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La Russie d'avant 1917 était un Etat absolutiste gouverné par un souverain héréditaire, le Tsar, et par une bureaucratie dont les hauts fonctionnaires étaient recrutés parmi les rangs d'une aristocratie foncière.

Bien que le servage eût été théoriquement aboli en 1861, le système social russe était toujours fondé sur l'exploitation impitoyable des paysans par l'aristocratie foncière et l'Etat tsariste. La première tentative de renversement du régime tsariste remontait à 1825, mais il fallut attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour que le mouvement révolutionnaire anti-tsariste prenne son essor. Les premiers révolutionnaires anti-tsaristes s'étaient inspirés des idéaux de la Révolution française ( la Russie tsariste avait de nombreux points communs avec l'Ancien Régime en France) et souhaitaient l'instauration en Russie d'une république démocratique, mais ils étaient divisés au sujet des tactiques à suivre. Deux courants opposés se dessinèrent. L'un était partisan de l'organisation d'une société secrète centralisée faite de révolutionnaires professionnels et qui devait s'emparer du pouvoir et «libérer le peuple». L'autre voulait plutôt s'appuyer sur une insurrection paysanne de masse.

Les révolutionnaires anti-tsaristes se recrutaient surtout dans une couche sociale distincte à l'intérieur de la société tsariste semi-féodale, appelée intelligentsia. Ce mot est d'origine russe, et désignait à cette époque ceux qui avaient fait des études universitaires - médecins, professeurs, ingénieurs, etc. - et qui étaient employés par l'Etat tsariste à l'échelon national et local. Vers la fin du XIXe siècle, l'Etat tsariste décida d'introduire le capitalisme en Russie et d'y favoriser son développement. Les révolutionnaires furent à nouveau en désaccord au sujet de l'attitude à prendre devant cette nouvelle évolution. Les uns considéraient toujours les paysans comme base du mouvement de masse nécessaire à une révolution anti-tsariste. Les autres - qui allaient être à l'origine du mouvement social-démocrate en Russiese tournaient au contraire vers le prolétariat industriel naissant. Les sociaux-démocrates russes, eux aussi, allaient bientôt se diviser sur la manière de s'organiser, avec d'un côté les partisans d'un parti centralisé de révolutionnaires professionnels, et de l'autre les partisans d'un parti plus ouvert et à base plus large.

Le Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie avait été fondé en 1898, mais la scission ne se produisit pas avant 1903, lors d'un congrès tenu à Londres. Certains délégués s'étant retirés à cause d'une autre question, les partisans i un parti de révolutionnaires professionnels se retrouvèrent majoritaires et furent en conséquence appelés «bolcheviks» (du mot russe signifiant « majorité »), Les minoritaires furent appelés « mencheviks » (ou minorité).

Les principes d'organisation des bolcheviks furent élaborés par leur leader, Lénine, dans Que Faire ?, paru en 1902. II y déclara que les idées socialistes devaient parvenir à la classe travailleuse de l'extérieur, des « intellectuels révolutionnaires socialistes». D'après Lénine, «livrée à ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu'à la conscience trade-unioniste » . Conformément à cette conception, l'organisation politique menant les travailleurs serait formée « avant tout et principalement des hommes dont la profession est l'action révolutionnaire ». Et parce que l'on considérait comme incompatibles le contrôle démocratique et le besoin d'agir en secret, on en venait à conclure que c'est à partir du centre que le parti devait être administré.

Ces conceptions étaient en complète contradiction avec le principe d'autoémancipation de la classe travailleuse prôné par Marx, mais restaient dans la tradition d'un courant de pensée révolutionnaire russe. Les bolcheviks et les mencheviks étaient d'accord sur le fait que la future révolution russe dirigée contre le Tsar ne pouvait qu'être une révolution « bourgeoise » (c'est à dire semblable à ce qui s'était produit en France en 1789 et après) qui, balayant le régime tsariste semi-féodal, créerait les conditions nécessaires au libre développement du capitalisme en Russie. Toutefois, tandis que la révolution bourgeoise française avait été menée à bien par la bourgeoisie elle-même, tout le monde convenait parmi les sociaux-démocrates russes que la bourgeoisie russe était trop faible et trop dépendante du tsarisme pour mener à bien sa propre révolution, et que cela devrait être réalisé par un autre groupe: le mouvement social-démocrate.

Puisque les sociaux-démocrates, tout comme les autres groupements révolutionnaires russes d'ailleurs, étaient principalement recrutés dans l'intelligentsia, cela revenait à dire que la révolution bourgeoise russe devrait être réalisée par l'aile révolutionnaire de l'intelligentsia. C'était le bolchevisme de Lénine, et sa théorie d'un parti d'avant-garde dirigeant la masse des travailleurs et des paysans dans la lutte contre le tsarisme, qui témoignait le mieux de l'aspiration plus ou moins consciente de l'intelligentsia de se substituer à la bourgeoisie dans la future révolution bourgeoise en Russie.

Le régime tsariste s'écroula de lui-même sous l'impact de la guerre avec l'Allemagne, puissance industrielle moderne à laquelle la Russie, en majeure partie agricole, ne pouvait tenir tête. Le Tsar abdiqua en mars 1917, après des troubles graves à Saint-Petersbourg, laissant le pouvoir vacant, jusqu'à ce qu'en novembre les bolcheviks, le groupe le mieux organisé et le plus résolu des divers groupes révolutionnaires russes, s'emparent du pouvoir.

En 1905, durant les événements que Lénine décrivit plus tard comme la « répétition générale» de 1917, les travailleurs des grandes villes de Russie avaient constitué des organisations représentatives de fortune appelées soviets (ce qui en russe signifie tout simplement « conseil »). Après l'abdication du Tsar, les travailleurs reconstituèrent des soviets, et les soldats et les paysans firent de même. Ces soviets étaient en fait les institutions politiques les plus représentatives en Russie, en 1917, et les bolcheviks entreprirent de les prendre en main. Avant novembre 1917, grâce à leur campagne acharnée basée sur les mots d'ordre de «Terre, Pain et Paix», ils avaient gagné une majorité de délégués au congrès national des soviets. En apparence, ce fut ce congrès qui décida d'assumer le pouvoir, mais en fait toute l'opération fut téléguidée par le comité central du Parti bolchevique. Ce qui advint en novembre 1917 (octobre, d'après l'ancien calendrier en usage en Russie jusqu'alors) ne fut pas la prise du pouvoir politique par la classe travailleuse organisée en soviets, mais la prise du pouvoir par un groupe bien résolu de révolutionnaires russes anti-tsaristes qui formaient le parti bolchevique.

Avant la guerre, le parti bolchevique avait soutenu que la future révolution ne pouvait être qu'une révolution bourgeoise, au sens où elle balayerait les obstacles au développement du capitalisme en Russie. Lorsqu'il revint en avril 1917 de son exil en Suisse, Lénine étonna même de nombreux membres du parti bolchevique en déclarant qu'une révolution socialiste en Russie était désormais à l'ordre du jour. Lénine était persuadé que la guerre serait suivie d'une vague révolutionnaire dans les pays industrialisés d'Europe et que, par anticipation, cela justifierait la tentative des bolcheviks de renverser le capitalisme en Russie.

La nouvelle politique de Lénine réussit, en ce sens qu'après novembre 1917 les bolcheviks eux-mêmes se retrouvèrent maîtres de la Russie, mais introduire le socialisme dans le pays était une tout autre affaire. Lénine avait tout d'abord envisagé l'instauration d'une économie dirigée par l'Etat, sur le modèle de l'économie de guerre de l'Empire allemand, et à maintes reprises en 1918 il déclara que le capitalisme d'Etat était un pas en avant pour la Russie:

La réalité fait que le capitalisme d'Etat serait pour nous un pas en avant. Si nous pouvions en Russie réaliser sous peu un capitalisme d'Etat, ce serait une victoire (discours prononcé lors de la séance du comité central du Parti bolchevique, le 29 avril 1918).

« Lénine sur l'économie », éditions 10/ 18, p. 371

Mais la guerre et l'intervention militaire des puissances occidentales forcèrent les bolcheviks à établir ce qu'on a appelé le « communisme de guerre », dans lequel le système monétaire fut remplacé par la réquisition directe des denrées alimentaires chez les paysans et leur redistribution directe aux travailleurs des villes. De nombreux bolcheviks considèrent cela comme une tentative d'instauration du socialisme en Russie, mais la fin de la guerre civile les ramena face aux réalités économiques. En 1921, on adopta une Nouvelle Politique Economique (NEP), décrite dans une décision du parti bolchevique adoptée le 5 juillet 1921 comme étant le développement du capitalisme sous le contrôle et la régulation de « l'Etat prolétarien », Lénine recommença à affirmer que le capitalisme d'Etat était le seul pas en avant possible pour la Russie.

Le socialisme n'aurait pu être établi en Russie en 1917 que parallèlement à l'établissement plus ou moins simultané du socialisme dans l'ensemble des pays industrialisés d'Europe et d'Amérique du Nord, mais cela s'avéra impossible à cause de l'absence de compréhension et d'aspiration socialistes chez les travailleurs de ces pays. L'établissement du socialisme uniquement dans la Russie de 1917, arriérée et isolée, était tout à fait hors de question. A cette époque, la Russie était un pays dominé par l'agriculture - quatre personnes sur cinq travaillaient la terre - avec seulement de petites concentrations industrielles. Selon le schéma marxien du développement social, la Russie, isolée, n'était mûre que pour le capitalisme, non pour le socialisme. En adoptant en 1921 la NEP de développement du capitalisme dirigé par l'Etat, Lénine et les bolcheviks adoptaient la seule voie qui leur fût ouverte.

Lénine était déjà un homme désabusé, comme on peut le voir dans ses derniers articles écrits en 1922 et 1923. La révolution socialiste sur laquelle il comptait dans les pays occidentaux ne s'était pas matérialisée, laissant les bolcheviks isolés à la tête de cette Russie arriérée, sans autre alternative que d'y développer le capitalisme. Ce n'était pas ainsi que Lénïne avait envisagé le cours des événements en avril 1917, mais s'il s était référé à la perspective bolchevique initiale d'avant la guerre, il aurait dû être assez satisfait. La révolution anti-tsariste avait été menée à bien selon les lignes envisagées, avec un « parti d'avant-garde» menant les travailleurs et les paysans. L'ordre social tsariste avait été détruit par l'une des révolutions sociales les plus profondes de tous les temps: l'aristocratie avait été entièrement dépossédée, et ses terres redistribuées aux paysans; l'influence de l'Eglise orthodoxe, obscurantiste, avait été presque éliminée: le Tsar et sa famille avaient même été exécutés. La voie était libre pour le développement sans entraves du capitalisme en Russie.

Le capitalisme d'Etat finit par être établi en Russie, encore que sous une forme différente de celle que Lénine envisageait. La NEP donna naissance à l'embryon d'une nouvelle classe de capitalistes privés composée de petits hommes d'affaires, de commerçants et de riches paysans. En 1928, le gouvernement bolchevique, alors rigoureusement soumis à la domination dictatoriale de Staline, sorti vainqueur de la lutte pour le pouvoir qui avait suivi la mort de Lénine en 1924, décida d'éliminer cette menace potentielle. On adopta un programme d'industrialisation rapide, et on décréta la collectivisation forcée de l'agriculture. Mais si la première mesure fut une relative réussite - la Russie construisit dans les années '30 une base industrielle solide qui lui permit d'émerger après la seconde guerre mondiale en tant que puissance impérialiste de premier rang- la seconde fut un échec. L'agriculture fut effectivement collectivisée, mais des millions de paysans moururent en cours de processus, et la production agricole baissa terriblement, à tel point que la Russie connaît aujourd'hui encore un problème agricole aigu.

L'une des craintes exprimées dans les derniers articles de Lénine était que le parti bolchevique ne se muât en bureaucratie privilégiée. Cette crainte allait se trouver pleinement justifiée, bien que Lénine ne se fût pas rendu compte que cette évolution était facilitée par l'existence du « parti d'avant-garde» qu'il avait travaillé si durement à mettre sur pied.

Après 1917, la Russie fut dirigée par un parti politique unique, le parti bolchevique, toujours organisé selon les mêmes lignes - centralisme, discipline rigide- que lorsqu'il n'était encore qu'une organisation clandestine au temps du régime tsariste. Cette forme d'organisation concentrait tout le pouvoir entre les mains de sa direction, le comité central et son « politbureau », qui après 1917 devint le gouvernement effectif de la Russie. Dès avant 1921, non seulement les partis anti-tsaristes non-bolcheviques avaient été finalement supprimés, mais les groupements d'opposition à l'intérieur même du parti bolchevique avaient été écartés. Donc, même sous Lénine, le parti bolchevique était devenu l'unique et monolithique organisation politique en Russie, instrument puissant aux mains de celui qui était à sa tête - et qui, vers 1926, était tombé aux mains de Staline et de la bureaucratie montante qu'il représentait.

Au début, les dirigeants bolcheviques n'avaient joui que de très peu d'avantages matériels, en dehors des facilités de logement. Leurs revenus étaient en fait limités à une certaine somme appelée « maximum de Parti ». Sous Staline, cela commença à changer avec l'abolition de ce maximum en 1932 et finit par la mise en place de toute une gamme d'avantages en argent et en nature (magasins et restaurants spéciaux, hôpitaux et maisons de repos gratuits, prix, cadeaux, etc. ) dignes d'une classe privilégiée en devenir. Par contre, les travailleurs, pour qui la révolution était censée avoir été faite, en étaient réduits à l'état de serfs industriels, totalement désarmés face à la bureaucratie privilégiée qui était à la fois leur employeur et leur maître politique.

Les syndicats devinrent des organismes d'Etat ; les grèves furent interdites; le système tsariste des passeports internes fut maintenu; l'absentéisme fut puni par l'envoi en camp de travail; toute organisation politique, tout syndicat fut supprimé impitoyablement, souvent par la torture et les exécutions, toujours par les travaux forcés dans un goulag (ce qui revenait à peu près au même). Ces conditions se sont améliorées depuis l'époque de Staline, mais les salariés russes n'ont toujours pas de droits politiques, et n'ont pas le droit de constituer des syndicats autonomes.

Sous Staline, le parti bolchevique, de parti gouvernemental simple, encore que dictatorial, se transforma en nouvelle classe dirigeante exploitant la classe travailleuse et jouissant de privilèges matériels précis. Puisque la plus grande partie de l'industrie russe est aux mains de l'Etat, et puisque l'Etat est exclusivement dirigé par le parti, cela signifie que ceux qui occupent les postes les plus élevés dans le parti russe forment une sorte de corporation qui monopolise collectivement les moyens de production et qui répartit les produits de l'exploitation des travailleurs et des paysans de Russie en « salaires» démesurés, en prix, en cadeaux, en primes et en divers avantages en nature.

Cette propriété collective des moyens de production par la classe dirigeante est la base de la forme de capitalisme d'Etat qui existe en Russie. L'appartenance à cette classe possédante est maintenant plus ou moins formalisée; elle correspond à l'appartenance à la « nomenclature», c'est-à-dire à la liste des hauts postes gouvernementaux, militaires et industriels, postes que le parti seul a la prérogative d'attribuer.

Malgré ce que proclama Staline en 1936 et malgré ce qu'ont soutenu depuis tous les partis dits communistes de tous les pays du monde, il est absolument clair que le socialisme n'existe pas en Russie. II suffit d'examiner les rapports de production en Russie pour voir qu'il s'agit du capitalisme. Tous les traits du capitalisme n'ont jamais cessé d'y exister: la production marchande pour le profit, le salariat, l'accumulation du capital, l'inégalité sociale et les privilèges, un Etat tout-puissant et coercitif, ainsi que la monopolisation des moyens de production par une classe minoritaire.

Le socialisme n'existe pas en Russie et n'y a jamais existé. Ce qui existe en Russie, c'est le capitalisme d'Etat, non le socialisme.