global, et dans chaque lutte il y a une très importante minorité qui peut être gagnée à cette vision et à l’engagement dans la lutte globale. En d’autres termes, ils peuvent être gagnés à participer à la construction d’une organisation révolutionnaire.
Mais cela ne se fera que si les révolutionnaires eux-mêmes voient l’importance centrale de la construction d’une telle organisation. Le parti ne surgit pas spontanément de la lutte, même si la polarisation qui rend le parti nécessaire est, dans un certain sens, un produit spontané de chaque lutte. Tout en participant à la lutte, ses membres doivent se réunir séparément, s’organiser séparément, pour être capables de mettre en commun leur expérience et de parvenir à une analyse de la façon d’unifier les luttes en tant que parties du combat total. Puis ils doivent utiliser toutes les occasions de transmettre cette analyse à d’autres qui sont engagés dans les luttes diverses – par des réunions, des forums de discussion, des interventions organisées dans des réunions du syndicat ou du mouvement, par dessus tout par une vente systématique du journal du parti dans les luttes. C’est seulement de cette façon qu’on peut s’assurer que les éléments les plus actifs et les plus conscients d’un front de lutte soient gagnés à une perspective les amenant à s’engager sur d’autres fronts.
Une telle interaction est importante si la théorie du parti se développe correctement. Les analyses du passé doivent être en permanence testées dans le vécu des luttes en cours. Tout mouvement qui monte implique un grand nombre de personnes qui pensent et agissent créativement, posant de nouveaux problèmes et appliquant de nouvelles solutions. Le parti ne peut répondre à cette créativité, développer de vieilles analyses pour les y incorporer, que s’il attire à elle les participants les plus dynamiques à la lutte. Pour citer à nouveau Gramsci :
La théorie moderne (le marxisme)... ne peut pas être en opposition aux... sentiments « spontanés » des masses... Entre les deux il y a une différence de degré « quantitative », et non pas qualitative. Une « réduction » réciproque, pour ainsi dire, un passage de l’un à l’autre, et vice versa, doit être possible...
Le parti ne doit pas « négliger » de tels sentiments, mais « les hisser au plan supérieur en les insérant dans la politique ». Il ne peut le faire que s’il y a une interaction continuelle dans les deux sens entre les mouvements de masse et le parti. Ceci comporte d’importantes implications en ce qui concerne l’organisation du parti lui-même s’il doit être un atout nécessaire et non pas un boulet pour la lutte au sens large.
Il y a nécessairement une division du travail à l’intérieur de toute organisation révolutionnaire. L’intervention dans des luttes qui se développent rapidement – qu’elles soient offensives ou défensives – exige l’existence d’un centre du parti. Il n’y a pas d’autre moyen de traduire la stratégie en tactique, et de les transmettre par le journal, des tracts et des affiches, d’essayer d’intégrer différents fronts de lutte, de répandre les initiatives prises par certaines sections du parti à d’autres sections. Cela n’est pas possible sans un appareil politique permanent, fait de ceux dont le parti décide qu’ils sont les meilleurs pour généraliser à partir des expériences de la lutte et pour transformer cela en stratégie et en tactiques – c’est à dire sans une direction du parti. Il faut aussi que les membres du parti s’imposent à eux-mêmes une discipline dans l’exécution des décisions prises par le centre. Seule une telle action unifiée peut permettre au parti dans son ensemble de savoir si les décisions prises par le centre sont correctes ou non. Si chaque camarade faisait simplement comme il l’entend, il ne serait jamais possible de savoir quelles interventions sont justes et lesquelles sont erronées. En d’autres termes, il ne peut y avoir un parti efficace sans un certain de gré de centralisation et de discipline interne.
Mais aucune direction centralisée ne peut parvenir à des décisions justes que s’il y a une remontée continuelle vers le centre des expériences des militants sur le terrain. Les militants doivent comprendre les raisons des décisions qu’ils exécutent, et ils doivent être capables de mettre la direction devant ses responsabilités lorsque ses décisions ne leur semblent pas correspondre à leur expérience collective. Cela dépend du libre débat à l’intérieur du parti, qui fait que les membres, au centre et sur tous les fronts de lutte, sont engagés dans un processus continu d’éducation mutuelle. Le parti doit être démocratique aussi bien que centralisé. Ce n’est pas seulement le droit des camarades d’exprimer leurs désaccords de cette manière, c’est leur devoir. Il n’y a pas d’autre façon de développer le débat nécessaire pour parvenir à des conclusions politiques correctes.
Les militants qui ne sont pas membres d’organisations révolutionnaires ont souvent deux types différents de critiques à leur égard. D’une part, ils se plaignent qu’ils sont antidémocratiques, qu’ils imposent arbitrairement leurs décisions à leurs membres et au mouvement. D’autre part, à l’opposé, ils stigmatisent leur absorption dans d’éternels débats fractionnels. Les deux visions sont souvent des caricatures, basées sur des rumeurs sur ce qui se passait dans certains groupes ultrasectaires. Mais si l’une des deux critiques est justifiée, cela signifie que l’organisation révolutionnaire a failli à la tâche qu’elle s’est assignée – réunir les meilleurs combattants de chaque front pour qu’ils coordonnent efficacement leur lutte pour une société meilleure. Et cela n’est pas seulement mauvais pour l’organisation – cela prive le mouvement d’un outil qui lui est nécessaire.
Conclusion
La gauche révolutionnaire, à l’échelle internationale, était modeste à l’époque de Seattle et il n’est pas surprenant que les milliers de personnes qui ont participé aux grandes mobilisations se soient rarement identifiés avec ses arguments. Mais chaque fois que le mouvement a rencontré de nouveaux problèmes, le débat politique s’est élevé sur la façon de se comporter à son égard. Dans ce débat, l’existence d’un pôle révolutionnaire organisé au sein du mouvement, en même temps que ceux qui plaident pour le réformisme ou l’autonomisme, a été importante. De nombreuses personnes qui restaient influencées par les idées réformistes lorsqu’elles sont entrées dans la lutte ont rompu avec elles comme résultat des expériences qu’elles ont vécues. Elles doivent être organisées pour que le mouvement continue à aller de l’avant et atteindre des couches encore plus larges. Et ceux qui n’ont que partiellement rompu avec les vieilles idées doivent être encouragés à les repenser.
Cela n’aura pas lieu sans que ceux qui sont déjà révolutionnaires se saisissent du débat. En d’autres termes, une organisation révolutionnaire visible est une nécessité, et non une option. Ses membres doivent participer aux luttes et agir comme membres des groupes du parti dans les localités et les lieux de travail. Ils doivent organiser les gens autour d’eux en leur vendant régulièrement le journal et en les amenant à des réunions. Et la discussion ne saurait se limiter à la tactique immédiate, mais doit poser la question de la transformation de la société dans sa totalité, de la révolution et non de la réforme. C’est seulement de cette façon que nous pourrons donner toute sa dimension au potentiel accumulé au cours des cinq dernières années – en avançant vers le renversement de ce système et la création d’un système meilleur.
(traduit de l’anglais par Anneli et Jean-Marie)