Walpiri

Paru dans Des Femmes en Mouvements Hebdo No5, du t au 14 décembre 1979


Femmes ou « business-women » du désert central australien

Barbara Glowcsewski, ethnologue, vient de passer cinq mois dans la communauté des femmes WaIpiri, tribu d`Aborigènes d'Australie...


- Je suis partie pour "faire un terrain" qui me sert pour ma thèse de doctorat. Je suis restée cette année cinq mois, de moi à novembre, chez les Walpiri, dans le désert central australien. J'ai voulu aller chez les Aborigènes1 parce que j'avais fait une maîtrise sur les cinq sens. C'est une forme d'approche : je voulais relativiser notre perception occidentale, que l'on prend très souvent pour universelle, et comme le type de films que je faisais avant concernait la perception visuelle, je m'étais aperçue que nos seuils perceptifs sont très limités, en fait codés socialement, et qu'en les travaillant, ils s'élargissent. j'ai donc voulu voir comment ça se passait dans d'autres cultures. Ce que j'ai lu sur les Aborigènes m'avait beaucoup intéressée, car ils ont une notion unique de l'espace-temps. C'est donc eux que j'ai voulu rencontrer.

Avant l'arrivée des Blancs, ils dormaient près d'un feu, n'avaient pas de vêtements, se couvraient éventuellement avec des écorces d'arbres, et dans certaines régions, ils se construisaient un petit abri très bas, pour se défendre du soleil et de la pluie (et non à cause du froid). Ils avaient des problèmes de survie, mais ils ne vivaient pas dans la rareté : ça, c'est un mythe. Ils avaient un système écologique parfait, qui se perpétuait, pas par hasard, mais à travers des itinéraires et des déplacements ; par exemple, tel aliment avait telle vitamine et ils restaient le temps qu'il fallait pour s'en nour­rir, puis se déplaçaient dans un endroit où il y avait outre chose à manger. En fait, ils étaient itinérants, ils parcouraient d'immenses territoires de 1000 km de long sur 600 de large et se déplaçaient de point d'eau à point d'eau.

L'arrivée des blancs2 a coïncidé avec une terrible sécheresse - les troupeaux ont dévasté les points d'eau. Les aborigènes ne trouvaient parfois plus l'eau sur laquelle ils comptaient et ils ont été perdus, leur système était ruiné. C'est comme cela que les Blancs les ont eus. Pendant des années, ils ont travaille comme gardiens de troupeaux, sans être payés ou juste en nourriture; les femmes faisaient le ménage chez les Blancs et se prostituaient.

Maintenant, c'est différent. Ils travaillent comme gardiens de troupeaux et ils gagnent très bien leur vie (environ 7000 F par mois). Les femmes ont des allocations familiales. Ils ont des retraites, etc. Leur communauté est à présent gérée par un conseil exclusivement aborigène - c'est une nouvelle perversion de la société occidentale de les organiser en députa­tion, en représentation. Comme ils ont toujours fonctionné sur le consentement politique, leur organisation sociale est donc troublée, en par­ticulier les femmes ne participent pas au conseil.

Mais depuis quelques années, les Aborigè­nes s'organisent un peu comme les Indiens d'Amérique, pour être les propriétaires légaux de leurs terres ancestrales. Ils font des procès pour obtenir des "landrights"3. Pour cela, ils doivent lutter contre les compagnies minières et les trusts de bétail. Il y a donc eu une période où ils ont gagné dans leur revendication (par exemple, les Walpiri, sont, depuis 1978, légale­ment propriétaires d'un territoire traditionnel de 600 sur 300 kilomètres). Mais, pour d'autres groupes, la bataille continue, car le nouveau gouvernement australien est partisan des mul­tinationales. Ils sont donc dans une phase de transformation.

Q La perception occidentale se veut universelle. Les aborigènes d'Australie ont une notion espace-temps qui bouleverse les catégories de la perception.

La communauté des Walpiri, où je me trou­vais, a été déportée, il y a trente ans, hors de son territoire. Cela s'est passé très douloureusement pour eux, ils ont essayé de s'enfuir, ils ne pouvaient pas supporter de rester dans cet endroit, car la base de leur vie spirituelle est la terre. La terre est une sorte d'inscription de leur corps, elle est sillonnée de trajectoires d'ancêtres, qui sont tous les animaux, toutes les plantes, le soleil, l'eau. Quelle que soit l'ethnie, tout le territoire aborigène est une trame d'iti­néraires d'ancêtres et la communauté Walpiri, transplantée sur un autre territoire, se retrouvait étrangère par rapport aux habitants présents, qui sont les ancêtres, inscrits dans chaque roc, choque arbre, choque point d'eau. Ce présent-là (que les ethnologues appellent temps my­thique), c'est le rêve.

Traditionnellement, avant cette déporta­tion et cette sédentarisation, ils marchaient en refaisant les trajets des ancêtres, et le rêve était en relation directe avec la marche, l'itiné­raire. Ce n'est pas seulement le rêve comme métaphore, c'est le vrai rêve de la nuit. Racon­ter les rêves le matin est une activité, des hom­mes mais surtout des femmes, activité toujours reliée aux voyages, au rituel et ou sacré. Hom­mes et femmes peuvent aussi rêver des chants, ces chants sont immédiatement référés à un itinéraire et viennent l'enrichir. L'itinéraire ce n'est pas une marche permanente, il y a des haltes. Les haltes, ce sont les points d'eau, des sites particuliers. En fait, la représentation de l'espace, c'est une trame de traits et de cercles. Tout leur système de représentation visuelle est à base de cercles et de traits: les femmes se peignent sur le torse des cercles et des traits qui représentent une espèce de carte, immé­diatement référée à un cycle, c'est-à-dire à un épisode particulier de tel ancêtre. Le trait, c'est le trajet, le cercle, c'est la halte.

Q Le rêve pour les Walpiri, est une démarche signifiante quotidienne, une célébration de ce que nous continuons d'appeler l'inconscient.

Ces sociétés étaient des sociétés itinéran­tes et elles ne le sont plus. Avant, elles se dépla­çaient toujours en resuivant les itinéraires des ancêtres. II y a ainsi plus de 500 itinéraires qui se recroisent sur le territoire. Les haltes, qui sont les cercles, sont des sites où l'ancêtre s'était arrêté. L'ancêtre peut être un humain, ou un animal, un fruit, l'eau, etc. II serait impossible de faire l'inventaire de tout ce que contiennent ces itinéraires, car les rêves les enrichissent ou jour le jour.

En Walpiri, le même mot désigne à la fois les ancêtres et les rêves de la nuit. Les ethno­logues ont d'ailleurs tenu compte de cela, puis que pour eux, les mythes s'appellent "rêves" ("dreaming"). mais ce n'est pas une chose fi­gée: C'est vraiment une réalité très vivante et, ainsi, leur histoire avec les Blancs a été incluse dans le rêve, comme beaucoup d'éléments de l'acculturation. Le terrible lavage de cerveau des missionnaires (qui sont, d'ailleurs, toujours là) a fait que le Christ est devenu l'un des 500 ancêtres, l'un des 500 rêves...

Les itinéraires sont un savoir public, ils sont connus des hommes et des femmes, partagés, discutés tous les jours, parce que chaque homme, choque femme hérite d'un itinéraire, qui est celui du père, aussi bien pour la fille que pour le fils. Le fils sera pris en charge par le père et le groupe du père, la fille par la soeur du père, le groupe de la soeur du père, mais certains épisodes n'appartiennent qu'aux hommes et certains autres qu'aux femmes. Leur système ne sépare pas l'espace et le temps, le rêve est une actualité permanente, il n'y a pas de notion d'un temps chronologique, déroulé. C'est comme s'ils vivaient dans un espace à cinq dimensions, où le voyage dans le temps est aussi un voyage dans l'espace: c'est le temps du rêve.

Les quatre premiers mois de mon séjour, je me suis retrouvée dans un cycle annuel de célébration de deux êtres primordiaux : pré texte à l'initiation des garçons déjà circoncis. Avec la sédentarisation, ces ancêtres ont été privilégiés parce qu'un de leurs sites est le plus proche de l'endroit où les Walpiri, ont été déportés.

II y a eu une sophistication rituelle parce qu'il leur a fallu représenter dans des danses ce qui avant leur suffisait dans la marche. Ils ont dû ritualiser la marche, là où avant, le fait de marcher d'un point à un outre, comme l'ancêtre s'était déplacé d'un point à un outre, faisait qu'à leur arrivée dans un site, le rituel concer­nant ce que l'ancêtre avait fait là leur était suffisant.

Mais ils sont à présent dans une phase de réinstallation dans leurs terres, ce qui va évidem­ment changer les structures. Ils ont maintenant des voitures, ils revoyagent et ce rituel dont je parlais tend à se relâcher (un ethnologue qui avait travaillé chez eux il y a dix ans et qui est revenu ou moment où j'y étais me l'a confirmé). Ils n'ont pas du tout l'impression de perdre leur attache traditionnelle, mais ou contraire de la retrouver : de nombreuses personnes ont des difficultés à comprendre cela, ils ont vu cette insistance sur certains rites comme si elle était un phénomène de toujours, alors qu'elle est liée à la sédentarisation. Ce qui est sacré, dans cette société, c'est le quotidien. II n'y a pas d'un côté la vie rituelle, de l'autre la vie économique, c'est toute la vie qui est un hommage sacré et tout ce qu'ils font est référé au temps mythique.

Quand j'allais à la cueillette avec les femmes, elles se mettaient à chanter un chant sacré dès qu'elles trouvaient quelque chose et ce chant était lié à l'espèce de plante ou d'animal trouvé, il était accompagné de danses. Notre idée à nous du spirituel, c'est quelque chose de limité, d'arrêté, de mort, comme l'église par exemple, pour eux, c'est permanent, joyeux, aussi bien pour les hommes (ça, les ethnolo­gues en ont abondamment parlé) que pour les femmes. Et quand on voit cela pour la pre­mière fois, on a l'impression que ce n'est pas sérieux ; ils rient, commentent, inventent, im­provisent. II y a toujours évidemment une base, mais toute célébration de rêve met en scène deux sections : celle des maîtres des héritiers spirituels du rêve (les "boss" - "patrons", comme les Aborigènes Vont eux-mêmes traduit en anglais), et celle, je dirais, des chorégraphes ("workers" - "travailleurs"). A tour de rôle, chacun a une fonction de maître ou de choréographe suivant le Rêve célébré. Les maîtres dansent et les autres ont pour charge de peindre les motifs des tablettes sacrées, d'encourager la danse, de la diriger. C'est ainsi à tour de rôle puisque les rêves sont distribués selon la pa­renté et que choque section peut en avoir plusieurs.

Q Est-ce que quelque chose de la différence se­xuelle s'inscrit dans ce type de société, autre­ment que dans nos sociétés de refoulement et de domination ?

Des livres sur la parenté, il y en a eu des tonnes. Des livres sur les rites des hommes aussi'. Mais il y a une chose qui est importante à dire, c'est que dans cette société, les femmes ne sont pas du tout lésées. II existe des gens qui défen­dent encore aujourd'hui des thèses aberrantes: dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, les hommes auraient le pouvoir parce qu'ils chas­sent et les femmes seraient dominées parce qu'elles cueillent. C'est important de démonter ce préjugé : si on inscrit une domination des hommes sur les femmes déjà dans ces socié­tés, c'est grave. Toutes les analyses qui sont faites maintenant tendent à prouver qu'il n'en était rien4 , il n'y a jamais eu de domination à ce niveau-là... et puis, de toute façon la chasse est quand même plus rare que la cueil­lette, qui est, elle, une activité quotidienne.

En ce qui concerne les relations hommes-femmes, on peut partir d'une réalité: le camp des hommes est à l'écart et les femmes n'ont pas le droit d'en prendre le chemin, ni d'y en­trer, sinon, tabou de mort. Au moment où j'étais là, il y avait une jeune femme que son mari alcoolique, violent battait. Un jour, dans un mo­ment de colère, elle a commencé à marcher vers le camp des hommes. Les autres ont essayé de l'arrêter par des cris, puisqu'elles ne pou­vaient pas se lancer à sa poursuite sur le che­min. Elle s'est finalement arrêtée. mais Pendant toute la nuit, les hommes ont discuté : c'était la veille d'un déport de la communauté vers un autre lieu et ils voulaient punir toutes les fem­mes en refusant qu'elles portent avec eux. Tout le monde a fini par partir, ensemble, mais les femmes m'ont dit: "Ils vont la chanter à mort". Chanter à mort cela veut dire une condamna­tion par tout le groupe, qui peut prendre des années et faire mourir. Au moment où j'étais là, j'ai entendu parler de deux personnes d'une autre communauté qui étaient mortes, parce qu'elles avaient été chantées à mort des années auparavant.

Pour en revenir à l'histoire de cette femme, qui avait marché vers le camp des hommes, elle a été chantée à mort Mais pas elle toute seule, elle et son homme. C'était le couple qui était perturbateur, c'était à couse de l'homme qu'elle était entrée dans cet état. Et quand elle a recommencé quelques mois plus tard, là les femmes l'ont attrapée et l'ont battue. Elles l'ont battue parce qu'elle les mettait toutes en danger. Maintenant elle ne peut plus marcher.

La communauté des hommes est séparée de celle des femmes. Le camp des hommes est à l'extérieur alors que celui des femmes est au centre immédiat au milieu du camp des familles. La convention est que les hommes ne peuvent pas entrer dans cet espace du centre, ce serait aberrant, cela ne leur vient pas même à l'idée de s'arrêter, de regarder. Alors, en ce qui concerne les rites par exemple, je dirais que le secret des femmes est différent de celui des hommes. Les hommes ont besoin de se cacher, mais le secret des femmes est à l'air libre. Effec­tivement, c'est moi qui pense cela. Mais j'ai trouvé qu'il y avait un grand respect dans ces relations. Lorsque femmes et hommes se retrouvent dans les camps des familles, lorsqu'ils sont peints après les cérémonies ( ils n'enlèvent pas leurs décorations sur leur corps), les hommes voient les dessins peints sur les corps des fem­mes et les femmes ceux que portent les hom­mes, mais chacun ignore le sens des dessins de l'outre. Ils les voient, mais ne savent pas la signi­fication. De la même manière, les femmes ont leurs tablettes sacrées , et les hommes aussi, et il y a tabou de mort sur quiconque voit les tablettes de l'autre sexe. Cela s'est passé, il y a trois ans: des hommes avaient vu des tablettes de femmes. Les femmes se sont vengées sur ces hommes et la communauté des hommes 0 approuvé la vengeance.

Les rites sont célébrés façon "hommes" et façon "femmes". Il y a dans cette société un espace entre hommes et un espace entre femmes. Ainsi par exemple, la "magie de l'amour". Cette magie est différente pour les hommes et les femmes : sur certains sites, il s'est passé quelque chose qui donne à tous les chants liés à la 'magie de l'amour" un pouvoir de séduc­tion sur l'être désiré de l'autre sexe. Quand un homme a envie d'une femme, il demande à ses amis de venir avec lui dans la brousse, hors du camp, et ils vont chanter certains chants, éventuellement l'homme sera peint et, en prin­cipe, ces chants ont un pouvoir de séduction sur la femme. Elle ne le soit pas. C'est une sorte de pouvoir télépathique qui agit. Pour les fem­mes, c'est pareil: quand elles désirent un homme, elles vont dans la brousse avec d'autres femmes et chantent un chant. Les chants sont différents. mais tous y croient, et disent : "un tel ou une telle, je l'ai "eu(e)" parce que j'ai chanté". Autre chose agit aussi : suivre la trace, marcher dans la trace de celui ou celle que l'on aime. La base de tout ce système, c'est la trace. La trace que les ancêtres ont laissée avec un arbre, un roc où l'ancêtre est entré, sorti, ou un point d'eau, de la même façon. Les traces de la chasse : savoir pister un animal, reconnaître les traces d'un animal, hommes et femmes sont très forts pour cela (les femmes prennent aussi des petits animaux, des lézards)... il m'est arrivé d'aller chasser avec les femmes : elles creusent dans la terre pour attraper des petits lézards et elles me montraient parfois une trace que moi, je voyais à peine, en me disant qu'une telle était passée par là il y avait un mois et demi... Donc séduire quelqu'un, test marcher dans ses traces sons être vu(e).

Les femmes Walpiri ne sont pas enfermées. Jamais je n'ai entendu là-bas un homme mépri­ser les femmes ou dire qu'elles ne comptaient pas. Ils les respectent énormément. If y a bien sûr un déséquilibre maintenant, dû à l'acculturation par les Blancs, à l'introduction de certains modes de vie et à ces nouvelles formes poli­tiques que les Blancs ont imposées . Si les femmes Walpiri ont connu le viol, c'est à cause des Blancs qui les ont sous-employées, prostituées. C'est comme l'histoire d'une femme bushman d'Afri­que du sud qui, quand on a voulu la filmer a dit: "Ne filmez pas mon visage, on me l'a volé"; elle avait été prostituée et C'étaient les Blancs qui lui avaient volé son visage:

Q Pour qu'il y ait de la différence sexuelle, il faudrait aussi que les ethnologues puissent la lire.

La plupart des ethnologues sont terrible­ment misogynes. Ceux qui ont travaillé en Aus­tralie, étant des hommes, ont été reconnus, adoptés par des hommes. Ils n'ont pas vu par exemple que les femmes, elles aussi, avaient des rituels, des cérémonies et ils en ont conclu que les femmes ne comptaient pas dans la vie ri­tuelle, ce qui est une aberration. Elles ont une vie rituelle qui a la même importance que celle des hommes, et si elles ne l'avaient pas, à la limite ce que font les hommes n'aurait aucun sens. Pendant leur cycle d'initiation, qui dure cinq mois, les garçons vont dans le camp des hommes, où les femmes n'ont pas le droit d'aller Alors, les mères se retrouvent provisoi­rement célibataires et elles vont habiter dans le camp des femmes, réservé normalement aux veuves et aux célibataires. Les femmes célibataires, elles aussi, ne le sont que provisoirement: la règle veut que les hommes aient en général deux femmes, sinon trois ou quatre et qu'ils dorment la nuit avec la première femme et aient dans la journée dés relations sexuelles avec les autres. mais, en fait, ils alternent leurs épouses la nuit, et donc celles qui se retrouvent seules viennent dormir dans le camp des fem­mes. II y a donc une population tournante. Les veuves, qui peuvent être parfois très jeunes parce qu'elles sont mariées très jeunes à des hommes vieux, doivent rester en deuil un on ou deux. Si elles sont très jeunes ou si elles sont mères d'un tout petit enfant, le deuxième mari est choisi par la famille, mais à partir du moment où elles sont mères d'un enfant initié (circon­cis), elles acquièrent un nouveau statut, qui est traduit par les Aborigènes (maintenant en anglais) par "business women" : "business", c'est tout ce qui concerne les rituels, les cérémonies. Donc les garçons sont pris en charge par les hommes et les femmes se retrouvent dans la communauté des femmes, avec leur statut de célibataire et de "business women", à célébrer pendant cinq mois des cérémonies analogues à celles que les hommes célèbrent, c'est-à-dire concernant les mêmes ancêtres, mais façon femmes. Ce sont les mêmes histoires qui sont chantées, les mêmes itinéraires qui sont célé­brés, mais avec des chants, des denses de femmes, des peintures de femmes, différentes de ceux des hommes. En devenant "business women"; les femmes acquièrent tout un savoir, qui leur est transmis par les autres femmes. Elles ont leurs propres sites, leurs propres inter­prétations. Et d'ailleurs, si elles m'ont demandé à un moment de les aider à se procurer un camion, c'est parce que les voitures sont deve­nues une sorte de privilège des hommes (ils vont chasser en voiture) et qu'elles, qui ne conduisent pas, ne peuvent pas aller au loin faire leurs cérémonies, dans leurs sites, depuis leur sédentarisation.

En Walpiri, c'est le même mot qui sert pour dire les cérémonies des femmes ('business") et le sang. Les hommes utilisent beaucoup le vrai sang pour les cérémonies, mais les femmes utilisent plutôt la peinture, avec de la graisse animale (maintenant plutôt du beurre ou de l'huile) comme support.

La vie quotidienne des femmes Walpiri, est mêlée à leurs activités rituelles. Par exemple, l'activité du matin commence par le récit des rêves de chacune, toujours référés à d'autres rêves de leur culture, liés aux ancêtres. Lorsque j'étais là-bas, je faisais des rêves incroyables et je les racontais aux femmes le matin. Elles étaient très amusées et les commentaient très très vite, en me disant que c'était bien ou en fronçant les sourcils. Avec elles, je parlais quel­ques mots d'anglais, quelques mots de Walpiri, mais elles utilisent entre elles un langage des moins, très particulier Une gestuelle qui fait tra­vailler tout le corps, les moins, le regard. Ce langage s'est développé à couse du voeu de silence du deuil, qui dure un on ou deux pour la veuve. Elles l'utilisent lorsqu'elles parlent des choses secrètes, donc de leurs rituels, de leur "business", lorsqu'elles font des commérages, principalement sur les choses de l'amour, et aussi en cas de conflit : quand deux femmes se disputent et vont en venir aux cris, soudain ça s'arrête et elles se mettent à communiquer par gestes, dans une sorte de danse qui met tout le corps en jeu. Le moment des deuils est un moment important, sur le plan des cérémo­nies. Lorsque j'étais là-bas, un homme d'une autre communauté est mort, et toutes les fem­mes qui étaient des "mères" pour lui du point de vue de la parenté sont entrées en deuil. On leur a construit un camp à proximité du camp des femmes, où elles ont fait vœu de silence durant deux semaines. Toutes les autres femmes se sont peintes en blanc sur les bras et le corps et se sont lamentées avec un chant extraordinaire... tout à fait tragique quelque chose de la voix impossible à expliquer... pres­que une transe. Elles marchaient en petits grou­pes, en se croisant, avec une danse qui n'a rien à voir avec les autres danses rituelles et qui comporte une espèce de saut, les bras et les jambes élancés en l'air, puis elles se rattrapent par les épaules et se consolent tout en conti­nuant cette lamentation. Puis elles prennent leurs bâtons (ce sont leurs "ormes" à elles, elles s'en servent à la fois pour fouir le soi quand elles cherchent la nourriture et dans leurs céré­monies pour danser autour) et elles se topent sur la tête avec jusqu'à ce que le sang coule. C'est pour cela que les femmes ont toujours une sorte de ploie sur le sommet de la tête, rouverte à choque deuil.

La tête a d'ailleurs une très grande impor­tance. Elles passent leurs journées à s'épouiller les unes les autres et à s'arracher leurs cheveux blancs. On voit très peu de femmes âgées avec des cheveux blancs ; la plupart du temps, si leurs cheveux ne repoussent pas blancs, elles les gardent, sinon elles n'en ont presque pas. Et puis ou moment des deuils de parents pro­ches, elles se rasent les cheveux et les utilisent alors pour faire des ceintures, des cordes à col­liers ou des cardes sacrées qui servent à enduire le corps de peinture ocre en matière de gué­rison.

Dans les rapports des femmes entre elles, il y a une très grande complicité. Une certaine dureté aussi, mais surtout, une très grande tendresse. Elles ont parfois des relations homo­sexuelles entre elles, et si 'elles se font belles, c'est moins pour les hommes que pour les au­tres femmes... N'importe quelle femme arrive, se couche sur une autre et lui demande de l'épouiller, qu'on lui fosse des choses dans la tête ou les cheveux. C'est un plaisir évident. Elles mélangeaient souvent leurs cheveux aux miens pour que j'aie des poux et pour pouvoir aller me les chercher. Elles étaient toujours très déçues que je n'en oie pas (j'en ai maintenant, mais c'est trop tard...). Elles me prenaient parfois les cheveux pour me les arracher d'une façon très particulière et elles étaient déçues que je n'en éprouve pas de plaisir. Cela me faisait mal, mais pour elles, de toute évidence, c'était pres­que orgasmique. Elles m'ont peinte aussi, comme elles se peignent, en dessinant d'abord les contours avec un doigt à l'ocre rouge ou jaune, puis en encerclant avec un bâtonnet, petit à petit, ces contours avec des auréoles blanches, des arabesques... je n'ai jamais vu deux fois le même motif, bien que la structure du dessin reste fixe et ô base de traits et de ronds. Pour les "business women", il faut être grasse, avoir beaucoup de place sur le buste et les bras pour pouvoir faire les dessins les plus compli­qués. Je ne suis pas très grosse, mais j'ai grossi là-bas, alors que je ne mangeais pas beau­coup. Et les femmes m'ont dit que c'étaient !es dessins, la graisse des dessins qui me nourris­sait, spirituellement et physiquement... c'était extraordinaire, comme sentiment...

Dans leur vie quotidienne, les femmes sont surtout préoccupées par le fils (le fils selon la parenté; toute femme est à un moment ou un autre mère d'un fils selon la parenté), et c'est parce qu'il n'est pas là. Elles lui procurent la nour­riture jusqu'à l'âge de 30 ans. dans cette société, les enfants sont rois, ils sont adorés, ils peuvent faire ce qu'ils veulent. mais les femmes connais­sent aussi l'avortement (la vieille méthode de courir longtemps, puis de se faire des fumigations) et jamais une femme n'est bannie, ou même mal vue, parce qu'elle est stérile.

II est vrai que les femmes Walpiri ont subi d'autres influences ces trente dernières années. Elles ont, pour la plupart de celles qui ont 40 ans, été victimes de l'alcoolisme et de la prostitution imposés par les Blancs. Mais elles sont revenues, et les femmes plus âgées qu'elles ont continué à leur transmettre les connaissances sacrées... Maintenant, c'est un peu différent, elles ont les allocations familiales, elles dispo­sent d'argent, il y a une infrastructure blanche qui fait que les petites filles vont à l'école, puis dans une sorte de pensionnat pour Aborigènes où elles reçoivent une sorte de formation d'in­firmières ou d'institutrices. Mais ça ne les intéresse pas du tout de travailler Pour elles, la ville, c'est comme une initiation, elles y vont parce qu'elles y sont obligées, ou bien parce que cela leur plaît mieux que de s'occuper du mari qu'elles ont très jeunes. Mais elfes n'ont pas envie de rester en ville. Elles sont très heureuses dé revenir vivre chez elles.

Dans cette société, il n'y a pas d'initiation pour les femmes, au sens où cela se produit pour les garçons par exemple, mais transmission de tout un savoir qui est un art: art de pein­dre le corps ou les tablettes, de chanter les chants, de danser, en sachant ce que l'on peint, chante, danse. Et ce sont les femmes qui transmettent ce savoir. Les petites filles sont peintes par !es femmes jusqu'à l'âge de 7, 8 ans. Ensuite, elles ne sont plus peintes. C'est alors le temps des amours qui peut commencer puis la ma­ternité. C'est quand leur fils est circoncis (tou­jours le fils selon la parenté) qu'elles peuvent avoir accès à ces connaissances, peindre, être peintes, chanter, danser, comme les autres fem­mes leur apprennent à le foire.

Ce sont des secrets qu'elles m'ont transmis, à moi aussi, mais quel sens cela aurait-il que je les livre ? Lorsque je les ai filmées, ces femmes m'ont demandé de ne pas montrer ce qu'elles faisaient aux hommes d'ici. C'est pour cette raison que je suis venue vous en parler, à vous, tout de suite en rentrant, dans un lieu entré femmes. Ces femmes m'ont acceptée comme femme. Je vivais avec elles, et elles m'ont dit de montrer le film aux femmes d'ici... il y a une logique dans cette société.

Q Un ethnologue, n'est-ce pas toujours du masculin ?

Parti "faire un terrain" pour une thèse de docto­rat, l'ethnologue se retrouve femme dans la communauté des Walpiri, et revient, ici, rencon­trer des femmes...

La plupart des ethnologues ont trahi des secrets des peuples ou sein desquels ils ont vécu, sans dire d'abord que c'était secret et ensuite pour faire carrière, ou bien sans rien y com­prendre.

J'ai essayé de faire quelque chose qui ne soit pas une archive, qui permette de compren­dre les choses et d'arriver à un autre niveau d'interprétation. II est évident que je me suis nourrie de ce que j'ai vécu là-bas, et que cela m'a aidée à penser certaines choses, mais il s'agit de ne pas en trahir le sens, et de ne pas dire ce qu'il n'y a pas à dire. II serait très facile, avec les Aborigènes, vu le type de relations qu'ils ont appris vis-à-vis des Blancs, de deman­der et de recevoir. Ils ne disent jamais non. Ils savent éviter les questions, mais ils ne disent jamais non. J'ai préféré attendre qu'ils me di­sent s'ils en avaient envie. Je me suis mise en quelque sorte en apprentissage.

Déjà, ma formation de base est différente : la formation universitaire que j'ai reçue à Paris VII est attaquée par les scientifiques, c'est beau-coup plus une réflexion philosophique, méta­physique sur l'ethnologie, son histoire, sa culpa­bilité,etc. et sur la question de l'autre, qui a abouti à ce que je me pose des questions. Lorsque je suis arrivée chez les Walpiri, j'avais. davantage fait un travail politique, de recherche de leur histoire à travers les archives de ces procès dont je pariais, pour obtenir des droits de réinstallation sur leurs propres terres. C'est un travail qui se fait dans l'université, bien sûr, mais cette curiosité ethnologique pour l'espace, sa justification mythique permet surtout de faire comprendre les droits de certains peuples comme les Indiens, les Aborigènes,

Et puis, cela m'intéresse plus de faire un li­vre qui explique tout cela et soit lisible par tout le monde, que de faire une thèse universitaire, un doctorat. II v a une infor­mation à donner sur les Aborigènes, sur la question de l'acculturation imposée par les Blancs et de leur lutte pour y échopper, et sur la ma­nière dont les femmes s'organisent, vivent, dans d'autres cultures. C'est cela qui est actuel.

Je suis allée là-bas de manière finalement "naïve non-scientifique. J'allais y retrouver une notion de l'espace-temps qui m'était familière. Je n'aime pas notre conception à nous de l'es­pace-temps. J'aimais cet univers et je crois que cela m'a permis d'apprendre à écouter. Je ne me rendais pas compte de ce que c'était qu'é­couter, avant. J'ai écouté ces gens et j'ai appris ce que c'était. Et j'ai aussi appris à aimer Là aussi, je croyais savoir ce que c'était. Mais étant là-bas, dans un statut a priori de séduction, puis­que cela m'intéressait de savoir comment ils vivaient, il a fallu aussi que je plaise. Les fem­mes me testaient continuellement et m'apprenaient par surprise. C'était tellement troublant, qu'à la fin, je ne me sentais plus du tout, fasci­née par ces vingt femmes avec qui je vivais, j'avais l'impression d'être noyée par toutes ces énergies autour de mol. Par leurs présences, puisque je faisais des rêves qui se référaient à ce qui se déroulait dans leurs rêves à elles... et elles me disaient que j'étais branchée avec elles sur le cercle du rêve.

Ce séjour a dépassé tout ce que je pouvais imaginer. Là-bas je ne me suis jamais posé de questions sur ce que sont les femmes. C'était une évidence c était confortable. II y avait avec elles une extraordinaire solidarité, j'étais bien avec elles, et sur place, tout était évident.

D'ailleurs, vers la fin du séjour, elles avaient une certaine exigence. Elles me sermonnaient de temps en temps me reprochaient de ne pas parier assez bien leur longue. Elles me disaient que ce n'était pas bien de rester ainsi en si­lence, qu'il fallait que moi aussi je dise des cho­ses... et ce n'était pas facile dans ce contexte, et j'ai eu une sorte de choc: j'étais aimée, mais ce n'était pas pour mon intellect, je ne le partageais pas avec ces femmes, ce n'était pas pour mon physique, je ne correspondais à aucun de leurs canons de beauté, je suis blonde, mince, j'étais aimée, et je ne savais pas où, pourquoi, j'étais aimée.




1 Le terme "Aborigène vient du latin "ab-origines": premiers habitants d'un pays. Par opposition à ceux qui sont venus s'y établir, c'est-à-dire les colons blancs, Anglais, qui sont devenus les Australiens et ont eux mêmes nommé ainsi ces premiers habitants.

2 Contact récent car les colons n'habitaient que la côte et les ports australiens.

3Droits de territoire. En fait, "droit" d'habiter sur leurs propres terres, que les Blancs leur avaient confisquées en se les appropriant et en les sédentarisant.

4Voir le livre d'Evelyn Reed Féminisme et anthro­pologie" (article dans Des femmes en mouvements Hebdo n° 1).